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Avant même les réfugiés syriens, ce sont les réfugiés palestiniens que le Liban accusait déjà de tous les maux

lundi 5 février 2018 à 10:11

Capture d'écran de la vidéo “La vie dans les ombres – les Palestiniens au Liban”. Source: ‘MedicalAidPalestinians’

Voici la deuxième partie de la série écrite par le contributeur de Global Voices Elias Abou Jaoude et le rédacteur en chef Moyen-Orient et Afrique du Nord de Global Voices Joey Ayoub, qui y explorent la situation des réfugiés au Liban, un thème polémique souvent mal compris par la population libanaise–et le monde en général. Vous pouvez lire la première partie ici. 

Dès l'éruption des violences en Syrie dans le sillage de la révolution de 2011, le Liban voisin devint (aux côté de la Turquie et de la Jordanie) un pays principal de destination des Syriens assez désespérés pour fuir leurs foyers. C'est ainsi qu'il y a environ 1 million de réfugiés syriens enregistrés au Liban début 2018 (mais le nombre réel est supérieur).

Ils n'ont pas toujours été accueillis à bras ouverts. Ces réfugiés n'ont pas tardé à se retrouver pris pour boucs émissaires dans les médias et par les personnalités politiques et religieuses pour les problèmes du Liban, qui sont antérieurs à leur arrivée.

Ce qui reproduit un schéma familier à un autre ensemble de réfugiés au Liban : les Palestiniens, souvent injustement accusés des quinze ans de guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, ou traités comme une menace démographique. 

Le Liban abrite des réfugiés palestiniens sur son sol depuis 1948, l'année de la Nakba (“Catastrophe” en arabe), quand des centaines de milliers de Palestiniens fuirent ou furent chassés de chez eux par les milices sionistes lors de la création de l’État d'Israël. En 1948, pour citer l'universitaire palestinien Rashid Khalidi, “la moitié des Arabes de Palestine… furent déracinés de leurs foyers et devinrent des réfugiés”.

Soixante-dix ans plus tard, les droits fondamentaux des réfugiés palestiniens au Liban sont restreints de maintes façons. Selon l’UNRWA (l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), plus de la moitié vivent dans des camps, où la pauvreté est ordinaire et les conditions de logement médiocres.

Ceci, écrivait le chercheur libanais Bassam Khawaja en 2011, n'est pas un hasard. Reflétant une perception répandue, le journaliste palestinien Yasser Ali est convaincu que la volonté du gouvernement est que “les Palestiniens renoncent, désespèrent et émigrent. Voilà le principal but.”

Comme l’indiquait la première partie de cette série, une photo chargée sur Instagram par le le ministre libanais des Affaires étrangères (et gendre de l'actuel président Michel Aoun) Gebran Bassil en août 2017 exprime cette attitude envers les réfugiés palestiniens rapportée à l'afflux de Syriens. La photo montre le camp de réfugiés palestiniens d'Ain al-Hilweh dans le sud du pays, dans les années 1960. Légende : “N'acceptez pas les camps [de réfugiés pour Syriens], ô Libanais” suivi du mot-clic “Pour que le pays reste à nous”.

Le message était simple : si les Syriens se sentent trop à l'aise, ils voudront rester comme les Palestiniens et causeront des problèmes comme les Palestiniens sont supposés l'avoir fait (peu importe que le droit de retour des Palestiniens ait toujours été nié à la source, l’État d'Israël).

Capture d'écran de l'image publiée par le ministre libanais des Affaires étrangères Gebran Bassil le 24 août 2017. Source: Instagram.

Les Palestiniens, boucs émissaires du déclenchement de la guerre civile libanaise

Cette photo du camp de réfugiés palestiniens d'Ain al-Hilweh précédait de peu le début de la guerre civile libanaise. Si les divers problèmes sociaux, politiques et religieux qui rongeaient le pays étaient le détonateur, un un événement singulier, parfois appelé par euphémisme “l'incident d'Ain el-Rammaneh” est communément considéré comme l'étincelle.

Le 13 avril 1975, après une série d'escarmouches croissantes, des miliciens appartenant au parti Phalangiste ouvrirent le feu sur un bus transportant principalement des Palestiniens, tuant 28 passagers.

A la suite de quoi, les vagues de violences subséquentes allaient engloutir le pays et le plonger dans une guerre impliquant une multiplicité de groupes armés, libanais et non-libanais (notamment palestiniens), ainsi que des invasions et occupations tant par Israël que par la Syrie, qui, de nature différente, durèrent respectivement jusqu'en 2000 et 2005. 

Mais c'est là une simplification excessive des faits. S'il y a une chose qu'on peut dire de la guerre civile libanaise, c'est qu'elle ne peut être expliquée par des récits simplistes, car les déplacements de loyautés ont souvent défié les logiques confessionnelles, ethniques ou idéologiques. 

Pour donner un exemple : le premier adversaire du seigneur de guerre chrétien maronite et actuel Président Michel Aoun était un autre seigneur de guerre maronite, Samir Geagea, l'actuel chef du parti des Forces libanaises. La rivalité entre les deux était si impitoyable vers la fin de la guerre civile qu'on en parlait comme de “la guerre d'attrition.”

Les factions armées palestiniennes, devenues collectivement l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), furent chassées de Jordanie à la suite du ‘Septembre Noir‘ de 1970. Les combats entre l'armée jordanienne et l'OLP en Jordanie permirent aux fedayin, comme on les appelle en arabe, de se retrouver au Liban en passant par la Syrie. Ceci fut facilité par les Accords du Caire de 1969 entre Yasser Arafat, président de l'OLP à l'époque, et le commandant en chef de l'armée libanaise, le général Émile Bustani, conclus avec la médiation de l’Égyptien Nasser. (Ces accords furent déclarés nuls et non avenus par le parlement libanais en 1987).

Aux termes des accords, l'OLP serait autorisée à opérer au sud du Liban contre Israël et aurait le contrôle des 16 camps de réfugiés palestiniens du Liban, contrôle passé de l'armée libanaise au Commandement palestinien de la lutte armée.

Ces événements suivaient de deux ans la guerre de 1967 entre Israël et plusieurs pays arabes (notamment l’Égypte, la Syrie et la Jordanie),qui se termina par la victoire israélienne et entraîna l'occupation de la partie orientale palestinienne de Jérusalem, de la Cisjordanie, de Gaza et des hauteurs du Golan syrien, une réalité qui se prolonge jusqu'à aujourd'hui. Les combats eurent pour effet la fuite de quelque 250.000 Palestiniens vers la Jordanie voisine, et, dans une moindre mesure, en Égypte, en plus des 80.000 à 100.000 Syriens qui évacuèrent les hauteurs du Golan. Beaucoup des réfugiés palestiniens de 1967 étaient déjà des réfugiés de 1948.

Pour revenir au Liban, en 1975 les tensions étaient montées entre l'OLP et les Phalangistes jusqu'à la soi-disant ‘étincelle’. Pour une version simplifiée de la chronologie des événements avant et après 1975 et jusqu'en 2009, on trouvera ci-dessous une liste établie par Sami Hermez dans son livre ‘War is Coming: Between Past and Future Violence in Lebanon’ (La marche à la guerre : Entre violence passée et future au Liban). Comme toute liste tentant d'énumérer les événements-clés dans un pays, elle ne peut être exhaustive. Un événement qui n'y figure pas, mqis important pour notre propos, est l'expulsion de l'OLP hors du Liban après l'invasion israélienne de 1982.

Pages de l'ouvrage “War is Coming: Between Past and Future Violence in Lebanon” de Sami Hermez. Source: Google Books. Bref extrait autorisé pour citation par University of Pennsylvania Press. Cliquer pour agrandir l'image.

Dans le Liban d'après 1990, les complexités des guerres sont pourtant ignorées et le récit que “les Palestiniens ont collectivement commencé la guerre” n'a jamais disparu. Aucune distinction n'est faite non plus entre factions armées et civils. 

Après la fin de la guerre civile libanaise, les seigneurs de guerre qui avaient entraîné le pays dans 15 années de conflit armé se sont retrouvés au gouvernement. Certains sont au pouvoir depuis les années 1990, d'autres sont revenus sur la scène politique plus tard.

Avec les multiples incitations à détourner l'attention de leur rôle dans la guerre vers autre chose, les Palestiniens ont fait une cible trop facile. Comme l'a écrit Khawaja :

La présence des réfugiés [palestiniens] a fourni un ennemi commun qui a servi de facteur essentiel d'unification dans le Liban d'après-guerre.

L'afflux des Syriens a remis une fois de plus cette tendance sous les projecteurs. Par exemple, il y a quelques années la députée libanaise Nayla Tueni écrivait dans le journal An-Nahar appartenant à sa famille que les Syro-Palestiniens (les réfugiés palestiniens en Syrie) fuyant au Liban la guerre en Syrie

…nous amèneront à nous trouver face à une nouvelle réalité, de nouveaux colons, et un nouveau fardeau, et le retour dans nos mémoires du cauchemar palestinien au Liban [dans les années 1970].

Les Palestiniens accusés de mettre en danger le système libanais de répartition des pouvoirs

Une autre façon de ressasser l'épouvantail palestinien a rapport à la démographie.

La population est communément estimée à 450.000 personnes, en arrondissant souvent à 500.000. Un chiffre cependant récemment redressé à la suite d'un recensement par l'officielle Commission de Dialogue libano-palestinien, révélant qu'il y a 174.422 réfugiés palestiniens au Liban.

Mais depuis 1990 en particulier, le chiffre de 500.000 est utilisé par les politiciens et personnalités religieuses cherchant à semer la xénophobie pour empêcher toute discussion sur les droits des Palestiniens dans le pays.

La politisation généralisée des réfugiés palestiniens est parfaitement résumée dans un entretien de 2014 avec le chef de l'Eglise maronite, au cours duquel il a dit : 

Maintenant vous voulez nous jeter dessus le million et demi de Syriens. Ils font un tiers de la population libanaise. Avec un demi-million de Palestiniens, ça fait 2 millions, exactement la moitié de la population libanaise.

Faisant écho à une tendance ordinaire dans la politique israélienne : considérer les Palestiniens comme des dangers démographiques, Gebran Bassil est allé jusqu'à dire en 2012, “Si nous disons que nous ne voulons pas de Syriens et Palestiniens, c'est parce qu'ils veulent prendre notre place.”

La plupart des réfugiés palestiniens étant des musulmans sunnites, l'idée de leur donner les droits fondamentaux est souvent esquivée en public, voire carrément refusée, au motif que cela perturberait l'équilibre entre les confessions religieuses du pays. 

Le Liban est régi par ce qu'on appelle le confessionnalisme (mieux connu sous le nom de communautarisme), un système de répartition des pouvoirs de l’État en fonction de la religion : le président de la république doit être un chrétien maronite, le président du parlement, un musulman chiite, et le premier ministre, un musulman sunnite. Chaque confession a aussi un nombre alloué de sièges au parlement. Cette vidéo d'AJ+ en explique bien le fonctionnement (‘Le Liban a un des systèmes politiques les plus complexes au monde’) : 

Selon ses partisans, ce système permet aux trois confessions les plus populeuses de se sentir représentées. On estime que le pays est composé en gros de 27 % de sunnites, 27 % de chiites, 40 % de chrétiens (dont la moitié est maronite) et 6 % de druzes, à qui s'ajoutent un petit nombre de juifs et autres groupes religieux.

Un élément important à garder à l'esprit est que les nombres mentionnés ci-dessus ne sortent d'aucun recensement officiel, puisque le dernier remonte à 1932. Et qu'en l'absence de nombres validés dans les règles, les nombres qui sont perçus peuvent être (et souvent sont) politisés.

Par exemple, une interprétation confessionnelle du placement sous le parrainage du premier ministre Saad Hariri, un sunnite, de la Commission de dialogue libano-palestinienne serait que, en tant que sunnite, il veut que les Palestiniens deviennent citoyens pour la raison que cela bénéficierait aux politiciens sunnites au détriment des chiites et des chrétiens.

Cela a contribué au long des années aux résistances populaires à une intégration des réfugiés palestiniens dans la société libanaise, que ce soit par la naturalisation ou par un accroissement de leurs droits. Ce qui ne veut pas dire qu'aucun Palestinien n'ait jamais été naturalisé. Aucun chiffre officiel n'est disponible, mais on estime qu'environ 60.000 Palestiniens se sont vus accorder la citoyenneté libanaise jusqu'en 1996.

(Avertissement : le grand-père d'un des auteurs, bénéficiant de la facilité relative pour les chrétiens palestiniens de se faire naturaliser, fait partie de ceux qui l'ont été dans les années 1950)

Mais la naturalisation était, peut-être sans surprise, colorée de confessionnalisme. Pour donner un exemple, on trouvera ci-après un extrait d’un article académique de 1996 dans Middle East Report, une revue basée aux USA :

Dans la première série [de naturalisations] en 1994, la plupart étaient des chiites de villages frontaliers qui avaient le statut de réfugiés palestiniens ; le reste étaient des sunnites qui, pour des raisons non rendues publiques, furent naturalisés en 1995, peut-être pour équilibrer la naturalisation chiite. La protestation maronite a assuré que les quelques chrétiens palestiniens restants sans nationalité libanaise soient ensuite naturalisés.

Autrement dit, que le sujet soit la naturalisation ou des droits accrus, on le traite par des négociations confessionnelles plutôt que sur la base des droits humains.

Le prochain article de cette série se centrera sur les discriminations dans les comportements et dans le droit du travail auxquelles se heurtent les Palestiniens au Liban.

Les manifestations ont souligné la force potentielle de la loi iranienne sur l'accès à l’information

dimanche 4 février 2018 à 18:02

Un manifestant iranien fait le signe de la paix. Photo : Article 19, utilisation autorisée.

Article écrit par Afsaneh Rigot et David Banisar d’ARTICLE 19 et publié ici dans le cadre d'un accord de partenariat. La version anglaise a été mise en ligne le 23 janvier.

Le 28 décembre 2017, de multiples manifestations se sont déclenchées et propagées à travers le pays à une échelle sans précédent, donnant lieu à la plus grande contestation anti-gouvernementale depuis les rassemblements qui ont fait suite aux élections de 2009.

Les forces de sécurité ont réagi par une démonstration de force agressive, et dans certains cas mortelle, résultant en plus de 3.700 arrestations et 21 morts durant le temps des manifestations. Trois manifestants arrêtés sont depuis décédés en prison.

Ces manifestations ont éveillé un nouvel appel à la transparence et à la lutte contre la corruption en Iran, ouvrant ainsi la porte à ce qui pourrait être une opportunité pour le gouvernement de mettre pleinement en place des réglementations favorisant la transparence gouvernementale, à savoir la loi iranienne sur l'accès à l’information.

Quel rapport entre les manifestations de 2017 et la transparence ?

Les rassemblements à Machhad semblent avoir été déclenchés par la corruption gouvernementale et par une hausse de prix des produits de base. Durant les jours qui ont suivi, les manifestations se sont rapidement propagées partout en Iran, avec des messages allant des slogans économiques  “pain, terre, liberté” à une opposition politique contre le Président Hassan Rohani, l'ayatollah Khamenei, et la République islamique en général.

Ce mouvement de protestation se différencie des manifestations anti-gouvernementales de 2009 par une large participation de la classe ouvrière, cette dernière étant la plus durement frappée par l’inflation et les mesures d’austérité.

En décembre 2017 Rohani a fait de nouvelles propositions pour couper les subventions étatiques – notamment la distribution d’argent en espèces – pour 30 millions de personnes, et ’augmenter de 50% le prix du carburant et des œufs. Ceci étant encore aggravé par des propositions d’augmentation de financements publics d'institutions religieuses opaques.

Les manifestations ont relancé les appels de responsables politiques et de citoyens à la transparence autour des activités économiques du gouvernement. Rohani lui-même s’est exprimé au sujet du droit à l’information et du besoin de transparence, dans un discours tout juste 10 jours avant les manifestations, durant lequel il a appelé à une meilleure transparence budgétaire de la part du Ministère de l’Économie et des Finances.

Très rapidement, la première semaine de décembre a vu Rohani divulguer les détails du nouveau budget national. Cette décision inédite a fonctionné tel un pas symbolique vers la transparence, en permettant aux citoyens de voir comment sont dépensés les fonds publiques.

Le budget lui-même suscita un mécontentement général et est considéré comme un catalyseur du mouvement contestataire, au cours duquel des captures d’écran de ce budget furent mises en circulation par les chaînes Telegram populaires, montrant les réductions de subventions et l'augmentation des financements des institutions religieuses.

 

L'accès à l'information : plus facile à dire qu'à faire

La corruption endémique et les appels à la transparence institutionnelle pourraient ouvrir la voie pour que l’Iran mette pleinement en application sa loi sur la Publication et le libre accès à l’information, adoptée en 2009 au beau milieu de divers scandales de corruption sous l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad. Bien que le gouvernement ait pris certaines mesures pour promouvoir sa mise en œuvre au moyen d'outils de formation et d’information en ligne, la loi attend encore d'être pleinement appliquée.

Matériel de formation officiel sur le droit d'accès à l'information. source : foia.iran.gov.ir

La mise en œuvre de cette loi pourrait aider les citoyens et la société civile à tenir le gouvernement Iranien responsable de ses obligations envers le public. Au-delà de son utilité d’outil anti-corruption, cette loi prévoit aussi le droit à l’information des citoyens sur des enjeux clés touchant leurs vies, tel que la sécurité des hôpitaux locaux, ou les budgets pour les écoles locales. La loi crée aussi un mécanisme permettant aux Iraniens de requérir des organismes administratifs l'accès à leurs dossiers personnels, y compris leur assurance médicale et sociale.

Dans son discours de décembre 2017 sur l’importance de la transparence en matière de gouvernance, le président Rohani déclarait :

Notre seule voie pour éradiquer la corruption, c'est la clarté ; nous devons tous nous entourer de parois vitrées pour que les gens puissent voir chaque mesure que nous prenons.

L’avenir dira s’il tient cette promesse.

Pour en savoir plus : lire l’analyse [En] par ARTICLE 19 de la Loi iranienne sur l'Accès à l'information, avec des conseils sur la formulation d'une d'information.

Sally Bilaly Sow, blogueur guinéen: “La reddition des comptes doit être dans l’esprit de chaque citoyen”

samedi 3 février 2018 à 14:20
Sally Bilaly Sow, à droite, à l’université de Montpellier avec Mamadou Maladho de l’association des guinéens de Montpellier, lors de la célébration du 59e anniversaire de l'accession de la Guinée à l’indépendance. Photo faite par Moussa de Baga Studio, utilisée avec permission

Sally Bilaly Sow, à droite, à l’université de Montpellier avec Mamadou Maladho, lors de la célébration du 59e anniversaire de l'accession de la Guinée à l’indépendance. Photo faite par Moussa de Baga Studio, utilisée avec permission

L'histoire de la Guinée est parsemée de violences contre les journalistes, travailleurs des médias et de fermeture de radios privées par le pouvoir.

Cependant à ce jour, on n’ a enregistré aucun cas de blogueurs inquiétés pour ses écrits. La blogosphère guinéenne exploite cette marge de liberté pour s'impliquer le plus possible dans plusieurs domaines. Pour cela, ils se sont regroupés dans l'Association des blogueurs de Guinée (#ablogui).

Certaines de leurs mobilisations ont été couronnées de succès et signalées par plusieurs médias nationaux et internationaux tel que El País, Jeune Afrique, BBC, Radio France internationale, France 24, La Voix de l'Amérique, RUClip, etc.

Sally Bilali Sow qui vit à Labé, dans la région du Fouta-Djallon, à plus de 400Km de la capitale, Conakry, en est le responsable pour la Commission technique et développement. Il a bien voulu répondre à quelques questions de Global Voices.

Global Voices (GV): Pourriez-vous vous présenter, svp?

Sally Bilaly Sow (SBS): Je suis Sally Bilaly Sow célibataire, j’aurais mes 26 ans au mois d'août 2018. Je suis diplômé en Méthodes Informatiques Appliquées à la Gestion des Entreprises (MIAGE) à l’Université Ahmadou Dieng de Labé, développeur Web,  coordinateur de l’association Villageois 2.0, community manager du groupe Hadafo médias (Espace FM, Espace TV, Sweet Fm, Kalac Radio et Espace Foutah ), membre du réseau Africtivistes, contributeur de la chaine Les Haut-Parleurs et co-fondateur de la startup YitereStudio Studio Oeil).

GV: Vous faites partie de l’Association des blogueurs de Guinée (#ablogui), dont vous êtes un des membres fondateurs. Quelles sont vos fonctions et les activités accomplies aussi bien par vous que par #ablogui? 

SBS: Je suis le responsable de la commission technique et développement de cette association qui a vachement contribué à mon ouverture d’esprit sur plusieurs sujets d’intérêts communs. Notamment sur l’observation citoyenne des élections, la bonne gouvernance et le contrôle citoyen de l’action publique.

En 2015, lors des élections présidentielles, j’ai été l’assistant technique du projet #GuineeVote qui, à mes yeux, qui fut une des plus grandes initiatives de la société civile guinéenne en matière d’observation électorale, avec plus de 400 e-observateurs disséminés partout à travers le pays, ce fut une activité qui restera longtemps dans mes annales. Avec l’audace et l’engagement des membres de l’association, nous avons pu relever un grand défi.

Pour les élections communales du 04 février 2018, nous avons lancé le #VlogCommunal, pour observer, analyser et scruter les projets de société, en clair faire autrement l’actualité électorale. Pour nous, c’est une autre manière de donner la parole aux citoyens et de questionner ceux-là qui aspirent à gérer nos mairies. 

Ablogui lance souvent des campagnes numériques pour alerter l'opinion et exiger de l'état des actions concrètes, par exemple #DroitAlidentite, #MontronsNosRoutes et pour se solidariser à une cause commune #1LivrePourZaly qui a pour objectif de collecter des livres et du mobilier pour la bibliothèque de N’zerekoré au sud du pays.

Une autre campagne des blogueurs guinéens qui attiré beaucoup d'attention tant au niveau national qu'internationale. Et les autorités ont pris des mesures pour un début de solution.

Qu’est-ce que c’est que #LAHIDI ? 

Lahidi est une plateforme qui suit et évalue les promesses du président de la République. Cette initiative citoyenne découle du projet #GuineeVote. Précédemment, la société civile s’arrêtait juste à l’observation électorale et probablement elle se disait tant pis pour les promesses électorales. Au sein de l’Ablogui, nous avions estimé qu’un président est élu sur la base de ses promesses et qu'il doive, donc, rendre des comptes aux citoyens. C’est la fondation Open Society Initiative for West Africa (OSIWA) qui nous finance dans le cadre du mouvement pour le suivi des services publics (Mossep). Je pense que c’est judicieux de veiller aux promesses. Cela permettra aux  politiques de comprendre que la politique à l'aveuglette a atteint son apogée. La reddition de compte doit être dans l’esprit de chaque citoyen.

Pensez-vous que les blogueurs guinéens peuvent contribuer à une meilleure gouvernance ? 

Les blogueurs guinéens, à mes yeux, contribuent à la promotion de la bonne gouvernance. Aujourd’hui, les blogueurs guinéens sont des acteurs incontournables dans l’édification d’une Guinée nouvelle et démocratique.

Les membres sont des personnes qui  se distinguent au travers des actions qu’ils mènent sur le terrain. Ils ne se limitent pas qu’à la dénonciation, ils font aussi des propositions concrètes allant dans le sens de l’amélioration des choses.

Quelles sont vos autres activités?

Avec l’association Villageois 2.0, mes amis et moi, nous visitons les différentes écoles pour former gratuitement les élèves sur les avantages et risque des technologies de l’information et de la communication, au blogging et au Vlogging. Nous voulons démontrer aux guinéens que le numérique est une arme contre le sous-emploi. Il y a plusieurs opportunités sur Internet qu'il faut connaître pour les exploiter au mieux et cela passe absolument par la formation.  

La liberté d’expression aussi est un combat qui nous tient à cœur ou que nous chérissons. C’est pourquoi sur notre site www.lesvillageois.org ce sont des élèves et étudiants qui s’expriment. Vu ‘l’engouement que cela suscite, nous avons compris qu’il fallait renforcer leurs capacités c’est pourquoi nous organisons chaque week-end des sessions de formation. C’est le lieu pour moi d’ailleurs de féliciter tous ceux-là qui s’impliquent pour la poursuite des objectifs 

Vous venez de faire un tour en Europe, en relation avec vos activités de blogueur et de militant pour les droits humains. Quel était le but exact de ce voyage?

L’objectif de ce séjour était de participer à la cérémonie de clôture du projet #Connections citoyennes de l’agence française de coopération de médias (CFI medias). Le projet Les Villageois 2.0 devenu Association Villageois 2.0  était parmi les quinze lauréats. Je représentais le côté guinéen à cette randonnée africaine des projets numériques et citoyens. Malgré le fait que notre projet n'ait pu remporter de prix, cette rencontre a néanmoins permis d’élargir mes réseaux relationnels et solidifier certains qui, je l'espère seront bénéfiques à l’association.

Lors de ce séjour également, j’ai été invité par les jeunes guinéens vivant à Montpellier où j’avais animé une conférence à l’occasion du 59e anniversaire de l'accession de la Guinée à la souveraineté nationale. J'ai pu y rencontrer d’autres activistes et leaders d'opinion.

Il y a quelque temps, vous avez publié un commentaire dans lequel vous révéliez que la connexion à Internet était si lente à Labé que même ouvrir votre messagerie prenait quelques minutes. La situation s’est-elle améliorée? 

Certes, il y a eu des améliorations qui s’opèrent avec le déploiement de la 3G dans certaines localités mais le mal persiste toujours. Un simple exemple, pour uploader une vidéo de plus de 700 MO, il me faut parfois 24 heures, imaginez. C’est très pénible! Je sais que les opérateurs de téléphonie font plus de profit dans la capitale, mais l’intérieur du pays ne devrait pas être lésé. Il y a du potentiel à la base et l’autorité des régulations de postes et télécommunications (ARPT) doit veiller minutieusement sur les activités de ces multinationales. C’est extrêmement important.

Du 25 au 26 novembre 2017, ablogui a organisé un blog camp à Nzérékoré en Guinée forestière avec la participation de 25 jeunes venus de toute la région, sous le thème “Bloguer pour une citoyenneté active”. Malheureusement, la connexion Internet de tous les opérateurs était presque inutilisable, je vous assure. Certaines de nos activités n’ont pas pu se tenir comme nous aurions souhaité. Les citoyens doivent  jouer un rôle d'avant-garde sur la surveillance de la qualité des services des FAI.

Quels problèmes aussi avec certains fournisseurs d’Internet et de téléphonie? Quels sont-ils? Ont-ils été résolus?

(Rires), il y en a toujours mais nous faisons avec. Les problèmes se trouvent parfois au niveau des forfaits auxquels nous souscrivons. Les utilisateurs se plaignent souvent. La taille du forfait peut ne pas être exacte. Nous essayons  de jouer aux lanceurs d’alerte quand la situation s'empire.

 

Journalisme graphique et Illustrateurs créent une narration alternative de la réalité en Syrie

vendredi 2 février 2018 à 18:44

Illustration tirée de «Syria: a bakery and a climbing frame tank» (Syrie: une boulangerie et un char de combat comme portique d'escalade) – Azaz, août 2012 (George Butler / SyriaUntold).

Cet article a été écrit pour Syria Untold par Nathalie Rosa Bucher, écrivaine franco-allemande actuellement basée à Beyrouth. L'article a été initialement publié le 6 décembre 2017 et publié de nouveau sur Global Voices en anglais le 14 décembre dans le cadre d'un partenariat. Ce qui suit est une version abrégée de l'article original de Nathalie Rosa Bucher.

Depuis que nous sommes inondés d'images photographiques sur les réseaux sociaux, le dessin est devenu une alternative populaire utilisée pour sensibiliser et raconter des histoires. Les ONG comme SyriaUntold les ont utilisés afin de raconter et immortaliser la vie des réfugiés syriens, avec des projets comme Shadi Whose Mail was Too Late (juin 2017)

A propos du pouvoir du dessin à proposer de nouveaux récits, l'illustrateur George Butler dit :

“illustrations don’t need to be competing with photographs, but I think they connect more powerfully with a smaller number of people, I think they are great tools for engaging people who care and understand. I think they can stick in your mind for life. I think they stand out in a world obsessed with photography.”

Les dessins ne concurrencent pas nécessairement la photographie, mais je pense qu'ils se connectent d'une manière plus puissante avec un plus petit nombre de personnes, je pense qu'ils sont un excellent outil qui permet d'impliquer les gens qui y sont sensibles et qui comprennent. Je pense qu'ils peuvent rester gravés dans l'esprit toute la vie. Je pense qu'ils peuvent se démarquer dans un monde obsédé par la photographie.

Butler a ressenti un fort sentiment de responsabilité lorsqu'il travaillait avec son encre, son papier et ses aquarelles à Azaz, près de la frontière turque, après la prise de la ville par l'Armée syrienne libre (ASL) en 2012.

“I think one criticism of drawing or perhaps it is just me – is that it is easy to be biased in favor of the person you are sitting in front of. I like doing justice to the people sitting in front of me. In Azaz I felt like it was the least I could do. But I think the press significantly contributed to the idea that the opposition would overthrow the Assad regime (because they only had access to one side), whereas, in reality, the regime was never going to ‘lose’ without outside involvement.”

Je pense que l'une des critiques que l'on peut faire au dessin – ou peut-être que c'est juste moi – c'est qu'il est facile de favoriser la personne que vous avez en face. Je veux rendre justice aux gens en face de moi. A Azaz, il me semblait que c'était le moins que je pouvais faire. Mais je pense que la presse a largement contribué à l'idée que l'opposition allait renverser le régime Assad (parce qu'ils n'avaient accès qu'à un côté) alors qu'en réalité, le régime n'allait jamais « perdre » sans une intervention extérieure.

De retour d'Azaz, Butler a lancé un petit projet avec “Syrian Suppers” qui a grandi lentement dans la Hands Up Foundation.

“Nous avons recueilli environ 4 millions de livres” a déclaré Butler. “Le dessin m'a simplement permis de rester en Syrie assez longtemps pour que je ne puisse pas rester indifférent, je devais réagir. Et nous le faisons grâce à Hands Up”.

Illustrer un point de vue différent

La révolution syrienne a connu une forte production artistique, dessins y compris. Widad Al-Hamawi,dont le nom a été changé pour des raisons de sécurité, et qui fait partie du collectif Comic4Syria, a souligné que le pouvoir de l'illustration réside dans :

“the colors, the emotions, the clarity of the event, the sense of bitter humor sometimes, tackling the subject from different points of view, catching a moment that cannot be photographed or was not photographed, but we know it happened. Illustration gives you more freedom to document events and feelings.”

Les couleurs, les émotions, la clarté de l'événement, le sens de l'humour parfois amer, le fait d'aborder la question sous différents angles, de capturer un moment qui ne peut être photographié ou qui n'a pas été photographié, mais dont nous savons qu'il a eu lieu. L'illustration vous donne plus de liberté pour documenter les événements et les sentiments.

Hamawi souligne:

“illustrations have the liberty of seeing the picture from any perspective you want, literally speaking. This helps the audience put themselves in the place of all characters. Illustrations magnify the truth, emotionally and graphically. Illustrations are about telling the truth through lies.”

Les illustrations ont la liberté de montrer l'image littéralement de toutes les perspectives que vous voulez. Cela aide le lecteur à se mettre dans le rôle de tous les personnages. Elles magnifient la vérité, émotionnellement et graphiquement. Avec les dessins, nous disons la vérité à travers les mensonges.

Alors que le collectif a cessé de publier depuis des années, il a été capable de documenter certains moments d'une partie très importante de l'histoire à sa manière :

“We wait and wait for the time to come where we [will] be able to publish again.”

“Nous attendons et attendons toujours le moment où nous pourrons publier à nouveau.”

Dernière illustration de Comic4Syria. Publiée dans un article qui analyse les accusation du ‘terrorisme’ dans la Syrie contrôlée par le régime – 4-12-2017 (Comic4Syria/SyriaUntold)

Partager des histoires cachées

Les Scenes from Syria (2015), de la dessinatrice américain Molly Crabapple, sont le fruit d'une collaboration clandestine en 2013 entre l'illustratrice à New York et le journaliste syrien Marwan Hisham de Raqqa.

Ils travaillèrent ensuite de nouveau ensemble sur Alep et Mossoul, un mémoire de 82 pages portant sur leur travail qui sortira en 2018. “Notre première collaboration concernait Raqqa”, se souvient Hisham, maintenant en Turquie :

Molly, at the time a Twitter acquaintance, suggested if I can take photos that give an idea about the general life in the city under ISIS occupation. The idea, we both knew, was risky but was also very tempting. We agreed to make up to ten illustrations. Since it was my city, I knew exactly where to go, and in some cases, what to capture. We were in daily contact exchanging ideas. Molly ended up drawing all my photos of nine scenes. We had one thing in mind: Depicting civilian and human life in Raqqa and other cities away from the stereotype.

Molly, que je connaissais à l'époque uniquement par Twitter, m'a suggéré de prendre des photos qui donneraient une idée de la vie quotidienne dans une ville sous l'occupation de Daech. Nous savions tous les deux que l'idée était dangereuse, mais aussi très tentante. Nous avons décidé de faire une dizaine de dessins. Comme c'était ma ville, je savais exactement où aller, et dans certains cas, je savais déjà quoi photographier. Nous étions en contact tous les jours, nous échangions nos idées. Molly a finalement dessiné les neuf photos que j'avais prises. Nous avions une idée en tête : représenter la vie civile et humaine à Raqqa et dans d'autres villes, sans stéréotypes.

La première illustration de Crabapple et sa représentation de l'historique Tour de l'Horloge, un monument célèbre où un paysan et une paysanne aux têtes coupées brandissent un flambeau, est probablement la plus surprenante des neuf “Scenes from Daily Life in the De Facto Capital of ISIS” (Scènes de la vie quotidienne dans la capitale de facto de l'État islamique).

Il n'y a qu'un seul personnage en arrière-plan. La base de la statue est peinte en noir et couverte de slogans de l'État islamique. Les empreintes caractéristiques de l'encre sont un présage, comme le nuage tumultueux qui plane au-dessus de la structure.

Hisham se rappelle:

[…] the Clock Tower illustration from Raqqa, […] symbolized ISIS’ vandalization of the city. It was a magnificent start. It gave me an irresistible motive to help make more.

 […]L'illustration de la Tour de l'Horloge de Raqqa […] symbolisait la vandalisation de la ville par l'État islamique. Ce fut un début magnifique. Cela m'a donné une motivation irrésistible d'aider à en faire d'autres.

Hisham explique plus loin son parcours avec Crabapple:

In the Raqqa project I shot short videos around some of the scenes I picked, to make it easier for her to see through my eyes.

Pour le projet Raqqa, j'ai tourné de courtes vidéos des scènes que j'avais choisies, pour qu'elle puisse voir plus facilement à travers mes yeux.

La Tour de l'horloge –Scènes de la vie quotidienne dans la capitale de facto de l'Etat islamique (Molly Crabapple-Marwan Hisham. Tous droits réservés)

Un moyen idéal pour de nouveaux récits

Les journalistes trouvent de multiples raisons d'utiliser des illustrations et des images explicites pour raconter de nouvelles histoires.

Le journaliste irakien Ghaith Abdul-Ahad réussi à immortaliser certains des lieux hostiles qu'il couvre dans son carnet de croquis, non seulement pour mettre en lumière des histoires inédites, mais aussi pour se remettre du traumatisme. Abdul-Ahad a une formation d'architecte et travaille actuellement à la confection d'un livre qui à pour but de montrer le travail effectué dans son pays d'origine, l'Irak, ainsi qu'en Syrie et au Yémen.

Au cours des 30 dernières années, le caricaturiste politique Patrick Chappatte s'est construit une carrière parallèle en tant que journaliste graphique, mettant en lumière des problèmes et des histoires individuelles négligés par les médias. Sa vaste production comprend les histoires du couloir de la mort aux États-Unis et un film d'animation sur une bombe à fragmentation au Liban : ‘Lebanon: Death in the field’ (Liban: mort sur le terrain).

Dans le documentaire “Plans-Fixes – Patrick Chappatte”, il souligne que le journalisme graphique est une manière honnête de parler aux lecteurs et qu'il s'est développé en tant qu'art et a proliféré depuis les années 1990. Il s'est développé en partie grâce à la nécessité pour les médias de se renouveler.

Chappatte maintient que :

contrary to a common prejudice, comics can help address serious, difficult issues. This form allows, if not requires, the reporter to be part of the story he tells, both as a narrator and a character.

Contrairement à un préjugé usuel, les dessins peuvent aider à traiter de problèmes sérieux et difficiles. Ce format permet, sinon impose, au journaliste de faire partie de l'histoire qu'il raconte, à la fois en tant que narrateur et en tant que personnage.

La calligraphie iranienne rencontre la bande dessinée et la culture pop dans les œuvres de Jason Noushin

vendredi 2 février 2018 à 13:04

Photo courtoisie de Jason Noushin et utilisée avec permission.

Dans son exposition « All Her Number'd Stars », présentement ouverte à la galerie d'art Susan Eley dans la ville de New York, l’artiste britannique d'origine iranienne Jason Noushin explore l’interaction dynamique qu’entretiennent ces deux cultures étayent son identité.

Jason Noushin a quitté l’Iran à l’âge de 13 ans mais la culture persane imprègne toujours sa vie. Au travers de son œuvre, son identité perse est projetée d’une manière authentique et saillante par son immersion dans la culture occidentale. Les pièces les plus animées de son exposition unifient ces différentes influences.

« Retournant à la langue des lieux de son enfance, Noushin incorpore la calligraphie persane dans une multitude de ses toiles et sculptures », indique la galerie d’art Susan Eley dans son communiqué de presse pour l’exposition. « La translittération en farsi de la poésie écrite par de prestigieux auteurs britanniques tels que Keats, Hawthorne et Shelley est tracée à travers ses toiles et reflète la réconciliation des cultures qui l’ont façonné. »

En complément aux toiles et aux sculptures, l’exposition inclut plusieurs des dessins de Noushin, manifestant son habileté et sa compréhension des différentes techinques. « Je dessine depuis que je suis capable de tenir un crayon », dit Noushin. « C’était toujours la forme d’art la plus accessible et jusqu’à ce jour, la fondation de tout ce que je crée ».

Sonnet III, une toile de Jason Noushin avec de la calligraphie persane, provenant de la collection « All Her Number'd Stars » à la galerie Susan Eley. Image offerte par Jason Noushin.

Le grand-père de Noushin veillait à le garder pourvu en carnets à dessiner et en crayons. Sa tante Massoumeh Noushin Seyhoun était une peintre et l’une des influences les plus importantes dans la vie de son neveu. Selon Noushin, sa tante avait « reconnu tôt dans sa carrière que sa passion résidait dans la promotion à ses pairs du marché naissant de l’art iranien ». Elle a lancé la galerie Seyhound à Tehran en 1966. Cette dernière représente depuis sa création certains parmi les plus grands artistes iraniens du 20e siècle. Massoumeh Noushin Seyhoun est décédée en 2010, mais la galerie Seyhoun continue à être la plus vieille galerie d’art de l’Iran.

Noushin s’en est tenu au dessin durant son enfance. La peinture est arrivée plusieurs années plus tard. « Mon bon ami Philippe m’a donné un chevalet, des pinceaux, de l’huile et une toile à Paris quand j’avais 24 ans et il m’a dit de m’amuser. C’est comme cela que j’ai appris à peindre, par essais et erreurs et par libre expérimentation ».

Dans un entretien, j’ai questionné Noushin sur sa nouvelle exposition, la signification du collage et de la calligraphie dans ses toiles, son usage d’une multitude de techniques et ses sources d’inspirations. En provenant d’un environnement artistique riche, les toiles de Noushin reflètent une conversation éclairante sur la culture, l’identité et les traditions mélangées avec des éléments familiers comme des extraits de bandes dessinées. Tout ceci émerge de ses tableaux de manière subtile, harmonieuse et puissante.

 Omid Memarian:  Comment « All Her Number'd Stars » est-elle née ?

Jason Noushin: “All Her Number’d Stars” was the direct result of another show, Beyond the Ban: Iranian Contemporary Art, held at Susan Eley Fine Art Gallery in the summer of 2017. The show was a benefit for the Center for Human Rights in Iran. I donated several canvases which were well received in the show. That led to a studio visit, and the rest is history, as they say.

« All Her Number'd Stars » est le résultat direct d’une autre exposition, Beyond the Ban: Iranian Contemporary Art (Au-delà de l'interdiction : Art iranien contemporain,) montrée à la galerie d’art Susan Eley durant l’été 2017. L’exposition était au bénéfice du Center for Human Rights in Iran [Centre des Droits de la Personne de l'Iran]. J’ai fait don de plusieurs toiles, lesquelles furent bien reçues durant l’exposition. Cela a mené à la visite d’un atelier et le reste fait partie de l’histoire, comme on dit.

OM: Dans votre récente exposition à la galerie Susan Eley à Manhattan, vous avez des sculptures, des dessins et des toiles. Qu’est-ce que l’utilisation de différents supports signifie pour vous ?

JN: I'm a restless person and can lose focus—even interest—if I work on any one thing for a prolonged period. When I was younger, I'd translate that restlessness into working extremely fast to finish a painting in a single day. As I only work in oil, that meant working wet on wet, which can create particular challenges. To remedy this, I started painting on cardboard, which forces the paint to dry quicker. With more maturity I slowed down and allowed paintings to rest before being reworked. That, naturally meant working on several pieces at any given time, creating a more cohesive body across disciplines.

Working in two and three dimensions and trying to solve the same problem in multiple ways furthers my understanding of the practice of art. I have no formal art education and don't feel bound by rules. I see this as a limitless opportunity to learn and experiment. Making art is like a puzzle that changes with time and place.

Je suis une personne agitée et je peux perdre ma concentration, voire mon intérêt, si je travaille sur la même chose pour une durée prolongée. Quand j’étais plus jeune, j’exprimais cette agitation en travaillant extrêmement vite pour terminer une toile en une seule journée. Comme je travaillais seulement avec l’huile, cela voulait aussi dire que je travaillais peinture fraiche sur peinture fraiche, ce qui implique plusieurs défis particuliers. Pour remédier à cela, j’avais commencé à peindre sur du carton, ce qui force la peinture à sécher plus vite. Avec plus de maturité, j’ai finalement ralenti et appris à laisser la peinture se reposer avant de la retravailler. Cela impliquait évidemment que je devais travailler sur plusieurs pièces en même temps, ce qui a créé un corpus plus cohérent dans les disciplines.
Travailler en deux ou trois dimensions et tenter de résoudre le même problème de façons multiples a fait avancer ma compréhension de la pratique de l’art. Je n’ai pas de formation conventionnelle dans les arts alors je ne me sens pas contraint à suivre des règles. Je vois cela comme une opportunité sans limites pour apprendre et expérimenter. Créer l’art ressemble à un casse-tête qui change en fonction du temps et de l'endroit.

OM: Le collage a une présence dominante dans la plupart de vos œuvres, avec des éléments qui semblent en rapport avec l’identité comme thème sous-jacent. Quel est votre raisonnement derrière le choix d’éléments comme la calligraphie persane, les bandes dessinées et les polices de caractères ?

JN: I was an antiquarian book collector/seller for over a decade. In that business, a small percentage of purchases are unsellable due to their condition. I started recycling pages from these old books as a support for my ink drawings and years later the same procedure created the comic book collages. As you say, there is a connection to identity. Art is not made in a void; it all comes from somewhere. I suppose my favorite memories (maybe somewhat exaggerated) are from my childhood in Tehran before the revolution. I enjoyed reading comic books and playing street soccer as boys do in Tehran. So, yes, these comic book collages are reminders of a time and place that no longer exists.

JN: J’ai été un vendeur et collectionneur de livres anciens pendant plus d’une décennie. Dans ce marché, une petite portion des acquisitions sont impossibles à revendre à cause de leur mauvais état. J’ai alors commencé à collectionner les pages de ces anciens livres pour mes dessins à l’encre et plusieurs années plus tard, la même technique a créé les collages de bandes dessinées. Comme vous le dites, il y a un rapport avec l’identité. L’art ne sort pas du vide ; il provient toujours de quelque part. Je suppose que mes meilleurs souvenirs (peut-être un peu exagérés) sont ceux de mon enfance à Téhéran avant la révolution. J’aimais lire des bandes dessinées et jouer au football dans les rues, comme le font les garçons à Téhéran. Alors, oui, ces collages de bandes dessinées sont des rappels d’un moment et d’un endroit qui n’existent plus.

« All Her » de Jason Noushin provenant de la collection « All Her Number'd Stars » à la galerie Susan Eley. Image offerte par Jason Noushin.

OM: Vous avez vécu la majeure partie de votre vie adulte au Royaume-Uni et aux États-Unis. Mais, particulièrement dans vos toiles, des éléments persans comme la calligraphie ont une présence importante. Comment décrivez-vous cette connexion ?

JN: Surprisingly, I've lived in the United States longer than any other country. I came here 20 years ago with the intention of returning to France after a year but, that didn't come about. Although I haven't been back to Iran since I left at age 13, being Iranian, with all the richness of its culture and language, is present in my everyday life. It is who I am no matter where I live.

JN: Étonnement, j’ai vécu aux États-Unis plus longtemps que dans tout autre pays. Je suis arrivé ici il y a 20 ans avec l’intention de retourner en France après un an, mais cela ne s'est pas fait. Même si je ne suis pas retourné en Iran depuis mon départ à l’âge de 13 ans, être Iranien, avec toute la richesse de sa culture et de sa langue, est présent dans ma vie au quotidien. C’est ce que je suis, peu importe où j’habite.

OM: Les femmes sont le sujet de plusieurs de vos œuvres. D’où proviennent-elles ?

JN: I find women more interesting than men. The majority of people I know are women.

This might be the result of being raised by two extraordinarily strong women, my grandmother and aunt.  My grandfather was a very quiet and private man. So it's not surprising that my work reflects that. The female protagonist is almost always the same person but, she wears different skins, such as calligraphy or comic book leaves, which were an important influence in my teens.

JN: Je trouve que les femmes sont plus intéressantes que les hommes. La majorité des personnes que je connais sont des femmes.

Cela est peut-être dû au fait que j’ai été élevé par deux femmes extraordinaires, ma grand-mère et ma tante. Mon grand-père était un homme très silencieux et solitaire. Il n’est donc pas étonnant que mes œuvres reflètent cela. Le protagoniste féminin est presque toujours la même personne, mais sa peau se transforme, parfois avec de la calligraphie ou des feuilles de bandes dessinées, lesquelles étaient une influence importante dans mon adolescence.

L’œuvre « Hit Me » de Jason Noushin provenant de la collection « All Her Number'd Stars » à la galerie Susan Eley. Image offerte par Jason Noushin.

OM: Plusieurs de vos œuvres explorent le passé. Est-ce que le sentiment de nostalgie dans plusieurs de vos œuvres est le produit d’une décision consciente ?

JN: I've always been fascinated with human history. As a schoolboy, I was captivated with the ancient Egyptians after a visit to the British Museum and for a couple of years thereafter, I tried learning to read hieroglyphs. I like the smell of history and prefer old to shiny new. That is the source of my interest in antiquarian books. Nostalgia is not tangible but, if you want to capture some of it and make it your own, art is the best vehicle. Art has the power to transport you to a different time and place. My imagination is more active when I think of the past rather than the future.

JN: J’ai toujours été fasciné par l’histoire de l’homme. A l'école, j’étais captivé par l’Égypte antique à la suite d'une visite au British Museum et durant les deux années qui suivirent, j’ai essayé d’apprendre à lire les hiéroglyphes. J’aime l’odeur de l’histoire et je préfère le vieux au neuf qui brille. Voilà l'origine de mon intérêt pour les livres anciens. La nostalgie n’est pas tangible, mais si vous voulez en capturer une partie et la faire vôtre, l’art est le meilleur moyen. L’art a le pouvoir de vous transporter dans d’autres temps et lieux. Mon imagination est plus active quand je pense au passé plutôt qu’au futur.

OM: Quel est le point de départ de vos toiles et quels sont les choix que vous devez faire avant que la peinture ne touche la toile ?

JN: A painting always starts with choosing the linen, stretching and sizing it with rabbit-skin glue, then staining, folding or otherwise manipulating the canvas. I spend just as much time creating a support as I do painting, drawing or building upon it. I find these stretched canvases so beautiful, that at times I fear I'd be ruining them with an added image.

JN: Un tableau commence toujours par le choix de la toile, son étirage et son dimensionnement avec de la colle de peau de lapin. Il faut ensuite la teindre et la plier, autrement dit manipuler la toile. Je prends autant de temps à créer un support qu’à peindre, dessiner et construire sur ce dernier. Je trouve que ces toiles étirées sont magnifiques, au point où parfois j’ai peur de les gâcher avec l’ajout d’une image.

OM: Votre imagerie comporte des références à la culture populaire comme à des éléments traditionnels tel que la calligraphie. Pensez-vous que votre art appartient à un courant spécifique ?

JN: I really don't know. I’m still exploring. Obviously, the influence of pop culture and traditional Persian calligraphy are at odds with each, but their combined visual impact is harmonious. It's stylistic, it's decorative, it's deeply enthralling and engaging at the same time.

JN: Je n'en sais rien. J’explore encore. Évidemment, l'nfluence de la culture pop et de la calligraphie persane traditionnelle est contradictoire, mais l’impact visuel qui nait de leurs combinaisons est harmonieux. C’est élégant, c’est décoratif, ça captive et ça interpelle profondément dans le même temps.

OM: Certaines de vos œuvres sont très remplies, pourtant elles montrent une harmonie en dimensions, en couleurs et en textures. Quels sont vos repères visuels ?

JN: The practice of art is always in flux for me. I try not to constrict myself with rules or get comfortable and lazy repeating the same work. Mixing Western pop with Eastern calligraphy is a fun and recent challenge. However, a change is bound to happen sooner than later.

Visual references can come from anywhere. Ideas can sometimes they stay dormant for long periods, years even before I can adequately execute them. I spend a lot of time reading about art, walking through galleries and museums, absorbing the process and methods of others. Nature, too, is a singular source of inspiration.

JN: Ma pratique artistique est toujours en mouvement. J’essaie de ne pas me contraindre avec des règles ou encore de rester dans le confort et la paresse d'un travail répétitif. Mélanger la culture pop de l’Occident avec la calligraphie orientale est un défi récent et amusant. Cependant, un changement se produit forcément d’un instant à l’autre.

Les références visuelles peuvent provenir de n’importe où. Les idées quant à elles peuvent rester latentes pendant de longues périodes de temps, voire des années avant que je sois en mesure de les exécuter correctement. Je passe beaucoup de temps à lire sur l’art en parcourant les galeries et les musées afin d’absorber les procédés et les méthodes des autres. La nature, elle aussi, est une source d’inspiration à elle seule.

These three are headed to Brown University's @watsoninstitute and the John Nicholas Brown Center for Public Humanities this morning. The show runs from October 27, 2017 to January 27, 2018. Opening is November 8th. CROSSING BORDERS, curated by Judith Tolnick Champa and @jocelyn_foye #art

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Ces trois pièces sont en route aujourd'hui pour le Watson Institue et le Nicholas Brown Center for Public Humanities de l'université Brown. Exposition du 27 octobre 2017 au 27 janvier 2018, TRAVERSER LES FRONTIERES. Commissaires: Judith Tolnick Champa et Jocelyn Foye

OM: Quelle est la signification de la calligraphie ou de l’alphabet persan qui se répètent comme un motif ?

JN: Persian calligraphy is a beautiful art form. Although it's the same alphabet Arabs use, Iranians have perfected and mastered this art form. Calligraphy is extremely versatile and I’m experimenting with its limitless possibilities as an extension of line drawings.

JN: La calligraphie persane est une très belle forme artistique. Bien qu’il s’agisse du même alphabet que celui que les Arabes utilisent, les Iraniens ont perfectionné et maitrisé cette forme artistique. La calligraphie est extrêmement multiple et j’expérimente avec ses possibilités illimitées comme d’une extension des dessins au trait.

OM: Êtes-vous en contact avec les artistes iraniens et la scène artistique en Iran ces dernières années ?

JN: I have met some very talented Iranian artists here in New York. Some travel back and forth to Iran. I haven't but, I miss it, especially the street food. I'd love to have a show in Tehran. That'd be the perfect excuse for a visit.

JN: J’ai rencontré des artistes iraniens très talentueux ici même, à New York. Certains font régulièrement des allers-retours en Iran. Ce n’est pas mon cas, mais ça me manque, particulièrement la cuisine de rue. J’adorerais avoir une exposition à Téhéran. Ce serait un parfait prétexte de visite.