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Les élèves brésiliens doivent-ils étudier les auteurs portugais ?

jeudi 31 mars 2016 à 23:31
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Les dernières paroles du poète portugais Fernando Pessoa . Photo (“je ne sais pas ce que sera demain”) : Manu Dreuil/Flickr. CC 2.0

(Billet d'origine publié le 15 mars 2016) Dans le cadre de l'optimisation du programme de l'enseignement élémentaire au Brésil, une question a retenu l'attention des enseignants et des médias :  l'obligation ou non de l'étude de la littérature portugaise par les élèves brésiliens .

La directive officielle responsable de ce débat est la BNCC (base nationale de programme commun), mise en place en 2015, qui dessine de nouvelles orientations concernant “ce qu'un élève brésilien est censé connaître lorsqu'il termine son cycle d'enseignement secondaire“.

Le problème est de savoir comment interpréter les nouvelles directives, en particulier les deux énoncées ci-dessous :

Ler produções literárias de autores da Literatura Brasileira Contemporânea, percebendo a literatura como produção historicamente situada e, ainda assim, atemporal e universal.

Interpretar e analisar obras africanas de língua portuguesa, bem como a literatura indígena, reconhecendo a literatura como lugar de encontro de multiculturalidades.

Lire la production littéraire brésilienne contemporaine, considérant la littérature comme une production historiquement située mais également intemporelle et universelle.
Lire et analyser des oeuvres africaines en langue portugaise, ainsi que la littérature indigène, reconnaissant la littérature comme un lieu de rencontres multiculturelles.

Le fait que la littérature portugaise ne soit pas mentionnée dans l'extrait ci-dessus n'a pas manqué d'attirer l'attention au Portugal et au Brésil. Certains soutiennent que des auteurs portugais prestigieux comme Luís Vaz de Camões, Fernando Pessoa, Eça de Queiroz et José Saramago vont être retirés du programme et qu'il manquera aux élèves une partie du contexte nécessaire pour une bonne compréhension de la tradition littéraire brésilienne.

D'autres assurent que ces directives s'inscrivent dans un cadre trop restreint, et que même si on y ajoutait la littérature portugaise, la littérature sud américaine et mondiale n'y  trouverait pas son compte.

Dans une lettre ouverte pour le site d'information en portugais “O Mirante” ( le guetteur) ,  l'écrivain brésilien Eliezer Moreira a fait une critique sévère du BNCC :

Ora, para que a literatura brasileira, ou qualquer outra, seja reconhecida como “lugar de encontro de multiculturalidades” (que linguagem pomposa!) é preciso infinitamente mais do que acrescentar-lhe duas outras. O viés ideológico e o ranço doutrinário da BNCC, nesse tópico, são indisfarçáveis e de um reducionismo ridículo. Na verdade, o que se pode deduzir do texto é algo mais calamitoso do que simplesmente pôr de escanteio a literatura portuguesa. Os professores de ensino médio – aquela fase do ensino em que os alunos costumam decidir suas vocações e seu futuro –, podem se desobrigar de incluir em seus programas de ensino também as literaturas francesa, inglesa, norte-americana e russa – ou seja, nada de Shakespeare, Camões, Dostoievski, Kafka, Fernando Pessoa, Faulkner, Camus e Hemingway, por exemplo.

Vous savez, pour qu'une littérature,  brésilienne ou autre, soit reconnue comme lieu de rencontres multiculturelles, il en faut infiniment plus que lui ajouter une ou deux autres littératures. Le parti-pris idéologique et la fadeur doctrinaire de la BNCC sur ce sujet sont évidents et témoignent d'un réductionnisme ridicule. En réalité ce que l'on peut craindre dans ce texte est quelque chose de bien plus grave mette simplement de côté la littérature portugaise : les professeurs du secondaire, cette période pendant laquelle les élèves choisissent habituellement leur vocation et orientent leur avenir, pourraient, par exemple, être libres d'inclure ou non dans le programme la littérature française, anglaise, nord-américaine ou russe. En conséquence, exit Shakespeare, Camões, Dostoïevski, Kafka, Fernando Pessoa, Camus, Hemingway, par exemple.

Imagem: Farley Santos/Flickr. CC 2.0

Photo: Farley Santos/Flickr. CC 2.0

Dans la Folha de São Paulo, une enseignante universitaire, Flora Bender Garcia, et un professeur du secondaire, expriment leur opinion dans un article  traitant de l'erreur chronologique évidente liée au retrait de l'étude de la littérature portugaise :

Como compreender a cultura popular nordestina, suas canções, seus repentes, seus cantos de aboiar, sua literatura de cordel, sem reconhecer a presença da literatura medieval da Península Ibérica, em particular as cantigas trovadorescas e as novelas de cavalaria?

E Morte e Vida Severina, de João Cabral de Melo Neto, e Auto da Compadecida, de Ariano Suassuna, nada devem ao teatro humanista português de um Gil Vicente? Fugir ao diálogo Brasil/Portugal é negar origens e contextos produtivos.

Comment comprendre la culture populaire du nord-est, ses chansons, ses “repentes” ( chansons d'amour), ses “cantos de aboiar” (chants d'origine galicienne utilisés pour calmer les troupeaux de bovins..), sa littérature “de cordel” = de ficelle (une littérature populaire souvent diffusée sur de petites feuilles illustrées), sans y reconnaître la survivance de la littérature médiévale de la péninsule ibérique et en particulier les “cantigas” des troubadours et les romans de chevalerie.

E Morte e Vida Severina, de João Cabral de Melo Neto, et Auto da Compadecida, de Ariano Suassuna, ne devraient rien au théâtre humaniste portugais d'un Gil Vicente ? Fuir le dialogue Brésil/Portugal, c'est nier les origines et contextes de production.

Le Brésil a été une colonie portugaise entre 1500 et 1815, puis le pays a été élevé à la condition de royaume du fait du transfert de la cour royale portugaise à Rio de Janeiro après l'invasion du Portugal par les armées de Napoléon. Par la suite, en 1822, après le retour de la famille royale au Portugal, le Brésil a obtenu son indépendance. Le legs principal laissé par les Portugais a été leur langue, aujourd'hui unique langue officielle et parlée dans toute l'étendue de ce pays.

Un quotidien portugais reprenant bon nombre des idées développées dans l'article de Flora Bender Garcia dans la Folha, le Diário de Notícias, attribue ce choix de programme à une prise de position idéologique du gouvernement fédéral. Le quotidien en profite également pour ressortir une autre polémique datant de 2011, un livre scolaire brésilien ayant alors minimisé le caractère grammaticalement incorrect d'une phrase en l'expliquant par des formes différentes utilisées au Brésil:

O governo do Partido dos Trabalhadores, de centro-esquerda, é acusado de populismo e de agir de forma ideológica, ao querer privilegiar a cultura indígena e ao ser mais permissivo em relação a questões gramaticais já desde 2011, quando causou choque na classe educadora que num manual escolar distribuído pelo MEC fosse considerada “inadequada e passível de preconceito” mas não errada” a expressão, sem concordância, “nós pega o peixe”.

Le gouvernement de centre-gauche du Parti des travailleurs est accusé de faire du populisme, d'agir par idéologie, de vouloir privilégier la culture indigène, d'être trop permissif dans le domaine grammatical depuis 2011, après un débat provoqué dans le monde enseignant par la présence dans un manuel scolaire officiel d'une expression considérée comme inadéquate, susceptible de modifier la syntaxe, mais considérée comme non erronée : “nós pega o peine” au lieu de ‘” nós pegamos o peixe” =  nous avons attrapé le poisson.

L'universitaire brésilien Anderson da Mata exprime son désaccord avec cette idée que le folklore brésilien aurait son origine dans la littérature portugaise, au centre de l'article de la “Folha” repris dans le “Diário de Noticias”. Il défend les changements proposés sur sa page Facebook personnelle :

Que vergonha desse texto publicado em Portugal que anda circulando por aí sobre a Base Nacional Curricular Comum. Só a ideia de que “Portugal criou o Brasil”, pelo colonialismo rasteiro, já merecia fazer com que o texto fosse ignorado.

Não custa lembrar que a história da literatura portuguesa foi “excluída” dos currículos da educação básica no Brasil há quase vinte anos. O objetivo não poderia ser mais claro: menos história da literatura, mais literatura.

E ninguém está proibido de ensinar a meninada a ler com Camões, Alcoforado ou Pessoa, ok? Mas o foco é esse: ensinar a ler.

Quelle honte de voir ce texte sur la “Base Nationale Programme Commun” publié au Portugal, circuler encore par ici. La seule idée que “le Portugal aurait créé le Brésil ” par un colonialisme à ras de terre, suffisait déjà pour préférer que ce texte soit oublié.
Il ne coûte rien de rappeler que l'histoire de la littérature portugaise a été déjà exclue des programmes de l'éducation nationale depuis presque vingt ans. L'objectif ne peut pas être plus clair : moins d'histoire de la littérature mais plus plus de littérature.
Et il n'est interdit à personne d'apprendre aux enfants à lire en se servant de Camôes, Alcoforado ou Pessoa, ok ? Le but étant toujours le même : apprendre à lire !

A la suite de ces réactions, le Ministère de l'Education a fait paraître un communiqué de presse insistant sur le fait que la littérature portugaise ne serait pas retirée du programme, que ce qui allait se mettre en place  était un changement dans la manière de présenter le contenu, sans entrer dans les détails.

Na proposta de Base Nacional Comum Curricular (BNCC), o estudo de obras literárias brasileiras deve ser realizado em conexão direta com a leitura e o estudo de obras clássicas da literatura portuguesa.

Dans la proposition de Programme National commun de base (BNCC), l'étude des oeuvres littéraires brésiliennes doit être faite en connexion directe avec la lecture et l'étude des oeuvres classiques de la littérature portugaise.

Sur son blog O Jornal do Romário, le linguiste Marcos Bagno se demande pour quoi ce débat n'insiste pas plus sur l'absence d'autres littératures au lieu de se figer exclusivement sur l'antériorité portugaise de la culture brésilienne :

Por que ninguém faz protesto contra a não obrigatoriedade do ensino na escola da literatura africana de expressão portuguesa — uma literatura com fascinantes identidades próprias, fecunda, que recicla os cânones ocidentais, que fala de realidades sociais e culturais muito próximas de nós? Cadê o abaixo-assinado?

Por que não se convoca passeata para que se torne obrigatório o ensino da literatura latino-americana, a mais rica e influente da segunda metade do século XX, produzida em países do nosso próprio continente, com uma variedade de gêneros e temas tão vasta quanto a porção do mundo que se estende de Tijuana a Ushuaia?

On se demande pourquoi personne ne proteste contre l'absence d'obligation dans les écoles d'un enseignement de la littérature africaine d'expression portugaise, une littérature qui présente des identités propres fascinantes, une fécondité permettant de recycler les canons occidentaux, et qui décrit des réalités sociales et culturelles très proches des nôtres ?

Pourquoi n'organise-t-on pas de défilés dans les rues pour rendre obligatoire l'enseignement de la littérature latino américaine, la plus riche et la plus influente de la deuxième moitié du XXe siècle. C'est une production issue des pays de notre propre continent , qui présente une grande variété de genres et de thèmes, aussi vaste que les terres qui s'étendent de Tijuana à Ushuaia !

La question de savoir quoi inclure dans le nouveau programme était ouverte à la consultation publique jusqu'au 15 mars 2016, sur le site du Ministère de l'Education. Ce ne sera que la première étape vers la finalisation du futur programme d'enseignement au Brésil car il devra être revu au niveau des réseaux scolaires des différents Etats et municipalités du Brésil avant de pouvoir entrer en vigueur en juin 2016.

Le Japon en 1916, des films étonnants du néerlandais Michael Rogge

jeudi 31 mars 2016 à 21:27
Pathé News

Le Japon en 1916 – Pathé News. Capture d'écran de Michael Rogge YouTube Channel

Michael Rogge (tous les liens sont en anglais), un utilisateur de Youtube, possède une étonnante collection de vidéos de la vie quotidienne au Japon et dans d'autres pays d'Asie comme Hong Kongla Malaisie et I'Indonésie au siècle dernier. Il a tourné lui même quelques unes des vidéos lors de séjours à Hong Kong et au Japon dans les années 60. D'autres videos de la collection Rogge proviennent de programmes de télévision et de films d'actualité qu'il a récupérés, numérisés et téléchargés sur le Net.

Rogge a, par exemple, téléchargé cet enregistrement de Pathé News qui donne une idée de la vie au Japon en 1916 :

Il a mis en ligne des centaines d'autres clips, y compris des films d'actualité allemands d'avant-guerre sur le transport du bois sur des rivières peu ou pas navigables au Japon:

Selon son autobiographie en ligne, Rogge serait né à Amsterdam en 1929.

En 1949, il obtient un emploi à Hong Kong et commence immédiatement à photographier des scènes de la vie quotidienne. Beaucoup de photos de cette époque-là ont été  mis en ligne sur son compte Flickr.

Dans un interview que le consulat néerlandais de Hong kong a republié en 2012, Rogge raconte : “Ce que je ne savais pas, c'est que pratiquement aucune de ces scènes ordinaires de la vie n'étaient préparées. J'ai vraiment apprécié de faire mes photos et mes films pour mon propre plaisir, bien plus que pour en faire un journal destiné à ma famille. Ça été le but de ma vie”.

Rogge a résidé également. au Japon plusieurs années autour de 1950

Vous pouvez voir ci-dessous un court métrage fait pour sa famille, dans le but de montrer sa vie quotidienne à Kobé en 1958.

Il a passé six ans à Hong Kong puis a résidé au Japon de 1955 à 1960. Il est ensuite rentré aux Pays-Bas en 1961.

Ce sont les films et photos de Rogge à Hong Kong qui ont le plus attirés l'attention.

Un blogueur, David Derrick note ce qui suit :

Filmopnames bekijken van Aziatische steden zoals ze een of twee generaties geleden waren, is boeiend als je ze nu kent, omdat het minder moeite vergt om je een voorstelling te maken van hoe ze een eeuw geleden waren dan hoe ze in 1950, '60, '70 of '80 waren. Ik zag Hong Kong voor het eerst in het voorjaar van '84 en ben er ongeveer vijftig keer geweest tussen toen en 1997.  Sedert de overdracht ben ik slechts twee of drie keer terug geweest. Singapore zag ik voor het eerst in '84 en ik ben er wel al vijfentwintig keer geweest.

J'ai vu Hong Kong pour la première fois au printemps 84,  j”y suis retourné une cinquantaine de fois jusqu'en 1997, puis seulement deux ou trois fois depuis la restitution de ce territoire à la Chine. J'ai découvert Singapour pour la première fois en 84 et j'y suis bien retourné une cinquantaine de fois : je peux dire que ces petits films sur les pays asiatiques sont captivants d'authenticité dès lors qu'une ou deux générations sont passées car il faut moins d'efforts pour vous faire une idée de ce qu'ils étaient il y a un siècle que pour les années 50, 60, 70 ou 80.

Michael Rogge est toujours actif sur Flickr, YouTube et sur son propre site.

Petit guide pour mieux comprendre la crise politique qui secoue le Brésil

jeudi 31 mars 2016 à 18:40
More than 1 million anti-government protesters are said to turn out in São Paulo. March 16, 2015. Photo: Radio Interativa / CC 2.0.

La manifestation contre le gouvernement aurait rassemblé cinquante mille personnes à São Paulo. 13 mars 2015. Photo: Radio Interativa / CC 2.0.

Depuis un mois, le Brésil est pris dans une spirale infernale, et les événements s'enchaînent avec une telle rapidité que se déconnecter ne serait-ce qu'un instant fait courir le risque de manquer les dernières infos explosives.

Que s'est-il passé ces dernières semaines?

Les troubles ont démarré au début du mois lorsque Luiz Inácio Lula da Silva, président du Brésil entre 2003 et 2010, a été conduit dans les locaux de la police fédérale pour y être interrogé. Puis la présidente actuelle, Dilma Rousseff, a nommé Lula chef de cabinet dans ce qui semble être une manœuvre pour le mettre à l'abri d'un procès.

« L'opération Lava Jato » – une enquête de grande envergure sur fond de pot-de-vins impliquant l'entreprise pétrolière d'Etat Petrobras et plusieurs entreprises importantes de construction— a entraîné l'arrestation de plus d'une douzaine de responsables politiques depuis 2014. Le parquet cherche à présent à savoir si Lula a bénéficié de faveurs de la part des sociétés impliquées dans l'affaire. Après son arrestation le 4 mars, Lula a été libéré sans être officiellement inculpé. 

Suite à la nomination de Lula, Sergio Moro, le juge chargé de l'opération Lava Jato (« Lava Jato » signifie « lave-auto »), a rendu public près de 50 bandes de conversations téléphoniques entre Lula et ses alliés. L'enregistrement le plus explosif est un appel à Dilma Rousseff qui a eu lieu quelques heures seulement avant que les bandes ne soient mises en circulation. Dans cet appel, la présidente propose d'envoyer à Lula une copie de sa nomination « au cas où », ce que certains ont interprété comme voulant dire « au cas où il en aurait besoin pour éviter d'être arrêté ». Un autre enregistrement révèle la tentative de Lula d'influencer Rosa Weber, juge au Tribunal fédéral suprême.

Lorsque le journal de 8 heures au Brésil a diffusé les enregistrements audio, des protestations massives ont éclaté dans le pays et la capitale.

Le juge Moro est devenu une figure centrale au Brésil et beaucoup parlent de lui comme d'un héros national. D'autres l'accusent cependant de prendre parti, et se demandent s'il n'a pas franchi une limite en rendant public les enregistrements.
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Des internautes ont trouvé les comptes de réseaux sociaux de l'un des juges qui a introduit une motion pour s'opposer à la nomination de Lula. Il a supprimé les comptes, mais des captures d'écran de ses posts en faveur des protestations contre le gouvernement ont rapidement circulé sur Internet. Image: Facebook (largement partagée)

La nomination de Lula a également provoqué une guerre judiciaire, et le Tribunal fédéral suprême a reçu 13 motions de révocation le concernant. L'un des juges ayant soumis une motion est devenu célèbre sur la Toile après que des internautes ont trouvé des comptes sur des réseaux sociaux où il avait posté des photos de lui en train de participer à une manifestation anti-gouvernement et dans lesquels il se prononce ouvertement contre le Parti des travailleurs (le parti de Lula et Dilma Rousseff). Une décision préliminaire du Tribunal suprême du Brésil a suspendu la nomination de Lula.

Dilma Rousseff n'est quant à elle pas officiellement impliquée dans l'opération Lava Jato, mais le Congrès national du Brésil a lancé une procédure de destitution contre elle, au motif qu'elle a manipulé des comptes du gouvernement pour masquer une augmentation du déficit. Que cela constitue ou non une raison valable d'un point de vue légal pour destituer la présidente ne fait pas consensus, et beaucoup reprochent au Congrès d'utiliser les remous politiques actuels dans le pays à des fins partisanes.

Dans le même temps, le Tribunal électoral brésilien rendra bientôt son jugement sur les possibles irrégularités lors des campagnes électorales de Dilma Rousseff en 2010 et 2014. Un jugement défavorable entraînerait la destitution de celle-ci ainsi que de son vice-président, ce qui imposerait la tenue de nouvelles élections anticipées.

Qu'est-ce que l'opération Lava Jato?

Cette opération, l'une des plus vastes enquêtes pour corruption de l'histoire du Brésil, a commencé en 2009 dans le cadre d'une investigation sur fond de blanchiment d'argent impliquant un dirigeant politique local de l'Etat du Paraná, dans le sud du Brésil. De 2009 à 2014, l'enquête a mis au jour un énorme scandale de corruption au sein de l'entreprise pétrolière d'Etat Petrobras qui impliquait des responsables politiques de différents partis ainsi que les plus grandes entreprises de construction du pays.

Dans cette affaire, de hauts dirigeants de Petrobras et des sociétés réunies en cartel ont conspiré pour surfacturer à l'entreprise pétrolière des travaux de construction et des services. Le surplus dégagé a profité aux sociétés et aux dirigeants de Petrobras, qui ont souvent partagé l'argent avec des lobbyistes et des personnalités politiques (auxquelles de nombreux cadres de Petrobras doivent leur poste). D'après les estimations de la police fédérale, la combine a causé 10 milliards de dollars de pertes à l'entreprise. Jusqu'à maintenant, 93 personnes ont été condamnées dans le cadre de cette enquête, dont des responsables politiques très en vue et des propriétaires d'entreprises de construction.

De quoi est accusé Lula?

Lula speaks to a crowd of 100,000 people in São Paulo on March 18. Photo: Agência Brasil, CC 3.0.

Lula s'adresse à une foule de 100,000 personnes à São Paulo le 18 mars. Photo: Agência Brasil, CC 3.0.

Les sociétés de construction impliquées dans l'affaire de corruption portant sur Petrobras ont rénové deux propriétés qui pourraient appartenir à Lula: un appartement en bord de mer et une maison de campagne. Les deux biens immobiliers sont enregistrés au nom d'amis personnels, mais les enquêteurs ont découvert des indices qui laissent penser que ce sont Lula et sa famille qui occupent en réalité les propriétés. Les sociétés ont aussi versé des dons à la fondation de l'ex-président et sponsorisé certaines de ses conférences. Lula a formellement nié toute faute. Le parquet doit encore prouver qu'il existe un échange évident de bons procédés entre les faveurs dont il a bénéficié et les contrats passés avec Petrobras. 

Le juge Sergio Moro est-il allé trop loin?

Judge Sergio Moro, in charge of Operation Lava Jato (“Car Wash”). Image: vejapontocom / YouTube

Le juge Sergio Moro, en charge de l'opération Lava Jato («lave-auto»). Image: vejapontocom / YouTube.

Moro prétend que sa décision de ne pas tenir secrets les enregistrements était motivée par l'intérêt général, ce qui lui fait dire que «La démocratie dans une société libre requiert que ceux qui sont gouvernés soient au courant de ce que font les gouvernants, même lorsque [ceux-ci] tentent d'agir en s'abritant sous le voile des ténèbres.» Plusieurs experts judiciaires affirment toutefois que la mise sur écoute devrait uniquement servir lors des procédures judiciaires, et qu'elle ne constitue pas une fin en soi. Le juge Teori Zavascki a apporté son soutien aux détracteurs de Moro, estimant que l'enquête qui vise Lula devrait relever de la compétence du Tribunal fédéral suprême.

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Des activistes ont accroché une banderole devant la maison du juge Teori Zavascki le qualifiant de traître, suite à sa décision de remettre toutes les enquêtes concernant Lula au Tribunal fédéral suprême. Photo: Vem Pra Rua / Facebook.

Il n'est pas non plus certain que Moro avait le droit de rendre public un appel impliquant la présidente brésilienne, étant donné que seul le Tribunal suprême a le pouvoir de juger un chef d'Etat et les ministres de son cabinet, ce qui est désigné sous le nom de «forum privilégié.»

Pour compliquer encore les choses, l'appel entre Lula et Dilma a été intercepté quelques heures après que la mise sur écoute a été officiellement suspendue. Des spécialistes des nouvelles technologies ont déclaré que, étant donné que toutes les interceptions et les enregistrements sont effectués par les opérateurs télécoms, il y a toujours un décalage entre une décision de justice et la suspension réelle. Mais beaucoup se demandent maintenant si, en cas de procès par le Tribunal fédéral suprême, la valeur juridique des enregistrements sera reconnue.

Dilma Rousseff peut-elle être destituée?

Plus de 30 motions de destitution ont été soumises à la chambre basse du Congrès l'année dernière, mais c'est seulement il y a deux semaines—dans le chaos qui a régné suite à la nomination de Lula comme chef de cabinet—que l'une d'elles a finalement été approuvée en session plénière. 

La motion accuse Dilma Rousseff de manipulation fiscale pour avoir dissimulé une hausse du déficit dans les comptes publics. Elle nie toute action frauduleuse et ses avocats soutiennent que l'accusation n'est pas suffisamment étayée pour entraîner la destitution d'une présidente en exercice. Dilma a elle-même qualifié l'initiative de tentative de coup d'Etat.  

Members of Congress advocate impeachment at a special House session. Photo: Antonio Cruz / Agency Brazil / CC 3.0.

Des membres du Congrès se prononcent pour la destitution lors d'une session parlementaire spéciale. Photo: Antonio Cruz / Agência Brasil / CC 3.0.

La destitution sera sans doute mise en débat lors d'un vote mi-avril. Si ses défenseurs obtiennent une majorité des deux tiers au Parlement, la motion sera envoyée au Sénat. Il est difficile de savoir si Dilma survivra à une destitution. L'un des faits majeurs sera de voir si le PMDB, le parti majoritaire dans les deux chambres, se désolidarisera du parti de la présidente Rousseff. (Le PMDB est le parti de Michel Temer, le vice-président brésilien, qui prendrait le pouvoir si Dilma est destituée).

Un groupe moins important de parlementaires défend une proposition alternative: un référendum révocatoire sur le maintien ou non de Dilma Rousseff à son poste. Il faudrait pour organiser un tel référendum amender la constitution brésilienne (un processus fastidieux) car il n'existe pas actuellement de cadre juridique portant sur la destitution d'un chef d'Etat par référendum. Les partisans de cette «voie intermédiaire» affirment que la procédure de destitution manque de fondement juridique et que le Congrès ne peut évincer une présidente uniquement parce qu'elle est impopulaire – mais ils mettent en avant le fait que le peuple pourrait, lui, en avoir le droit.   

Qui sont les soutiens du gouvernement actuel ? Et les opposants ?

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La photo d'un couple de Blancs accompagné d'une nourrice noire lors de la manifestation du 13 mars a circulé sur Internet comme «symbole» de ces Brésiliens des classes moyennes supérieures qui exècrent le parti politique de Dilma Rousseff. Mais la nourrice a déclaré par la suite à un journal local qu'elle aussi avait voté contre le parti de la présidente lors des deux dernières élections. Photo: largement partagée dans les médias sociaux.

Les défenseurs du gouvernement actuel ont tendance à dire que les détracteurs du parti politique de la présidente, le Parti des travailleurs, appartiennent aux classes moyennes supérieures blanches et aisées. Certaines études corroborent en partie cette idée, mais des preuves solides montrent aussi que les différences entre groupes pro et anti-gouvernement sont seulement marginales.

Selon une étude menée par l'Institut de recherche Datafolha et portant sur deux manifestations récentes à São Paulo (l'une pour et l'autre contre le gouvernement), les manifestants hostiles au gouvernement avaient 13 pour cent plus de chance de gagner plus de 27600 dollars US par an [environ 24385 euros]. De la même façon, la probabilité qu'ils soient fonctionnaires était moins élevée, et ils étaient plus susceptibles de posséder leur propre affaire.

Toutefois, près de 80 pour cent des participants aux deux manifestations possédaient un diplôme universitaire (dans une ville où seule 28 pour cent de la population termine le secondaire) et plus de la moitié gagnait 15600 dollars US par an [environ 13756 euros], contre seulement 23 pour cent des habitants de São Paulo.

Au final, cela montre que la plupart des personnes qui sont descendues dans la rue appartiennent aux classes moyennes. Désormais, alors que la crise nationale s'éternise, la polarisation entre les deux camps semble s'accentuer. Voilà peut-être la tendance la plus inquiétante de toutes.

#JusticeForTonu devient viral après le viol et le meurtre d'une étudiante au Bangladesh

mercredi 30 mars 2016 à 20:48
Banner asking for Justice for Tonu. Courtesy Justice for Tonu Facebook page.

Bannière de la page Facebook Justice for Tonu, reproduite avec autorisation.

Ces dernières années, le Bangladesh a connu une augmentation inquiétante des cas de viols. Une tendance qui se confirme cette année encore. Le pays est actuellement en proie à une vague d'indignation suite au viol et au meurtre sauvage d'une étudiante de 19 ans.

Le corps de Sohagi Jahan Tonu, une étudiante de deuxième année de l'université Victoria, a été retrouvé aux alentours des baraquements de l'armée de la ville de Comilla, dans l'Est du pays. Son visage portait les stigmates de coups d'une extrême violence. A Comilla comme dans le reste du Bangladesh, les citoyens sont de plus en plus nombreux à réclamer qu'une enquête soit rapidement menée et que justice soit rendue.

La plupart des personnes résidant dans la zone où le corps de Sohagi a été retrouvé sont des militaires et des employés administratifs de l'armée.

Ces zones, nommées « cantonnements », sont généralement considérées comme sûres, car elles abritent plusieurs postes de contrôle limitant les déplacements des personnes extérieures.

Sohagi était étudiante en deuxième année d'Histoire à l'Université Victoria de Comilla, et était un membre actif du club de théâtre.

Elle travaillait à mi-temps en tant que professeur particulier pour financer ses études. Dans l'après-midi du 20 mars 2016, elle s'est rendue chez l'un de ses élèves et n'est jamais rentrée chez elle.

Ses proches, partis à sa recherche, ont retrouvé le lendemain son corps dans des broussailles, à l'intérieur du cantonnement.

Le 24 mars, le rapport d'autopsie a confirmé qu'elle avait été tuée après avoir été violée. La police n'a pas identifié de suspect.

Bien que la mort de Sohagi Tonu soit rapidement devenue un sujet de conversation national, les médias sont restés étonnamment silencieux sur l'affaire, jusqu'à ce que des manifestations soient organisées à travers le pays à partir du 24 mars.

Selon des activistes, l'armée aurait exigé qu'aucune manifestation ne soit tenue dans le périmètre du cantonnement.

Sur Facebook et Twitter, les internautes ne comprennent pas comment un tel drame a pu se produire à l'intérieur du cantonnement :

En tant que fille d'un officier de l'armée, Shimana Rahman Anchal a passé toute sa vie dans différents cantonnements. Elle explique :

ক্যন্টনমেন্ট এ বাইরের মানুষের ঢুকতে পরিচয় ও সাথে যোক্তিক কারন দেওয়া লাগে। এতে মানুষ বিরক্তও হয় কিন্তু এগুলা নিরাপত্তার জন্যই করা হয়। সেখানে বাইরের থেকে কেউ এসে ক্যন্টনমেন্টের ভিতরে কোন মেয়েকে রেপ করে হত্যা করার মত অসাধ্য সাধন করা কারো পক্ষ্যেই সম্ভব না। মানুষ তো এত বোকা না। সবাই বুঝতেসে এটা ভিতরের কারোরই কাজ। ফুল প্ল্যানিং এর মাধ্যমে করা এই হত্যা একটা পরিবারকে ধংস করে দিল। আর যদি এটা কোন সিভিলিয়ান করে তাইলে কোথায় ক্যান্টনমেন্টের নিরাপত্তা। #‎justiceforTonu‬

Lorsqu'une personne vivant en dehors du cantonnement souhaite y entrer, elle doit fournir une pièce d'identité ainsi que la raison de sa venue. Cela gêne parfois les visiteurs mais tout ceci est fait pour des raisons de sécurité. Dans ce contexte, il est très dur pour quelqu'un d'extérieur au cantonnement d'y entrer et de commettre un viol. Les gens estiment donc que ce crime a été commis par une personne vivant dans le cantonnement. Ce meurtre a détruit une famille. S'il a été perpétré par quelqu'un de l'extérieur, quels enseignements peut-on en tirer sur la sécurité au sein du cantonnement ? #JusticePourTonu

Rapidement, des photos de Tonu et des manifestations ont envahi les réseaux sociaux. Un grand nombre d'entre elles sont accompagnées du hashtag #JusticeForTonu, laissant ainsi transparaitre l'inquiétude partagée par de nombreux internautes que les médias traditionnels ne couvrent pas l'affaire comme ils le devraient.

Sur Facebook, l'internaute Only Turag écrit :

Sohagi Jahan Tonu is raped & killed yesterday ! She is not the first! There were more before her! There will be more after her!
May be that will be you.. Or your sister.. Or your daughter.. Your mother.. Your wife!
If not for her, stand for yourself!
Stand for ‪#‎JusticeforTonu‬

Sohagi Jahan Tonu a été violée et tuée hier ! Elle n'est pas la première ! Il y en a eu d'autres avant elle ! Il y en aura d'autres après elle ! Cela pourrait être vous… Ou votre soeur… Votre fille… Votre mère… Votre épouse !

Si vous ne le faites pas pour elle, faites-le pour vous : réclamez #JusticePourTonu

Certains net-citoyens ont également souligné que, dans un pays conservateur comme le Bangladesh, les choix vestimentaires d'une femme étaient souvent pointés du doigt dans les affaires de viols.

Pourtant, Tonu portait le hijab (appelé « hizab » au Bangladesh), souvent considéré comme un moyen de se protéger des violences.

La peine maximale encourue pour un viol au Bangladesh est la prison à vie, tandis que le meurtre est puni de mort par pendaison.

Manifestations

Tout au long de la semaine, des étudiants et des activistes se sont rassemblés, ont formé des chaînes humaines, participé à des marches de protestation et ont même bloqué l'autoroute.

Mercredi 23 mars, les manifestants ont menacé de paralyser la ville si les autorités n'arrêtaient pas les coupables dans les 48 heures. A Comilla, ils étaient des milliers à protester dans le centre-ville.

En marge des manifestations, beaucoup de Bangladais partagent le sentiment de l'utilisateur Facebook Dibyo Tantrik, qui accuse le gouvernement de tenter de « gagner du temps » en s'abstenant de répondre immédiatement à l'incident.

Selon les manifestants, l'apathie des autorités face à de tels cas de viol et de meurtre est une preuve de plus de la nécessité de protester.

Ganajagaran Mancha, une plateforme issue du mouvement de contestation Shahbag, a organisé un rassemblement sur la place Shahbag de Dhaka, réclamant justice.

En parallèle, plusieurs organisations dont Nari Sanghati (une association de défense des femmes), l'Union des Etudiants du Bangladesh et la Fédération des Etudiants du Bangladesh ont également manifesté en signe de protestation.

Selon les statistiques de l'Association Nationale des Femmes Avocates du Bangladesh (Bangladesh National Woman Lawyers’ Association, BNWLA), au moins 241 cas de viols ont été rapportés entre janvier et mai 2015.

Leur nombre serait également en hausse depuis 2010.

Les statistiques de l'organisation indiquent que 789 cas de viols ont été signalés en 2014, 719 en 2013, 836 en 2012, 603 en 2011 et 411 en 2010.

En 2015, 85 femmes et enfants indigènes ont été victimes d'abus sexuels, selon un rapport sur les droits humains des peuples indigènes au Bangladesh.

L'ère de l'extrémisme autonome est terminée

mercredi 30 mars 2016 à 00:55
Residents of Dublin show solidarity with victims of a bomb blast in Ankara that killed over 100 people. Screen capture from YouTube video shared by Workers Solidarity Movement.

Des habitants de Dublin solidaires des victimes de l'attentat à la bombe qui a fait plus de 100 morts en octobre dernier. Capture d'écran d'une vidéo sur YouTube partagée par le Mouvement de Solidarité avec les Travailleurs.

Après les deux attentats qui ont coûté la vie à au moins 30 personnes dans la matinée du 22 mars à Bruxelles, une fois encore les européens sont frappés par l'extrémisme qui touche de plus en plus leur monde autrefois sécurisé.

Jusqu'à il y a quelques années les attentats à la bombe ne visaient presque exclusivement que les pays du Moyen Orient, et l'information sur ces attentats parvenait rarement aux habitants des pays les plus riches. Aujourd'hui, cependant, la terreur est devenue internationale. Les effets pervers de la globalisation menacent les riches comme les pauvres, les musulmans et les athées, les belges et les turcs, sans espoir d'amélioration.

L’ attentat du 13 mars qui a coûté la vie à 37 personnes à Ankara, en Turquie, démontre à nouveau qu'il y a deux poids deux mesures. Tous ceux qui ont la chance de vivre dans des régions du monde relativement prospères et ‘civilisées’ ne sont pas aussi sensibles à l'injustice qui règne au-delà de leurs frontières que ce que l'on pourrait croire.

Je suis turque, étudiante en master à Rome. J'habite cette ville européenne chargée d'histoire depuis septembre 2015, et je m'y suis fait des amis originaires d'Italie, d'Allemagne, de Géorgie, du Pérou, de France et de bien d'autres pays.

Je me souviens très bien de la nuit du 13 novembre 2015, quand les attentats terroristes ont tué 130 personnes à Paris.

“. . ce même soutien a été étrangement absent il y a deux semaines après les attentats d'Ankara, par le groupe de nationalistes kurdes les Faucons de la Liberté du Kurdistan (TAK). Au sein de mon réseau international d'amis Facebook, aucun n'a ajouté l'étoile et le croissant turc sur sa photo de profile. . . “

Nous étions tout un groupe prêt à sortir quand l'information est tombée. Certains ne sont pas venus avec nous cette nuit là, soit parce qu'ils avaient des amis bloqués au centre de Paris, soit parce qu'ils avaient peur d'autres attentats en Europe. J'avais peur moi aussi. Et pour nous qui étions sortis, l'incident a gâché la soirée, et nous n'avons parlé que des attentats. Ce fut la même chose durant les jours qui ont suivi. Le monde entier soutenait les parisiens. Les abonnés de Facebook téléchargeaient l'image du drapeau français sur leurs profiles.

Cependant, ce même soutien a été étrangement absent il y a deux semaines après les attentats d'Ankara, par le groupe de nationalistes kurdes les Faucons de la Liberté du Kurdistan (TAK). Au sein de mon réseau international d'amis Facebook, aucun n'a ajouté l'étoile et le croissant turc sur sa photo de profile (bien que je ne sois pas nécessairement pour ces marques de solidarité sur les profiles Facebook), aucun n'a publié des informations ou mis à jour son statut par rapport à l'incident.

Le lendemain de l'attentat, presque aucun de mes amis étudiants de Master ne m'a demandé des nouvelles de ma famille et de mes amis en Turquie. Il n'y a pas eu de hashtag spécifique pour condamner cet horrible évènement. Je n'ai lu qu'indifférence sur le visage de mes amis ou sur mes messages des réseaux sociaux.

Cela m'a bouleversée, comme si une part importante de mon identité, et même de ma vie, n'avait pas de signification. Les habitants du pays où je vivais et étudiais n'attachaient aucune importance à la vie de ma famille, de mes amis, de ceux que j'aime et qui vivent dans le pays qui m'a vue naître.

J'ai alors compris que l'aide de 3 milliards d'euros accordée à la Turquie par l'Europe pour la création d'une ‘zone tampon pour les migrants’ intéressaient plus la majorité des européens que je rencontrais que les gens qui mourraient sous les attentats à la bombe dans le même pays. J'en étais gênée pour eux, jusqu'à ce que je me souvienne de l'indifférence montrée par les plus favorisés de mon pays face au non respect des droits humains dans les régions de Turquie qu'ils considèrent peu sûres et sous-développées.

“. . . je me suis souvenue de l'indifférence montrée par les plus favorisés de mon pays face au non respect des droits humains dans les régions de Turquie qu'ils considèrent peu sûres et sous-développées.”

J'ai eu honte pour mes concitoyens qui continuent de  soutenir aveuglément la politique du chef d'état le plus ambitieux et le plus avide que la Turquie ait jamais connu, en ne voulant pas voir qu'il est responsable de la montée de la violence contre les civils qui vivent dans des villes où le couvre-feu est imposé comme Cizre, Sur et autres, dans les régions kurdes du pays.

Les élections de novembre 2015, qui ont redonné la majorité au Parti de la Justice et du Développement (AKP) du Président Recep Tayyip Erdogan, se sont déroulées dans un climat de peur et d'effusions de sang, climat qui a joué en faveur de l'AKP qui prétendait que la paix et la stabilité n'étaient pas possible s'ils quittaient le pouvoir. Le parti a intimidé et fait pression sur l'électorat en laissant un très vieux conflit refaire surface après une période de paix. Ceux qui ont voté pour l'AKP les en ont remercié. Actuellement, les plus grandes villes de l'ouest de la Turquie sont menacées par des attentats organisés par des groupements pro-kurdes tels que le TAK.

Les attentats du TAK à Ankara, qui ont eu lieu il y a un peu plus de 3 semaines, ont coûté la vie à 65 personnes. Récemment les services turcs de la BBC ont interviewé un porte-parole du Groupe des Communautés du Kurdistan (KCK), organisation fondée par le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), qui révèle que le PKK prévoit d'autres attentats dans l'ouest de la Turquie dans les prochains mois.

Plus il y a de morts dans les régions kurdes de la Turquie, plus le risque d'attentats à Ankara ou Istanbul est grand. Et plus la violence est grande au Moyen Orient, plus les villes européennes deviennent vulnérables. L'ère de l'extrémisme autonome est terminée. La violence peut se développer n'importe où.

Surmonter l'indifférence

Mais même si les citoyens habitués à la stabilité et aux privilèges ferment les yeux sur le cycle quotidien d'insécurité et de violence qui se passe ailleurs dans le monde, la multiplication des attentats extrêmistes dans des zones sécurisées, que ce soit à l'ouest de la Turquie ou en Europe de l'Ouest, est inévitable. Ceux qui ne cessent de s'interroger sur la brutalité excessive des forces turques sur les populations kurdes de l'est du pays, ne devraient pas s'étonner de voir se développer la même violence là où ils pensent être chez eux. De la même manière, quand les occidentaux restent aveugles face au sang versé au Moyen Orient, que ce soit par les forces de leurs propres pays ou par des groupes extrémistes comme ISIS, le feu va certainement continuer à se propager.

“. . . après l'attentat suicide de Taksim, au coeur d'Istanbul, ce samedi matin, moi, comme des millions d'autres en ville, j'ai eu peur de sortir, et je n'ai pas pu voir tous mes amis. Chez soi on est censé être en sécurité, mais tout ce que j'ai ressenti c'est de la peur et la sensation d'être prise au piège.”

Antonia Fraser, une auteure britannique, a écrit que “tant que l'on persécute les gens, on provoque le terrorisme.” Ceux qui jouissent de la prospérité dans des parties ‘plus heureuses’ ou ‘plus sûres’ du monde doivent s'élever contre l'oppression qui sévit ailleurs dans le monde. Au lieu de développer une approche raciste et vide à l'égard des réfugiés qui cherchent l'asile en Europe, les occidentaux devraient s'élever contre les politiques étrangères de leurs gouvernements en faveur de la guerre, qui pour la plupart jouent un rôle déterminant dans le désordre international sans fin de la Syrie. Nourrir de la haine envers ceux qui fuient la brutalité de leur pays n'est pas la réponse. Promouvoir la participation de la société civile dans la prise de décisions politiques et la mise en oeuvre de procédures est une méthode plus efficace pour trouver des solutions gagnant-gagnant.

J'étais à Istanbul le week-end dernier pour voir des amis que je n'avais pas vus depuis six mois. J'étais si contente de rentrer chez moi, de retrouver mes vues du Bosphore et toutes ces choses qui m'ont tant manquées pendant mon absence. Mais après l'attentat suicide de Taksim, au coeur d'Istanbul, ce samedi matin, moi, comme des millions d'autres en ville, j'ai eu peur de sortir, et je n'ai pas pu voir tous mes amis. Chez soi on est censé être en sécurité, mais tout ce que j'ai ressenti c'est de la peur et la sensation d'être prise au piège. Je n'aimerais pas vivre la même chose à Rome, et je ne souhaite à aucune personne que j'aime de subir de telles menaces.

Je suis de tout coeur avec mes amis et tous les habitants de Bruxelles. Je comprends leur peur et leur chagrin. Mais mon souhait c'est que nous éprouvions tous cette compassion après chaque manifestation de cette brutalité qui se répand, quelque soit le lieu où elle se manifeste.