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Voici la Saoudienne qui déclencha une véritable tempête quand elle se mit au volant

dimanche 25 juin 2017 à 15:42

L'auteure Manal al-Sharif. Photographie : avec l'aimable autorisation de Simon and Schuster.

Cet article de Joyce Hackel fut publié sur PRI.org le 14 juin 2017. Il est reproduit ici dans le cadre d'un accord de partage de contenu entre PRI et Global Voices.

Quand Manal al-Sharif publia une vidéo d'elle-même en train de conduire une voiture en Arabie Saoudite en 2011, elle provoqua la colère dans ce royaume très conservateur.

“La réaction la plus violente est venue du milieu religieux”, explique-t-elle. “Ils se sont servis des sermons du vendredi pour me traiter de divers noms comme prostituée, juste pour avoir conduit une voiture.”

Al-Sharif a atterri en prison. Elle reçut des menaces de mort. Son père dut faire appel au roi pour sa libération. Mais la vidéo montrant sa défiance derrière le volant était déjà virale, vue plus de 700.000 fois en une seule journée et donnant de l'élan au mouvement mondial pour lever l'interdiction faites aux Saoudiennes de conduire.

Aujourd'hui, la militante de 38 ans est toujours l'une des voix les plus fortes appelant à la fin de l'interdiction. Dans sa biographie “Daring to Drive: A Saudi Woman's Awakening,” [“Oser conduire: l'éveil d'une Saoudienne”, non traduit en français], al-Sharif décrit son enfance de profonde croyante en un islam conservateur à la Mecque. À 18 ans, elle entre à l'université King Abdulaziz de Jeddah. Elle y rencontra des femmes qui ne couvraient pas leur tête en public, et sa vision du monde commença à changer. La notion de tutelle masculine se mit à la déranger.

“Une femme est considérée comme une mineure, du moment où elle naît jusqu'au moment où elle meurt”, dit-elle. “Quand les femmes conduiront dans mon pays, elles auront une voix, le pouvoir et la conviction qu'elles peuvent tout faire, et elles agiront pour mettre au système de tutelle.”

Al-Sharif affirme que sa campagne #women2drive [femmes au volant, NdT] continue de repousser les limites de ce qui est socialement acceptable en Arabie Saoudite. Son livre sera publié en arabe dans les prochains mois

“Beaucoup de choses courageuses sont en train de se passer, de plus en plus de filles publient des vidéos d'elles en train de conduire et de plus en plus d'hommes nous rejoignent. Nous continuerons à faire campagne en utilisant tous les outils possibles.”

Lisez le premier chapitre de “Daring to Driveici : [en anglais]

Libéré après une lourde peine de prison pour corruption, un dirigeant mozambicain retrouve son poste

dimanche 25 juin 2017 à 15:10
Diodino Cambaza a présidé le conseil d'administration des aéroports du Mozambique entre 2005 et 2008. Photo: Gustavo Sugahara / Flickr, CC BY 2.0

Diodino Cambaza a présidé le conseil d'administration des aéroports du Mozambique entre 2005 et 2008. Photo: Gustavo Sugahara / Flickr, CC BY 2.0

Tous les liens de cet article renvoient vers des pages en portugais.

Les Mozambicains ont réagi avec indignation à une affaire de corruption impliquant une personnalité de haut niveau de l'administration publique qui, après avoir purgé la moitié de sa peine de prison, a repris son travail dans la même institution où l'affaire s'est produite.

L'affaire concerne M. Diodino Cambaza, arrêté en 2008 et reconnu coupable en 2010, avec quatre autres personnes pour détournement de 54 millions de méticais (environ 790 000 euros) de la Compagnie des aéroports du Mozambique. M. Cambaza a présidé le conseil d'administration de la société entre 2005 et 2008.

Il avait été condamné à 22 ans de prison, mais il a été libéré en 2016 pour bonne conduite. Il a immédiatement demandé sa réintégration dans la société, ce qui a été accepté le 19 avril.

Selon une déclaration du Bureau des procureurs du Mozambique, qui a examiné sa demande, il n'y a aucun obstacle à ce que M. Cambaza revienne à son ancien poste parce que sa société n'a pas introduit de procédure disciplinaire à son égard après sa peine de prison. Cependant, de nombreux citoyens n'ont pas apprécié cette information.

Le Centre pour l'intégrité publique (CIP), une institution locale qui préconise la transparence publique, a condamné la décision de la société de le reprendre dans une interview accordée au site Deutsche Welle Online :

[A reintegração de Diodino Cambaza] representa um revés nos esforços da luta contra corrupção, falta de transparência e até nos esforços da justiça, diz o CIP. O que notamos é que o que deveria ter sido feito era também a empresa proceder disciplinarmente contra o infractor. Mas quer nos parecer que a empresa refugiou-se no silêncio, não instruiu o competente procedimento disciplinar para a aplicação das devidas funções.

[Le retour de M. Diodino Cambaza] représente un recul dans la lutte contre la corruption, la transparence et même pour les efforts de la justice, dit le CIP. Ce que nous notons, c'est que la société aurait dû prendre des mesures disciplinaires contre le délinquant. Mais il semble qu'elle soit restée inactive et n'ait pas pris de mesures disciplinaires appropriées pour l'application des sanctions prévues. 

Egídio Vaz,  une voix importante sur les médias sociaux mozambicains, a également condamné cette attitude et a jugé le cas “écœurant” :

Se Cambaza fosse um tipo competente, seria consultor, depois de ser condenado e cumprir metade da pena. Daria palestras pagas e discursos motivadores, faria consultoria e reformaria com imagem reservada. Mas porque é incompetente, aceitou ser reintegrado na empresa que ajudou a prejudicar. Portanto, está claro: Cambaza gosta mesmo é estar amarrado para comer. Nojento!

Si M. Cambaza était une personne compétente, il aurait été repris comme consultant, après avoir été condamné et purgé la moitié de la peine. Il aurait pu donner des conférences payées et des discours de motivation, fourni des conseils et suggéré des réformes avec une attitude réservée. Mais comme il est incompétent, il a accepté de retourner dans la compagnie qu'il a contribué à endommager. Donc, c'est clair : ce que ce type aime vraiment, c'est être payé pour son silence. Écœurant !

Bitone Viage, un jeune chercheur en science politique mozambicain au Brésil, pense que M. Cambaza n'a aucune morale :

Cambaza Premiado por um Estado por ele Ofendido

Não estou em crer que se tenha premiado desta forma, alguém que um dia ofendeu gravemente o Estado. Cambaza não tem a moral para voltar a servir o Estado,*já teve uma oportunidade ímpar de servi-lo, mas este por sua vez apenas serviu-se do Estado. Cambaza usou o Estado como se dum cofre inesgotável se tratasse, e o próprio Estado se cansou deste senhor, sendo este por sua vez, intimado, julgado e por fim condenado à uma pena de prisão maior. Sinceramente falando não sei porquê este senhor foi premiado desta forma.

Cambaza récompensé par un État qu'il a fraudé :

Je ne crois pas que quelqu'un devrait être récompensé ainsi, quelqu'un qui, à un moment donné, a causé de sérieux dommages à son pays. M. Cambaza n'a pas de principes moraux pour retourner servir l'État, il avait déjà eu une occasion unique de le servir, mais lui, il se servait de l'État. M. Cambaza a utilisé l'État comme s'il s'agissait d'une caisse intarissable d'argent, et l'État était fatigué de cet homme, étant à son tour convoqué, jugé et finalement condamné à une lourde peine de prison. Sincèrement, je ne sais pas pourquoi cet homme a été récompensé comme ça.

Francey Zeúte préfère se souvenir du premier Président du Mozambique, Samora Machel, qui déclarait que la place d'un voleur était en prison :

Lugar de ladrão é na cadeia

Samora Machel será eternamente lembrado pelos moçambicanos não apenas por ter sido o primeiro Presidente de Moçambique independente, mas também pelos seus discursos contundentes, incisivos e, diga-se de passagem, proféticos. Uma das suas mais célebres exposição oral foi quando afirmou peremptoriamente que “um ambicioso é capaz de tudo, de vender a Pátria só por causa da sua ambição, do seu interesse individual”. Samora disse ainda que “não sei se um ambicioso muda, mas a minha experiência prova que não, muda de táctica, mas não elimina a ambição. Um ambicioso é criminoso ao mesmo tempo”.

La place d'un voleur est en prison

Les Mozambicains se rappelleront de Samora Machel éternellement, non seulement pour avoir été le premier Président du Mozambique indépendant, mais aussi pour ses discours profonds, incisifs et, on pourrait dire, prophétiques. Dans un de ses discours les plus célèbres. il affirmait péremptoirement qu'”une personne ambitieuse est capable de tout, de vendre la patrie seulement pour son ambition, son intérêt personnel”. Le Président Samora déclarait : “Je ne sais pas si quelqu'un d'ambitieux peut changer, mais sa propre expérience ne le démontre pas, il peut changer de tactique, mais n'éliminera pas son ambition. Quelqu'un d'ambitieux est criminel en même temps”.

Sur Twitter, il y a également des réactions critiques contre la décision :

Cambaza a été condamné à 22 ans de prison, il n'en a purgé que 10 [sic]. Et aujourd'hui, la société à laquelle il a volé des fonds a renouvelé son contrat.

Emildo Sambo, du journal @Vereña, a fait remarquer que le crime semble payer au Mozambique :

En fait, au Mozambique être un voleur et militant du Frelimo [parti au pouvoir] paie. Diodino Cambaza, condamné à la peine de prison la plus lourde, est revenu aux Aéroports du Mozambique

La surveillance de masse érigée en système par le gouvernement mexicain

dimanche 25 juin 2017 à 11:20

Fresque “assez d'espionnage de masse !!!” par @WarDesignCo. Image sur Flickr de Klepen, utilisée sous licence CC BY-SA 2.0.

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en espagnol.

Le Mexique est devenu une destination phare pour l'industrie des technologies de surveillance sur le continent américain. Des salons commerciaux s'y tiennent chaque année ; les relations entre les fabricants, les distributeurs et le gouvernement mexicain se sont intensifiées rapidement et les effets de ces pratiques d'espionnage commencent déjà à se faire sentir sur la société.

Ces relations ont été mises en lumière suite à des fuites et à des enquêtes journalistiques et indépendantes réalisées par des organisations issues de la société civile.

Achats d'équipements de surveillance

En 2013, le laboratoire citoyen de l'université de Toronto avait rapporté [anglais] que l'entreprise Gamma Group, spécialisée en logiciels espions, opérait dans le secteur des télécommunications mexicaines, suite à quoi une enquête avait été menée par plusieurs organisations de la société civile. Cette investigation, soutenue par une enquête journalistique, a permis d'établir que les logiciels FinFisher/FinSpy avaient été acquis par plusieurs organes gouvernementaux via l'entreprise Obses de México.

À la suite d'une importante fuite en 2015, il est apparu que le gouvernement mexicain s'était également procuré des logiciels de la firme italienne controversée Hacking Team par l'intermédiaire de Teva Tech México SA. Ces documents révélaient que le Mexique constituait le client principal de la firme au niveau mondial, et avait acheté plusieurs millions de dollars d'outils de surveillance nommés Galileo et DaVinci (appellations commerciales pour les systèmes de contrôle à distance Remote Control Systems ou RCS).

Plus tard, en septembre 2016, le New York Times révélait [anglais]  que le gouvernement mexicain avait signé des contrats avec la firme israëlienne NSO Group pour acquérir le logiciel de surveillance Pegasus.

À la fin de la même année, de nouveaux rapports faisaient état d'achats réguliers d'équipements à capacité d'interception connus sous la dénomination ISM-Catchers à des entreprises basées en Suisse et en Finlande entre 2012 et 2015.

Le scandale le plus récent eut lieu le 19 Juin 2017 lorsque 76 tentatives d'utilisation du logiciel malveillant Pegasus à l'encontre de journalistes et de défenseurs des droits de l'homme ont été révélées au Mexique grâce au travail d'investigation, de documentation et de publication d'un rapport réalisé par les organisations Artículo 19, Defensa de los Derechos Digitales (R3D) et SocialTIC avec l'aide technique du laboratoire citoyen de l'université de Toronto.

Le New York Times a publié un compte-rendu détaillé de l'enquête qui a fait la première page du magasine américain :

Nous sommes en première page du NYT. Est-ce en rapport avec la corruption ? Non, ils publient sur la façon dont le gouvernement de Peña espionnent les journalistes et militants

Comment est utilisé ce logiciel ?

Le cadre juridique du Mexique autorise l'interception des communications privées dans le cadre d'enquêtes criminelles avec l'accord préalable de l'autorité judiciaire fédérale. Le gouvernement mexicain a insisté sur le fait que son utilisation des technologies de surveillance est soumise à l'autorisation des autorités concernées. Ricardo Alday, porte-parole de l'ambassade mexicaine à Washington, a confirmé ce fait au New York Times [anglais] dans un article antérieur sur les contrats à plusieurs millions de dollars passés entre le gouvernement mexicain et NSO Group en 2013.

Cependant, plusieurs preuves indiquent que ces outils ont été utilisés à l'encontre de militants, de journalistes et de personnes ayant exprimé des opinions dissidentes ou qui s'opposent au gouvernement actuel.

Du fait des multiples preuves d'actes de surveillance illégaux faisant appel à des logiciels utilisés exclusivement par les gouvernements, le 23 mai 2017 des organisations sociales faisant partie du Secretariado Técnico Tripartita (Secrétariat technique tripartite ou STT) de l'Alliance pour un gouvernement ouvert (AGA) se sont retirées du groupe :

Pour cause d'espionnage, la société civile cessera de prendre part au Secrétariat technique tripartite de l'Alliance pour un gouvernement ouvert.

Avant son plus récent communiqué, le New York Times avait rapporté [anglais] le 11 février dernier que trois membres d'organisations défendant le droit à la santé avaient reçu des messages SMS contenant des liens malveillants en provenance du logiciel espion Pegasus conçu par NSO Group. Les personnes visées par ces attaques sont les suivantes : Alejandro Calvillo, directeur général de El Poder del Consumidor (Le Pouvoir du Consommateur), Luis Encarnación, coordinateur de Coalición ContraPESO (Coalition Contrepoids) et Dr Simón Barquera, un chercheur affilié à l'Institut national de santé publique.

Une enquête du laboratoire citoyen de l'université de Toronto a confirmé cette allégation et a également précisé que durant l'année 2016 des logiciels malveillants ont été utilisés pour prendre le contrôle des appareils des militants afin d'espionner leurs communications lors d'une campagne de soutien d'une taxe sur les boissons édulcorées au Mexique.

Selon le New York Times :

El descubrimiento de los programas espías en los teléfonos de los impulsores de un impuesto desata preguntas sobre si las herramientas están siendo usadas para promover los intereses de la industria refresquera de México.

La découverte de programmes espions sur les téléphones des défenseurs de la taxe sur les boissons édulcorées soulève la question de savoir si ces outils sont utilisés pour promouvoir les intérêts de l'industrie de la boisson au Mexique.

Le compte-rendu du laboratoire citoyen [anglais] indique que la même infrastructure du NSO Group fut utilisé en 2016 contre le journaliste mexicain Rafael Cabrera alors qu'il collaborait avec le site d'information Aristegui Noticias sur l'enquête “Casa Blanca” impliquant le Président mexicain et sa femme dans une affaire de corruption.

En août 2013, en collaboration avec Lookout, des tentatives d'interception de données du téléphone mobile de Cabrera ainsi que celui d'Amhed Mansoor, un défenseur des droits de l'homme aux Émirats Arabe Unis ont été détectées et exposées [anglais].

Dans un reportage spécial intitulé “Cyber-espionnage des journalistes“, le journal Proceso fait remarquer que la présence d'entreprises qui commercialisent ces types d'outils de surveillance n'est pas nouvelle.

En julio de 2015, Proceso reveló que Hacking Team catalogaba a sus clientes mexicanos en la categoría de “ofensivos”, es decir, los que utilizan los programas espías para penetrar y manipular los aparatos de sus objetivos.
También reportó que el Cisen utilizó el programa espía de la empresa italiana con fines políticos: durante 2013 la instancia solicitó más de 30 veces a Hacking Team que contaminara archivos titulados, entre otros: “Propuesta reforma PRD”, “Reforma Energética”, “La policía secuestra”, “CNTE” o “Marcos y Julio Sherer” (sic). Para infectar al objetivo, éste debe abrir un archivo y para ello, el título le debe llamar la atención.
Los correos electrónicos mostraron que NSO operó en México antes que HT y que la empresa italiana tenía la firme intención de rebasar a su homóloga israelí, la cual había obtenido jugosos contratos con dependencias federales y estatales en la administración de Felipe Calderón.

En juillet 2015, Proceso a révélé que Hacking Team cataloguait ses clients mexicains dans la catégorie “offensifs”, c'est à dire ceux qui utilisent des logiciels espions pour pénétrer et manipuler les appareils de leurs cibles.

Proceso a également rapporté que Cisen a fait usage de logiciels espions de l'entreprise italienne à des fins politiques : au cours de l'année 2013 ils ont envoyé plus de 30 requêtes à Hacking Team pour infecter des fichiers nommés “Proposition de réforme PRD” ; “Réforme énergétique” ; “Kidnapping de la police” ; “CNTE” ou “Marcos et Julio Sherer” (sic) parmi tant d'autres. Pour infecter l'appareil, l'individu visé doit ouvrir un fichier [typiquement envoyé par e-mail ou SMS par l'attaquant]. Les titres qui attirent l'attention sont conçu à cet effet.

Les emails montraient que NSO Group était déjà actif au Mexique avant Hacking Team et que la firme italienne avait l'intention de surpasser son concurrent israëlien, lequel avait obtenu des contrats juteux à la fois avec certains services fédéraux et étatiques durant le mandat de [l'ancien Président] Felipe Calderón.

Une investigation détaillée menée par les groupes médiatiques indépendants Animal Político et Lado B décrit la façon dont les outils de surveillance dont dispose le gouvernement sont utilisés pour surveiller illégalement les opposants au régime. Tel fut le cas du gouvernement de l'état de Puebla dirigé par Rafael Moreno Valle qui a fait usage de logiciels Hacking Team pour espionner opposants, journalistes et universitaires à l'approche des élections.

Il est clair que le Mexique est devenu un paradis pour l'industrie de la surveillance de masse. Les entreprises qui se spécialisent dans le développement et la commercialisation des produits d'espionnage et de surveillance peuvent vendre leurs produits aux agents de l'État dans un environnement où transparence et responsabilité demeurent quasi-inexistantes.

Chroniques d'une Vénézuélienne inquiète : pour vous aider (à essayer) de comprendre le Venezuela

samedi 24 juin 2017 à 18:19
"Water and Gas". Photo by Flickr User Sin.Fronteras. Used under CC 2.0 license.

« L'eau et le gaz ». Photo par l'utilisateur de Sin.Fronteras. Utilisée sous la licence CC 2.0.

Vous trouverez ici la version française de la troisième partie d'une série publiée originellement sur Medium par Aglaia Berlutti et traduite en anglais pour Global Voices par Stephanie. Cliquez sur les liens pour lire les premier et deuxième épisodes [en anglais].

Je me réveille, je regarde dans l'obscurité avec les yeux bien ouverts. Je ne sais pas ce qui m'a réveillée, et la sensation qui en résulte est une confusion paralysante. La deuxième explosion a lieu et je sors du lit, toujours sans comprendre ce qui se passe. Il me faut quelques minutes pour réaliser : la cacophonie des coups sur les poêles et casseroles, les cris des voisins, la clameur et le bruit dans la rue. À ce moment, des gaz lacrymogènes ont commencé à s'infiltrer dans mon appartement, le remplissent, m'enveloppant dans un nuage dense et étouffant. Mon cœur bat et la peur frappe ma poitrine. Je ne vais pas pleurer, voilà ce que je me répète, épuisée mais prête à relever le défi. Je ne vais pas pleurer.

Je trébuche dans l'appartement sombre. Une autre explosion a lieu. Il est presque 23 heures, la fin d'une journée particulièrement tendue et difficile. J'étais allée au lit moins d'une heure plus tôt, accablée par les nouvelles de la répression brutale et des civils horriblement frappés par la police. Fatiguée par la colère impuissante d'être prise en otage dans ce pays. Maintenant, j'avance précautionneusement, les mains tendues, en écoutant le bruit métallique des coups sur les casseroles, le claquement rythmique des pistolets à gaz lacrymogènes qui se déchargent. Au Venezuela, les jours ne semblent jamais se finir tout à fait. La violence demeure, se poursuit, se propage. La normalité, c'est une collection de douleurs et de terreurs. De portes closes et d'une suspicion généralisée. Nous survivons ainsi depuis plus d'une décennie.

Quand je regarde par la fenêtre, je vois la fumée toxique monter en volutes dans la rue. Elle ne peut pas atteindre assez loin pour me nuire sérieusement parce que j'habite au dixième étage, mais l'odeur m'atteint, piquante et rance, qui me fait éternuer et me coupe le souffle. Un groupe de gardes nationaux se déplace de façon subreptice dans l'obscurité, les fusils à bout de bras, tirant en l'air. Je ne peux presque pas distinguer leurs silhouettes des lampadaires. Ils forment une ligne au centre de la place. Ils portent des casques et des plastrons. Et ils tirent. Ils tirent sur les bâtiments, dans la rue désertée. Une, deux, trois fois. Figée, je les regarde, désorientée par l'incrédulité et le surréalisme de la scène. Une des explosions percute un écho retentissant et je me jette au sol, les mains sur la tête, tremblant de la tête aux pieds. Je ne vais pas pleurer, je me répète, furieuse maintenant. Je ne vais pas pleurer.

Plusieurs de mes voisins se penchent aux fenêtres, gesticulent et crient de toute la force de leurs poumons. Un de mes voisins sort une grande casserole qui clignote sous la lumière laiteuse de la lampe de poche qu'il brandit. Il la frappe de son poing serré, euphorique de colère et d'angoisse. Je le vois se pencher dans le vide de la nuit, criant de toutes ses forces. La cacophonie du métal et de la voix se fondent en un seul son.

Il crie : « Maudits soldats ! Qu'ils aillent tous au diable ! ». Sa voix est rauque et fatiguée. « Qu'ils aillent au diable ! Il y a des familles ici ! »

Quelqu'un se joint. Il crie aussi, lance des slogans, des injures, des grossièretés. Les voix surgissent de partout dans un tumulte discordant. Les seules réponses en bas sont les explosions. Encore une, et encore. Le gaz lacrymogène épaissit et étouffe. Un mur blanc brillant qui parcourt la longueur de la rue obscurcit complètement la vue. L'image est teintée de quelque chose de spectral, de brutal. Des images impensables des rues, le paysage quotidien d'un endroit que je vois chaque jour depuis plus de vingt ans.

Respirer est douloureux. Je me frotte les yeux et tousse. Ma voisine me fait signe par sa fenêtre. « Venez à la porte », crie-t-elle. J'entends à peine ses paroles par-dessus le cliquetis des avec le fracas des casseroles et les hurlements autour de nous. Il y a une nouvelle explosion. « Assassins ! » Le cri se multiplie, monte, balance, tremble et s'écoule vers l'extérieur. Dans la rue, les gardes nationaux avancent et se répandent. Je vois leurs silhouettes apparaître et disparaître dans l'obscurité nacrée. Une rapide étincelle de lumière. Et le son d'une autre explosion encercle le monde, l'accélère. Ma gorge se serre et se contracte de peur.

Quand j'ouvre la porte, ma voisine passe son bras autour de mes épaules et me met un chiffon humide dans les mains. « Lavez votre visage avec cela », murmure-t-elle, « pour vous débarrasser du gaz, et ne pas être intoxiquée ». Elle incline sa tête vers la mienne. « Cela va empirer », ajoute-t-elle. Elle tremble de peur, comme moi. Je presse sa main entre les miennes, aussi fermement que possible. Je ne sais pas si cela donne cette impression.

« Ils jettent des bombes sur les bâtiments », me dit-elle dans un murmure tendu. « On dit qu'au coin de la rue, ils essayent d'en faire pénétrer à l'intérieur. »

Elle me pousse fermement dans l'entrée. Un groupe de voisins y sont pelotonnés, à moitié cachés dans l'obscurité. Une femme d'un appartement voisin, que je connais de vue, pleure dans un coin. Ses sanglots ont l'air petits, fragiles, douloureux. Ma voisine hausse les épaules et regarde autour d'elle. Je ressens son impuissance. Comme la mienne. Comme celle de tout le monde, je suppose.

« Nous ne savons pas quoi faire. Les gens du dessous viennent de monter, » m'explique-t-elle tranquillement. « Attendons ici jusqu'à ce que ça se passe. Mettez-vous ça sur le visage pour pouvoir respirer. »

J'obéis. Le chiffon est imbibé d'un liquide avec une curieuse odeur d'agrumes infusées avec quelque chose que je ne reconnais pas immédiatement. Je me laisse glisser au sol à côté de la porte. Mon cœur bat tellement fort que je respire à peine, ma gorge serrée me saisit dans une panique lente et aveuglante que j'ai du mal à contenir. J'entends une nouvelle explosion. Un cri énervé. Le bruit du verre qui se casse. Les sanglots de la femme dans le couloir grossissent et prennent un ton de frayeur d'enfant. La peur est partout, comme une puanteur insupportable qui me coupe le souffle.

Je couvre mes oreilles de mes mains et essaie de rester calme. Je ne vais pas pleurer. Je me répète, Je ne vais pas pleurer. On entend une autre explosion.

La rue est désertée maintenant, avec des ordures brûlées et des morceaux de verre brisé dispersés partout. Une scène insignifiante d'une bataille au hasard. Je marche attentivement, en essayant de ne pas trébucher. Une femme quelques mètres plus loin secoue la tête et donne un coup de pied dans ce qui semble être les restes tordus d'un récipient en plastique.

« Tu sais ce qui fait le plus mal ? » demande-t-elle quand je la rattrape. Son visage est triste. Comme le mien, je suppose. Je ne sais pas ce qui se passera ensuite avec toutes ces manifestations. Vous ressentez de la rage, de la fureur, mais vous ne savez pas ce qui se passera ensuite.

Ensemble, nous faisons encore quelques mètres. Les restes brûlés de l'une des innombrables affiches de campagne politique placardées dans toute la ville flottent dans une flaque sale. Je regarde l'affiche et suis envahie par un sentiment de profond dégoût. Je repense à toutes les années de batailles politiques, de débats polémiques. De la haine douloureuse émergeant dans toutes les directions, émanant d'un noyau tordu d'intolérance et de fanatisme. Près de deux décennies d'une lutte aveugle qui avance et recule au gré des caprices des puissants, une confrontation alimentée par le ressentiment et la malveillance fratricide. À quel point sommes-nous proches de l'abîme, je demande, et je me force à continuer de bouger. Dans quelle mesure sommes-nous proches de la confrontation finale ? Ce moment arrivera-t-il ?

Une clôture délabrée est encore debout à deux pâtés de là où j'habite, tachée et noircie par la suie là où le feu a léché le bois. Quelqu'un m'a dit que plusieurs des bombes à gaz lacrymogènes lancées cette nuit-là ont atterri près de cette fortification branlante. Au milieu des heurts entre policiers en uniforme et manifestants, ce rempart de fortune de bois et de plastique a été frappé par des pierres et des bouteilles cassées. Je regarde les empreintes de cendres laissées par le feu et j'essaie d'imaginer la scène : le groupe d'envahisseurs tapis dans le noir dans un talus d'ordures empilées, écoutant les mêmes explosions que moi, respirant le même gaz lacrymogène, incapables d'y échapper ou de se protéger. J'accélère mon rythme, nauséeuse et chancelante. Terrifiée par les effets obsédants des peurs à la fois tangibles et imaginaires.

Un survivant parmi un groupe de gens du coin qui se sont réfugiés dans un terrain vacant me regarde, protégé par une des dernières plaques de toiture en zinc en sa possession. Son visage est crispé et creusé par la tension. Comme le mien, je me rappelle. J'entends une porte en bois brisée se fermer quelque part derrière moi. Elle fait un bruit creux, petit, futile. Elle ramène mes pensées vers la violence, la mort et le nuage toxique qui a enveloppé la rue la veille. Nous, qui devions hériter de l'accomplissement des revendications sociales, fidèles croyants en la révolution de Hugo Chavez, avons été en proie à un énorme canular historique. Qui sont les victimes et les ennemis sur le front de cet antagonisme furieux ? Qui seront les survivants ?

La puanteur des gaz lacrymogènes persiste partout. Une trace invisible qui rappelle l'existence de quelque chose de misérable et de difficile à exprimer adéquatement. Je me tiens au milieu de la rue, en contemplant la normalité fragile autour de moi. Il y a quelque chose d'irréel dans cette vision du banal, de l'inertie, de la violence de l'autre côté d'une frontière imaginaire. C'est ainsi que nous avons appris à vivre au bout de vingt ans, tous les jours, d'agressions, d'abus et de peur qui font maintenant partie de notre quotidien. Quand réaliserons-nous que nous sommes prisonniers d'un système failli et violent ? Que nous faut-il de plus pour comprendre la portée réelle de cette tragédie ? Quelle calamité inimaginable sera la prochaine ?

Je sais très peu de choses de la guerre civile, même si parfois je pense le contraire. Je ne sais rien des génocides et des tueries, malgré tout ce que j'ai lu dans des livres, des articles et des récits personnels. La seule chose que je connais, c'est l'impuissance, ce sentiment de terreur sans nom qui infuse tout ce que je regarde, tout ce que je pense. Je regarde les passants marchant péniblement dans la rue, les femmes agrippant des enfants dans leurs bras, les hommes se précipitant pour traverser l'avenue. Combien d'entre nous comprennent ce que signifie vraiment la tragédie de la violence ? Combien d'entre nous réalisent vraiment le coût traumatique d'une confrontation qui nous transforme en ennemis irréconciliables ? Je suis debout, et je fixe la rue où j'ai grandi, ses petits détails, les lieux que je connais par cœur. Partout, des traces de violence. Quand la violence est-elle devenue partie intégrante de ma vie ? Du paysage quotidien ?

Je ne le sais pas, ou pire encore : je ne me souviens pas. Et la possibilité d'oublier, de perdre ce regard uniforme sur le passé comme sur l'avenir, fait plus de mal que que tout le reste, est plus difficile à comprendre que toute autre pensée. Otage de ma propre mémoire.

À la boulangerie, un homme commente tout haut les manifestations qui se déroulent à Caracas. Sa voix est épuisée, furieuse, agressive, affligée. Il ne fait pas de proclamation partisane, ni exprime d'opinion politique, mais plutôt une plainte sincère et soucieuse. Notre fardeau quotidien.

« Quelque chose doit arriver, pour le meilleur ou pour le pire. Quelque chose doit arriver avec tout cela », répète-t-il en haussant les épaules, en secouant la tête. « Il faut que quelque chose arrive pour que les gens comprennent combien on est tous dans la merde. Nous tous, personne n'est en sécurité. »

Silence. Les clients dans la queue détournent les yeux, secouent la tête, se raclent la gorge nerveusement. L'homme serre les poings, son visage rougit de fureur.

« Est-ce que je mens ? Est-ce qu'on n'est pas tous baisés ? »

« Le problème, c'est qu'on est tous tellement habitués à ignorer ce qui se passe, on détourne les yeux et on essaye de continuer comme avant. Personne ne se souvient qu'on devrait se lever et affronter tout cela », dit une femme à côté de la caisse. « Dans ce pays, tout le monde continue et agit comme si de rien n'était.»

Je suis irritée par le ton résigné, presque ennuyé avec lequel elle parle. Mais je ne peux m'empêcher de penser à la vérité de ses paroles. Au cours des quelques quinze dernières années de gouvernement Chavez, la plupart des Vénézuéliens ont quotidiennement lutté contre la peur, l'espoir, la terreur et l'épuisement ; un espace vide sans nom ou définition, dont le vide semble définir mieux que quoi que ce soit d'autre ce point de l'histoire dans lequel nous vivons. Ou peut-être n'existe-t-il pas de nom pour cette indifférence brisée, cet épuisement fissuré qui écrase notre conscience civique, cette perception simple de la réalité que nous endurons jour après jour. C'est une sorte de lutte sourde contre le néant, contre le désespoir et le désarroi.

Un murmure général d'approbation se fait entendre. L'homme soupire, ses épaules se voûtent. L'émotion colore ses joues, lui fait serrer les poings. Je me retrouve dans sa frustration, sa fatigue. Le silence tombe. La scène se répète mille fois, reflète le visage tordu d'un pays profondément blessé par la peur.

« Le Venezuela tombe en morceaux », dit l'homme. « Nous nous sommes en train de nous effondrer et je me demande si nous en sommes même conscients. »

Je réfléchis à ses paroles pendant que je me traîne dans la rue, au milieu des décombres d'une bataille inégale, fissurée d'une blessure ténue qui ne guérit jamais, le sentiment perpétuel de ne pas reconnaître le pays dans lequel je vis. Avec notre identité nationale brisée et s'effondrant dans une mélange de chagrin et de lente et infinie souffrance. Ce sentiment d'absence d'appartenance et d'absence d'histoire.

Chez moi, assise dans le salon, j'essaie de ne pas pleurer. Mais je n'y arrive pas, bien sûr, à cause de l'angoisse profonde que je porte partout, de l'horreur quotidienne écrasante, de ce Venezuela qui n'est pas le mien, mais que je dois supporter. Je me demande combien de temps je peux résister avant que cette réalité ne m'écrase. Que se passera-t-il ensuite ? Et, bien entendu, je n'ai pas de réponse. Je n'en ai jamais eu et je suppose que je n'en aurai jamais. Ce regard dans le vide – dans l'abîme – est difficile à supporter. Un sentiment profond de peur est devenu un mode de vie.

Daech tente d'exploiter les blessures de la guerre des Balkans avec une propagande ciblée

samedi 24 juin 2017 à 17:25

La mémoire de la guerre de 1992-1995 reste vive en Bosnie-Herzégovine. Cette fresque à côté d'un terrain de jeu commémore les morts d'un quartier de Sarajevo (Inscription : “Honneur aux Chahid et combattants de Velešić”). En ciblant les Bosniens avec sa propagande, EI essaie d'exploiter les plaies de cette guerre. Photo GV, CC-BY.

Ces derniers mois, le groupe djihadiste Etat Islamique, qui martyrise depuis plusieurs années de vastes parties de l'Irak et de la Syrie au nom de l'instauration d'un “califat”, a intensifié sa propagande à destination des Balkans de l'Ouest.

Les pays de cette partie des Balkans — Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Kosovo, Monténégro et Serbie — comptent des populations musulmanes en nombre important. En orientant sa propagande vers elles, le groupe “Etat Islamique” entend tabler sur les plaies des guerres de Yougoslavie des années 1990, qui ont vu la séparation des gens selon des lignes ethniques et religieuses.

Le 8 juin, Al Hayat Media, un organe de médias de l'EI (aussi connu sous les noms de Daech ou État Islamique) a publié le numéro 10 de son magazine en ligne Rumiyah, diffusé en neuf langues, dont le bosnien. Chaque version proposait un contenu adapté aux sympathisants des différentes régions du monde.

Rumiyah publie depuis toujours en bosnien, mais ce numéro contenait pour la première fois un message spécifiquement destiné aux lecteurs des Balkans occidentaux. Daech y affirme “ne pas avoir oublié” la région, où ils vont apporter “le sang aux ennemis et le miel aux amis”. Le discours multiplie les menaces pour les Serbes et Croates “infidèles”, et évoque les crimes de guerre commis contre les musulmans pendant les guerres passées. Le message profère des menaces particulièrement funestes contre les “murtadd”– un mot désignant les hérétiques, ou ceux qui ont abjuré leur religion — allusion à la majorité des musulmans de Bosnie, Serbie, Albanie, Kosovo et Macédoine qui ne soutiennent aucune forme de radicalisme islamiste.

Si un grand nombre de musulmans vivent également dans les autres pays balkaniques, les annonces de l'EI ne les mentionnent pas, ni leurs capitales, comme de futures cibles pour [que] leurs “soldats [leur] coupent la tête et versent le sang des infidèles, jusqu'à ce qu'ils se soumettent et paient tribut”. Un utilisateur bulgare de Twitter a commenté favorablement cette omission.

C'est la deuxième fois que “l'Etat islamique” nous ignore officiellement comme ennemi digne de leur attention. Pour moi c'est OK s'ils continuent dans ce sens.

Rumiyah n'est pas le seul support pour cibler les audiences locales.

De nouvelles chaînes, surtout dans l'application de messagerie Telegram, ont également été créées récemment. Toutes les informations qu'elles véhiculent sont en bosnien : vidéos, affiches, traductions de déclarations d'EI, et autres types de propagande. Une des plus récentes de ces chaînes a été ouverte le 8 juin, jour de la publication du dernier numéro de Rumiyah. Il y en a actuellement quatre principales, très actives.

Captures d'écran d'une chaîne sur Telegram qui diffuse de la propagande de Daech en bosnien, avec des liens vers des sources, des vidéos des champs de bataille, et des liens vers d'autres articles.

Les plaies encore ouvertes des guerres

L'identité religieuse a joué un rôle majeur pendant les conflits armés qui ont fait rage dans l'ex-Yougoslavie de 1991 à 2001. Les politiciens nationalistes ont entretenu et exploité les divisions de part et d'autre de lignes ethniques et confessionnelles, en dressant les uns contre les autres les voisins qui vivaient jusqu'alors dans la “fraternité et l'unité” (le slogan officiel de la fédération brisée).

La plupart des nationalistes des Balkans utilisent l'identité religieuse de la majorité du groupe ethnique qu'ils prétendent représenter comme un élément de leur idéologie. Ces mouvements clament ainsi que pour être un bon Croate, il faut être un pieux catholique, ou que seuls les Serbes dévots chrétiens orthodoxes sont dignes de ce nom, ou encore qu'être Bosniaque implique forcément d'être musulman. (Le nationalisme albanais fait exception : même si la plupart des Albanais sont de tradition musulmane, ceux ayant une autre religion ne sont pas regardés de haut par leurs compatriotes.)

Durant ces guerres, plus de 140.000 personnes ont perdu la vie, et plusieurs millions ont été forcées d'abandonner leurs foyers. Des crimes de guerre furent massivement commis au nom de la “défense” des ethnicités et religions auto-proclamées, et les procès de certains d'entre eux sont toujours en cours. Et depuis, le fait que des politiciens et médias variés aient conféré une stature de héros à certains criminels de guerre n'est pas fait pour inspirer une confiance mutuelle aux peuples restés voisins.

Cet héritage historique est revisité en permanence à des fins de mobilisation politique, et il en résulte que l’agressivité contre les autres religions est invétérée chez certains citoyens balkaniques.

Des combattants des Balkans de l'Ouest en Syrie et Irak

Cette propagande de Daech n'est pas seulement destinée au recrutement de nouveaux membres : elle motive aussi les sympathisants — dont certains rentrés après avoir combattu en Syrie — à mener des attentats au nom du groupe djihadiste, une vocation qui pourrait monter en puissance au vu de l'histoire récente des Balkans occidentaux.

Les combattants des Balkans ont commencé à se rendre en Syrie en 2012-2013, quand le régime Assad a intensifié ses opérations contre le soulèvement populaire. Les groupes extrémistes ont présenté ces opérations comme une attaque contre l'Islam, alors même que l'objectif du régime n'était pas religieux, mais politique, et ont exploité l'opportunité d'utiliser les souffrances des gens comme instrument de recrutement.

Les estimations suivantes combinent les chiffres publiés par les autorités, les écrits des journalistes d'investigation et des panels d'experts, ainsi que les enquêtes de l'auteur du présent article lors de son travail de terrain de journaliste. Les combattants des Balkans occidentaux en Syrie et Irak sont plus ou moins 875. En gros, entre 90 et 200 viennent d'Albanie, entre 217 et 330 de Bosnie, entre 232 et 300 du Kosovo, entre 100 et 146 de Macédoine, environ 30 du Monténégro, entre 50 et 70 de Serbie. Il y a aussi des combattants de Slovénie et de Croatie.

Beaucoup de ces combattants appartiennent à la branche syrienne d’Al-Qaïda (connue précédemment sous l'appellation de Jabhat an Nusra, et aujourd'hui Hayat Tahrir al-Sham), et d'autres se trouvent parmi les forces d'EI, dans des unités commandées par des Albanais ou des Bosniens.

Certains des combattants venus de Bosnie sont originaires de communautés salafistes, comme celles des villages montagnards de Gornja Maoča, Ošve et Dubnica. Ils ne sont pas nés d'activités missionnaires, mais de l'installation de combattants étrangers de la Guerre de Bosnie et de leurs familles.

L'Histoire mise à profit

De 1992 à 1995, des centaines de combattants de diverses mouvances musulmanes ont fait le coup de feu du côté bosnien, et certains d'entre eux se sont installés par la suite dans des villages reculés pour ne pas attirer l'attention. Ils sont facilement tombés sous la coupe du salafisme, le mouvement ultra-conservateur de l'islam, et vivaient depuis deux décennies en paix, à l'instar des communautés de Puritains des 16ème et 17ème siècles en Europe occidentale. Dans chacun de ces villages, ils créèrent des structures pour soutenir le financement communautaire et le développement spirituel, avec de petites entreprises et des écoles religieuses. Ces communautés salafistes possèdent aussi des immeubles, et des agences de voyages qui travaillent essentiellement avec des touristes arabes.

Quand la guerre a éclaté en Syrie, certaines de ces familles y sont allées, attirées par la promesse d'y construire un État musulman idéal, avec la création d'un soi-disant califat en 2014 en profitant du chaos de la guerre civile en Syrie et des répressions exercées par le gouvernement syrien. Précision importante, tout salafiste n'est pas un extrémiste, et beaucoup d'entre eux continuent à vivre en Bosnie, dont ils respectent les institutions.

Les montagnes bosniennes près de Sarajevo. Des vétérans étrangers de la Guerre de Bosnie se sont installés dans des villages de la région et y ont formé des communautés salafistes. Photo GV, CC-BY.

Les combattants des Balkans comptent aussi des Albanais, dont certains recrutés par une mosquée qui fonctionne hors du contrôle de la communauté musulmane d'Albanie (KMSH, Komuniteti Mysliman i Shqipërisë), l'organisation religieuse dominante fondée en 1923. Le nombre d'Albanais partis en Syrie a cependant décru, de 20 en 2012 à un seul en 2015, après l'adoption par l'Albanie de dispositions juridiques spéciales contre ces combattants, qui ont rendu le recrutement, le financement et le soutien des combattants passibles de 15 années de prison.

Les autorités de la Macédoine voisine ont adopté un dispositif analogue en 2015, criminalisant la participation à des conflits à l'étranger et le financement y afférent avec 5 ans d'emprisonnement. Tandis qu'au Kosovo, ce n'est que depuis 2014 que la police réprime les activités djihadistes. Cette année-là, elle a arrêté une douzaine de suspects, y compris des imams.

Ce qui n'a pas fait disparaître la menace des ressortissants rentrant chez eux après avoir combattu en Syrie ou en Irak. Les défaites militaires de l'EI en augmentent la probabilité, et les analystes pensent que l'organisation pourrait se tourner désormais vers l'Asie Centrale, l’Asie du Sud-Est et les Balkans, d'importantes zones géopolitiques dotées d'exploitables histoires de guerres et de conflits non résolus.