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Entretien avec un artiste transformiste géorgien sur l'hostilité, l’acceptation et l'apprentissage de l'amour de la vie

mercredi 22 mai 2019 à 11:15

“La notion d'aimer son enfant n'a rien d'une nouveauté”

« Je suis fier d’être arrivé aussi loin en étant qui je suis, sans avoir baissé les bras », confie Drago. (Tamuna Chkareuli/OC Media)

L’article suivant est une version d’une publication de Tamuna Chkareuli initialement parue sur le site internet OC Media.

Drago est le nom de scène d’un jeune homme de 17 ans originaire de Roustavi en Géorgie. Il est maquilleur, mannequin et artiste transformiste. Où qu’il aille, il attire les regards sans vergogne, car il s'habille ouvertement en femme, avec les cheveux teints et du maquillage et ne s’attend pas à des réactions différentes. Le courage d’être lui-même lui vient, dit-il, de sa mère qui l’a toujours soutenu tout au long de sa vie.

« J’ai eu de nombreux centres d’intérêt différents depuis mon plus jeune âge. J’ai toujours eu les cheveux longs, étais ami avec les filles et je n’ai jamais voulu participer aux jeux des garçons. On a essayé de me changer, surtout mon père. »

« C’est dans cette résistance que j’ai grandi. Je me souviens qu’il a essayé de me couper les cheveux une fois, pendant que je dormais, mais il n’a rien pu faire parce que je me suis réveillé. Il m’a emmené à un cours de boxe et m’a même acheté des gants de boxe, mais ça n’a pas fonctionné non plus. »

« Mon père m’interpelle parfois dans la rue pour me demander d’au moins m’habiller “normalement”. Mais je ne veux pas me cacher. Il n’est pas le seul, d’autres membres masculins de ma famille le font aussi. Pour ma propre sécurité, j’ai rompu tout contact avec mon oncle et mon grand-père. »

Drago prend souvent le minibus pour se déplacer dans Roustavi. Il y a deux semaines un homme l’a frappé de l’extérieur du bus et a tenté de s’échapper. (Tamuna Chkareuli/ OC Media)

« Ma mère était la seule lueur d’espoir de ma vie. Elle a toujours été à mes côtés et jusqu’à présent, me soutient quoi qu’il arrive. Quand j’étais petit, elle tenait toujours tête à mon père et me défendait, et maintenant, des années plus tard, les rôles sont inversés. Je défends souvent ma mère lorsque les gens lui disent des méchancetés — ce qui arrive très souvent. La plupart d’entre elles viennent de mon père, mais par chance, nous vivons séparément depuis quatre ans et je me sens libre. »

« En raison de mon identité, mon père voulait nous priver de notre appartement à Roustavi et nous mettre à la porte ma mère et moi, mais grâce au soutien de l’Equality Movement [un groupe de défense des droits des allosexuels*], nous avons obtenu gain de cause au tribunal. »

« Nous sommes bien plus heureux désormais. Je suis heureux et je ne manque de rien grâce à ma mère. Je rêve de partir à l’étranger pour devenir maquilleur professionnel, et elle soutient cette idée. Au début, bien sûr, elle n’approuvait pas ce que je faisais, mais j’ai un revenu décent grâce à mon travail et elle aime que je sois indépendant. »

« Je n’avais que 13 ans la première fois que j’ai appelé la police »

« À l’école, tout le monde m’a étonnamment bien accepté après un certain temps. Les élèves me connaissaient bien et personne n’était agressif à mon égard. J’étais le premier à m’habiller différemment et j’ai subi des intimidations, mais il n’y a jamais eu de violence physique. Je crois qu’ils savaient que je connaissais mes droits et que j’allais toujours les défendre. »

« Je n’avais que 13 ans la première fois que j’ai appelé la police  — ils [les agresseurs] ont tenté de prendre certaines de mes affaires qui avaient l’air différentes. Depuis, j’ai dû appeler la police presque tous les jours. »

« Ma mère m’a appris le plus important — je dois être capable de survivre seul. Il y a des situations dans lesquelles personne ne me défendra, je ne pourrai compter que sur moi-même. »

« La dernière agression s’est produite il y a environ deux semaines, lorsque j’étais assis dans un minibus et qu’un homme m’a frappé de l’extérieur puis a tenté de s’échapper. J’ai pris les numéros des témoins, je suis sorti et j’ai pris une photo de la plaque d’immatriculation de la voiture de mon agresseur et j’ai mémorisé son visage. J’ai pu l’identifier par la suite et maintenant, il va faire face à la justice. »

 « Un vrai parent aime son enfant, quel qu'il soit »

« J’aimerais fonder une famille plus tard, et éduquer mon enfant à être tolérant quoi qu’il arrive. Un vrai parent aime son enfant, quel qu'il soit. Je ne considère pas mon père comme un vrai parent et je n’ai pas honte de le dire. »

« Mes camarades de classe, mes amis et les gens de mon quartier à Roustavi, me reconnaissent et m’aident. Ils me connaissent mieux que mon père. Je suis fier d’être arrivé aussi loin en étant qui je suis, sans avoir baissé les bras. Plusieurs membres de ma famille partagent ce point de vue, notamment le mari d’une parente de ma mère qui s’inquiète sincèrement pour ma sécurité. »

« Pour le 17 mai [la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie], il m’a proposé d’aller faire un pique-nique avec eux pour être en sécurité. Ma mère, pour sa part, n’est pas aussi effrayée. Beaucoup de choses se sont améliorées dans la société, et nous gardons espoir. »

En route pour une réunion avec ses avocats, Drago a déclaré être convaincu que la loi serait de son côté. (Tamuna Chkareuli/OC Media)

« Le jour le plus important pour une personne allosexuelle »

« Le 17 mai est pour moi un jour de lutte contre la haine. C’est un jour de solidarité, et à mon avis le jour le plus important pour une personne allosexuelle. Malheureusement, cette journée a été confisquée par [l’Église orthodoxe géorgienne] et est devenue le jour de la pureté familiale. J’aimerais leur dire que nos familles sont pures également et que nous pouvons nous joindre à leurs célébrations. »

« J’aimerais dire à ceux qui veulent parler à leurs familles, mais qui ont peur de le faire, d’avoir le courage de faire le premier pas. Si vous le faites avec précaution, vous avez de grandes chances d’être acceptés, mais tout dépend aussi des parents. Et je ne crois pas qu’un parent doive avoir une manière de penser “moderne”.  Il n'y a pas de nouveauté dans la notion d'aimer son enfant. »

* (NdT) Allosexuel.lle.s : Néologisme définissant une personne dont la préférence sexuelle est autre que l'hétérosexualité stricto sensu, et qui englobe les individus de toutes les autres orientations sexuelles. Exemple : Les gays, lesbiennes, bisexuels ou transsexuels sont qualifiés d’allosexuels.

Comment le mot “genre” est devenu une insulte en Bulgarie

mardi 21 mai 2019 à 21:18

Des journaux bulgares qui utilisent le mot “genre” (джендър) de différentes façons : au sens péjoratif du terme de la part du tabloïd Telegraf et de manière sarcastique par Pras Pres. Photo de Global Voices, CC-BY.

“Charlize Theron élève son enfant comme un genre,” proclame un gros titre dans l'édition papier du tabloïd bulgare Telegraf datée du 20 avril, représentée ci-dessus. “Un genre met les athlètes en furie,” annonce le titre d'un article de Classa.bg sur un haltérophile transsexuel qui figure également ci-dessus.

En Bulgarie, c'est ainsi qu'est utilisé le terme anglais “gender” (genre) dans sa transcription directe (джендър) : pour dénigrer les minorités sexuelles et les personnes dont le genre est non-conforme. Le mot est aussi souvent utilisé pour rabaisser les féministes et les défenseurs des droits humains.

Quand tu entends parler bulgare et que quelqu'un évoque le terme “genre” comme ça et que tu te demandes si c'est sérieux ou sarcastique.

Un article de l'édition du 17 avril du magazine satirique local Pras Pres écrit par Emil L.Georgiev et intitulé “Le genre ne se rend pas [et] le combat continue” (Джендърът не се предава но борбата продължава), aborde cet usage récent du mot.

Do you fear “the gender,” that dangerously naughty, multi-sexual, anti-constitutional boogeyman with Western European origins, born in Istanbul? He was sent to our country with a subversive mission to sneak into the beds of healthy Bulgarian families at night, and to destroy them in the most abnormal manner. It is horrible, but the healthy forces, represented by the presidency, Bulgarian Orthodox Church, Bulgarian Socialist Party, larger part of the Constitutional Court, and tens of patriotic and religious organizations and foundations, so far has managed to restrain it – to a degree. Because “the gender” doesn't give up so easily.

Redoutez-vous “le genre,” cet épouvantail extrêmement méchant, multisexe et anticonstitutionnel originaire d'Europe de l'Ouest, né à Istanbul ? On l'a envoyé dans notre pays chargé d'une mission subversive, celle de se glisser dans le lit des familles bulgares équilibrées la nuit afin de les détruire en les rendant anormales. Il est affreux mais les forces saines, représentées par le président, l'église orthodoxe bulgare, le parti socialiste bulgare, une grande partie de la Cour constitutionnelle et des dizaines d'organisations et de fondations patriotiques et religieuses, sont à ce jour parvenues à le contenir – à un certain degré. Parce que “le genre” ne se rend pas si facilement que ça.

Dans les années 1990, les féministes bulgares ont milité pour que le terme bulgare actuel pour “genre” (род) soit utilisé en lieu et place de sa transcription anglaise, mais il semble que cette dernière, avec sa connotation dévalorisante, ait pris racine dans les médias et l'ensemble de la société. Le terme transcrit figure même dans l'entrée sur le “genre” de la page en bulgare de Wikipédia.

De fait, l'usage du vocable dans ce sens reflète l'homophobie et la transphobie grandissantes en Bulgarie tout comme la forte dégradation de la situation en matière de traitement des personnes LGBTQ+ et plus largement du respect des droits humains dans le pays – dont sont à l'origine les formations nationalistes qui ont rejoint la coalition au pouvoir en 2017. Depuis lors, le Premier ministre Boyko Borissov [fr] du parti de centre-droit GERB fait ami-ami avec trois partis nationalistes d'extrême-droite qui se qualifient eux-mêmes de Patriotes unis [fr]. Leur programme mêle conservatisme social et national, populisme d'extrême-droite, euroscepticisme, antimondialisme, islamophobie et russophilie.

Selon un article paru sur Pras Pres, des caricatures anti-gay ont été présentées au cours de la 44ème exposition nationale de caricatures qui a démarré le 1er avril dans la capitale Sofia. Ce même mois, des responsables du parti socialiste bulgare et du parti de droite VMRO BND (membre des Patriotes unis) ont tenté de faire interdire une exposition photo intitulée “Balkan Pride” [Fierté des Balkans] dans la ville de Plovdiv, qui accueille au même titre que Matera en Italie l'édition 2019 de la capitale européenne de la culture. Ils ont demandé au conseil municipal de licencier Svetlana Kuyumdjieva, directrice artistique de la fondation publique à l'initiative du festival, mais n'y sont pas parvenus. Le 8 avril, elle a annoncé lors d'un entretien télévisé que l'exposition aurait bien lieu comme prévu.

Mais ce qui est peut-être le plus représentatif de l'homophobie croissante en Bulgarie est le refus du pays d'inscrire dans son droit les principes de la convention d'Istanbul. La Convention d'Istanbul [fr] est la “Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique” et elle a été signée en 2011 par 46 États européens, dont la Bulgarie. Dans un arrêt rendu en 2018, la Cour constitutionnelle bulgare a décidé par 8 voix contre 4 que les principes de la Convention étaient inconstitutionnels car sa définition du mot “genre” comme d'une construction sociale “relativise la frontière entre les deux sexes – masculin et féminin – en tant que biologiquement déterminée.”

Dans son rapport annuel 2018, le Comité Helsinki bulgare, la plus ancienne organisation de défense des droits humains dans le pays, pointe les effets sociétaux de la décision de la Cour constitutionnelle :

Една от целите на мащабната кампания против Истанбулската конвенция бе изключването на защитата както от домашно насилие, така и от основано на пола насилие, която ратификацията на конвенцията би дала на нехетеросексуалните и трансджендър жените и мъжете. Страничен и неочакван ефект на това бе и произнасянето на Конституционния съд, че евентуален бъдещ закон, въвеждащ процедура за промяна на пола в личните документи на трансджендър лица, би бил противоконституционен – извод, който няма опора в Конституцията.

L'un des objectifs de la campagne de grande ampleur contre la Convention d'Istanbul était d'exclure la protection à la fois contre les violences domestiques et basées sur l'orientation sexuelle que la ratification de la Convention garantirait aux personnes non-hétérosexuelles et transgenres. Cela s'est traduit de manière étrange et inattendue par l'arrêt de la Cour constitutionnelle statuant qu'une possible future loi qui mettrait en place un dispositif de changement de genre dans les papiers d'identité des personnes transgenres serait inconstitutionnelle, un verdict qui n'est pas étayé par la Constitution.

Présentation du rapport annuel 2018 par le Comité Helsinki de Bulgarie à Sofia le 23 avril 2019. Photo de BHC, CC-BY.

Le rapport souligne également que, au cours de la seconde moitié de l'année 2018, plusieurs modifications introduites dans la législation ont porté atteinte à la liberté d'expression, de réunion et de religion, à la sécurité des femmes, aux droits des personnes LGBT, des Roms, des réfugiés ainsi que des personnes enfermées dans des asiles psychiatriques et autres lieux de détention.

Au bout du compte, le terme “genre” dans son acceptation péjorative n'a fait que rejoindre un répertoire plus large de mots haineux utilisés contre les défenseurs des droits humains et les militants issus de la société civile.

Parmi ces termes figure également “liberasti” (либерасти), une combinaison des équivalents bulgares des mots “libéral” et “pédéraste”, ou encore “Sorosoidi” (Соросоиди), un terme péjoratif (peut-être originaire de Macédoine du Nord) qui s'applique à quiconque entretient une relation supposée avec le philanthrope états-unien d'origine hongroise George Soros.

‘Envisager une guerre nouvelle': Syrian Archive, censure d'entreprise et efforts pour conserver l'histoire publique en ligne

mardi 21 mai 2019 à 20:58

Les images de guerre disparaissent de la Silicon Valley.

“La Vieille ville de Damas – la mosquée des Omeyyades- دمشق- المدينة القديمة – الجامع الأموي,” Damas avant la guerre. Photo de Hani Zaitoun (CC BY-SA 3.0)

Cet article a été écrit dans le cadre d'un partenariat entre Global Voices et Monument Lab, un studio public indépendant d'art et d'histoire situé à Philadelphie, aux USA. Les liens renvoient à des pages en anglais, sauf mention contraire.

Une des images de guerre les plus obsédantes de l'époque moderne montre cinq jeunes enfants courant pieds nus devant un nuage de fumée. Au centre, une fillette nue, hurlant de douleur sous les effets d'une bombe au napalm larguée par erreur sur son village par les troupes sud-vietnamiennes appuyées par l'armée américaine.

“La terreur de la guerre”, aussi connue sous le nom de la “fillette au napalm”, a été immortalisée par le photographe d'Associated Press Nick Ut en 1972 et a été publiée par les plus grands journaux du monde entier, dont le New York Times.

Bien que montrer la photographie d'un enfant nu fût contraire à la politique du New York Times et d'autres journaux, les rédacteurs en chef firent une exception à cause de la nature emblématique de l'image. La photo obtint plus tard un prix Pulitzer et laissa une empreinte durable sur la compréhension par l'opinion de la guerre du Vietnam et ses conséquences pour les civils.

En 2016, cette même photo fut censurée sur Facebook. L'image avait été mise en ligne par Aftenposten, le plus grand journal de Norvège, dans le cadre d'une série historique sur la guerre. Elle fut retirée presque aussitôt par Facebook parce qu'elle montrait un enfant nu.

Le rédacteur en chef d'Aftenposten Espen Egil Hansen interpella dans une lettre ouverte le PDG de Facebook Mark Zuckerberg l'implorant d’ “imaginer une guerre nouvelle où les enfants seront les victimes de barils d'explosifs ou de gaz neurotoxiques. Est-ce que vous intercepteriez à nouveau les preuves d'atrocités ?”

Facebook rétablit l'image peu après. Dans un entretien au Guardian, un chargé de communication expliqua que Facebook avait renversé sa décision parce que l'image de la fillette, Kim Phuc, était “une image iconique d'importance historique”.

‘Concevoir une guerre nouvelle’

Point n'est besoin de concevoir ou imaginer cette “guerre nouvelle” dont parlait Hansen dans sa requête à Zuckerberg. Elle existe déjà, en Syrie.

J'ai récemment visionné une suite de vidéos montrant les suites d'un bombardement au gaz sarin dans la province d'Idlib, en 2017. Plusieurs d'entre elles montrent des scènes de chaos dans un centre médical. Sur l'une, un adolescent est couché sur le sol, à peine conscient, de la mousse coulant de sa bouche, un signe caractéristique d'exposition au gaz sarin. Une autre montre enfant de peut-être trois ou quatre ans couché sur une table dans un centre médical. Un homme est debout à côté et explique en arabe comment l'enfant a succombé au gaz mortel. L'homme maintient son visage hors du cadre.

Ce ne sont que quelques-unes des centaines, voire milliers, de vidéos de ce type. La guerre de Syrie pourrait être une des plus documentées de l'histoire de l'humanité. Comment cette profusion de vidéos et de photos affectera-t-elle la compréhension de la guerre dans le futur ? Et quelles en seront les conséquences pour les fauteurs de guerre ?

Alors qu'il est devenu de plus en plus difficile et dangereux pour les médias professionnels tels que AP ou le New-York Times de couvrir la guerre, celle-ci a été documentée en détail malgré tout. Téléphones portables à la main, les Syriens ont enregistré et photographié bombardements, tirs d'artillerie, attaques aux gaz neurotoxiques et armes chimiques, et téléversé ces images sur l'internet. La vidéo mentionnée ci-dessus a été prise par SMART News Agency, un collectif connu pour avoir documenté le travail des Casques blancs à Alep.

Des millions de fichiers multimédias circulent en ligne, faisant constamment évoluer la compréhension publique de la guerre et de ses effets sur les vies des gens. Cette abondance documentaire a le potentiel de servir de témoignage dans le domaine public et même de preuves de crimes de guerre, si les dirigeants du régime comparaissent un jour devant la Cour pénale internationale. Elle a le pouvoir de fournir au public une mosaïque d'information et une mémoire de la guerre, des gens dont les vies ont été changées et emportées, et des lieux où tout ceci s'est produit.

Mais la simple quantité du matériau disponible — des dizaines de millions de fichiers, et ça continue — est presque impossible à analyser ou indexer sans aide.

Un collectif de spécialistes des technologies à Berlin essaie de changer cela, un fichier multimédia après l'autre.

 

Ecoutez l'auteur et directrice d'Advox Ellery Biddle discuter (en anglais) de ces questions avec Jackie Zammuto de WITNESS, sur le podcast de Monument Lab :

 

Construire Syrian Archive

Le spécialiste syrien de technologies Hadi Al-Khatib a quitté son pays pour Berlin (Allemagne) en 2011. La même année, il a commencé à assister un groupe d'avocats syrien qui tentaient de collecter des preuves de violations de droits humains au début de la guerre. Le groupe était submergé par les fichiers multimédia et n'avait pas de méthode de vérification ou de classement de l'abondance de médias numériques qui se déversaient déjà hors du pays.

C'était en 2011, quand les soulèvements sociaux qui se propageaient dans le monde arabe étaient à leur apogée, et changeaient le cours de l'histoire en Égypte, Tunisie, Syrie et au-delà. Al-Khatib avait vu personnellement comment la documentation numérique des violations de droits humains pouvait déclencher la protestation et décaler la compréhension des événements fondamentaux dans l'histoire d'un pays.

Mais il savait aussi combien ce genre de récolte de données et documentation pouvait devenir complexe. Les plateformes de médias sociaux les plus accessibles dans le monde étaient optimisées pour les clics et les publicités, pas pour la vérification, la catégorisation ou la compréhension contextuelle.

Al-Khatib recruta quelques collègues pour trouver comment ils pouvaient aider. Le trio passa les trois années suivantes à collecter, vérifier et catégoriser les fichiers multimédia provenant de la guerre.

Mosaïque d'images d'attaques aux armes chimiques et de leurs victimes. Collage par Adam Harvey, Syrian Archive (CC BY-SA 4.0)

En 2014, ils ont lancé Syrian Archive, une base de données publique qui contient aujourd'hui plus de cinq millions de fichiers de photos et vidéos de la guerre.

Syrian Archive n'est pas une bibliothèque en ligne ordinaire. Sa page d'accueil propose des investigations sur les frappes aériennes russes, les attaques chimiques et les tirs d'artillerie qui ont détruit des hôpitaux, des boulangeries et des mosquées.

Le site met au jour les preuves d'attaques par armes chimiques, qui sont interdites par le droit international humanitaire.

Les mots-clés et catégorie que l'on utilise pour fouiller cette archive font entrevoir de façon saisissante son contenu. On peut rechercher des vidéos d'attaques par type d'arme utilisée : bombe-baril, munitions à fragmentation, drones et gaz sarin ne sont que quelques-uns des choix sur le menu déroulant des “armes utilisées”.

C'est le genre de travail normalement entrepris par une agence de l'ONU ou une organisation internationale humanitaire. Mais comme le montrent les matériaux de l'archive, ces institutions n'ont pas pu suivre le rythme de la guerre. Le ministère français des Affaires étrangères et la Commission d'enquête des Nations Unies sur la Syrie ont confirmé que 163 attaques aux armes chimiques ont eu lieu en Syrie. Syrian Archive en a documenté 212.

Si eux ne font pas ce travail, dit Al-Khatib, les documents — et tout ce qu'ils peuvent nous dire de la guerre — pourraient bientôt devenir impossibles à contrôler et vérifier. Certains pourraient être perdus à jamais.

“Ces données sont inutiles si elles ne sont pas étiquetées ou interrogeables”, m'a expliqué Al-Khatib quand nous nous sommes vus à Berlin il y a quelques mois. “Mais s'il y a du contexte, on peut faire beaucoup de choses”.

L'objectif le plus immédiat de leur travail est de fournir les journalistes et travailleurs des droits humains en lots de données interrogeables, vérifiées et contextualisées par des spécialistes des lieux et du de la matière. Dans un avenir pas trop éloigné, le collectif espère que ces vidéos et images serviront de preuves dans des procès pour crimes de guerre contre les parties impliquées, grâce en partie à des partenariats avec le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'Homme et le Centre des Droits de l'Homme à l'école de droit de l'Université de Californie à Berkeley.

Outre la préservation des preuves, Al-Khatib voit aussi l'archive offrir aux générations futures un riche matériau pour reconstituer, historiciser et commémorer la guerre, les individus dont elle a bouleversé et pris les vies, et la Syrie en tant que pays.

“Le plus important, pour moi, est de faire en sorte que ces données soient disponibles pour les dix, vingt prochaines années”, défend-il. “J'imagine que cela pourrait contribuer à un musée, ou à un espace de mémoire numérique”.

Mais pour l'instant, l'équipe a peu de temps pour tirer du sens ou un récit de ces images. Tout ce qu'elle sait, c'est que les images doivent simplement être préservées.

Les images de guerre disparaissent dans la Silicon Valley

Pour collecter ces données, Al-Khatib et ses collègues travaillent directement avec des journalistes et mouvements humanitaires locaux qui documentent la guerre. ils sont très dépendants de Facebook et YouTube, les premières plateformes sur lesquelles ces groupes et innombrables individus postent leurs fichiers. Ils estiment que 90 % des fichiers multimédia de l'archive leur arrivent par l'intermédiaire de ces deux géants des médias sociaux.

Ses collègues et lui ont identifié plusieurs centaines de sources à travers le web social, principalement des pages Facebook et des chaînes YouTube, à partir desquelles leurs systèmes captent de façon automatique des images et vidéos chaque jour. Ce qui leur permet de classer et archiver le matériau de manières que ces plateformes commerciales ne sont pas bâties pour accommoder.

Mais de plus en plus, ils captent les fichiers non plus seulement en vue de les archiver, mais aussi pour les empêcher de disparaître complètement.

Pressées de plus en plus instamment par les gouvernements de nettoyer leurs réseaux de la violence et de la haine, les entreprises comme Facebook et Google, société-mère de YouTube, se bousculent pour censurer la violence explicite et tout ce qui pourrait être lié aux groupes extrémistes violents comme l'EI. Des milliers de vidéos et photos de la guerre en Syrie ont disparu au cours du processus.

Des vidéos qui auraient pu être utilisées comme preuve contre les auteurs de violences ont été supprimées au moment du téléversement, ou censurées par les entreprises peu après avoir été publiées. Elles sont souvent irremplaçables.

Al-Khatib affirme que les entreprises doivent faire mieux que cela. “Les compagnies ont la responsabilité de préserver ces matériaux”, plaide-t-il. “Ce sont des preuves.”

L'équipe de Syrian Archive, à droite : Hadi Al Khatib. Photo aimablement communiquée par Syrian Archive (CC BY-SA 4.0)

Il explique qu'en ce moment même, il n'existe que des solutions modestes et partielles au problème. Ainsi, YouTube autorise les utilisateurs à récupérer les vidéos qu'ils ont mises en ligne mais qui ont été rejetées parce qu'enfreignant les règles de l'entreprise prohibant la violence explicite extrême.

Mais, s'interroge-t-il : “Qu'en est-il si la source n'est plus en vie ? a été arrêtée ? N'a pas accès à ses e-mails ?” Des impasses incroyablement fréquentes en Syrie.

Et il existe une grande quantité de matériaux qui ne voient même jamais la lumière de l'internet public. Nous parlons de l'utilisation par Google de la technologie de l'apprentissage-machine pour scanner les vidéos par rapport au non-respect des conditions d'utilisation, comme la violence extrême explicite. Il y a des cas où des vidéos sont rejetées et purgées du site avant même de devenir publiques.

Nous n'avons aucune idée de ce qui n'arrive pas jusqu'au site”, commente Al-Khatib. “Nous ne connaissons pas chacun. Alors s'ils ne gardent pas [sur leurs appareils], c'est fini.” Il semble se soucier profondément de chaque vidéo, chacune étant un élément de l'histoire.

Parmi les millions de fichiers, il y en a sûrement qui pourraient devenir un jour “des images iconiques d'importance historique” et s'élever au niveau de la photo par Nick Ut de la jeune Kim Phuc fuyant pour sauver sa vie.

Mais si l'individu qui l'a captée la met entre les mains d'entreprises comme YouTube et Facebook, et perd par la suite son appareil, ou sa vie, l'image peut être perdue à jamais.

Comment la technologie dit-elle notre histoire ?

Alors que des millions de personnes ont la capacité de filmer ces images, une petite poignée d'entreprises possédées et gérées par le secteur privé sont les arbitres ultimes de ce qui deviendra public ou non. Soumises à une régulation ou aux responsabilités minimales auxquelles se conformer en vertu de la loi étasunienne, et à des pressions grandissantes pour laisser la violence hors de leurs réseaux en Europe, les entreprises éliminent systématiquement ces matériaux.

Qui examine réellement ces vidéos et décide de ce qui est gardé ou jeté ? Parfois les entreprises paient des individus pour faire ce travail, mais depuis deux ans, les outils d'apprentissage-machine et autres types d'intelligence artificielle deviennent la solution privilégiée (et plus abordable) à ce problème. Si les outils d'AI sont très bons pour reconnaître le contenu d'une image — comme un enfant nu, dans le cas de Kim Phuc — ils ne pourront jamais êtres capables de juger de leur contexte ou de leur signification juridique.

A la différence de la photographie de Ut, soigneusement pesée et contextualisée par Ut et ses rédacteurs à AP, les représentations de la guerre en Syrie sont de plus en plus à la merci de systèmes technologiques, non-humains, qui tranchent entre les images à autoriser ou censurer.

Comment les grandes entreprises de médas sociaux devraient-elles faire face à cette abondance d'images et de vidéos circulant en ligne, dont certaines peuvent servir de preuves vitales de crimes de guerre ou de violations des droits humains ? Et comment les personnes qui assistent à ces faits peuvent-elles les documenter et les préserver dans l'intérêt de la connaissance publique ?

Et s'il existait un espace “médias sociaux” où l'information serait organisée par contexte, portée juridique et signification culturelle ? Cela nous ferait-il voir le présent, et le passé, différemment ?

Syrian Archive ouvre peut-être la voie à un nouveau genre d'espace public en ligne qui s'éloignerait des modèles de la Silicon Valley, tous bâtis pour générer de l'attention dans l'intérêt des revenus publicitaires.

Si le futur de ce sujet reste douloureusement incertain, il y a un certain réconfort à savoir que, dans les prochaines années, ceux qui voudront parler de la Syrie pourront puiser dans cette riche archive de données et de récits.

Écoutez l'auteur et directrice d'Advox Ellery Biddle parler de ces questions avec Jackie Zammuto de WITNESS et l'universitaire spécialiste d'art public Paul Farber sur le podcast du Monument Lab.

Rwanda, 25 ans après le génocide

lundi 20 mai 2019 à 17:08

Félicité Uramukiwe: ‘A cause du génocide, j'ai perdu presque toute ma famille.’ © Belga Image

[Cet article, de Jago Kosolosky, a été publié par le magazine en ligne belge néerlandophone Knack et est reproduit par Global Voices en néerlandais avec l’accord de l’auteur. Les opinions exprimées sont celles de l'auteur de l'article ici reproduit. Tous les liens sont en néerlandais]

Vingt-cinq ans après le génocide rwandais, Knack s’est rendu au pays des mille collines, où les plaies sont loin d’être guéries. « Si le génocide n’avait pas eu lieu, je serais encore avec ma femme et je n’aurais eu besoin d’aucune aide ».

« Alors que je n’étais qu’une jeune fille de douze ans avec deux petits frères à charge, j’ai dû me prostituer. Un homme m’a proposé de nous payer l’école, à mes frères et moi, si j’acceptais de devenir sa maîtresse ». Nifwa Imyaka, 35 ans, était l’une des nombreuses orphelines livrées à elles-mêmes après le génocide rwandais. Elle a obtenu son diplôme, mais son pays restait meurtri et les emplois se faisaient rares. « Je me suis retrouvée avec un autre homme, dont j’ai eu un enfant. » Comme tant d’autres Rwandais à l’époque, il n’a pas pris ses responsabilités et l’a abandonnée. « Je dégoûtais tout le monde. Je n’avais rien à perdre et je suis ouvertement devenue une prostituée. Je pense souvent à ce qu’aurait été ma vie sans ce génocide. » Elle se tait un instant. « Je n’ai même pas pleuré quand mon père a été tué. Tout le monde mourait, j’y étais habituée. Peut-être allions-nous mourir nous aussi. » Grâce à l’aide reçue, Nifwa a réussi à changer de vie. Aujourd’hui, elle vend notamment des fruits pour tenter de survivre avec ses enfants.

Dans le mémorial du génocide, de nombreuses photos de victimes sont exposées. © Jago Kosolosky

Entre avril et juillet 1994, 500 000 à un million de Rwandais ont été tués, le plus souvent atrocement, tandis que 2 millions de personnes ont dû quitter leur foyer. Longtemps, la communauté internationale et les médias se sont tus. Selon le journaliste irlandais de la BBC, Fergal Keane, auteur d’un ouvrage de référence sur le génocide paru en 1995, Season of Blood (Saison de sang), le monde entier avait les yeux rivés sur les élections sud-africaines depuis la fin de l’apartheid. Le Front Patriotique Rwandais (FPR), un mouvement rebelle dirigé par Paul Kagame, avait déjà envahi le Rwanda quatre ans plus tôt et a mis fin au génocide. Par la suite, Kagame se rendra dans des camps de réfugiés, où des participants au génocide se seraient également réorganisés, tuant des centaines de personnes à l’étranger.

Certaines offres, provenant de l’étranger, proposaient de s’occuper d’enfants comme Nifwa, mais elles ont toujours été rejetées par Kagame, qui ne voulait pas qu’une autre génération de Rwandais grandisse hors de son pays. Kagame a grandi en Ouganda suite à la persécution des Tutsis.  Il a acquis une expérience politique et militaire auprès de Yoweri Museveni, devenu président de l’Ouganda en 1986 après que les rebelles eurent repris le pays. Kagame est même nommé à un poste de responsable des services de renseignement avant d’envahir le Rwanda en 1990. Après la reprise du pays, Kagame exerçait un contrôle absolu. Nommé vice-président puis ministre de la Défense, il devint en 2000 président du Rwanda.

© Jago Kosolosky

Le génocide débuta lorsque l’avion du président rwandais hutu, Juvénal Habyarimana, fut abattu le 6 avril 1994. L’accord d’Arusha de 1993, qui devait mettre fin au conflit opposant le FPR au gouvernement, était soudainement devenu caduc. Les Tutsis devaient payer. On ignore si ce sont les extrémistes hutus ou les troupes de Kagame qui sont à l’origine de l’attentat (ce dernier point de vue étant de plus en plus partagé [Note de lGV en français : ce point reste vivement controversé]). Depuis peu, un amendement législatif européen condamne la négation, la minimisation ou la célébration du génocide rwandais ce qui provoque la nervosité des critiques belges de la première thèse.

La violence entre les Hutus et les Tutsis n’était pas nouvelle en 1994. Ce sont des attaques qui avaient fait fuir la famille de Kagame vers l’Ouganda. Mais en 1994, cette violence était sans commune mesure. Les meurtres étaient commis, volontairement ou forcés, par les membres des milices, et incités par les propagandistes qui comparaient les Tutsis à des cafards qu’il fallait exterminer, via la tristement célèbre Radio Télévision Libre des Milles Collines. Toutefois, le professeur universitaire émérite Filip Reyntjens, dans son livre Le génocide des Tutsis au Rwanda, rappelle que les groupes armés de Tutsis se surnommaient eux-mêmes les cafards, car ils envahissaient le Rwanda la nuit, quelques décennies plus tôt.

Dans le mémorial du génocide, de nombreuses photos de victimes sont exposées. © Jago Kosolosky

La responsabilité de la Belgique

Personne, au Rwanda, n’a oublié que la France a continué de soutenir Habyarimana jusqu’au début du génocide, l’armée française sauvant de nombreux étrangers tout en laissant les Tutsis à une mort certaine. Ainsi, en 2009, il a été décidé que l’anglais remplacerait le français comme deuxième langue du pays – après le kinyarwanda. Ainsi, dans le célèbre mémorial du génocide, à Kigali, où furent commémorés cette année les 25 ans du massacre, beaucoup de reproches sont adressés aux Français et à « la communauté internationale incompétente ».

Ancien pays colonisateur, la Belgique est souvent considérée comme exempte de tout reproche, bien que sa participation dans le génocide soit loin d’être négligeable. Après la Première Guerre Mondiale, la Belgique a reçu, de la part de la Société des Nations, un mandat sur le Ruanda-Urundi, les actuels Rwanda et Burundi. Sous l’administration belge, les identités des Rwandais étaient transformées en catégories ethniques qui divisaient le pays. Avant la présence belge au Rwanda, il n’existait qu’une vague distinction entre les habitants les plus anciens du pays (les Twas), les éleveurs (les Tutsis) et les agriculteurs (les Hutus).

Dans un premier temps, la Belgique a fait des Tutsis leur partenaire privilégié. Mais par la suite, sous l’influence des prêtes belges et de leur théologie de la libération, et avec l’approche imminente de l’indépendance du pays, les Hutus ont subitement bénéficié d’un traitement de faveur. Pendant des décennies, on a inculqué aux Rwandais, Tutsis comme Hutus, qu’ils méritaient d’être mieux traités. Bien que le conflit, souvent qualifié de « guerre tribale », n’émerge qu’en 1994, la bombe explosa réellement 30 ans après l’indépendance du pays. La mémoire collective était imprégnée d’une telle injustice historique qu’elle incitait à la violence, tandis que les préjugés alimentaient la haine. Au mémorial du génocide, j’ai entendu un rescapé raconter comment son père avait été coupé en deux, « pour voir s’il saignait réellement ». Les veines des Tutsis n’étaient-elles pas remplies du lait de leurs vaches ?

Thérapie de groupe

Handicap International, l’une des ONG présentes dans le pays, tente de soigner ce qui peut l’être, et lutte contre la violence avec la thérapie de groupe. Chaque groupe de soutien est composé d’autant de bourreaux que de victimes, ainsi que leurs proches. Charles Karangua (52 ans), qui mène ce projet, a aidé « peut-être 100 000 personnes » : « Il est regrettable que la violence soit encore tolérée dans notre société ». Pour Karangua, cette culture de la violence est un héritage direct du génocide : « Le tissu social est complètement détruit ».

Charles Karangua: ‘J'ai travaillé dans l'éducation, mais juste après le génocide, j'ai choisi d'aider les autres.’ © Jago Kosolosky

Comme tant d’autres Rwandais, Karangua semble se transformer quand il évoque ses expériences personnelles durant le génocide : « J’ai perdu environ les deux tiers de ma famille, peut-être plus ». Les larmes lui montent aux yeux. « J’ai travaillé dans l’éducation, mais juste après le génocide, j’ai choisi d’aider les autres. C’est la seule raison pour laquelle je suis encore en vie ». Pour Karangua, la cicatrisation constitue un processus de longue durée : « Le Rwanda a peut-être pansé ses plaies ces vingt-cinq dernières années, mais nous n’oublierons jamais ».

Hypnose

Outre les discussions de groupe, les psychologues de Handicap International traitent aussi les traumatismes grâce à l’hypnose. En 2017, des hypnothérapeutes belges ont ainsi formé des psychologues de Handicap International. La responsable de la formation, Chantal Umurungi, 42 ans, se réjouit de l’introduction de l’hypnothérapie. « Nous évitons de faire revivre les traumatismes ». Les souvenirs resurgissent, mais sont traités avec une certaine distance. « Si votre mari vous bat, ce souvenir vous rendra plus forte ».

Félicité Uramukiwe pendant une séance d'hypnose. © Jago Kosolosky

Agée de 48 ans, Félicité Uramukiwe est l’une des bénévoles du projet ; par le passé, elle avait toutefois été l’une des participantes de ce groupe, alors qu’elle recherchait de l’aide. Deux amies de Félicité, également volontaires, l’assistent lors d’une séance. Elle ferme les yeux, parle puis se met à pleurer. Elle raconte comment elle « a déçu » son mari et sa mère en ne donnant naissance qu’à des filles. Depuis, Félicité a eu neuf enfants, dont quatre garçons ; sa mère, tuée pendant le génocide, n’a malheureusement pas connu ses petits-enfants. La respiration de Félicité s’accélère. « A cause du génocide, j’ai perdu presque toute ma famille. Quand j’ai enfin eu un fils, je n’avais personne avec qui partager ma joie ».

Félicité s’est mariée peu avant le début du génocide; son mari a dû fuir la violence, et ils se sont perdus de vue. « Je n’avais pas d’autre option que celle de rejoindre les rangs du FPR », explique-t-il. Rejoindre l’armée de Kagame constituait souvent la seule issue pour les survivants. Ces troupes ont d’ailleurs vu leurs effectifs augmenter de façon considérable durant le génocide. « Quand j’ai quitté l’armée en 2003, les problèmes ont commencé. Je buvais pour tout oublier, et je battais ma femme. Nos voisins ont cru que j’allais la tuer ». Le divorce ne fait pas partie de la culture locale, et peu de Rwandaises ont encore assez de proches qui peuvent les aider à quitter leur conjoint violent. Mais grâce à Handicap International, Félicité et son mari ont retrouvé le sourire. Elle regarde son mari avec amour quand il affirme n’avoir pas bu une seule goutte d’alcool depuis quatre ans.

Gacaca

Au sommet d’une colline, aux abords du district de Rutsiro, vingt veuves, assises dans l’herbe, confectionnent des tapis de couchage. Gaspard Mundanikure, 66 ans, est l’un des trois hommes du groupe. « J’ai rejoint ces personnes pour ne plus me sentir seul ». L’épouse de Mundanikure a été condamnée par un gacaca, l’un des 12 000 tribunaux populaires du pays qui, depuis 2001, permettent d’obtenir justice sans passer par le système judiciaire classique. Gacaca signifie littéralement « justice dans l’herbe douce », mais Mundanikure estime que la justice n’a pas été rendue. « Pendant le génocide, ma femme devait cuisiner pour les autorités, et a ensuite été condamnée pour cela. Elle s’est enfuie mais est morte avant d’avoir rejoint Kigali ».

Seuls ses yeux injectés de sang et une veine sur son front trahissent l’âge de Mundanikure. « J’ai essayé de nourrir mes dix enfants. Sans le génocide, nous serions tous ensemble, avec mon épouse, et nous n’aurions pas besoin d’aide ».

Au sommet d'une colline, aux abords du district de Rutsiro, vingt veuves, assises dans l'herbe, confectionnent des tapis de couchage. © Jago Kosolosky

Sous Kagame, le pays n’est en aucun cas devenu une démocratie : l’homme a ainsi remporté des élections présidentielles controversées durant l’été 2017, avec 98,79 % des suffrages. Le Rwanda semble toutefois être bien administré. La comparaison avec la République Démocratique du Congo, pays voisin du Rwanda, le montre clairement. Au Rwanda, les rues des grandes villes ne regorgent pas de mendiants. Le pays a également pu faire bonne impression lorsqu’en 2008, l’utilisation de sacs en plastique non-biodégradables a été interdite. La plupart des routes de la capitale sont de bien meilleure qualité qu’en Belgique ; les gratte-ciel de Kigali, financés par des fonds chinois, procurent davantage de modernité à la ville ; la couverture Internet du pays est, quant à elle, impressionnante. Longtemps le Rwanda a pu compter sur les importants flux financiers en provenance de l’Ouest. Mais depuis vingt-cinq ans, tout le monde fait l’éloge de Kagame, de son histoire et de son régime.

Au mémorial du génocide, le message du président « l’unité était présente avant la colonisation » est ainsi souligné : « Nous sommes un seul peuple. Nous parlons une seule langue. Nous avons une seule histoire ». Cette histoire revêt toutefois un aspect politique. L’invasion du FPR est implicitement présentée comme une réaction héroïque face au génocide. Quant à l’accident d’avion de Habyarimana, l’audioguide affirme : « Quels que soient les responsables, ils ne seront probablement jamais retrouvés ».

La visite au Rwanda, qui a donné lieu à cet article, s’est déroulée en octobre 2018 et a été rendue possible par Handicap International. L’organisation est présente dans le pays depuis le génocide, assiste les victimes en mettant notamment en place des groupes de soutien, et utilise depuis peu l’hypnose. L’organisation aide principalement les personnes handicapées qui souffrent de problèmes psychologiques suite à des actes de violence, mais vient aussi en aide aux personnes vulnérables comme les enfants handicapés. Handicap International travaille également avec le Ministère de l’Éducation pour garantir l’accès à l’enseignement à tous, y compris aux enfants handicapés.

Note de GV en français : L'article d'origine se termine par un entretien [en néerlandais] avec la journaliste canadienne Judi Revere, non repris dans la présente traduction.

“La langue est aussi une forme de résistance”

lundi 20 mai 2019 à 12:48

El discurso de Alejandra Sánchez en el Palacio Legislativo

Photo de Fernando Eloy, avec autorisation.

Pour commémorer l'Année internationale des langues autochtones, les institutions gouvernementales, éducatives, et de la société civile se sont associées pour proposer de nombreuses activités, parmi lesquelles, des interventions dans des espaces gouvernementaux de membres de communautés autochtones qui oeuvrent pour la défense et la préservation de leurs langues. Une de ces interventions a eu lieu dans le Palais législatif de San Lázaro [fr], la Chambre des députés mexicains, le 24 avril 2019. Alejandra Sasil Sánchez Chan y a prononcé un discours en maya, et elle a créé l'événement en dénonçant, précisément dans cet espace de pouvoir, les dangers que la culture mexicaine actuelle représente pour le patrimoine indigène du pays. Vous pouvez consulter ici le texte original écrit en maya.

Ce que l'on connait en général de l'univers maya, ce sont les constructions qu'il en reste, mais en réalité, c'est un monde qui vit à travers sa langue. Une langue qui est aussi une forme de résistance, dont l'objectif est de conserver notre identité. Le pouvoir de la parole transcende les gouvernements, les limites politiques, sociales et territoriales. C'est en elle que se révèle la richesse de nos peuples.

L'emploi de nos langues autochtones leur permet de figurer de façon indélébile sur la carte linguistique du Mexique, de survivre aux valeurs sociales, à la langue et à la culture qui caractérisent cette colonisation héritée de la Conquête.

L'Atlas des langues en danger dans le monde de l'UNESCO indique qu'il y a six mille langues dans le monde et que 2 500 d'entre elles sont menacées de disparition. L'Atlas indique aussi que le Mexique est le cinquième pays ayant le plus de langues menacées. De toutes les langues existantes dans le pays, 46 sont considérées comme vulnérables, 35 en danger, 33 sérieusement menacées et 19 en situation critique. En tout, 133 langues dans le rouge.

Actuellement, parler une langue autochtone signifie conserver la racine de ses mots. Cela permet à l'essence et à la vision du monde inhérentes à notre langage de trouver de nouvelles façons de penser. Cela permet à notre identité culturelle de mûrir chaque fois qu'elle retrouve dans sa langue maternelle l'héritage de ses ancêtres.

Ce n'est pas un hasard si les spécialistes des langues ont conçu les langues comme un arbre muni de milliers de branches qui se croisent et se décroisent. Des arbres bien enracinés qui sont tombés sous le poids de la discrimination et de l'oubli. Combien d'univers, de poèmes, de beautés, de sons et de savoirs perdus s'évanouissent chaque fois qu'une langue disparaît. Cette dévastation culturelle devrait nous faire souffrir au plus profond de nous-mêmes, car c'est ainsi que l'on détruit les racines d'un arbre planté depuis bien des générations.

Il ne nous reste que la parole, malléable et puissante, pour continuer à avancer. Qui se transforme, qui évolue vers de nouvelles façons de témoigner de notre univers. C'est pour cette raison que la langue maya, et toutes les langues soeurs, devraient et doivent se transformer en écriture, en moyen de communication, en une voix enregistrée qui soit témoin de la persistance de la source. Et dont les générations futures pourront s'inspirer pour préserver leurs voix et leurs racines.

Pendant très longtemps nous avons été l'arbre. Maintenant nous sommes l'ombre, les troncs abattus, secs et brûlés; les terres dont on nous a dépouillées pour les usines et les grandes industries, les combats perdus contre la force officielle de l'État; les exactions que notre peuple a subies tout au long de ces années et qui se sont banalisées. Oui, nous devons nous faire entendre. Et, plus important encore, nous devons être plus que des spectateurs. Nous devons agir.

C'est pourquoi il est important que ce qui figure dans la Constitution, dans les conventions et dans les lois devienne réalité. La loi générale des droits linguistiques des indigènes précise dans son article six : “L'État adoptera et mettra en place les mesures nécessaires pour garantir que les moyens de communication massive prennent en compte la réalité et la diversité linguistique et culturelle de la Nation mexicaine”. L'article 16 de la Convention 169 de l'OIT [fr] demande que “les États adoptent des mesures efficaces pour garantir que les moyens d'information publics reflètent dûment la diversité culturelle autochtone”.

Les États, sans porter atteinte à l'obligation de garantir pleinement la liberté d'expression, devront encourager les médias privés à dûment refléter la diversité culturelle autochtone.

En d'autres termes, des médias offrant une vision qui est la nôtre, qui s'attaquent à nos problèmes et montrent au reste du monde qu'il existe des sujets plus complexes que l'ambition entrepreneuriale. C'est pourquoi avec K’iintsil, le seul journal en langue maya de la péninsule du Yucatán qui publie depuis quatre ans, nous donnons un sens historique à notre langage. Le journal porte en lui la consigne de respecter l'intelligence, de respecter notre langue, de la rendre visible au quotidien, et de remplir ainsi sa fonction pédagogique.

Le besoin de systèmes éducatifs qui reconnaissent la sagesse de nos peuples, qui ne suivent pas seulement le chemin de la pensée unique de la colonisation, se fait sentir de manière urgente. Des systèmes économiques, artistiques, médicaux, culturels, pour tout, conçus par notre chair et notre pensée.

Chaque mot est un pouls qui persiste contre toute attente, chaque lettre imprimée dans les livres et les moyens de communication numériques est une nouvelle forme de liberté. Une façon d'en finir avec la marginalisation et le racisme, car nous sommes ceux qui portent la voix de nos parents et grands-parents avec dignité et orgueil.

D'où l'importance de multiplier les moyens que nous avons pour communiquer, de nous réjouir de cette langue et d'explorer ses multiples manières de construire de nouveaux mondes, de nouvelles façons d'envisager notre avenir. Nous voulons multiplier des espaces qui nous permettent de communiquer et de vivre en liberté. Des endroits où nos langues maternelles puissent exister comme elles ont existé avant la conquête.

Je ne voudrais pas que ma voix ni celles qui m'ont précédées et qui me succéderont soient applaudies seulement parce qu'elles se sont exprimées dans cette enceinte. Ma demande, et peut-être mon exigence, en tant que citoyenne de l'État mexicain, est que ma langue, nos langues et nos peuples, aient les mêmes chances de survivre et de vivre sans cette ombre qui plane au-dessus et nous éteint peu à peu. C'est pourquoi les actes doivent venir de ceux qui ont la possibilité de faire quelque chose, que ce soit beaucoup ou pas, dans un cadre légal et officiel.

Il suffit de commencer à appliquer ce que disent la loi et le bon sens.

Respecter la parole, c'est le premier pas pour empêcher l'intelligence de capituler.