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Les habitants du Sinaï abandonnent leurs maisons pendant que l'armée égyptienne combat les “terroristes”

mardi 10 février 2015 à 18:19
A sign which reads: "No entry. Anyone entering this area will be shot." This sign was put up in Al Arish, Sinai, on January 31, according to @Cairotoday. Photo source: Twitter

Un panneau placé devant le poste de sécurité d'Arish, Sinaï, 31 janvier. “Entrée interdite, toute personne qui tentera d’accéder à cette zone sera abattue”, Source: @Cairotoday, Twitter

Sauf mention contraire, les liens mentionnés dans cet article renvoient vers des pages en anglais

La violence du conflit entre les forces armées égyptiennes et les groupes djihadistes du Sinaï a franchi un nouveau palier suite à une série d'explosions et de tirs entraînant la mort de plus de 25 militaires et civils, jeudi dernier, dans la péninsule.

Il s'agit de l'attaque la plus importante contre des installations militaires égyptiennes depuis l’éviction de l'ancien président Morsi. Les djihadistes ont ici utilisé des voitures piégées et des munitions de mortier. “L'Etat du Sinaï”, un groupe djihadiste précédemment désigné sous le nom d'Ansar Bayt Al-Maqdis (ABM), avant qu'il n'annonce son allégeance a ISIS, a revendiqué les attaques dans les villes d'Arish, Rafah, et de Sheikh Zuweid dans un communiqué diffusé sur son compte Twitter [AR].

Les attaques ont ciblé un checkpoint et un complexe militaire de la 101ème brigade à Arish, des checkpoints et des camps de l’armée à Sheikh Zuweid, et deux checkpoints à Rafah. Selon le communiqué de l'Etat du Sinaï, trois voitures piégées et deux “kamikazes” ont été utilisés pour atteindre le complexe d'Arish, l’opération impliquant environ cent djihadistes au total.

D’après le journaliste égyptien Mohamed Sabry [AR], installé au Sinaï, les civils dont le domicile est situé à proximité des postes de sécurité attaqués ont commencé à quitter leurs habitations.

On a vu quelques familles, sérieusement affectées par les événements, quitter définitivement leurs appartements, proches du quartier général touché.

Dans un communiqué rendu public à la suite des attaques [AR], le porte parole de l’armée égyptienne a affirmé que les attaques sont une réaction aux coups portés avec succès par l’armée et la police aux terroristes, et à leurs sources de financement.

Le Conseil Suprême des Forces Armées Égyptiennes (CSFA) a, lui, publié son communiqué [AR] le jour suivant. Le président égyptien, Abdel Fattah el-Sisi, a écourté sa visite en Ethiopie à l'occasion d'un sommet de l'Union Africaine pour se réunir avec le CSFA le samedi.

Le président Sisi a décidé de former une nouvelle structure de commandement partagé pour la zone de l'Est du canal de Suez, et de la placer sous la supervision du maréchal Osama Rushdie Askar, selon une déclaration du CSFA [AR] publiée après la réunion.

Dans une allocution télévisée, où il apparaît debout et entouré d'un groupe d'officiers, le président Sisi rend les Frères Musulmans, le groupe politique parvenu au pouvoir après la révolution du 25 janvier et évincé en 2013, responsable des attaques, et ce malgré la revendication de ces attaques par l'Etat du Sinaï.

L'Etat du Sinaï, ABM, et EI

L'Etat du Sinaï est un groupe djihadiste auparavant nommé Ansar Bayt Al-Maqdis (ou ABM, ce que l'on pourrait traduire en “Partisans de Jérusalem”). Ce groupe a opéré des attaques pouvant aller du sabotage d'un gazoduc israélo-égyptien, pendant la période de transition durant laquelle le CSFA était au pouvoir, à des assauts sur les troupes israéliennes à la frontière lors du mandat de Mohamed Morsi.

Aucune attaque d'ABM n'a été répertoriée entre le 3 juillet 2013, date de l’éviction de Mohamed Morsi; et le massacre de Rabaa, le 14 août 2014, où plusieurs centaines de militants pro-Morsi avaient trouvé la mort.

Quatre membres d'ABM ont ensuite été tués lors d'une frappe aérienne le 10 août 2014, sans que l'on puisse savoir avec certitude si cette frappe a été menée par l'armée égyptienne ou Israël. En représailles, ABM a tiré une roquette visant la ville d'Eilat en Israël. Le missile a été intercepté par le système de défense aérienne israélien.

ABM a revendiqué plusieurs attaques sur les forces égyptiennes depuis le massacre de Rabaa, comme la tentative d'assassinat manquée sur la personne de Mohamed Ibrahim [AR], le ministre de l’Intérieur, le 8 septembre 2013, puis trois jours plus tard la série d'attaques à la bombe dans la ville frontalière de Rafah [AR] avec pour bilan six soldats tués.

En novembre, dans une vidéo diffusée sur YouTube, ABM a annoncé avoir prêté allégeance à l'EI. Avant cette annonce, Reuters avait rapporté, en septembre, qu'un certain niveau de collaboration existait déjà entre EI et ABM.

La situation dans le Sinaï

En août 2012, après une série d'attaques par des assaillants non identifiés qui a fait plusieurs morts dans les rangs des forces de sécurité égyptiennes, l’armée a lancé une opération à l'encontre d'ABM et d'autres groupes militants de la péninsule. Selon un article de BBC News de novembre 2014,”les habitants affirment qu'aucune distinction n'est faite entre les activistes et les civils”, de la part les militaires qui pressent les groupes armés dans le Sinaï.

Le village d'al-Lafitat, dans le nord-est de la péninsule, a été en grande partie détruit par l’armée. Dans le site régional d'information et d'analyses Al-Monitor, un homme se faisant appeler Suleiman détaille l'une des raisons derrière l'augmentation du nombres de groupes armés dans le Sinaï. “L’armée combat le terrorisme par la terreur, ou même en créant du terrorisme”, explique-t-il, en faisant référence au bombardement aveugle d'Al-Lafitat, le village ayant reçu “plus de cent obus” en une semaine.

Par ailleurs, l’armée a systématiquement bloqué les services de communication publics durant ses opérations dans le Sinaï. Comparant le black-out par l’armée égyptienne des systèmes de communication, à la stratégie israélienne pendant son offensive sur Gaza, le blogueur reconnu, et activiste, Wael Abbas a écrit:

Israël attaque Gaza mais laisse Internet fonctionner . . . Le Sinaï est lui aussi attaqué, mais toute communication et coupée et nous ne savons pas ce qui se passe là-bas.

Pendant son mandat, l'ancien président Mohamed Morsi avait choisi une voie plus diplomatique pour résoudre les problèmes dans le Sinaï. En octobre 2012, il avait ainsi tenu conseil avec les leaders tribaux de la péninsule [AR] et leur avait fait une liste de promesses: entres autres engagements, de nouveaux procès pour des habitants du Sinaï jugés coupables dans des procédures par contumace, ou bien la mise en place d'un cadre juridique permettant au natifs de la région d'acheter des terrains dans la péninsule à des prix peu élevés. Selon Sky News Arabic, Morsi a visité le Sinaï deux fois en une semaine [AR], en août cette année-là (la seconde visite a suivi l'attaque par un groupe de militants d’une base de l’armée qui a fait quinze morts parmi les soldats égyptiens).

L’opération militaire en cours n'est pas le premier épisode de violence auquel doit faire face la péninsule. La région, peuplée d'environ 550 000 habitants, a été le point de passage du commerce entre l'Asie et l'Afrique à travers les âges, changeant de mains à de nombreuses reprises. Le Sinaï a été gouverné par l'empire ottoman de 1517 à la fin de la Première Guerre mondiale, au début du 20è siècle, la péninsule étant alors rattachée à l'Egypte.

L'Egypte a ensuite perdu la région au profit d’Israël lors de la guerre des Six Jours en 1967. Six ans plus tard, l'Egypte lance une offensive pour tenter de ramener la péninsule dans son giron. Puis, suite aux accords de Camp David, facilités par les Etats-Unis, en 1979, Israël accepte de retourner le Sinaï aux Égyptiens.

La zone a également vu plusieurs de ses sites touristiques attaqués ces dernières années. En octobre 2004, trois explosions touchant trois différentes destinations touristiques tuent des dizaines de personnes, pour la plupart israéliennes. Trois mois plus tard environ, plusieurs bombes explosent à Sharm El-Sheikh, une destination prisée sur cote de la mer Rouge, fauchant au moins 88 touristes. Des engins explosifs tuent, en avril de l’année suivante, plus de 23 civils à Dahab.

The Economist, dans un article publié en 2010, souligne l'effet des campagnes d'arrestations indifférenciées du gouvernement égyptien, au moment des attaques à la bombe des années 2004-2005. On estime que 3 000 personnes ont été alors arrêtées, certaines étant maintenues en détention sans chef d'accusation. “La brutalité des opérations de police a crée un sentiment d'amertume persistant, débouchant soudainement sur des grèves, des manifestations et des attaques sporadiques sur des bâtiments gouvernementaux, plus tôt cette année [en 2010, NDLR]“.

Le Sinaï a en fait souffert pendant des décennies d'une forme de détachement par rapport au reste de l'Egypte. Selon un rapport de l'association de prévention des conflits International Crisis Group, rendu public en 2007 [lien non disponible, NDLR], “le Sinaï est depuis longtemps, au mieux, une région a moitié rattachée, son identité égyptienne n’étant pas pleinement affirmée.” Le rapport discute par la suite le manque d'implication du gouvernement égyptien dans le développement de la péninsule:

Le gouvernement n'a pas cherché à intégrer les populations du Sinaï à travers un programme de long-terme répondant a leur besoins et impliquant ces populations de manière active [ . . . ] Le gouvernement n'a fait que peu, voire rien, pour encourager la participation des habitants du Sinaï à la vie politique nationale. Il a “divisé pour mieux régner” dans le but tactique de manipuler le peu de représentation locale autorisée; et il a promu l’héritage pharaonique centralisateur au détriment des traditions des Bédouins du Sinaï.

En avril, Wael Abbas a critiqué le mépris continu du gouvernement pour les revendications et les besoins des habitants du Sinaï : en tweetant de manière satirique sur le jour férié pour la Libération du Sinaï, quand est commémoré le retrait complet des troupes israéliennes de la péninsule.

#Jour_de_la_Marginalisation_du_Sinaï

L’armée égyptienne a commencé à établir une zone-tampon le long de la frontière avec Gaza, procédant à la démolition de centaines de maisons et forçant plus de 1 000 familles à quitter la zone, à la suite de l'attaque d'ABM du 24 octobre 2014 où plus de 30 membres des forces de sécurité ont été tués.

Au Niger, les jeunes ne se résignent pas après les attaques de Boko Haram à Bosso et Diffa

mardi 10 février 2015 à 18:19
Niger youth

Jeunes hommes au Niger – CC-BY-2.0

C'est une première : Boko Haram a mené une attaque sur le territoire du Niger, mais la jeunesse nigérienne ne le supportera pas.
L'assaut de Boko Haram contre Bosso et Diffa, deux villes du sud-est du Niger à la frontière avec le Nigeria a été repoussé par les forces armées du Niger et du Tchad. Boko Haram aurait perdu 100 combattants dans les affrontements, mais quelques heures plus tard un kamikaze se faisait exploser dans la ville, tuant 5 civils. La réaction de la jeunesse du Niger a été prompte. Les lycéens de Niamey (la capitale du Niger) se sont rassemblés pour condamner les attaques contre leur pays et exprimer en haoussa leur soutien à leurs troupes combattant à la frontière :

 

<script type="text/javascript">// < ![CDATA[ // < ![CDATA[ (function(d, s, id) { var js, fjs = d.getElementsByTagName(s)[0]; if (d.getElementById(id)) return; js = d.createElement(s); js.id = id; js.src = "//connect.facebook.net/en_US/all.js#xfbml=1"; fjs.parentNode.insertBefore(js, fjs); }(document, 'script', 'facebook-jssdk')); // ]]>

Boko Haram a tué au moins 81 civils à Fotokol, dans le nord du Cameroun

mardi 10 février 2015 à 18:08
Northern Cameroon border, where Boko Haram operates

La frontière nord du Cameroun, où opère Boko Haram

Le 4 février, Boko Haram a mené une attaque particulièrement effroyable contre la ville de Fotokol dans le nord du Cameroun, située à la frontière avec le Nigeria. On craint la mort de centaines de civils, 81 ont été confirmés le 8 février par le Ministère de la Défense. Les ONG locales estiment à près de 370 le nombre de civils tués. Des témoignages sur place évoquent des rues jonchées de vingtaines de cadavres égorgés. La ville de Fotokol a récemment connu plusieurs batailles entre Boko Haram et les armées camerounaise et tchadienne : en mars, août et octobre 2014. La blogueuse camerounaise Noelle Lafortune écrit que l'attaque pourrait signaler que Boko Haram est en train de perdre du terrain dans la région :

Au front, la peur est en train de changer de camp. L'entrée en scène de l'armée tchadienne en appui aux armées camerounaise et nigériane semble être décisive, eu égard à la panique qui s'est emparée de Boko Haram.  La puissance de feu des forces coalisées a mis en déroute Shekau et sa bande. 

Une vague de bots pour rappeler aux Russes les temps glorieux des JO de Sotchi

mardi 10 février 2015 à 11:01
Images edited by Kevin Rothrock.

Illustration Kevin Rothrock.

Voici la traduction d'un article de Vadim Elistratov, publié sur le site TJ le 7 février 2015.

“Travail, sport, Vladimir Poutine” par Vadim Elistratov

Le 7 février, les Jeux olympiques de Sotchi ont fêté leur premier anniversaire : il y a douze mois exactement était donné le coup d'envoi de l'une des plus grandioses manifestations sportives qui ait eu lieu sur le territoire russe. A l'issue de la compétition, les Russes ont ressenti une flambée de patriotisme (ils ont remporté leur lot de médailles et les Jeux étaient bien organisés) et se sont pris à espérer que celle-ci allait redorer le blason de la Russie dans l'arène mondiale.

Néanmoins, en février 2015, la Russie subit une crise économique, et ses relations avec les Etats-Unis et l'Union européenne ont touché le fond. C'est (en grande partie) pourquoi tous les canaux d'information possibles célèbrent l'anniversaire de cette olympiade triomphale.

TJ attire l'attention sur des flots de tweets identiques consacrés aux JO, “rédigés” par des bots, qui ont commencé à déferler le 7 février – et s'emploie à décrypter le message contenu entre leurs lignes.

Souvenirs
Une partie de ces tweets clonés n'est là que pour rappeler au lecteur l'anniversaire des JO. Beaucoup sont presque identiques, à quelques détails près, et recyclent les gros titres des médias.

Moment critique. Monde, travail, sport, Vladimir Poutine… LES JO !!!

Olympiades à Sotchi. Il y a un an

Russie : Bon, c'est fini. Les JO ! On a battu tout le monde ! Hourra !

Il y a tout juste un an démarraient les JO.

Olympiades à Sotchi : un an déjà. Aujourd'hui la Russie se souvient des Jeux olympiques…

Témoignages personnels
Une partie de ces tweets s'emploie à souligner que ces Jeux étaient l'affaire personnelle de chaque Russe.

Olympiades. Comment je les ai vécues.

Aujourd'hui on est #1AnAprèsLesJO Les JO sont pour toujours dans mon coeur

Prestige de la Russie
Un grand nombre de ces tweets de bots souligne que ces olympiades ont été un “triomphe national” pour la Russie, qui a eu “un impact positif sur l'image du pays”.

JO de Sotchi : un an de triomphe national 33/13 [33 médailles/13 en or]

J'ai regardé de tous mes yeux) Les JO de Sotchi, un grand événement qui a un impact positif sur l'image du pays.

Sondages
Les comptes de bots ont retweeté des titres non sourcés de The Russian Times et RBK, qui publiaient les résultats d'une enquête du centre Romir et de Gallup International pour le premier, ceux d'un sondage d'opinions pour le second.

Sondage : la Crimée et les JO ont rendu les Russes heureux

49 % des Russes sont convaincus que les JO ont rehaussé le prestige de la Russie

Citations présidentielles et sportives
Les déclarations les plus ‘recyclées’ sont celles, uniformément positives, de Vladimir Poutine, de la championne olympique Irina Rodnina, du ministre des Sports Vitali Moutko  et du président du Comité olympique russe Alexandre Joukov

Vitali Moutko : les JO de Sotchi, une course de fond au finish brillant

Les JO de Sotchi ont provoqué une explosion d'émotions positives

Irina Rodnina : les JO de Sotchi ont prouvé que la Russie peut se sortir de n'importe quel défi

Russie unie, Fétissov : les JO de Sotchi ont été une fête pour tout le pays.

Joukov : les Jeux de Sotchi ont donné une grande impulsion pour développer le sport en Russie

Vie chère
Enfin, l'un de ces messages relativise de façon étonnante les énormes dépenses des JO, via la chute du rouble.

Si on convertit au cours actuel du dollar, les JO de Sotchi n'ont pas coûté si cher…

Médias russes
La plupart des médias russes ont eux aussi célébré l'Olympiade de manière uniformément positive, le plus souvent sans faire référence au contexte de la crise économique. Le seul grand journal à adopter un ton critique envers l'événement est “Argumenty i facty” ["Arguments et faits"].

Cet article de Vadim Elistratov a été publié sur le site TJ le 7 février 2015.

Ceux que nous perdons avec la censure et le contrôle d'Internet

lundi 9 février 2015 à 23:38
L'aube sur Téhéran. Photo par Hamed Saber via Flickr (CC BY 2.0)

L'aube sur Téhéran. Photo par Hamed Saber via Flickr (CC BY 2.0)

En 2011, j'ai demandé à un militant iranien des droits humains, vivant à Téhéran, de faire une recherche sur de simples mots, dans le cadre d'un test sur le filtrage d'Internet. J'ai oublié quels étaient exactement les mots recherchés mais c'était quelque chose comme “Football américain”. Il m'a répondu qu'il avait peur. Il ne pouvait pas le faire.

Je lui ai alors demandé : “Mais vous n'êtes pas curieux ?” – “Non. Je ne le suis plus. Je ne suis pas curieux du tout. Je ne pose pas de questions. Je ne pose même pas de questions à propos de choses que je souhaite savoir. C'est sans importance. C'est du passé maintenant.”

Sur ce, il s'est déconnecté. Nous n'avons plus communiqué depuis ce jour.

J'ai commencé à étudier la censure d'Internet en 2009. Depuis, il a beaucoup été question de la révolution perdue bâillonnée par la censure en ligne ou des occasions de changement politique et social qui ont été perdues avec le contrôle imposé à Internet. Cette idée a donné lieu chaque année à des millions de dollars de subventions, à des documentaires et à d'innombrables articles publiés dans les médias globaux, dont chacun envisage Internet comme un vecteur au service de la liberté d'expression, une chance pour nous exprimer nous-mêmes et pour connaître les autres et, ce faisant, pour créer un véritable changement politique. Pourtant, les derniers mots de mon ami montrent que cette histoire signe la perte de quelqu'un, qui n'est ni le militant politique ni l'idéaliste democrate. Cette personne perdue n'a pas grand chose à voir avec la politique. En écoutant ses derniers mots, je n'ai pas pu m'empêcher de me poser cette question : “Qui sont ceux que nous perdons avec la censure Internet ?”

En 2006, les historiques personnels de recherche de plus de 600 000 utilisateurs d'AOL ont été divulgués publiquement. L'historique des recherche de l'un de ces utilisateurs, le numéro 711391, a inspiré une série fascinante de courts métrages intitulés “J'aime l'Alaska.” Les requêtes d'une femme mariée, croyante et solitaire, vivant en Amérique du Sud, constituent la trame narrative centrale de ces films. Cette femme, toute à sa démarche de quête personnelle de sens, est désespérément à la recherche d'intimité dans son couple, et fait l'expérience de l'infidélité, en passant par des phases de regrets, de cyberdépendance et par un désir d'évasion et de tout lâcher pour l'Alaska.

Ces films montrent au spectateur une vie à l'opposé de la perspective des grandes bases de données. Nous observons, au lieu de cela, une personne explorant des facettes de sa propre personnalité dans l'un des rares environnements intimes dans lesquels nous pouvons être pleinement nous-mêmes : Internet. Libérée de la pression sociale et du jugement des autres, l'utilisatrice N°711391 révèle comment Internet nous permet d'opter pour un mode d'auto-exploration et de recherche, un moyen de nous débattre avec ces facettes de nous-mêmes que nous pourrions être réticents à explorer avec les autres — des facettes que nous sentons plus prudent d'explorer par le biais d'un moteur de recherche anonyme. L'utilisatrice N°711391 n'était pas consciente que l'Internet qu'elle connaissait était censuré, surveillé ou contrôlé. Elle se sentait capable de poser des questions éminément personnelles dans un lieu dans lequel elle n'aurait pas être être jugée. Quelques-unes de ses recherches :

2006-05-09 j'ai cru être capable de gérer une aventure mais j’ n'ai pas pu
2006-05-09 dieu peut guérir les aventures
2006-05-12 je me suis sentie tellement blessée intérieurement par une aventure que j'ai eue
2006-05-15 comment savoir si votre épouse a installé des logiciels espions sur votre ordinateur
2006-05-16 comment le ramener à moi

Pour mon ami à Téhéran, le contrôle d'Internet a paralysé toute capacité d'exploration personnelle, au point d'être incapable de poser la moindre question sur quelque sujet qui risquerait d'être source de problèmes pour lui. Une partie profonde et inconnue de lui-même resterait alors dissimulée. A quel point un jeune homme d'une vingtaine d'années resterait ignorant de soi-même et étranger à sa propre personne ? Certes, il existe d'autres moyens d'explorer sa personnalité, et toutes les questions ne peuvent pas être explorées de manière ouverte, tout particulièrement lorsqu'elles touchent à des tabous sociaux ou culturels forts. Peut-être certaines de ces questions sont-elles familières : Suis-je homosexuel ? Dieu existe-t-il ? Suis-je mauvais ? Y a-t-il quelqu'un d'autre qui soit comme moi ? Est-ce une bonne chose d'être moi-même ? Pourquoi mon partenaire me frappe-t-il ?

Il nous arrive de poser ces questions via Internet, à l'aide de moteurs de recherche, en posant les mêmes questions que nous aurions pu avoir posées en privé sur l'existence de Dieu. Si nous posons ces questions à notre sujet, nous recherchons un lien et une compréhension de notre propre identité et de notre place sur terre, en particulier lorsque cette compréhension fait défaut dans notre quotidien et dans la société dans laquelle nous vivons. Pendant un bref instant, découvrir en ligne un infime élément d'acceptation de soi ou de compréhension peut nous permettre de connaître l'opposition entre une vie portée par la vitalité et l'esprit et une vie d'existence sans plus. Une vie d'esprit se nourrit de l'expérience constante que l'on fait d'être accepté et aimé précisémenent pour ce que l'on est.

Cette censure et ce contrôle d'Internet nous font perdre cette capacité d'être notre propre être humain secret – celui que nous sommes lorsqu'il n'y a personne à proximité, une fois la soirée bien avancée, juste avant d'aller nous coucher – et le type d’ être humain que nous sommes destiné à être, du simple fait de notre naissance. Nous pouvons généralement habiter pleinement notre existence et notre monde en étant nous-mêmes.

Dans un scénario idéal, il ne devrait y avoir aucune limite. Tel pourrait être intéressé par des détails sur une religion interdite, en se posant les sempiternelles questions laissées sans réponses par les documents auxquels il pourrait avoir accès. Tel autre pourrait voir une dimension plus métaphysique que politique dans la démocratie, une forme de libération personnelle plus qu'une libération politique, mais il n'en saurait jamais rien, en raison de la censure frappant le mot “démocratie”. On pourrait envisager qu'un photographe “indécent” participerait au cheminement d'une personne dans la réparation des blessures provoquées par la violence conjugale, ou que cette personne s'intéresserait au premier chef à la violence conjugale, mais toute piste à explorer et vers l'apaisement dans la sphère privée serait verrouillée, contrôlée et surveillée de manière implacable.

J'ai discuté l'an passé avec une militante iranienne, réfugiée à Amsterdam. J'évoquais alors la crainte d'Internet. Je n'ai pas eu besoin d'être plus explicite pour être compris immédiatement de mon interlocutrice. Celle-ci, tout en reconnaissant que je ne pouvais pas comprendre cet aspect, m'assura que j'avais mis le doigt sur quelque chose. Il y avait quelque chose qui faisait qu'elle avait peur de s'interroger et de poser une question. Cela n'en valait pas la peine. Alors qu'elle était en Europe, elle avait bloqué des pans de sa personne qui aspiraient à être connus par l'entremise de recherches sur Internet : des doutes à propos de sa sexualité, son mariage célébré alors qu'elle était encore toute jeune, avec un homme dont elle se souciait à peine, et ses tentatives de réconcilier sa religion avec les défauts humains.

Pourtant, après les manifestations de 2009 et la répression sur Internet qui a suivi, elle a commencé à avoir peur de chercher des réponses – consciente qu'elle était de la surveillance exercée par le gouvernement sur Internet. Notre dernier café partagé était poignant : elle était devenue si étroitement liée à la personne qu'elle avait inventée, dans sa stratégie de survie, qu'elle était devenue incapable de changer. Elle était devenue une inconnue pour elle-même, à force d'intérioriser la crainte d'oser la moindre exploration intérieure.

Pour certaines personnes, la censure et le contrôle d'Internet représentent une tragédie politique, la destruction du rêve démocratique par l'édification de murs censés stopper la circulation globale de l'information. Mais les murs qui sont ainsi construits sont aussi en nous-mêmes et nous emprisonnent. Pour moi, la censure d'Internet a mis fin, fatalement, à l'ère de l'émerveillement de soi-même, qu'elle a fait disparaître au profit d'une ère banissant toute question que nous pourrions poser sur nous-mêmes en raison du risque excessif. Voilà l'immense tragédie personnelle de la censure et du contrôle d'Internet : des jeunes – hommes et femmes – persuadés que le temps de poser des questions est révolu. 

La manière dont nous apprenons à tisser des liens et à explorer notre propre personnalité ne peut être révolue à la faveur d'un changement dans notre situation géographique ou des circonstances. C'est le résultat d'un apprentissage et d'une assimilation instillée dans un climat de crainte et de terreur imposé à des degrés variables, et qu'une vie entière ne suffit pas à affronter.

Lors de notre dernier échange, cette jeune réfugiée à Amsterdam m'a fait prendre conscience à quel point ces comportements inculqués nous suivent, où que nous allions. Se tournant vers moi, elle me dit, dans un propos qui dépassait sa propre personne et l'instant présent : “Je veux échapper à cette vie. Echapper à Amsterdam, à tout le reste. Mais c'est impossible. Je me suis efforcée d'y arriver, mais j'ai fini par oublier comment faire.”

Cameran Ashraf est iranien et américain. Militant des droits numériques et entrepreneur social, il réalise actuellement à l'UCLA un doctorat sur la géopolitique d'Internet. Cet essai a remporté le premier prix lors de la compétition du sommet #GV2015, “Participez au concours GV et envoyez votre article sur l'impact chez vous des politiques de l'Internet ”