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Découvrez l'Ursal — l'Union des Républiques socialistes d'Amérique Latine, la dernière folie des mèmes au Brésil

jeudi 16 août 2018 à 17:04

Le logo de l'Ursal (en portugais, “urso” signifie ours). Image largement diffusée sur l'internet, auteur actuellement inconnu.

A l'approche de l'élection présidentielle au Brésil, deux questions occupent le devant de la scène : la première est l'espoir de calmer le chaos qui engloutit depuis quatre ans la vie politique du pays. La deuxième est le sport favori du pays, dépassé seulement par le football : les mèmes.

Le premier débat présidentiel diffusé en direct à la télévision le 9 août a donné leur jour de gloire aux passionnés de mèmes lorsque Cabo Daciolo, un pompier évangéliste du petit parti d'extrême-droite Patriota (Patriote), a demandé à un autre candidat son opinion sur le “projet Ursal”.

Daciolo (à gauche): “Ursal est le nouvel ordre mondial qui veut unifier toute l'Amérique en une unique patrie communiste ! Et Ciro en fait partie! Nous l'empêcherons par la gloire de Notre Seigneur Jésus Christ ! Amen !”. Ciro Gomes (à droite) : “La démocratie est une belle chose, magnifique … mais a un certain coût” Dessin de Carlos Ruas , utilisation autorisée.

M. Daciolo expliqua qu'Ursal est l'acronyme portugais pour Union des Républiques socialistes d'Amérique latine, un supposé plan de conquête communiste à la mode de la défunte Union soviétique.

Devant l'ignorance d'un tel projet affichée par son interlocuteur, Daciolo a insisté :

Sabe sim, estamos falando aqui de um plano que se chama nova ordem mundial, união de toda a América do Sul, conexão de toda América do Sul, tirando todas as fronteiras e fazendo apenas uma nação, pátria grande. Poucos ouviram falar disso e vai ser pouco divulgado isso. Eles sabem do que estamos falando. Quero deixar bem claro que, no nosso governo, o comunismo não vai ter vez.

Mais si, vous savez, nous parlons d'un plan appelé Nouvel ordre mondial, l'union de toute l'Amérique du Sud, la connexion de toute l'Amérique du Sud, qui supprimera les frontières et fera une seule nation, la grande patrie. Peu de gens en ont entendu parler, ça sera peu divulgué. Eux savent de quoi nous parlons. Je veux qu'il soit bien clair que dans notre gouvernement, le communisme n'aura pas sa place.

Le “projet Ursal” n'est autre qu'une obscure et délirante théorie conspirationniste qui se donne libre cours depuis bon nombre d'années sur les forums et blogs de l'extrême-droite brésilienne. Un site web créé en 2015 du nom de ‘Dossier Ursal’ compile toutes les “preuves” de l'existence d'un tel plan.

Mais maintenant qu'elle est sortie au grand jour, les secteurs progressistes de l'internet brésilien se régalent de l'idée. En quelques jours, Ursal a eu sa carte, son logo, sa devise, son passeport, son équipe de football, et un hymne national.

Le populaire utilisateur de Twitter Thiago Mota en prend l'engagement :

Dorénavant, je vais lutter quotidiennement pour l'implantation de l'URSAL

En portugais, “urso” veut dire ours, d'où les mèmes avec des… ours.

En tant que socialistes en Amérique Latine, c'était notre devoir d'investir dans la propagande de notre Union des Républiques Socialistes d'Amérique Latine chérie. Longue vie à l'Ursal (nous ferons un t-shirt, commentaires bienvenus ici)

En intégrant certaines des meilleures équipes nationales de football du monde, l'Ursal détiendrait le plus grand nombre de titres de la Coupe du monde de la FIFA :

L'Ursal est dès sa naissance neuf fois championne du monde : en 1930, 1950, 1958, 1962, 1970, 1978, 1986, 1994 et 2002

Et aligne une équipe de rêve :

Une de ces attaques de bête.

Il est possible d'acheter un t-shirt Ursal :

HELLO VOUS QUI CROYEZ EN L'URSAL ! MAINTENANT VOUS POUVEZ L'ARBORER AVEC FIERTE !

Ou de demander un passeport :

Trouvez ici où vous pouvez obtenir votre “Vermelhinho” le passeport qui vous permet de voyager dans tous les pays socialistes.

Et l'hymne national de l'Ursal est garanti 100 % crowdsourcé sur Twitter :

Premier tweet :
Ohé, j'ai commencé l'hymne national, à vous de continuer :
URSAL, URSAL, le pays où le carnaval commence en novembre
URSAL, URSAL, vous entrez dans le musée, il y a une bacchanale
URSAL, URSAL, votre voiture, votre frigo, votre âme appartiennent à l’État
URSAL, URSAL, George Soros paye vos fêtes

Second tweet:
URSAL, URSAL, tout enfant naît en chantant l'Internationale
URSAL, URSAL, l'avortement est sans risque, gratuit et légal
URSAL, URSAL, une photo de [Pepe] Mujica [ancien président de gauche de l'Uruguay] dans chaque QG

Le cycle de vie d'une conspiration

Le terme a été créé, comme une blague, par la professeure conservatrice brésilienne Maria Lúcia Victor Barbosa, en 2001. Dans un article publié sur les blogs d'extrême-droite de l'époque, elle a utilisé le mot pour se moquer du Forum de São Paulo de cette année-là, un rassemblement de partis et d'organisations de gauche d'Amérique Latine et de la Caraïbe. 

A ce Forum de 2001, le fondateur du Parti des Travailleurs et ancien président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva avait prononcé un discours véhément contre la Zone de libre-échange des Amériques, une proposition de l'administration Clinton [des USA] de réduire les barrières commerciales entre la totalité des pays d'Amérique.

Dans son article, la professeure Barbosa écrivait : 

Do alto do seu triunfo ele soltou o verbo para gáudio de esquerdas e, para ser imparcial, direitas latino-americanas: “É um projeto de anexação que os Estados Unidos querem impor. Será o fim da integração latino-americana”. Mas qual seria, me pergunto, essa tal integração no modelo Castro-Chávez-Lula? Quem sabe, a criação da União das Republiquetas Socialistas da América Latina (URSAL)?

Du haut de son autorité morale, [Lula] déclara, à la joie des gauches, et, pour être impartial, aussi des droites latino-américaines : ‘c'est un projet d'annexion que les États-Unis veulent imposer. Ce sera la fin de l'intégration latino-américaine”. Mais que serait, je me le demande, une telle intégration au modèle Castro-Chávez-Lula ? Qui sait, peut-être la création de l'Union des Républiques socialistes d'Amérique latine (URSAL) ?

Il a suffi de deux ans pour les blogs et forums d'extrême droite parlent de l'USAL comme d'une réalité, le supposé objectif ultime du Forum de São Paulo.

Dans un entretien avec le journal brésilien Folha de S.Paulo du 13 août 2018, La professeure Barbosa a confirmé qu'elle avait inventé le terme pour ironiser.

Une agression par des vigiles municipaux en Ukraine témoigne des menaces croissantes envers les journalistes

mercredi 15 août 2018 à 18:53

Un employé de la «Sûreté municipale» agresse un journaliste avec du gaz lacrymogène. Photo de l'utilisateur Tomikage, Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0)

[Article d'origine publié le 6 juin 2018] On peut d'ores et déjà affirmer que l'année 2018 n'aura pas été facile pour les journalistes ukrainiens.

Le 4 juin, le représentant de l'OSCE pour la liberté des médias Harlem Désir a fait une déclaration publique [en] où il condamne le porte-parole du parquet ukrainien pour avoir publié une liste de «traîtres» à l’État, parmi lesquels deux journalistes indépendants. M. Désir a qualifié cet acte d'«inacceptable et dangereux» et a exhorté les autorités à intervenir pour s'assurer que tous les organes gouvernementaux respectent les mesures de protection de la liberté des médias.

Un récent incident, au cours duquel des journalistes ont subi une agression de la part d'employés de la «Sûreté municipale», rappelle qu'il peut toujours y avoir des tentatives de la part des autorités publiques et de leurs contractants pour étouffer les médias. A Odessa, une dispute a opposé un cabinet local d'avocats et quelques représentants de la «Sûreté municipale», un groupe d'employés d'un service de sécurité sans lien avec les forces de l'ordre qui dépendent de la municipalité d'Odessa.

Le 13 juin, trois journalistes sont arrivés sur les lieux du différend, où quarante employés de la «Sûreté municipale» avaient été envoyés sur décision municipale pour démonter des barrières de stationnement. Une querelle s'est élevée entre les employés de l'entreprise municipale et les collaborateurs du cabinet d'avocats, qui soutenaient qu'elles appartenaient à leur société.

Les employés de la «Sûreté municipale» ont ouvertement attaqué les journalistes à coups de matraques en caoutchouc et de gaz lacrymogène. La vidéo ci-dessous montre une partie de ce qui s'est passé ensuite. Le rédacteur en chef du journal «Crimes irrésolus» a été filmé en train d'être agressé par les employés de la «Sûreté municipale», et Vitali Tkatchenko, du journal Obshestvennyi Priboi («le Ressac social»), a été frappé plusieurs fois au visage.

Un salarié de la «Sûreté municipale», Alexandre Gratsevitch, a crié à la caméra :

Вали отсюда, чё ты меня снимаешь?! Я тебе сейчас фотоаппарат разобью, ещё лицо разобью!

Dégage de là, qu'est ce que t'as à me filmer ? Ta caméra, je vais te la péter, et ta gueule avec!

Denis Pazdorojnyi, inspecteur du département de sécurité de la «Sûreté municipale», a dit ceci aux journalistes :

У пацанов команда, понимаешь — им надо эти  или сделать кровью, или сделать нормально!

Les gars sont en équipe, alors soit il faut que ça saigne, soit ça se passe normalement.

Le journaliste Miroslav Bektchiv, du journal «le Ressac social», a été traîné de force dans une voiture, et finalement transféré au commissariat. Dans la voiture, il a été passé à tabac et a reçu toutes sortes de menaces de la part de Youri Savtchenko, le chef adjoint de la «Sûreté municipale» du conseil de la ville d'Odessa, et Evgueni Mirochnitchneko, le chef adjoint de la «Sûreté municipale».

Dans la vidéo, on entend Youri Savtchenko dire ceci :

Забирай его на**р в полицию. Давай в машину!

Embarque ce connard chez les flics. Allez hop, en voiture!

On entend ensuite Evguéni Mirochnitchenko :

Слышь ты, урод бл*дь! Я сейчас тебя не в полицию отвезу, б**, я с тобой по-другому разберусь! Я тебя сейчас в другое место отвезу, от меня не возвращаются!

Ecoute-moi, ducon! Je ne vais pas t'emmener chez les flics, putain, on va s'expliquer d'une autre façon! Tu vas te retrouver dans un endroit d'où on ne revient pas!

Par la suite, Bektchiv a été conduit à l'hôpital, où les médecins ont diagnostiqué un traumatisme crânien, des signes d'asphyxie et des brûlures oculaires.

Le 18 juin 2018, le tribunal du district côtier de la ville d'Odessa a placé deux des employés de la «Sûreté municipale», Pavel Oleïnik et Alexandre Gratsevitch, en résidence surveillée. Ils ont été informés qu'une procédure judiciaire allait vraisemblablement être ouverte contre eux en vertu l'article 296 paragraphe 2 (hooliganisme), de l'article 171 (entrave à l'activité professionnelle légale des journalistes) et de l'article 345-1 (menaces ou violences à l'encontre d'un journaliste) du code pénal ukrainien.

Bien qu'inquiétant pour les habitants d'Odessa, l'incident n'était pas une surprise : ce n'était pas la première fois que des employés de la «Sûreté municipale» agissaient de la sorte.

Si «la Sûreté municipale» détient une licence pour mener ses activités de sécurité et est financée par les contribuables d'Odessa, elle n'a aucun lien avec les forces de l'ordre ukrainiennes. Selon la loi, elle n'a pas d'autres droits que celui de garantir la sécurité. Sauf que dans ce cas, ce sont les autorités municipales qui ont donné des ordres précis à ces employés.

Cet incident apporte un éclairage supplémentaire à la détérioration de la sécurité des journalistes ukrainiens. Selon les données du Conseil national des journalistes d'Ukraine, en 2017 aucune poursuite n'a été engagée [en] à la suite des 90 agressions de journalistes qui ont eu lieu en 2017. Pendant que la société civile attend des nouvelles de Miroslav Bektchiv, dont l'état reste préoccupant, les problèmes liés à la défense des travailleurs des médias face à des menaces croissantes causent toujours plus d'inquiétude.

L’Ouzbékistan libère ses « derniers journalistes détenus »

mardi 14 août 2018 à 19:11

Le journaliste ouzbek Bobomurod Abdulloev. Photo : Radio Ozodlik

[Article d'origine publié le 8 mai 2018]

Bien qu’il ait jadis fait partie des régimes les plus despotiques au monde, l’Ouzbékistan poursuit sa route vers une société libre depuis l’arrivée au pouvoir du président Shavkat Mirziyoyev en septembre 2016.

Le 7 mai 2018, l’ancienne république soviétique d’Asie centrale a libéré deux journalistes, Bobomurod Abdulloev et Hayot Nasriddinov, qui étaient incarcérés depuis septembre et octobre 2017 pour « activités anti-constitutionnelles ». Le Comité pour la protection des journalistes a salué ce geste de la part des autorités ouzbèkes et a déclaré que pour la première fois depuis vingt ans, aucun journaliste n’est retenu derrière les barreaux en Ouzbékistan. D’autres organisations internationales ont également accueilli cette nouvelle avec joie. La communauté internationale était particulièrement attentive à cette affaire, car c’était la première fois depuis l’arrivée du nouveau président ouzbek que des journalistes étaient détenus dans le pays.

Le représentant de l'OSCE pour la liberté des médias
« Je salue la libération aujourd'hui de Bobomurod Abdulloev et Hayot Nasriddinov en Ouzbékistan. Ceci est un développement très important et attendu avec impatience. Toutes les charges restantes doivent maintenant être abandonnées » a déclaré M. Désir.

Depuis la chute de l’Union soviétique, l’Ouzbékistan était dirigé d’une main de fer par Islam Karimov, et ce jusqu’à sa mort en septembre 2016. Shavkat Mirziyoyev – longtemps premier ministre de Karimov – a pris sa suite, lancé des réformes économiques et politiques intérieures, et catalysé des changements au niveau de l'intégration régionale. Parmi les avancées politiques, ont ainsi été libérés plusieurs prisonniers politiques enfermés depuis des dizaines d’années. D’après le Comité pour la protection des journalistes, en plus des deux journalistes relâchés cette semaine, cinq autres ont également été libérés depuis un an et demi.

C’est au cours de cette période de réforme politique que les journalistes Bobomurod Abdulloev et Hayot Nasriddinov avaient été arrêtés, sous les mêmes chefs d’accusation utilisés par le régime d’Islam Karimov pendant des années pour emprisonner les opposants politiques et les journalistes. Le dénouement de cette affaire allait donc permettre d’évaluer si le président Mirziyoyev était déterminé à poursuivre ses réformes et mettre en place une politique de porte ouverte, ou s’il jouait temporairement le rôle du « bon flic » pour obtenir le soutien du peuple dans ses batailles politiques internes.

Les journalistes détenus étaient accusés d’avoir écrit, sous un pseudonyme, des articles appelant à renverser le régime ouzbek par la force. Les journalistes ont reconnu que leurs articles avaient suscité des problèmes, mais ont nié tout appel à la violence.

Lorsque les agents des forces de sécurité en charge de l’enquête ont eux-mêmes été mêlés à la lutte de pouvoir entre le puissant ancien chef des forces de sécurité, Rustam Inoyatov, et le nouveau président Shavkat Mirziyoyev, beaucoup espéraient déjà la libération des journalistes Abdulloev et Nasriddinov.

Le 7 mai, la cour a finalement acquitté Hayot Nasriddinov de toutes les charges retenues contre lui, mais a jugé Abdullaev coupable d’ « extrémisme », le condamnant à trois ans de travaux d’intérêt général. Le juge les a tous deux libérés directement depuis la salle d'audience. Quelques minutes après avoir pu de nouveau respirer à l’air libre et étreindre sa famille, Abdullaev a accordé une interview à ses pairs locaux, leur disant : « Le fait que je sois désormais libre et le fait que l'audience aient été ouverte au public sont les fruits de la politique libérale menée par le président Mirziyoyev. »

L’Ouzbékistan, comme beaucoup d’autres ex-républiques soviétiques, est un pays où la moindre décision politique est soumis à l’approbation du dirigeant.

Comme l’a commenté Nina Ognianova, coordinatrice du programme Europe et Asie centrale du CPJ : « Maintenant que le pays a physiquement libéré sa presse, les autorités doivent consolider ce progrès et garantir que les médias puissent faire leur travail en toute indépendance et sans crainte de représailles. »

Le monde tel qu'il était de l'énigmatique V.S. Naipaul

mardi 14 août 2018 à 13:15

V. S. Naipaul donne une lecture à l'Université des Indes occidentales de Trinité en avril 2007. (PHOTO: Georgia Popplewell (CC BY-NC-ND 2.0)

Il était la rare figure littéraire dont la notoriété justifiait que les journaux aient conservé pendant des décennies dans leurs tiroirs des brouillons de sa notice nécrologique. Quand on a appris le 11 août que V.S. Naipaul venait de mourir à l'âge de 85 ans, la couverture par la presse a été rapide et volumineuse. L'article a fait la une des trois quotidiens de Trinité-et-Tobago, avec la photo grand format du Prix Nobel au-dessus des titres.

Sur les médias sociaux, réceptacles aujourd'hui de l'essentiel du débat public à T&T, des commentateurs se sont jetés sur un détail : l'appellation d'écrivain britannique accordée par la presse internationale à Naipaul. “Il aurait adoré ça” était une réaction classique. Pour ceux qui désapprouvaient Naipaul—et il courtisait la désapprobation—un grief de longue date était son désaveu supposé de Trinité, l'île qui l'avait vu naître et grandir. La morsure du discours de Naipaul recevant le Prix Nobel 2001 est encore dans les mémoires : “C'est un grand tribut à la fois à l'Angleterre, mon pays, et à l'Inde, le pays de mes ancêtres, et au dévouement et au soutien de mon agent.” Point barre. Alors, un éloge funèbre de Britannique, n'était-ce pas son désir de toujours ?

La mort de V. S. Naipaul était à la une des trois quotidiens de Trinité-et-Tobago. “Pour ceux qui désapprouvaient Naipaul—et il courtisait la désapprobation—un grief de longue date était son désaveu supposé de Trinité, l'île qui l'avait vu naître et grandir.”

Mais les faits sont plus compliqués. Né dans une colonie britannique, Naipaul était un sujet britannique lorsqu'il a quitté Trinité en 1950, à 18 ans, en poche une bourse pour Oxford durement gagnée. Il était installé définitivement à Londres lorsque Trinité-et-Tobago a acquis son indépendance en 1962. Tout ce temps il a été “britannique”, sans avoir jamais pour autant réellement trouvé sa place dans son pays d'adoption. A lire ses livres, cela crève les yeux.

Naipaul était “Trinidadien jusqu'à la moelle”, dit Kenneth Ramchand, l'éminent érudit littéraire. “Trinité l'a fait, l'a façonné, et même s'il était fâché avec Trinité, il en est resté hanté pendant toute sa carrière.” J'irais plus loin, et dirais que Naipaul était l'écrivain le plus trinidadien que Trinité ait jamais produit, pour le meilleur et pour le pire. “Une Maison pour Monsieur Biswas” reste ce que nous avons de plus proche du Grand Roman trinidadien, avec son portrait sec d'une famille indo-trinidadienne s'évertuant à maintenir cohérence et autodétermination dans une petite société “à la fois excessivement simple et excessivement déroutée.” “Le Suffrage d'Elvira” est le plus précieux premier livre à lire pour quiconque tente de comprendre la politique incorrigiblement tribale de T&T (selon le politologue [trinidadien] Lloyd Best soi-même). “La perte de l'El Dorado” reste l'histoire la plus tonique et la plus pénétrante de la Trinité coloniale. Et les récits picaresques de “Miguel Street”, le livre capital de Naipaul, ont plus profondément influencé les auteurs de fiction trinidadiens postérieurs que n'importe quel autre texte.

Naipaul a toujours défini son écriture comme une quête de la compréhension de soi : “Il fallait que je fasse les livres que j'ai faits parce qu'il n'existait pas de livres sur ces sujets qui me donnent ce que je voulais.” Et “ces sujets” étaient les circonstances historiques qui avaient entouré sa naissance, dans la Trinité de 1932. Dans son essai “Prologue à une autobiographie”, il les résumait ainsi :

“… there was a migration from India to be considered, a migration within the British empire. There was my Hindu family, with its fading memories of India; there was India itself. And there was Trinidad, with its past of slavery, its mixed population, its racial antagonisms and its changing political life; once part of Venezuela and the Spanish empire, now English-speaking, with the American base and an open-air cinema…. And there was my own presence in England, writing….

“So step by step, book by book … I eased myself into knowledge.”

“… il y avait une migration depuis l'Inde à considérer, une migration interne à l'empire britannique. Il y avait ma famille hindoue, avec ses souvenirs de l'Inde qui s'estompaient ; il y avait l'Inde elle-même. Et il y avait Trinité, avec son passé d'esclavage, sa population mélangée, ses antagonismes raciaux et sa vie politique versatile : autre fois partie du Venezuela et de l'Empire espagnol, maintenant anglophone, avec sa base américaine et son cinéma de plein-air… Et il y avait ma propre présence en Angleterre, écrivant…

Ainsi pas à pas, livre après livre… je me suis frayé un chemin dans le savoir.”

“Je suis la somme de mes livres”, a-t-il dit. Et le soi qu'il a créé dans ses livres était délibérément libre des loyautés à autre chose qu'à l'écriture elle-même. Il s'est efforcé de “se libérer des gens, des engagements, des rivalités, de la compétition.” Il ajoutait : “on n'a pas un côté, on n'a pas un pays, on n'a pas une communauté ; on est entièrement un individu.” Une position qui a mis Naipaul en conflit avec maints autres écrivains caribéens, et avec encore plus de lecteurs caribéens.

Depuis des décennies, la littérature caribéenne est animée par des disputes sans conclusion sur la responsabilité, la langue, l'authenticité — quelle est l'essence de l'écrivain caribéen. Naipaul restait à l'écart de ces débats. La satire relativement bon enfant de ses premières fictions situées à Trinité s'est affinée dans les années 1960 en une critique plus acérée, plus pessimiste de ce que Naipaul voyait comme les simulacres des sociétés caribéennes d'après les indépendances : “inachevées”, habitées par des “imitateurs”. A mesure qu'il voyageait plus loin, il passa au crible d'autres nations postcoloniales en Asie, Afrique et Amérique du Sud. Nulle part il ne se retint de cogner. On l'a accusé d’exagérer la crasse de l'Inde, d'être hostile à l'islam. Ses descriptions des Noirs caribéens et des Africains paraissent souvent trahir une anxiété raciale, sinon des préjugés purs et simples.

Et dans un esprit de malice sans humour, il mordait ses détracteurs avec des remarques outrancières. Dans un portrait publié peu après que Naipaul a obtenu le prix Nobel, mon collègue Jeremy Taylor a listé quelques-unes de ses insultes mémorables :

“Over the years, he has called people monkeys, infies (inferiors), bow-and-arrow men, potato eaters, Mr Woggy. He has described whole countries as ‘bush.’ Oxford University, where he earned his degree in English, was ‘a very second-rate provincial university.’ Africa ‘has no future,’ and as for African literature, ‘you can’t beat a novel out on drums.’ He once recommended that Britain should sell knighthoods through the Post Office (this was before he became Sir Vidia Naipaul).”

“Au long des années, il a traité les gens de singes, d’infies (abréviation pour ‘inférieurs’), d'hommes avec arcs et flèches, de mangeurs de pommes de terre, de Mr Woggy. Il a qualifié des pays entiers de ‘brousse’. L'Université d'Oxford, où il a obtenu son diplôme d'anglais, était une “université provinciale de très second ordre”. L'Afrique “n'a pas d'avenir”, et quant à la littérature africaine, “on ne peut pas battre un roman sur des tambours”. Il a une fois conseillé à la Grande-Bretagne de vendre les titres de noblesse par la Poste (c'était avant qu'il devienne “Sir Vidia Naipaul”).”

Les Trinidadiens devraient reconnaître dans ces provocations sa à lui version du picong, (ou piquant), la gouaille moqueuse et impitoyable perfectionnée par les calypsoniens de l'île. Nous devons voir dans son comportement public espiègle Naipaul “se jouer”, comme les Trinidadiens décrivent la prestation d'un personnage soigneusement composé qui à la fois masque et révèle. Son biographe Patrick French cite l'hypothèse de l'écrivain barbadien George Lamming que Naipaul “jouait ole mas” — “se faisant passer pour autre ou semant la zizanie pour s'amuser, un trait trinidadient.” French précise : “quand il était ainsi impoli ou provocateur, Naipaul jubilait”. Paradoxe qui exposait l'homme derrière l'écrivain : jamais plus trinidadien que lorsqu'il dénigrait Trinidad.

“Impossible de sortir de la biographie de French “The World Is What It Is” sans éprouver de la répulsion pour les intolérances de Naipaul, sa misogynie, ses cruautés pour les proches comme pour les inconnus. Mais il y a ses livres, écrits dans une prose superbe de rigueur et de clarté, leurs coups de sonde qui trouvent parfois une tendresse inattendue..”

C'est ainsi que les réactions les plus réfléchies à sa disparition ont aussi été les plus conflictuelles. Impossible de sortir de la biographie de French “The World Is What It Is” (Le Monde est ce qu'il est, non traduit) sans éprouver de la répulsion pour les intolérances de Naipaul, pour sa misogynie, ses cruautés pour ses proches comme pour des inconnus. Mais il y a ses livres, écrits dans une prose superbe de rigueur et de clarté, leurs coups de sonde qui trouvent parfois une tendresse inattendue.

Sa matière tout au long de sa vie, c'était comment les forces impassibles de l'histoire — et notamment les immenses mouvements de populations entre et dans les cultures, provoqués par l'entreprise coloniale — se traduisent dans les vies des gens ordinaires. Il était fasciné par le façonnage et refaçonnage de l'individu exigé par ces bouleversements. Sa famille, l'île de sa naissance, les endroits lointains où il est allé, et ses propres incompréhensions et illusions avaient un droit égal à son examen. Et ses livres, à leur meilleur, nous donnent des portraits de nos sociétés et de nous-mêmes que nous ne pouvons pas réfuter, quelle qu'en soit notre désir. Il y a des livres de Naipaul que j'espère ne jamais relire, et de ses livres sans lesquels je ne peux pas comprendre le monde où je suis né.

“Tout ce qui a de la valeur sur moi est dans mes livres” est peut-être la phrase la plus vraie que Naipaul ait écrite. Il ne s'agit pas de savoir si l’œuvre justifie les péchés de l'homme. L'équation est simpliste. La puissance, et, oui, la beauté de son écriture sont, d'une certaine manière, le produit des défauts de l'homme, et aussi d'une certaine manière transcendent ces défauts, sans les absoudre. L'algèbre morale de l'art est difficile, et cela doit nous déranger. Il n'y en a pas de meilleur exemple que les livres de V.S. Naipaul. C'est l'une des raisons —la grande raison—pour lesquelles je me sens forcé de le lire.

Nicholas Laughlin est l'auteur d'une édition étendue et révisée de la correspondance familiale de jeunesse de V.S. Naipaul, Letters Between a Father and Son (Lettres entre un père et son fils, 2009 ; non traduit). 

(Photo de une par Faizul Latif Chowdhury, via Wikimedia Commons).

Netizen Report : brutale répression des manifestations étudiantes au Bangladesh

mardi 14 août 2018 à 08:50

La circulation à Dacca, la capitale du Bangladesh. Photo by Mashrik Faiyaz via Flickr (CC BY-ND 2.0)

Le Netizen Report de Global Voices Advox offre un aperçu des défis, des victoires et des tendances émergentes en matières de libertés numériques à travers le monde.

Au Bangladesh, des étudiants réclament une meilleure sécurité routière et dirigent la circulation après la mort de deux jeunes percutés par un bus le 29 juillet, alors qu'ils marchaient le long d'une route très passantee.

Les manifestations qui avaient commencé de façon pacifique ont tourné à la violence le 3 août lorsque des rumeurs de viol et d'enlèvement ont déclenché des affrontements entre la police et les manifestants, la police ayant eu recours aux gaz lacrymogènes et aux balles en caoutchouc.

Les rumeurs ont principalement circulé sur l'application de messagerie WhatsApp et coïncident avec l'arrivée de membres de la Ligue Chhatra du Bangladesh, la branche jeunesse du parti au pouvoir, la Ligue Awami.

Parallèlement, la Commission de réglementation des télécommunications a ordonné aux fournisseurs de services de réduire les signaux des réseaux de téléphonie mobile afin que seuls les réseaux 2G soient opérationnels. Cette mesure n'a pas interrompu les services de messagerie, mais a eu pour effet de rendre impossible le partage de contenus multimédias et de vidéos en direct auxquels avaient recours de nombreux manifestants pour témoigner des événements et démystifier les fausses déclarations.

Le photojournaliste Shahidul Alam, qui couvrait les manifestations sur Facebook Live, était de ceux qui partageaient des vidéos en ligne. Le 5 août, des policiers en civil ont arrêté Shahidul. Il a été battu pendant sa garde à vue avant d'être hospitalisé.

Au Venezuela, des journalistes sont sous pression, des sites d'information sont bloqués et le papier journal se fait de plus en plus rare

Le grondement assourdissant qui a interrompu le discours du président vénézuélien Nicolas Maduro est un nouveau motif pour censurer les médias. Plusieurs médias traditionnels ont rapporté depuis que le son et la panique qui a suivi ont été causés par un drone chargé d'explosifs, dans ce qui pourrait être une tentative d'assassinat de M. Maduro. Toutefois, les témoignages des gens qui étaient sur place se contredisent. Les journalistes ont payé un lourd tribut pour avoir tenté de découvrir ce qui s'était réellement passé : 11 journalistes ont été arrêtés et contraints de détruire des photos et des vidéos prises lors de l'incident.

L'un des plus populaires sites d'information indépendants du Venezuela, El Pitazo (Le Sifflet), a été fermé pour la troisième fois en 11 mois. Le site n'est plus accessible sur aucun des principaux réseaux de fournisseurs de service Internet du Venezuela et ses propriétaires n'ont reçu aucune notification des régulateurs des télécommunications concernant cette interdiction. Les fois précédentes, le site avait créé de nombreuses adresses alternatives, mais ces dernières ont également été bloquées.

Pendant ce temps, les médias du pays qui publient des versions imprimées sont aux prises avec des pénuries chroniques de papier journal. Le blog du Caracas Chronicles rapporte que 40 journaux ont cessé leurs éditions papier depuis 2013. Ces derniers jours, même les journaux progouvernementaux se retrouvent à court de papier.

L'Iran réachemine l'application de messagerie Telegram et continue d'arrêter des utilisateurs d'Instagram

Le 30 juillet, la Société iranienne de télécommunication (Telecommunication Company of Iran, TCI)  a  modifié pendant une heure l'itinéraire des adresses de protocole internet de l'application de messagerie Telegram afin que les messages des utilisateurs soient réacheminés des serveurs de Telegram vers ceux appartenant à la TCI. Cette manipulation a rendu l'application inutilisable en dépit même de l'utilisation d'outils de contournement de la censure, tels que les réseaux privés virtuels.

Le ciblage et les arrestations d'utilisateurs de la plateforme de partage de photos Instagram n'ont pas cessé depuis les arrestations de certaines célébrités Instagram en mai dernier. Huit mannequins féminins et 38 membres de la communauté de professionnels de la mode ont été arrêtés dans le sud de la province d'Hormozgan le 16 juillet.

Une avocate malaisienne arrêtée pour avoir remis en question la monarchie sur son blog

Le gouvernement nouvellement élu de la Malaisie n'a pas encore tenu ses grandes promesses en ce qui concerne la réforme des lois désuètes et autoritaires touchant à la liberté d'expression. Bien qu'il y ait eu quelques améliorations, comme le déblocage de sites d'information tels Sarawak Report et l'abandon des accusations de sédition contre le caricaturiste Zunar, les vieilles habitudes ont la vie dure. L'avocate et militante Fadiah Nadwa Fikri a été convoquée par la police fin juillet pour avoir remis en question le rôle de la monarchie dans la politique sur son blog. Elle fait maintenant l'objet d'une enquête pour avoir publié des contenus en ligne prétendument séditieux.

Recours aux « bots » lors des élections en Indonésie

À l'instar du Kenya, de l’Inde, du Mexique, des États-Unis et d'une douzaine d'autres pays, les partis politiques indonésiens ont de plus en plus besoin des « bots » [faux profils alimentés de manière automatique] sur les réseaux sociaux et des influenceurs à la pige. À la fin du mois de juillet, The Guardian rapportait que des « bots » et de faux comptes avaient été utilisés pour influencer les électeurs lors de l'élection du gouverneur de Jakarta en 2017. Les influenceurs ont utilisé une gamme de tactiques au cours de cette élection, dont la réutilisation d'articles pour discréditer les opposants, la fabrication d'une couverture médiatique positive pour leur candidat et la publication d'innocents messages parlant de nourriture et de musique dans le but de rendre ces faux comptes plus « réels ». Les recherches du Centre pour la politique et la gouvernance de l'innovation (Centre for Innovation Policy and Governance, CPIG, en Indonésie) sur la question, connue localement sous le nom de « Phénomène de la sonnerie », ont mis en évidence le fait qu'aucune règle n'est en place pour freiner de telles pratiques.

On a appris en mars 2018 que le groupe SCL, la société mère de Cambridge Analytica, avait contribué à influencer les précédentes élections en Indonésie. Bien que rien n'indique que des personnes associées à SCL ont été impliquées dans les dernières élections, l'approche du groupe a peut-être eu une influence sur les tactiques employées.

Google cherche à revenir en Chine

Un article de The Intercept paru le 1er août cite des entrevues et des documents internes indiquant que Google pourrait bientôt lancer une version censurée de son moteur de recherche en Chine. Google a quitté le marché chinois en mars 2010 quand il a été critiqué pour s'être conformé à la censure du gouvernement. Rien n'a changé, sinon que le gouvernement a intensifié sa censure, mais les priorités de Google ont visiblement évolué.

Google n'a fourni aucune information au public au sujet de cette décision et les autorités chinoises ont nié tout changement important à l'horizon. Les sénateurs américains ont invité le PDG de Google, Sundar Pichai, à revoir sa décision et à répondre aux nombreuses questions sur les intentions de la société, citant le bilan de la Chine en matière de droits de la personne.

Nouvelles études [en anglais]

 

 

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