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En Russie, adieu Coupe du monde et rebonjour réforme contestée des retraites et maux économiques

mercredi 18 juillet 2018 à 10:51

“Est né, a travaillé, est mort. Relever l'âge de la retraite, c'est un génocide !”: Affiche russe de manifestation, via leftfront.org

La Coupe du monde 2018, c'est fini en Russie, et probablement avec elle les mesures renforcées de sécurité. A côté des limitations aux ventes d'alcool et à la circulation, toute forme de protestation publique se heurtait promptement à des mises à l'ombre, comme on l'a vu lorsque même des manifestants solitaires se faisaient arrêter.

Avec la fin officielle des restrictions sur les rassemblements publics, c'est une potentielle vague de manifestations qui pourrait prendre la suite : le gouvernement russe, espérant éviter des démonstrations de masse, a annoncé ses projets de repousser l'âge de départ à la retraite pendant le coup d'envoi de la Coupe du monde. Une manœuvre qui n'a pas échappé à la masse des internautes :

Le football c'est juste un ballon, un jeu. Les retraites et les impôts, c'est votre vie. Pendant qu'on vous donne un petit ballon, le voleur vous dépouille… Continuez à jouer au ballon pendant ce temps.

A en juger par l'indignation et la condamnation immédiates de tout le spectre politique et de toute la population de Russie, ce programme a peu fait pour contenir la montée en puissance de l'activité contestataire : près de 100 actions ont été planifiées avant la fin de la Coupe du monde. Le pouvoir russe ne dispose plus de leviers pour garder les rues vides de manifestants.

L'union syndicale fait la force

L'espérance de vie étant basse chez les femmes russes, et davantage encore chez les hommes, relever l'âge de la retraite à 63 ans pour les femmes et 65 pour les hommes, aujourd'hui respectivement de 55 et 60 ans, ne pouvait que fâcher.

Le défi le plus imminent et sérieux provient de la Confédération russe du travail, une alliance de syndicats de salariés. Dans les jours qui ont suivi, en juin, l'annonce de la réforme de l'âge de départ à la retraite, elle a lancé une pétition appelant le gouvernement à renoncer à son projet. Au moment de rédiger cet article, elle comptait plus de 2.769.000 signataires.

Ne se limitant pas à l'activisme sur internet, la Confédération a aussi annoncé un programme de manifestations dans tout le pays et à Moscou une fois la Coupe du monde terminée. Le président de la Confédération en a fait l'annonce sur Facebook, en ces termes:

Москве шествие и митинг состоятся 18 июля. Выбор даты не случаен: 15 июля заканчивается чемпионат мира по футболу, а рассмотрение проекта в Думе будет не ранее 19 и не позднее 26 июля.

Il y aura un cortège et un rassemblement à Moscou le 18 juillet. La date n'a pas été choisie par hasard : la Coupe du monde prend fin le 15 juillet, et la discussion du projet à la Douma n'interviendra pas avant le 19 ni après le 26 juillet.

La Confédération a déposé des demandes d'autorisation de manifester dans pas moins de 50 régions, avec des dates diverses en fonction des décisions des organisateurs locaux.  

Nous réussirons tous unis ?

D'autres collectifs et partis politiques se mettent aussi en ordre de marche, indépendamment des projets de la Confédération. Le chef du Parti communiste de la Fédération de Russie a dévoilé son intention de provoquer un référendum sur la question du relèvement de l'âge de la retraite. Avec leur base nombreuse de retraités vieillissants et la mise à l'épreuve de leurs promesses d'améliorer les conditions sociales, les Communistes sont bousculés hors de leur somnolence et se doivent de passer à l'action. Un député régional du parti n'a pas mâché ses mots lors d'une récente session, affirmant :

Этот закон не дает право людям работать, он дает обязанность работать. До самой могилы. Нам говорят, что у нас денег нет в стране, но это же ложь! У нас огромные деньги вложены в американскую экономику. Половина денег от добычи нефти достается олигархам. Триллионы рублей нужны на выполнение пакета Яровой. У нас что, дел других нет, кроме как тратить деньги на слежку за своими гражданами? 700 миллиардов потрачено на футбол, показывать кино красивое. Если бы у нас победили Хорватию, я вас уверяю, у нас ввели бы крепостное право в этой стране.

Cette loi ne donne pas aux gens le droit de travailler, elle les force à travailler. Jusqu'à la tombe. On nous dit que le pays n'a pas d'argent, mais c'est un mensonge ! Nous avons des tonnes d'argent investies dans l'économie américaine. La moitié de l'argent du pétrole va aux oligarques. La mise en œuvre du Paquet Yarovaya [deux lois sécuritaires votées en 2016] va coûter des trillions de roubles. On n'a donc rien de mieux à faire que de flamber l'argent pour fliquer nos citoyens ? 700 milliards craqués dans le foot pour donner à voir un beau spectacle. Si nous avions battu la Croatie, je vous garantis qu'ils auraient rétabli le servage dans ce pays.

La police a débarqué dans sa maison peu après pour ouvrir une enquête pour extrémisme contre lui.

D'autres mouvements de gauche se sont joints au parti dans ses efforts de référendum et de contestation, tel le Front de gauche, une organisation militante non affiliée à un parti qui a essayé de s”assurer des autorisations tout au long de la Coupe du monde. Ils ont été particulièrement bredouilles dans un région [celle de Sverdlovsk], où les autorisations leur ont été refusées avec constance, un scénario qui s'est répété à travers le pays pour d'autres groupements.

Preuve qu'il ne s'agit pas seulement d'une thématique de gauche, Alexeï Navalny, la figure omniprésente de l'opposition russe, a aussi été perturbé par les projets de réforme des retraites. Qualifiant ce plan d’ “incontestable crime contre le peuple”, il a annoncé son propre programme de manifestations, qui se sont déroulées dans diverses villes le 1er juillet. Même le Parti libéral démocrate, de droite, et les Libertariens russes ont organisé des manifestations. Celles-ci se sont aussi étalées dans le temps. Au lieu que tous les mouvements d'opposition s'unissent pour une date commune et une démonstration de force, ils ont choisi d'agir en ordre dispersé. Sean Guillory, observateur de la Russie et animateur du podcast Sean’s Russia Blog, a déploré ces plans disparates :

Voilà donc comment l'opposition réagit à la réforme des retraites, en rivalisant de manifestations : Navalny 1er juillet ; Iabloko 3 juillet ; Front de gauche 4 juillet, et la seule organisation représentative des travailleurs, la Confédération du travail le 18 juillet. Votre idée de la solidarité.

Bots de tout le pays, unissez-vous !

Quoi qu'il en soit, le fait qu'autant de mouvements soient prêts à descendre dans les rues démontre la franche impopularité de la mesure envisagée. Face à un tel tollé, il a été initialement rapporté que le Kremlin allait “adoucir” ses réformes prévues, mais le chef à la Douma de Russie Unie, le parti au pouvoir, a récemment clos ces rumeurs en disant que le parti n'allait discuter d'aucun aménagement au dispositif proposé.

Le gouvernement russe a adopté une méthode tous azimuts pour convaincre de la nécessité de repousser l'âge de la retraite. Il s'est servi de la Coupe du monde pour “distraire” du projet de réforme, et est intervenu dans la liste de priorités des médias d’État avec des reportages vantant les merveilles de la longévité et du travail à un âge avancé.

L'animateur de télévision Dmitri Kisselev a déclaré dans son émission du soir “Nouvelles de la semaine” que les hommes ne peuvent s'en prendre qu'à eux -mêmes s'ils ne vivent pas jusqu'à la retraite. “Une mort précoce, c'est une erreur dans sa vie”, a-t-il dit.
Frères, ne commettez pas d'erreur, ne mourez pas…

A côté de leurs opérations de propagande plus traditionnelle, les autorités russes font un large usage de leurs capacités en ligne. Des utilisateurs de médias sociaux ont trouvé des publicités pour des contenus faisant la promotion de l'intérêt de relever l'âge de la retraite, accompagnés de catalogues d'images de seniors rayonnants. D'autres ont constaté une légère augmentation de comptes sur TJournal, un agrégateur de liens, qui republient un article visant à présenter des opposants connus comme des hypocrites. L'article utilisait des citations hors contexte afin de de montrer que ces derniers soutenaient précédemment la réforme des retraites et n'élèvent la voix aujourd'hui que parce que le gouvernement a décidé de la mener à bien.  

Si par la suite l'article a été réfuté, ces comptes n'en ont pas moins continué à le republier, et un peu de furetage numérique a fait apparaître que ces comptes étaient des faux-nez créés le jour de la publication de l'article, ou alors de vieux comptes dormants tout juste “réveillés” pour partager l'info. Quant aux comptes fraîchement enregistrés, tous provenaient de la même adresse IP et tous avaient payé pour un accès haut-de-gamme à TJournal depuis la même source.

Quel que soit le nombre de bots déployés ou de politiciens rejetant les inquiétudes, il ne fait pas de doute que le gouvernement russe devra batailler pour arriver à relever l'âge de la retraite. Si même les partis politiques établis tracent une ligne rouge et descendent dans la rue pendant que les syndicats russes promettent des manifestations de masse, c'est un signe de vie bienvenu dans un système politique par ailleurs moribond, où les partis d'opposition parlent plus souvent qu'ils n'agissent.

Entretien avec l'architecte Lesley Lokko : “l'apartheid n'aurait pu exister sans ce découpage de l'espace” (1/3)

mardi 17 juillet 2018 à 18:29

Jury du prix Aga Khan d'architecture 2016. Pr. Lesley Lokko se tient à droite. Photographie reproduite avec l'aimable autorisation du Pr. Lokko.

Qui aurait pu penser que l'architecture puisse être si intimement connectée à des sujets tels que l'identité, la culture et la politique ? Ce n'était pas le cas du professeur Lesley Lokko [fr] quand elle étudiait cette discipline dans la prestigieuse Bartlett School of Architecture de Londres

Mais aujourd'hui qu'elle dirige la Graduate School of Architecture de l’Université de Johannesbourg en Afrique du Sud (dont elle veut faire “la plus grande et la meilleure du continent”), elle voit les choses bien différemment.

Cette perspective unique n'est que l'une des raisons pour lesquelles on la considère comme une actrice de premier plan sur la scène émergente de l'architecture africaine. Pr. Lokko se plaît à examiner ces juxtapositions. Moitié ghanéenne, moitié écossaise, elle a d'abord étudié la sociologie, puis l'hébreu et l'arabe à Oxford avant de décider de devenir architecte. Diplômée de la Bartlett School of Architecture de Londres, elle a ensuite commencé sa carrière tout en se faisant un nom en tant que romancière à succès.

Pr. Lokko a récemment effectué sa première visite dans la République de Trinité-et-Tobago à l'invitation de l’Institut des Architectes de Trinité-et-Tobago et du Bocas Lit Fest, le principal événement littéraire annuel du pays. Elle y a donné des conférences publiques sur l'importance de l'architecture dans la société actuelle, la littérature et bien plus.

L'architecte et écrivain Pr. Lesley Lokko. Photographie utilisée avec autorisation.

Elle a accepté de partager une conversation fascinante avec Global Voices sur la mondialisation, l'identité, et les parallèles qu'elle constate entre les sociétés caribéennes et africaines. Dans ce premier article d'une série sur son séjour, nous discutons de la race, la culture, l'innovation, et de l'impact que l'architecture peut avoir sur la société, en particulier les sociétés post-coloniales.

Global Voices (GV) : Comment en êtes-vous arrivée à devenir professeur Lesley Lokko ? Vous semblez relativement en marge d'un champ qui est généralement avant tout une question de structure.

Lesley Lokko (LL): My father was part of the first wave of Africans who were sent overseas to study. A lot of them came back with foreign wives, so there was a whole generation of — we call ourselves ‘half-castes’ — that’s a particular Ghanaian term, but a whole bunch of mixed race kids who are the product of that particular period in history.

Lesley Lokko (LL) : Mon père a fait partie de cette première vague d'Africains qui ont été envoyés à l'étranger pour étudier. Beaucoup d'entre eux sont rentrés avec des épouses étrangères, et il y a donc eu toute une génération d'enfants mixtes (nous nous appelons nous-mêmes “demi-castes”, c'est un terme ghanéen particulier), qui furent le produit de cette période de l'histoire.

GV : Cela a-t-il contribué à former votre regard sur le monde ?

LL: It did, and I’m probably more conscious of it now in a much more positive way, because I think the early years — not so much childhood because you’re sort of oblivious — but teenager, early adulthood, I think the struggle was very much to reconcile being from two places that were actually very different, but that it was okay. I grew up in Ghana, went to school in Ghana, then at the age of 17 I was sent overseas to boarding school in England. I’ve written about this since — I left Ghana knowing very clearly that I was half Scottish and half Ghanaian, and when I arrived in Britain the next morning, I was black. And it’s not that I didn’t know what black was, but suddenly the black part of it was the overarching identity. And it took me a long time to come to terms with that because blackness to me, particularly in Britain in those days, simply seemed to me not being white — and I couldn’t quite get my head around now not being something was the primary identity; that somehow you’re identified by a lack of something.

LL : Oui, et j'en suis probablement plus consciente maintenant, et d'une façon bien plus positive, parce que je pense que dans le passé (pas tant que ça pendant l'enfance car vous n'en êtes pas conscients), mais pendant l'adolescence et le début de l'âge adulte, je pense qu'il était surtout difficile de réconcilier le fait de venir de deux endroits aussi différents, mais ça allait. J'ai grandi au Ghana, j'ai été à l'école au Ghana, puis à 17 ans j'ai été envoyée dans un pensionnat en Angleterre. J'ai écrit à ce sujet depuis. J'ai quitté le Ghana bien consciente d’être à moitié écossaise et à moité ghanéenne, et quand je suis arrivée en Angleterre le matin suivant, j'étais noire. Ce n'est pas que je ne savais pas ce que c'était que d’être noire, mais brusquement ce fut mon identité fondamentale. J'ai mis longtemps à en prendre mon parti parce que, pour moi, être noire et surtout en Grande Bretagne à cette époque, me semblait simplement ne pas être blanche. Et je ne pouvais pas me faire à l'idée que ne pas être quelque chose puisse être l'identité primordiale, que, en quelque sorte, vous soyez identifié par un manque de quelque chose.

GV : Parlons de ceci en relation avec l'architecture. Si on considère celle de la période de l'apartheid en Afrique du Sud par exemple, comment l'architecture augmente-t-elle, ou limite-t-elle, le potentiel des gens ? Comment l'espace affecte-t-il le résultat ?

LL: Historically, the role of the architect was always to project onto the ground the social and cultural values of any given society — in other words, to build representations of the values that a particular culture holds dear. To give a more concrete example, you could say a house is a representation to the outside world of the aspirations, hopes and experiences of the people living inside it. But at the same time, you don’t expect your built structures to represent the real you — what you’re looking for is the best possible representation — the ambitious, cultured image of yourself. You don’t expect your buildings to represent your tensions, your insecurities and your mistakes; you want your architecture to represent the best of you.

If we think about the colonial and post-colonial world, at nominal independence, which is the political franchise, suddenly you take the emotional experience of that period of your own history — the struggles for self-determination, self-worth and the re-evaluation of what’s usually been a suppressed and oppressive history — but you find that it’s very difficult for your architecture to express that. What tends to happen is that the new political reality simply borrows the ‘old’ or existing architecture — the structures, buildings, ways of living and working — and you’re unable to articulate what the tension between that real, lived experience of the struggle for independence might have been and what your aspirations for the future now are.

In South Africa, certainly, architecture was always complicit in oppression. Apartheid might have been a political and social structure, but it was also a physical one. Now, two generations after that first wave of great decolonisations in Africa and a generation after South African independence, I think people finally have the courage to look at this discipline that they’ve studied and to think about it differently.

It's a complicated thing. Architecture is a seven-year course and during the time you’re studying, you also change. Architecture changed fundamentally the way I think — it didn’t just change the way I see things, it altered the very structure of how I see. So suddenly I’ve become complicit in it, because the things in my profession that are valued — whether those are aesthetic, or political, or social — have become my own vocabulary, and that vocabulary actually can’t accommodate this previous history, which has a lot to do with discomfort, with shame, with guilt, with envy…very complex emotions that the discipline is not easily able to translate.

Apartheid couldn’t have happened without complicity of the architectural profession — that spatial carving up of the landscape — blacks live here, whites live here. This is how a white person should live and work; that’s what a black person ‘deserves.’ The standard township house was called an NE51 (non-European 51). It’s a child’s model of a house that’s essentially a box: window, window, front door, four identical ‘rooms’ that could be anything — bedroom, kitchen, living-room — there was absolutely no difference. That model replicated across an entire landscape, but some architect actually designed that. That model didn’t just ‘happen’. Many of the heroes of South African architecture, men who went out in the ‘20s, ‘30s and ‘40s to Europe and the United States to study or apprentice returned with a dilemma. In the West, architecture has always had an avant-garde, slightly left-leaning, and socially-engaged philosophy. But in South Africa, these same men who had studied under some of the great modernists, had to come back and implement the most repressive housing policies, land policies, spatial policies.

And so for me, in South Africa, there’s a kind of dilemma at the heart of the discipline. I keep comparing it to a wound that somehow won’t close. To make matters worse, since independence in the '90s, very little ‘new’ blood — new thinking, new ways of articulating the discipline, new ways of teaching — has come into education, into the academy. There are now proportionally fewer educators and teachers of architecture at a time when the discipline is enjoying a resurgence of popularity, and I think some of that is to do with shame.

Architecture’s one of the most interesting disciplines because it’s so lateral. People think of architecture as being vertical, but it’s actually the opposite. It touches on the surface of almost everything, so counter to the way you see it, it operates at multiple levels across a wide range of things, which makes it a very diffused discipline. So in a strange way, it’s a very good discipline for talking about these sorts of things — race, identity, gender, power — but I also think it’s up to diasporic, post-colonial architects to grab that opportunity with both hands. It’s difficult, because it’s almost like patricide — you have to kill off your own father (architecture) — in order to say something else. It’s a terrible irony that in the United States, more prisons are built than new homes. When you think of the proportion of African American men who are in jail, what does that say about a society’s idea of ‘home’?

LL : Le rôle historique de l'architecte a toujours été de projeter sur le sol les valeurs sociales et culturelles d'une société donnée. En d'autres termes, de construire des représentations des valeurs auxquelles une culture tient particulierement. Pour donner un exemple plus concret, vous pourriez dire qu'une maison est une représentation aux yeux du monde extérieur des aspirations, des espoirs et des expériences des gens qui y vivent. Mais, en même temps, vous ne vous attendez pas à ce que les structures construites représentent le véritable vous : ce que vous recherchez est la meilleure représentation possible, l'image d'un soi ambitieux, cultivé. Vous ne cherchez pas à ce que vos bâtiments représentent vos tensions, vos insécurités et vos erreurs. Vous voulez que votre architecture représente ce qu'il y a de meilleur en vous.

Dans le cas du monde colonial et post-colonial, avec une indépendance symbolique qu'est la franchise politique, vous prenez soudain l'expérience émotionnelle de cette période de votre propre histoire (la lutte pour l'auto-détermination, l'amour propre et la ré-évaluation de ce qui a généralement été une histoire supprimée et oppressive) mais vous réalisez qu'il est très difficile que votre architecture exprime tout cela. Ce qui se passe souvent est que la nouvelle réalité politique emprunte simplement la “vieille” architecture, ou l'existante (structures, bâtiments, façons de vivre et de travailler) et vous êtes incapable d'articuler la tension entre ce que l'expérience réelle, vécue de la lutte pour l'indépendance aurait pu être et les aspirations que vous avez maintenant pour votre futur.

En Afrique du Sud, sans aucun doute, l'architecture a toujours été complice de l'oppression. L'apartheid a peut-être été une structure politique et sociale, mais elle a aussi été physique. Aujourd'hui, deux générations après cette première vague de décolonisation en Afrique et une génération après l'indépendance de l'Afrique du Sud, je pense que les gens ont enfin le courage d'examiner cette discipline qu'ils ont étudiée et d'y penser différemment.

C'est compliqué. L'architecture est un cursus de sept ans et pendant que vous étudiez, vous changez aussi. L'architecture a fondamentalement changé la façon dont je pense : elle n'a pas seulement changé la façon dont je vois les choses, elle a altéré la structure même de mon regard. Et donc d'un coup, je suis devenue sa complice, parce que les choses qui sont estimées par ma profession, qu'elles soient esthétiques, politiques ou sociales, sont devenues mon propre vocabulaire, et que ce vocabulaire ne peut s'accommoder de ce passé qui contient tant d'inconfort, de honte, de culpabilité, d'envie… Des émotions très complexes que la discipline n'est pas capable de traduire facilement.

L'apartheid n'aurait pas pu exister sans la complicité du corps des architectes, ce découpage spatial du paysage, les noirs vivent ici, les blancs vivent là. C'est ainsi qu'une personne blanche devrait vivre et travailler, c'est ce qu'une personne noire “mérite”. La maison d'habitation standard était appelée NE-51 (non-européen 51). C'est un modèle d'enfant d'une maison qui n'est pas beaucoup plus qu'une boîte : fenêtre, fenêtre, porte d'entrée, quatre “pièces” identiques qui pourraient être n'importe quoi – chambre, cuisine, salon – sans aucune distinction entre elles. Ce modèle n'a pas vu le jour juste comme ça. La plupart des héros de l'architecture sud-africaine, des hommes qui ont étudié en Europe et aux États-Unis dans les années vingt, trente et quarante, sont revenus avec un dilemme. En Occident, l'architecture a toujours eu une philosophie avant-garde, légèrement de gauche et socialement engagée. Mais en Afrique du Sud, ces mêmes hommes qui avaient étudié sous la tutelle de quelques uns des grands modernistes, ont dû revenir et mettre en oeuvre les politiques foncières, d'occupation de l'espace et de logement les plus répressives.

Et donc pour moi, en Afrique du Sud, il y a une sorte de dilemme au coeur de la discipline. Je la compare toujours à une blessure qui ne se referme pas. Pire, depuis l'indépendance dans les années 90, très peu de “sang frais”, de nouvelles façons de penser, d'articuler la discipline, de l'enseigner, est arrivé dans l'éducation, à l'université. Proportionnellement, il y a maintenant moins d'éducateurs et d'enseignants en architecture, à une époque où cette discipline connaît un regain de popularité, et je pense que c'est en partie à cause de la honte.

L'architecture est l'une des disciplines les plus intéressantes parce qu'elle est tellement latérale. Les gens pensent à l'architecture comme à quelque chose de vertical, mais en réalité c'est l'inverse. Elle touche à presque tout, et donc contrairement à la façon dont vous la voyez, elle opère à de multiples niveaux et sur une large gamme de choses, ce qui en fait une discipline diffuse. Et donc, d'un façon plutôt étrange, c'est une très bonne discipline pour parler de tous ces sujets, la race, l'identité, le genre, le pouvoir… Mais je crois qu'il revient également aux architectes post-coloniaux de la diaspora de saisir cette opportunité des deux mains. C'est difficile, parce que c'est presque un parricide : vous devez tuer votre père (l'architecture) pour pouvoir dire quelque chose de différent. C'est une ironie terrible qu'aux États-Unis plus de prisons que de maisons sont construites. Quand on pense à la proportion d'Afro-américains en prison, qu'est-ce que ça suppose sur l'idée de la “maison” d'une société ?

GV : Qu'est-ce qui vous a frappé dans l'architecture de Trinité-et-Tobago ?

LL: On the one hand, it’s quite schizophrenic — you drive down the street and you’ve got simultaneously California, West Africa, India — it’s a mash-up, but it’s also a very exuberant one. When I came in, it was late at night but it was a holiday, so the streets were completely empty. So we drove in from the airport and suddenly you get to the centre of town and there’s huge, loud, noisy action and I think, ‘Oh! I could be in Accra!’ And then you roll out onto the Savannah and there’s no-one on the streets. It’s very quiet, with all these stately colonial housesNaipaul lived here and this person studied there — and you sweep across to this James Bond Hilton.

LL : D'un côté, elle est plutot schizophrène : vous descendez la rue en voiture et vous avez la Californie, l'Afrique de l'Ouest et l'Inde en même temps. C'est un mélange, mais un mélange exubérant. Je suis arrivée tard le soir, mais c'était un jour férié et les rues étaient complètement désertes. Nous venions de l'aéroport et d'un coup nous nous trouvons dans le centre ville et il y a une activité énorme, bruyante, forte et je me dis “Oh ! Je pourrais être à Accra !” Et puis vous continuez vers [le parc de] la Savannah et il n'y a plus personne dans la rue. C'est très calme, avec toutes ces demeures coloniales imposantes, Naipaul a vécu ici et cette personne a étudié là, et vous atterrissez dans ce Hilton à la James Bond.

La maison que Pr. Lokko a conçue et fait construire à son retour au Ghana. Photographie reproduite avec l'aimable autorisation du Pr. Lokko.

La première chose que Pr. Lokko a fait quand elle est rentrée du Royaume-Uni au Ghana pour exercer en tant qu'écrivain fut de construire une maison : une maison en terre, moderne mais construite selon des techniques traditionnelles.

À Trinité-et-Tobago, ce type de maison traditionnelle est appelée ajoupa. Créé par les Amérindiens, ce style a été librement adapté à travers les siècles par les colons du pays au point que l'architecte John Newel Lewes l'ait qualifié de “prototype de l'architecture trinidadienne”.

GV : Cette approche traditionnelle de la construction n'est plus en usage à Trinité-et-Tobago, essentiellement car elle n'était pas déployable à grande échelle. Et avec la mondialisation, la consommation de tendances étrangères est maintenant plus importante. Sommes-nous en train de rabaisser notre propre capacité à innover ?

LL: It’s a complex question, but I’ll answer it a roundabout way. When I first started writing, I had a very clear idea in my head of who my audience was. My publishers had a completely different idea. I had deliberately tried to bring together two genres of writing — one was highbrow literature around questions of identity, race, interracial relationships, political histories, and the other was the blockbuster — and it was a conscious decision to take these two genres and somehow combine them. I was aware that it was probably going to take some time for that hybrid to fully emerge but I realised that my publishers had targeted the books primarily at working-class, aspirational women — secretaries, receptionists, people who wanted a bit of glamour and travel and exotic locations, but who didn’t necessarily want a complex literary read. I remember having these endless arguments with them because every book cover was a girl in a sarong walking down a beach. I hated the covers. Eventually, someone in marketing allowed me to see some of the data they used when deciding on the PR campaigns. I got a stack of paper with reams of binary code, and I said, ‘What is that?’ And they’d say, ‘Oh, it’s a woman who’s got a high school education and works in a bank, goes to Ibiza on holiday and drives a Golf.’ I’d be like, ‘How do you translate that [profile] to code? But that code — and I think it’s in a sense the pre-runner of algorithms — was the rationale behind the marketing campaign. And I remember thinking, ‘The people I’m interested in probably fall in between code categories, and a marketing code cannot accommodate that.’

LL : C'est une question complexe, et je vais y répondre de façon détournée. Quand j'ai commencé à écrire, j'avais une idée très claire de qui composait mon lectorat. Mes éditeurs en avaient une idée complètement différente. J'avais délibérément essayé de fusionner deux styles : l'un plutôt intellectuel sur des sujets comme l'identité, la race, les relations mixtes, l'histoire politique, et l'autre, le best-seller. C'était une décision consciente de prendre ces deux genres et de les combiner. Je savais que cet hybride allait probablement mettre un peu de temps avant d'émerger complètement, mais j'ai réalisé que mes éditeurs avaient ciblé les femmes ambitieuses issues du milieu ouvrier  : les secrétaires, réceptionnistes, celles qui voulaient un peu de glamour, de voyage et d'exotisme, mais qui ne voulaient pas nécessairement de la littérature complexe. Je me souviens avoir eu ces disputes sans fin avec eux parce que la couverture de chaque livre montrait une fille en sarong marchant sur la plage. Je détestais ces couvertures. Finalement, quelqu'un du marketing m'a permis de voir certaines données qu'ils utilisaient pour décider des campagnes de publicité. J'ai reçu un tas de papier avec des tartines de code binaire et j'ai demandé : “Qu'est-ce que c'est que ça ?” et ils ont répondu : “Oh, c'est une femme qui a son bac et travaille dans une banque, va à Ibiza en vacances et conduit une Golf.” Ma réaction a été : “Mais comment est-ce que vous traduisez [ce profil] en code ?” Mais ce code (et je pense que dans ce sens c'était une première version d'algorithme) était la logique derrière la campagne de marketing. Je me souviens avoir pensé “Les gens qui m'intéressent tombent probablement entre les catégories, et les programmes du marketing ne peuvent pas leur trouver de place.”

Détail de la couverture de l'un des romans de Lesley lokko. Image fournie par Pr. Lokko et reproduite avec autorisation.

LL: So to answer your question about taste, because those sorts of things are the underlying structure in terms of how taste is formed, what you see in West Africa, for instance, is that the manufacturing plant that once made a particular product is going out of business because another product is overtaking it. But on the side of the road you’ll find an enterprising young man who takes bamboo and tries to make that product, but doesn’t have the infrastructure of a small company, [so] he’s locked into a copy relationship forever. He’s not generating anything new; all he’s doing is trying to approximate, but that approximation is also the formation of its own taste. It’s a really deep-seated relationship between the confidence of the self to generate culture and the insecurity that simply follows culture, always from somewhere else — but even in that act of following culture it’s producing something. It’s almost like self-deception — you think you’re not putting yourself into it because you are copying it, but every act of making is its own thing in a sense.

My house doesn’t look like a mud house, but I remember my father coming when I was first building and he was very confused by the fact that there was only one room — what you’d call open plan. So he says to me one time, ‘My darling, where are you going to sleep?’ I pointed to the open space behind the bookshelf, and I said, ‘It's a loft, but it’s also exactly the way people in Ghana traditionally lived — in single rooms that were joined in a compound structure.’ And my dad then started going around Accra saying, ‘You know, my daughter is reinventing the traditional Ghanian way of living!’ So it was no longer a loft or an open plan, it was now a traditional African whatever — and in the end, I think the fact that it was made out of mud became less important to people. And I do now see copies of that house — maybe not made of mud, but they are emerging — so again, something starts off as something quite innocuous and people start to copy it. I think that’s the point about providing a platform here in Trinidad for people to discuss the impact of those very small moves, because in much bigger metropoli, you have events like this…five a week kind of thing. In Ghana, to put on an event at the Institute of Architects where people come and discuss architecture is quite unusual, and so people are kind of relegated to just copying stuff off the street because there’s no platform to discuss things in any other way.

LL : Et donc pour répondre à votre question sur le goût : comme ces choses-là sont la structure sous-jacente de la façon dont nos goûts se forment, ce que vous voyez en Afrique de l'Ouest par exemple, c'est que l'usine qui fabriquait un produit donné à une époque ferme parce qu'une autre produit la dépasse. Mais sur le bord de la route, vous trouverez un jeune entrepreneur qui essaie de fabriquer ce produit avec du bambou. Mais comme il ne possède pas l'infrastructure d'une petite entreprise, il est coincé dans une relation de reproduction pour toujours. Il ne crée rien de nouveau, tout ce qu'il fait, c'est d'essayer d'approcher [le produit], mais cette approximation est elle aussi la formation d'un goût propre. Il y a une relation très profonde entre la confiance que l'on a en soi pour générer de la culture et l'insécurité qui suit la culture, toujours depuis ailleurs. Mais même dans l'acte de suivre la culture, quelque chose est créé. C'est presque de l'auto-aveuglement : vous vous dites que vous ne vous impliquez pas parce que vous recopiez, mais chaque acte de fabrication est en quelque sorte une création en soi.

Ma maison ne ressemble pas à une maison en terre, mais je me souviens de mon père me rendant visite pendant la construction : il était très dérouté par le fait qu'il n'y ait qu'une seule pièce, un plan ouvert. Et donc une fois, il me dit : “Mais ma chérie, où vas-tu dormir ?” j'ai montré l'espace derrière la bibliothèque et je lui ai répondu : “C'est un loft, mais c'est aussi exactement la façon dont les gens vivaient traditionnellement au Ghana, dans des pièces unique jointes en structures composées.” Ensuite, mon père est allé dire dans tout Accra : “Vous savez, ma fille est en train de réinventer le mode de vie traditionnel ghanéen !” Ainsi, ce n'était plus un loft ni un plan ouvert, c'était maintenant un quelque chose de traditionnellement africain, et en fin de compte, je pense que le fait que [la maison] soit faite en terre est devenu moins important. Maintenant je vois des copies de cette maison – peut-être pas construites en terre, mais elles émergent. Et donc là encore une fois, quelque chose a démarré de façon anodine et les gens se mettent à le copier. Je pense que c'est l'argument pour fournir une plate-forme ici, à Trinité, pour les gens discutent de l'impact de ces tout petits mouvements, car dans les grandes métropoles vous avez des événements de ce genre environ cinq fois par semaine. Organiser un événement à l'Institut des architectes au Ghana, pour que les gens viennent discuter d'architecture est plutôt inhabituel, c'est pour ça qu'ils en restent à simplement recopier [ce qu'ils voient] dans la rue : il n'y a aucune plate-forme pour en discuter autrement.

La prochaine partie de cet entretien abordera la technologie, les relations et les synergies entre l'architecture et l'écriture.

Richesses naturelles encerclées par la terreur : pourquoi les attaques dans le nord du Mozambique ?

mardi 17 juillet 2018 à 17:48

Des survivants de l'attaque du 5 juin qui ont perdu leurs proches et leurs maisons dans le village de Naunde, district de Macomia, province de Cabo Delgado, au Mozambique. Photo: Borges Nhamire. Utilisée avec permission.

Lorsque la société australienne Triton Minerals a annoncé fin 2014 qu'elle avait découvert les plus grands gisements de graphite du monde dans le nord du Mozambique, cette nouvelle a été accueillie comme une bénédiction alors que le pays peine à restructurer sa dette extérieure. Le graphite, un composant essentiel du développement des batteries lithium-ion [fr] utilisées pour les véhicules électriques et hybrides, est très recherché dans le monde ces dernières années.

Les 115,9 millions de tonnes de graphite s'ajoutent aux impressionnantes réserves minérales de la province de Cabo Delgado au Mozambique, dont 40% des réserves mondiales de rubis connues, découvertes en 2009, en plus du gaz et du pétrole qui, selon les projections gouvernementales, feront du pays le troisième exportateur de gaz naturel du monde après le Qatar et l'Australie à partir de 2022.

Cependant, la promesse de richesse pourrait être menacée par des épisodes de violence extrême de la part de groupes armés dont les motivations restent encore floues pour les autorités locales.

La violence a commencé en octobre 2017 lorsqu'un groupe de 30 hommes masqués a lancé des attaques pendant trois jours contre des postes de police à Mocímboa da Praia, une ville d'environ 30 000 habitants située à 100 kilomètres au sud de la frontière avec la Tanzanie. Selon la police, l'attaque a fait 16 morts, dont 14 dans le groupe armé et 2 policiers.

C'était le premier épisode d'une série d'attaques similaires dans la région au cours des mois suivants. Depuis lors, 27 attaques ont été enregistrées dans la province, faisant au moins 95 morts, fonctionnaires et civils, selon le décompte du site d'information mozambicain Zitamar News. Seize de ces attaques se sont déroulées rien qu'en mai et juin, au cours desquelles 650 maisons ont été incendiées et 62 personnes tuées, la moitié par décapitation. Le journal a rassemblé des données sur ces attaques depuis octobre 2017 et a également créé une carte interactive indiquant l'emplacement et les détails sur chaque incident.

Une autre liste d'attaques compilée par des utilisateurs de Wikipédia en anglais utilisant les médias locaux a enregistré 103 morts jusqu'à ce jour.

Les violences ont provoqué la panique parmi les habitants de la région, forçant beaucoup d'entre eux à abandonner leurs maisons et à se réfugier dans les villes voisines. L'archipel des Quirimbas a accueilli le plus grand nombre de personnes déplacées à l'intérieur du pays, bien que le nombre exact ne soit pas connu. Selon un article d’Agência Lusa, les îles d'Ibo et Matemo ont à elles seules ont accueilli 1 500 personnes déplacées au cours de la première moitié de juin 2018.

Une attaque a eu lieu le 23 juin à seulement cinq kilomètres de l'un des sites d'exploitation de gaz naturel. Bien que le gouvernement affirme que les attaques n'affectent pas les investissements dans la province, deux compagnies pétrolières et gazières ont annoncé la suspension de leurs activités jusqu'à ce que la situation soit normalisée.

Les attaques dans la province de Cabo Delgado ont suscité de fortes suspicions de terrorisme à motivation religieuse. Depuis la première attaque en octobre 2017, la population locale a qualifié les groupes armés d'”Al-Shabaab” [fr], bien qu'il n'y ait aucun lien prouvé avec le groupe islamique extrémiste somalien.

La majorité de la population mozambicaine est chrétienne, mais environ 18% s'identifient comme musulmans qui vivent principalement dans la partie nord du pays.

En fait, aucune de ces attaques n'a été publiquement revendiquée, ce qui inquiète davantage encore l'opinion et les autorités. Le financement de ces attaques, les types d'entraînement militaire utilisés et les véritables motivations des attaquants restent flous.

Pas pour la foi, pour l'argent

Maisons détruites après une attaque sur le village de Naunde le 5 juin, district de Macomia, Cabo Delgado, Mozambique. Photo par Borges Nhamire. Utilisée avec permission.

Alors que les autorités locales continuent de chercher des motifs, une étude publiée en mai 2018 par des chercheurs de l'Institut d'études sociales et économiques (IESE) et de la Fondation du mécanisme de soutien de la société civile (MASC) fournit quelques indices. Les auteurs de l'étude ont effectué trois visites à Cabo Delgado entre novembre 2017 et février 2018 et ont interviewé des chefs religieux, des parents de jeunes ayant rejoint les groupes et des autorités locales, parmi d'autres acteurs concernés.

La recherche affirme que les groupes armés ont des origines dans la province de Cabo Delgado avec un groupe initialement connu sous le nom de “Ahlu Sunnah Wa-Jamma”, qui signifie en arabe “adeptes de la tradition prophétique et de l'Oumma (la communauté religieuse”. Ils sont connus pour leur rejet de la tradition soufie des communautés locales, une tendance plus mystique de l'Islam. Les soufis sont décriés par les musulmans scripturalistes, tels que les wahhabites, qui les accusent de s'écarter du Coran.

Mais la recherche montre également que les objectifs du groupe mozambicain ne sont pas définis par le fondamentalisme islamique.

Le mouvement Ahlu Sunnah Wa-Jamma serait composé de jeunes socialement marginalisés sans emploi formel ni scolarisation. Alors qu'il a des racines religieuses et produit une propagande fondée sur la récupération des valeurs islamiques traditionnelles, il n'a pas l'intention d'occuper la province de Cabo Delgado ni de créer un État islamique dans la région.

Bien que la date exacte des débuts du groupe ne soit pas claire, l'étude note leur incorporation de cellules militaires en 2015. Elle révèle également que ses membres ont été formés par d'anciens agents de la police mozambicaine qui ont été expulsés de ses rangs pour comportement et attitudes inappropriés, mais également par des membres de milices de Tanzanie et du Kenya.

L'étude suggère que le véritable objectif du groupe est de créer des opportunités pour le trafic de bois, d'ivoire, de charbon de bois et de rubis dans cette province riche en ressources naturelles. Les chercheurs ont expliqué que le groupe coupait illégalement 50 000 planches de bois par semaine, avec une perte de trois millions de dollars américains (USD) par semaine pour l’État.

Une analyse étayée par les témoignages de deux individus détenus par la police qui ont déclaré avoir accepté de rejoindre le mouvement Ahlu Sunna Wa-Jammah après avoir reçu des promesses qu'ils deviendraient millionnaires.

Lorsque le gouvernement central a lancé l'”Opération Log” en 2017 pour lutter contre le commerce illégal de bois, cela menaçait la source présumée de revenus illégaux du groupe, ce qui a pu augmenter le sentiment de révolte.

Certains observateurs soutiennent également que des insurgés auraient été expulsés des mines de rubis de Montepuez, dans la province de Cabo Delgado, où ils procédaient à des activités minières illégales avant que Montepuez Ruby Mining Partnership, une entreprise titulaire d'une concession, entre dans la zone en 2012.

En février 2017, le gouvernement central a donné l'ordre aux forces de sécurité d'expulser tous les mineurs illégaux restants de la région. À l'époque, des allégations de torture par des militaires ont été largement rapportées dans les médias locaux et ont déclenché une enquête criminelle non encore aboutie.

L'entreprise Montepuez Ruby Mining Partnership est une co-entreprise entre la société londonienne Gemfields, qui détient 75% de son capital, et la mozambicaine Mwiriti Limitada, formée par des membres de haut rang du FRELIMO, le parti politique qui a gouverné le Mozambique depuis l'indépendance en 1975. Samora Machel Junior, fils du révolutionnaire et ex-président du pays Samora Machel, est le président du conseil d'administration de la société. Lors d'une vente unique à Singapour en 2018, les rubis de Montepuez ont rapporté un record de 72 millions de dollars américains.

Selon l'étude, les conditions socio-économiques défavorables de la région, notamment le chômage et le manque de services d'éducation et de soins de santé, ont conduit à une recrudescence des recrutements d'Ahlu Sunna Wa-Jammah. Les données du gouvernement central de 2016 montrent que la province de Cabo Delgado compte environ 1,8 million d'habitants et 16,2 % de chômeurs, un taux qui atteint 24 % chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans.

Terreur et fuite

La chercheuse de Human Rights Watch, Zenaida Machado, a visité le village de Naunde après l'attaque du 5 juin et a tweeté à propos de ce qu'elle a vu :

Cette femme et des centaines de ses voisins ont vu leurs maisons incendiées lors d'une attaque terroriste nocturne à Naunde, dans la province de Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Elle est restée là parce qu'elle n'avait nulle part où aller. Alors que j'essayais de discuter avec elle, elle ne cessait de me demander: “Pourquoi, pourquoi, pourquoi …”

Les villages vulnérables de la région n'ont souvent pas accès à l'électricité et les maisons, fabriquées à partir de matériaux fragiles comme des pilotis, de l'argile et de la paille, facilitent la propagation du feu. Des femmes et des enfants en fuite ont été vus portant leurs objets précieux et leurs petits animaux.

Face à la peur et à l'incertitude, le gouvernement de Cabo Delgado a décrété la suspension de tous les déplacements nocturnes dans les transports publics, de marchandises et de passagers. Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Portugal ont publié des mises en garde à leurs ressortissants pour qu'ils ne se rendent pas dans la province. Le Malawi voisin s'est déclaré en état d’ alerte.

La première conférence mondiale sur le paludisme explore les moyens d'aller de l'avant alors que l'éradication ralentit

mardi 17 juillet 2018 à 08:17
Maelle Ba du Sénégal présente "Zéro Palu! Je m’engage": un mouvement pour une Afrique sans paludisme - Photo de l'auteur de Malaria World Congress

Maelle Ba du Sénégal présente “Zéro Palu!  Je m’engage”: un mouvement pour une Afrique sans paludisme – Photo prise par l'auteur pendant la conférence mondiale  sur le paludisme

Le 1ère conférence mondiale sur le paludisme a averti que “la lutte contre le paludisme était à la croisée des chemins”. La “tendance à la baisse” mondiale a stagné [fr] selon l'Organisation mondiale de la santé. Le financement a également plafonné :

Nous sommes à la croisée des chemins. Nous négligeons le paludisme à nos risques et périls. L'élan a gagné ces derniers mois depuis que Julie Bishop et le Dr Tedros ont partagé l'étape #CHOGUM. le message de l'OMS à la conférence sur le paludisme cette semaine

Melbourne semblait un lieu improbable pour tenir ce congrès. Cette ville est loin des pays qui ont enregistré la plupart des 216 millions de cas et 445 000 décès dans le monde en 2016.

Cependant, le paludisme présente de vrais problèmes aux portes de l'Australie, comme dans la région du Mékong et en Papouasie-Nouvelle-Guinée :

En Papouasie-Nouvelle-Guinée, le paludisme est en train de réapparaître – On estime à 1,4 million le nombre de cas de paludisme en PNGP en 2016 – une augmentation de 400% selon l'OMS – 3 000 personnes sont mortes.
Dans la sous-région du Grand Mékong, les parasites du paludisme développent une résistance aux médicaments antipaludiques.

Dans son discours d'ouverture, la ministre australienne des Affaires étrangères, Julie Bishop, a fait une annonce de financement bienvenue :

L'honorable Julie Bishop, députée, ministre des Affaires étrangères, prononce le discours d'ouverture sur l'élimination du paludisme dans la région Inde-Pacifique. Super de voir un soutien aussi important à la 1ère conférence contre le paludisme

Cependant, tout le monde n'a pas été impressionné, étant donné les coupes dans l'aide internationale par son pays au cours des cinq dernières années :

Avec tout le respect qu'on lui doit, l'Australie compte beaucoup d'excellents chercheurs et institutions dans le domaine de la santé ou de la médecine mondiale, mais notre gouvernement joue très loin en-dessous de sa catégorie s'agissant du financement de la santé et de l'aide étrangère (plus généralement).

Il y avait 1000 participants de 60 pays avec des horizons diverses : chercheurs et développeurs en médicaments et vecteurs ; organisations non-gouvernementales ; services d’État ; universitaires ; entreprises du secteur privé; représentants de collectivités.

Il n'est donc pas surprenant que cela ait beaucoup suscité l'intérêt des médias sociaux. En effet, les organisateurs avaient réalisé un guide, Huit astuces pour utiliser Twitter, avec l'aide d'Inis Communication. Ils étaient ravis que le hashtag officiel sur Twitter #malariacongress ait fait tendance au cours des cinq jours de la conférence.

Pas que des mauvaises nouvelles

Il y avait beaucoup de bonnes nouvelles d'éradication du paludisme, avec les exemples principaux venant du Sri Lanka et des Philippines. Le professeur Sir Richard Feachem a souligné ces succès dans sa présentation :

Se souvenir de l'élimination réussie du paludisme au Sri Lanka, par Sir Richard Feachem

Sir Richard Feachem montre la carte en plein rétrécissement du paludisme aux Philippines, qui visent l'élimination d'ici 2030

Il y avait aussi des histoires positives venues d'Afrique comme la nouvelle campagne Zéro Palu! Je m’engage [fr].

Orientatons futures

De nombreux défis futurs ont été discutés lors de la réunion. Parmi ceux-ci, le contrôle des moustiques vecteurs, la résistance aux médicaments et aux insecticides, le diagnostic et le traitement, l'engagement communautaire et le financement. Le professeur Feachem a examiné cinq d'entre eux et était moins confiant sur le développement de vaccins :

Le professeur Richard Feacham à la conférence sur le paludisme : de quoi avons-nous besoin pour éradiquer le paludisme ? management management management

Philip Welkhoff, de la Fondation Gates [fr], a apporté son expérience dans la lutte contre d'autres maladies :

Exposé fantastique du Dr Philip Welkhoff de la Fondation Gates cet après-midi. Nous devons nous concentrer sur la fourniture d'un mix sur mesure d'interventions ciblées. La surveillance génétique permet de savoir où, quand et comment les déployer

Shaz Sivanesan a énuméré une variété de facteurs devant selon elle être pris en considération :

Paludisme, genre et droits de l'homme : nous devons comprendre ce qui les relie. C'est une maladie de la pauvreté. Nous devons étudier l'exclusion sociale, la langue, le sexe, l'âge, le statut juridique et les barrières physiques

La limitation du financement est une préoccupation majeure. L'argument économique en faveur d'un plus grand investissement a fait l'objet de discussions approfondies:

Le docteur Rima Shretta présente l'investissement mondial pour éliminer le paludisme : avantages socio-économiques de 4.1 mille milliards de dollars américains, offrant un retour sur investissement de 40 pour 1 et 4,5 millions de vies sauvées. C'est tout vu !

Les titres que nous aimerions voir un jour ! Présentation de Rima Shretta sur le calcul de l'investissement pour l'élimination et l'éradication du paludisme – et comment nous pouvons changer le cours de l'histoire

Devrions-nous faire un autre type de plaidoyer pour investir dans le paludisme? Oui
Nouer le dialogue avec la population et la société civile. Instruire les parlementaires. Reformuler l'argument pour parler leur langage

L'importance du dialogue communautaire a été un thème récurrent. Le rôle du volontariat a été souligné, mais cela a des problèmes en soi, dont le financement :

Le professeur Manderson souligne que les efforts de bénévolat communautaire pour mettre un terme au paludisme supposent que le temps et la disponibilité sont élastiques et incombent de manière disproportionnée aux femmes. Mais ceci n'est pas soutenable pour les femmes impliquées, elles ont besoin d'un soutien financier.

Solutions miracles et preuves probantes

La recherche de nouveaux médicaments pour traiter les patients infectés reste une priorité. Par exemple, la tafénoquine est saluée comme la dernière percée en termes de rapport coût-efficacité et de facilité d'utilisation :

Si ce nouveau médicament contre le paludisme, la tafénoquine, obtient une évaluation positive, elle réduira drastiquement les coûts de traitement et les taux d'infection, dit Isabelle Borghini

Cependant, c'est l'un des médicaments au centre d'une controverse concernant des essais sur les membres des forces armées australiennes. L'Association des anciens combattants et leurs familles de la Quinoline (QVFA) est une association de base d'anciens combattants :

Many of the veterans who were given Tafenoquine during drug trials now suffer from serious, chronic illnesses including bipolar disorder, schizophrenia, major depression and anxiety, seizures, hallucinations and psychosis.

Bon nombre des anciens combattants qui ont reçu la tafénoquine pendant les essais de médicaments souffrent maintenant de graves maladies chroniques : troubles bipolaires, schizophrénie, dépression sévère et anxiété, convulsions, hallucinations et psychoses.

Stuart McCarthy, membre de la QVFA, et d'autres membres ou sympathisants ont tweeté tout au long du congrès sur le sujet mais ont reçu très peu de réponses :

Pour les participants à la conférence sur le paludisme : la tafénoquine :
“Je crois que si une commission royale d'enquête était établie demain, elle trouverait vraisemblablement que les médicaments de l'armée australienne ont plus tué ou handicapé de façon permanente de soldats australiens que les talibans …”

L’article lié dans ce tweet concerne les appels récents à une enquête de la part de deux membres fédéraux du parlement australien.

Idées innovantes

Le maquis de science et de politique a recelé deux solutions créatives concernant des programmes de terrain.

Sibo est une initiative éducative de l'Institut de lutte durable contre le paludisme de l'Université de Pretoria.

Sibo diffuse sa connaissance du paludisme à la conférence sur le paludisme à Melbourne.
Lire son histoire en ligne

Camilla Burkot tente une réflexion latérale avec les MILD, des moustiquaires imprégnées d'insecticide de longue durée (juste un exemple d'innombrables initiatives souvent obscures qui parsèment la conférence) :

Je suis frappée de ce que l'exemple des filets à moustiques détournés pour la pêche revient encore et toujours…. curieuse si quelqu'un a déjà essayé la distribution de vrais filets de pêche aux côtés des MILD pour combiner moyens de subsistance et stratégie de prévention du paludisme ??

Messages à emporter

Des chercheurs du co-hôte, le Burnet Institute, ont partagé leurs impressions :

Alors que la conférence sur le paludisme tire à sa fin, deux chercheurs de Burnet partagent les idées qu'ils ramèneront chez eux.

La conférence s'est conclue par une Déclaration d'action. Ses priorités clés sont:

1. Penser de manière créative en dehors des solutions existantes et promouvoir l'innovation scientifique et sociale.
2. Engager les communautés vulnérables et la société civile.
3. Écouter, puis agir collectivement.
4. Être responsables. Faciliter les échanges et les relations intersectorielles.
5. S'engager à mobiliser un financement accru et soutenu.

Si vous souhaitez lire davantage des 4000 tweets émis, le journaliste de santé Alistair Quaile @aliquaile a créé un ‘Twitter Moments’ qui rassemble certains des faits saillants.

L'histoire du samouraï qui promène son chat

lundi 16 juillet 2018 à 12:35
‘Warrior takes armoured cat for a walk’

‘Un guerrier promène un chat en armure’ (着甲武人猫散歩逍遥図) par Noguchi Tetsuya, 2014. Image circulant sur les médias sociaux.

Il existe une image partagée de multiples fois sur les réseaux sociaux ces dernières années, généralement sans attribution. On y voit un samouraï déchaussé promenant un chat en armure. Le samouraï porte un casque avec des oreilles de chat, et l'image semble patinée et ancienne, et dater peut-être du Japon médiéval.

Les interprétations de ce qui est représenté sont variées :

Ma peinture préférée du conquérant mongol Genghis Khan

En réalité, cette peinture est une création de l'artiste japonais Tetsuya Noguchi, dont la spécialité est de représenter des samouraïs dans des situations inattendues et souvent comiques.

Il semble avoir maîtrisé les techniques traditionnelles pour reproduire en tous ses détails une armure qui ne déparerait pas dans un musée.

Dans un article publié par le web-magazine artscape Japan, consacré à la scène artistique japonaise, Alan Gleason a surnommé ce style “surréalisme samouraï”. Il s'en explique :

Every few years an artist gains cachet with pictures of hamburger-munching geishas and the like, painted in the fashion of ukiyoe or Nihonga. Though the gimmick is fun the first time, after a while it gets pretty predictable — good for a laugh or two, but hardly the trenchant commentary on “traditional vs. modern” that the artist usually proclaims it to be.

The best practitioners of this genre (Masami Teraoka comes to mind) make it work not because of the obvious satire, but because of their mastery of the classical art form used to set up the spoof. And once in a while the artist's technique is so exquisite that it elevates the work entirely out of the realm of parody, however droll the subject matter.

Tetsuya Noguchi's work is just such an example.

Tous les deux ou trois ans, un artiste se distingue avec des images de geishas mastiquant des hamburgers et autres du genre, peintes à la manière Ukiyo-e ou Nihonga. Si le procédé est amusant la première fois, il devient assez prévisible au bout d'un moment. On rit une ou deux fois, mais ça n'a rien du propos incisif “tradition contre modernité” auquel l'artiste prétend habituellement.

Les meilleurs pratiquants du genre (on pense à Masami Teraoka) le font fonctionner non pas par la satire évidente, mais par leur maîtrise de la forme artistique classique utilisée pour créer la parodie. Et de temps en temps la technique de l'artiste est si raffinée qu'elle fait entièrement sortir l’œuvre du royaume du travestissement, aussi drôlatique que soit le sujet.

Le travail de Tetsuya Noguchi en est un parfait exemple.

Parmi les autres œuvres de cet artiste tokyoïte, se trouve cette sculpture naturaliste d'un samouraï revêtu d'une armure en forme de coccinelle :

[EN CE MOMENT] “Humain antique” de Tetsuya Noguchi. Là où sont les Samouraïs. Un monde ancien mais nouveau.

Outre ses fréquentes apparitions sur Twitter, le travail de Noguchi est fréquemment montré au Japon. Son exposition ‘From Medieval With Love‘ (‘Bons baisers du Moyen-Âge’) est visible en ce moment à l'annexe du musée Pola à Ginza (Tokyo).

Statues humoristiques de guerriers : Tetsuya Noguchi expose ses sculptures grand format à Ginza à partir de demain ([le 13 juillet  2018).

Ce court documentaire de 2017 décrit son processus créateur (en japonais, sous-titré en anglais par YouTube) :