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Russie : Talons aiguilles et collier de chien pour militer contre la “Loi des Sadiques”

dimanche 7 juin 2015 à 13:23
Polina Nemirovsky (left) and Olga Borisova (right), June 2, 2015. St. Petersburg, Russia. Photo: Facebook.

Polina Nemirovsky à gauche) et Olga Borissova (à droite), le 2 juin 2015 à St. Petersbourg. Photo: Facebook. Sur le logo : “Service Pénitentiaire Fédéral—ça va faire mal”.

Les députés russes examinent actuellement une législation qui élargirait les mesures que les surveillants de prison seraient autorisés à prendre pour maîtriser des détenus récalcitrants. Soumise à la Douma fin mai, la loi “des sadiques” comme l'appellent ses détracteurs, étendrait les circonstances dans lesquels les surveillants pourraient recourir à la force—pouvant aller jusqu'à tuer—, depuis l'évasion jusqu'à la rébellion individuelle. Alors que la loi actuelle exige des surveillants de minimiser les risques pour l'intégrité des détenus, le nouveau texte se bornerait à spécifier à quel endroit le surveillant ne doit pas frapper les prisonniers, à la tête ou à la gorge, par exemple, quand il utilise la force physique.

Les militants de l'opposition russe fulminent contre le projet de loi, et mettent en scène une série d'actions ponctuelles pour tenter de mobiliser contre lui, bien que l'opinion se focalise plutôt en ce moment sur la mise hors-la-loi par le pouvoir des “organisations indésirables” et des “agents étrangers”.

La vieille garde manifeste

Le 29 mai, deux jours après la présentation du projet de loi devant la Douma, une poignée de vétérans russes de la défense des droits humains a organisé des manifestations individuelles parallèles devant le parlement. Les 87 printemps de Lioudmila Alexeïeva ne l'ont pas empêchée de tenir une pancarte sur laquelle on lisait “Je suis contre la Loi des Sadiques”.

La semaine suivante, le 3 juin, Lioudmila Alexeïeva est apparue à la télévision indépendante russe TV Dojd, où elle a promis de mettre à profit son siège retrouvé dans un conseil présidentiel pour s'adresser à Poutine et lui demander de ne pas signer le texte s'il arrivait jusqu'à son bureau.

“Je suis sûre que la loi ne sera pas adoptée”, a dit Mme Alexeïeva avant d'ajouter, avec une hésitation, “parce que, je ne sais pas, je protesterai contre elle de toutes les façons possibles et impossible. Je commencerai une grève de la faim, par exemple.”

La nouvelle garde arrive

Polina Nemirovski (à gauche) et Olga Borissova (à droite), le 2 juin 2015 à St. Pétersbourg, Russie. Photo : Facebook. Le logo indique : “Service Pénitentiaire Fédéral—ça va faire mal”.

La veille de cette menace de grève de la faim d'Alexeïeva, deux membres du parti d'opposition RPR-PARNAS se sont livrées, à St Petersbourg, à une manifestation insolite contre la “Loi des Sadiques”. Olga Borissova, une ancienne sergente junior dans la police municipale, et Polina Nemirovski, une activiste du groupe de défense des droits des détenus Zona Prava (créé par les members de Pussy Riot), se sont déguisées en surveillant de prison et en esclave, illustration satirique sexualisée du projet de loi controversé en examen à la Douma. Les deux jeunes femmes ont ensuite publié des photos de la performance, avec le slogan, “Service Pénitenciaire Fédéral—ça va faire mal”.

Les deux jeunes femmes ont défilé à travers St. Pétersbourg, s'arrêtant à une nouvelle exposition de photographies parrainée par la ville et consacrée aux victoires de la Russie aux Jeux Olympiques de Sotchi en 2014. L'exposition se compose de portraits des champions olympiques russes, avec une image monumentale de Vladimir Poutine posant au milieu des “héros olympiques” du pays. Borissova et Nemirovski n'ont pas manqué de se faire photographier devant l'effigie présidentielle.

Olga Borissova dit avoir eu l'idée récemment et avoir contacté Andréi Pivovarov, co-président de PRP-PARNAS à St. Pétersbourg, qui a approuvé le concept. Borissova a ensuite enrôlé son amie Polina Nemirovski, qui a conçu le slogan “Ça va faire mal”. Les jeunes femmes savaient, disent-elles, que leur présentation sexualisée de la question ne plairait pas à tout le monde ; mais ce qui comptait, c'était d'attirer plus d'attention sur la loi. “La politique est plutôt barbante pour l'individu ordinaire, et nous obtenons l'attention avec cette séance photo. Ce qui fait que les gens s'intéresseront à la raison de tout ça”, a déclaré Borissova à RuNet Echo.

Nemirovski n'éprouve pas davantage de remords : elle dit ne pas se soucier de la façon d'attirer l'attention sur la “Loi des Sadiques”, du moment que plus de gens en prennent connaissance. “Vous pouvez faire le piquet de grève, signer une pétition, ou bien agir à notre manière. Ce sont des faces différentes et nécessaires de la même médaille”, écrit-elle sur Facebook.

Le projet de loi

La législation en question, la proposition de loi numéro 802242-6, autorise les surveillants de prison à utiliser de 13 différentes ripostes violentes envers les détenus qui les menacent ou désobéissent aux règles de la prison : matraques spéciales, gaz spéciaux, menottes et autres contentions, appareils à électro-chocs, chiens, dispositifs spéciaux aveuglants et assourdissants, contentions pour les transferts, dispositifs d'immobilisation, canons à eau, véhicules blindés, barrages routiers et outils pour enfoncer les barrières.

Certaines restrictions demeurent, comme la nécessité d'une autorisation du directeur d'établissement avant d'utiliser canons à eau et véhicules blindés, mais l'usage de la plupart des autres moyens physiques est laissé à la discrétion des survellants eux-mêmes. Dans le cas où un détenu mourrait pendant qu'il serait soumis à une de ces contraintes, les autorités pénitentiaires disposeraient d'un délai de 24 heures avant de devoir appeler la police.

Le 5 juin, le directeur du Service Pénitentiaire Fédéral de Russie a déclaré que la loi n'a “rien de révolutionnaire”, elle ne fait que “clarifier les circonstances où un surveillant est habilité à user de la force physique”.

Selon Oxana Troufanova, une observatrice des droits humains à Tchéliabinsk, les autorités pénitentiaires russes appuient financièrement la réforme, et poussent à son adoption au parlement, afin de pouvoir plus facilement s'enrichir en torturant les prisonniers. “La torture n'est autre qu'un business. Renoncez à votre argent, si vous ne voulez pas être passé à tabac, si vous voulez être traité comme un être humain ; renoncez à votre argent, si vous voulez manger une nourriture correcte. Il y a une énorme composante de corruption dans le système pénitentiaire”, a indiqué récemment Mme Troufanova. Elle suppose aussi que les autorités pénitentiaires pourrait soumettre délibérément les détenus à des conditions insupportables, en vue de provoquer des émeutes qui justifieraient ensuite une législation comme celle de la “Loi des Sadiques”.

Antiquités syriennes à vendre sur Facebook

vendredi 5 juin 2015 à 14:06
Looted ancient coins from Syria on sale on Facebook. Photograph shared by @zaidbenjamin on Twitter

Monnaies  anciennes pillées de Syrie en vente sur Facebook. Photo partagée par @zaidbenjamin sur Twitter

Des antiquités syriennes sont proposées à la vente sur Facebook.

L'alarme a été donnée par le journaliste de Washington Zaïd Benjamin, qui a partagé des captures d'écran de pages Facebook d'antiquités de Syrie à vendre en Turquie.

Encore une page sur Facebook avec des antiquités syriennes à vendre. Livrables en Turquie.

Depuis l'Egypte, Sima Diab ironise :

Vous êtes spécialiste en négoce des antiquités et objets anciens de Syrie ? Ne cherchez pas plus loin, c'est sur Facebook

Sans surprise, la page Facebook dont Sima donne le lien n'est plus accessible.

A screen shot of a page which used to allegedly sell Syrian antiques on Facebook is no longer available

Capture d'écran d'une page Facebook qui aurait vendu des antiquités syriennes et n'est plus accessible

Lire aussi :

The ISIS smugglers making up to $1million per item selling ancient antiquities looted from the rubble of Syria [Les contrebandiers d'EI se font 1 million de dollars par objet en vendant les antiquités pillées dans les décombres de la Syrie – The Daily Mail]

D'après la presse, les combattants d'EI récoltent des millions dans le lucratif trafic des antiquités, en vendant les objets antiques pillés dans les musées à des collectionneurs d'Occident et du Golfe voisin, à travers un réseau de contrebandiers et d'intermédiaires.

Syrian antiques on sale on Facebook. Photograph shared by @zaidbenjamin on Twitter

Antiquités syriennes en vente sur Facebook. Photo partagée par @zaidbenjamin sur Twitter

Le quotidien britannique Daily Mail affirme que des objets vieux de 10.000 ans, en provenance de Raqqa, la capitale auto-proclamée d'EI en Syrie, se vendent plus d'1 million de dollars US pièce, et quittent clandestinement la Syrie et l'Irak par la Turquie et le Liban.

Syrian gold coins on sale on a Facebook page. Photograph shared on Twitter by @zaidbenjamin

Monnaies syriennes en or, vendues sur une page Facebook. Photo partagée sur Twitter par @zaidbenjamin

Le soi-disant Etat Islamique, un avatar d'Al Qaida, est arrivé en quelques mois à occuper de vastes pans de Syrie et d'Irak, en semant horreurs et destruction. Les territoires conquis par le groupe fanatique, qui proclame sa volonté d'anéantir tous les sites “hérétiques” et “apostats”, incluent le “berceau de la civilisation”, une région riche en histoire depuis des millénaires.

L'UNESCO a consacré une page intitulée Sauvegarder le patrimoine culturel syrien à identifier les dommages que la guerre en Syrie, entrée dans sa quatrième année, a infligés aux vestiges historiques du pays.

Selon l’UNESCO :

Des sources syriennes font état d’une aggravation désastreuse des fouilles clandestines de sites archéologiques et des pillages de musées en Syrie. Le risque de trafic illicite de biens culturels s’en trouve renforcé.

De nombreuses sources signalent des fouilles illicites et des pillages massifs de la plupart des sites archéologiques syriens. Ces exactions sont le fait de groupes bien organisés et souvent armés, venant de Syrie mais aussi d’autres pays de la région.

Sur la situation des musées, la page relève :

Les musées syriens suscitent eux aussi de vives inquiétudes. Les dommages les plus importants ont été observés dans le Nord-Ouest du pays, où des biens culturels de grande valeur ont été dérobés. De nombreuses œuvres d’art sont actuellement introuvables. Bien des musées ont également vu leurs bâtiments détériorés par les conflits armés.

Lire aussi :

ISIS is erasing history in Iraq and Syria [L'EI efface l'histoire en Irak et en Syrie – Business Insider]

Que la destruction de l'histoire émeuve davantage que les pertes actuelles de vies syriennes indigne cependant beaucoup de monde.

Liam Stack commente :

Ces dernières semaines les fonctionnaires syriens ont transféré des antiquités du musée de Palmyre, mais n'ont pas averti les habitants de partir aussi.

Khaled Diab met en garde :

La fixation occidentale sur les ruines plutôt que les vies ruinées en Syrie peut inciter EI à raser Palmyre à fins de propagande, dit @hxhassan

D'autres articles de Global Voices sur ce sujet :
L'EI détruit des sculptures vieilles de 3.000 ans au musée de Mossoul, Irak [en anglais]
En Irak, le groupe Etat islamique incendie la bibliothèque de Mossoul et détruit des milliers de livres et manuscrits inestimables
Vidéo : L'EI détruit le mausolée d prophète Jonas à Mossoul 
[en anglais]

Pourquoi les chiffres 64, 89 et 535 ont disparu du Net chinois

vendredi 5 juin 2015 à 08:57

Hier était le 4 juin, 26ème anniversaire des manifestations pro démocratie de la place Tiananmen en 1989.

Ces dernières années, certains chiffres ont disparu du Web chinois, effaces par la censure. Il s'agit des chiffres 64, 89 et 535 Le chiffre 64 (ou 6 4) car 4ème jour du 6ème mois (juin). 5 35 représente le 35ème jour du mois de mai, le cinquième mois, une façon courante et détournée en Chine de faire allusion au 4 juin de Tiananmen. Aucun moteur de recherche n'accepte de rechercher ces chiffres en Chine continentale, et ils ne peuvent pas être publiés sur les timelines publiques des médias sociaux.

Le caricaturiste politique Biantailajiao s'est moqué de cette façon d'effacer l'histoire, sur Twitter :

Si c'était possible, ils n'hésiteraient pas à supprimer cette date du calendrier.

Le “Temps des larmes”, une page sombre de l'histoire des Etats-Unis

vendredi 5 juin 2015 à 08:45

Une vente d'esclaves dans le sud des Etats-Unis / d'après un dessin original de Theodore R. Davis. Image de la division impressions et photographies de la Bibliothèque du Congrès.

Je reviens tout juste de Turquie où je participais à un projet pour le centenaire du génocide arménien, grec et assyrien perpétré par l'Empire Ottoman en 1915. Quand on rencontre des nationalistes turcs restés en mode «déni», l'un des principaux arguments qu'ils utilisent pour justifier les massacres est: “Et qu'en est-il des génocides commis par les Britanniques et les Américains ?”

Cet argument a un nom: le“whataboutism” ou argument tu quoque [N.d.T. fait référence à une tactique qui consiste à discréditer quelqu'un en lui opposant ses propres arguments] C'était une pratique courante parmi les Soviets durant la Guerre Froide. “Et quand est-il de l'impérialisme britannique?!?!”, s'écrient les apologistes, comme si les crimes de mes ancêtres justifiaient les crimes de leurs ancêtres. Je réponds que je critique souvent le gouvernement britannique, qui persiste à essayer d'éviter tant que possible d'employer le mot «désolé», affirmant qu'un tel aveu de culpabilité rendrait possible les actions en justice pour obtenir réparation.

Personne n'aime que les autres relèvent ses défauts de caractère, mais parfois, une dose d'esprit critique peut être utile. Cela semble s'appliquer autant aux problèmes politiques et sociaux qu'aux problèmes personnels. Je pensais à toutes ces choses quand je suis tombé sur l'histoire du «Temps des larmes».

Il y a quelques années, mes parents ont visité la ville de Savannah dans l'Etat de Géorgie. Mon père adore explorer l'histoire familiale, et certains de nos ancêtres ont émigré là-bas. Parmi eux se trouvait une femme du nom de Fanny Kemble [fr]. Elle venait d'une famille d'acteurs de théâtre et donnait des représentations aux quatre coins des Etats-Unis au début des années 1830 lorsqu'elle fit la connaissance de Pierce Mease Butler.

Butler suivit Fanny Kemble dans sa tournée, assistant à ses représentations dans plusieurs villes pour montrer qu'il était un homme de moyens, jusqu'à ce que son étalage de séduction quelque peu intrusif paye et que Fanny accepte de l'épouser en 1834. Butler omit de lui dire que ses revenus provenaient de plantations de coton et de riz en Géorgie.

Frances "Fanny" Kemble

Frances “Fanny” Kemble

Lorsqu'elle visita sa plantation de riz de Butler Island en 1838, Fanny Kemble fut choquée de découvrir que son mari possédait des centaines d'esclaves. Elle entreprit de coucher sur le papier son expérience et la manière brutale dont les esclaves de Butler étaient traités. Elle essaya de persuader celui-ci de réduire sa dépendance économique vis-à-vis du travail servile, mais il refusa. Fanny s'accommodait aussi difficilement des infidélités de son mari, et souligne dans ses écrits l'hypocrisie des hommes blancs qui prétendaient qu'il était acceptable de réduire en esclavage des Noirs car ils étaient «moins humains» que les Blancs, tout en concevant régulièrement des enfants avec des femmes noires.

Leurs désaccords finirent par avoir raison de leur couple, et ils divorcèrent en 1845. Butler menaça Fanny de l'empêcher de voir ses filles si elle publiait le récit de ce dont elle avait été témoin sur Butler Island, mais elle publia finalement ses mémoires, Journal of a Residence on a Georgia Plantation, en 1863.

Brick chimney and house on Butler Island, Georgia

Cheminée en brique et maison sur Butler Island, Géorgie. Image de Doug Kerr (CC BY-SA 2.0)

En 1857, Butler était lourdement endetté à cause de jeux d'argent et de mauvais choix d'investissements. Poursuivi par ses créanciers, il n'eut d'autre choix que de mettre en vente une partie de son domaine. Un inventaire réalisé en février 1859 estimait la valeur de ses esclaves à plus de 500,000 dollars. Butler décida de vendre environ la moitié de ses 919 esclaves, et le 2-3 mars 1859, sur l'hippodrome de Ten Broeck à Savannah dans l'Etat de Géorgie, 429 de ses esclaves furent vendus pour 303,850 dollars—autour de 700 dollars par tête. Dans le processus, des familles furent séparées et vendues à plusieurs plantations dans différents Etats. Il s'agit de la plus importante vente d'esclaves dans l'histoire des Etats-Unis. Un journaliste du New York Tribune s'y est rendu secrètement pour garder une trace écrite de l'événement. Les esclaves et leurs descendants ont appelé cet épisode «le Temps des larmes» [Weeping Time en anglais], «car on raconte que le ciel s'est ouvert et qu'il a plu à verse pendant les deux jours de la vente. Certains disent que les cieux étaient en pleurs en raison de l'inhumanité qui se manifestait

Part of the former Ten Broeck horse racecourse, Savannah, Georgia, now owned by the Bradley Plywood Corporation

Une partie de l'ancien hippodrome de Ten Broeck à Savannah en Géorgie, dont la Bradley Plywood Corporation est maintenant propriétaire. Image reproduite avec la permission de Kwesi DeGraft-Hanson.

Le Dr Kwesi DeGraft-Hanson, universitaire et architecte paysagiste originaire d'Accra au Ghana, s'est intéressé aux plantations Butler dans le cadre de ses recherches sur le “tabby“, un matériau de construction produit et utilisé par les esclaves dans le bâtiment avant l'invention du béton. Kwesi a découvert dans des documents portant sur les plantations Butler que celui-ci avait souvent recours à des esclaves de Côte-d'Or [N.d.T. ancien nom du Ghana], dont beaucoup portaient des noms indiquant qu'ils étaient akan, le groupe ethnolinguistique auquel il appartient.

En 1998, la société d'histoire locale a invité le Dr DeGraft-Hanson pour évoquer les plantations Butler sur l'île de St Simon, près de la plantation Hampton, devenue depuis une communauté fermée de luxe. Une habitante afro-américaine s'est ensuite approchée du docteur pour lui dire qu'elle ignorait qu'il s'agissait d'une ancienne plantation, mais qu'elle avait souvent eu des visions ou rêvé de gens qui allaient et venaient dans son jardin.

Kwesi DeGraft-Hanson a entrepris de faire des recherches sur les plantations Butler et trouvé une liste de noms des gens vendus comme esclaves au moment du Temps des larmes. Annette Holmes, qui a mis la liste en ligne, avait regardé un documentaire de PBS [N.d.T réseau de télévision publique aux Etats-Unis] intitulé Africans in America et fait le rapprochement entre la famille Butler et sa grand-mère maternelle, Henrietta Butler Cox, née en 1902. Elle découvrit que sa grand-mère apparaissait sur la liste comme étant rattachée au foyer de ses parents lors du recensement fédéral de 1910 aux Etats-Unis. Annette Holmes s'aperçut ensuite que son arrière-grand-père James, alors enfant, figurait sur la liste du recensement de 1870. Elle apprit que John et Betsy, les parents de James, avait déménagé en Louisiane après avoir vécu en Géorgie et avaient été vendus lors du Temps des larmes.

Ni Fanny Kemble ni Pierce Butler ne se sont remariés. Ce dernier est mort de la malaria en 1867, après avoir échoué à faire de sa plantation un projet économique viable sans avoir recours à une main-d’œuvre esclave au moment de l'abolition de l'esclavage.

Mais, pour le Dr Kwesi DeGraft-Hanson, l'histoire la plus importante est celle des gens vendus par Butler en 1859. Ils ont probablement des milliers de descendants à travers les Etats-Unis. A présent, une cinquantaine de personnes qui, comme Annette Holmes, descendent de John et Betsy, s'efforcent de lever des fonds pour organiser une visite de groupe sur le site du Temps des larmes. Elles prévoient aux côtés de DeGraft-Hanson de faire pression auprès des autorités locales pour créer un mémorial au nom de ceux qui ont été vendus en 1859. Cela permettrait de reconnaître non seulement le statut de victime des individus réduits en esclavage mais également leur courage remarquable et leur résilience face à une terrible oppression politique et sociale.

Annette Holmes and her family.

Annette Holmes et sa famille. Image reproduite avec la permission de Kwesi DeGraft-Hanson.

«J'aimerais connaître les autres aspects de la vie de ces gens», m'a confié le Dr DeGraft-Hanson. «Cette famille dont nous parlons descend de deux esclaves. Deux personnes asservies avaient assez d'amour, de foi, d'espoir, toutes les qualités positives auxquelles les êtres humains aspirent; ils en avaient assez pour élever leurs enfants à travers l'esclavage jusque sur la voie de la liberté.»

La question de la mémoire de l'esclavage n'a pas réellement été traitée. Des excuses ont été faites, mais elles n'ont guère eu d'impact. L'Université Emory a par exemple tenté d'apporter une réponse au fait que certains anciens membres du corps enseignant, administrateurs et étudiants, avaient été propriétaires d'esclaves. Les étudiants et enseignants afro-américains ont demandé au Président de l'Université de présenter ses excuses. L'institution s'est saisie de la question en 2011 en affirmant qu'elle ne pouvait s'excuser pour des faits qu'elle n'avait pas commis. Une déclaration dans laquelle elle exprime ses regrets a été établie, contournant le problème et suscitant la déception des étudiants et enseignants noirs.

Se racheter et œuvrer à faire disparaître la honte et la culpabilité associées à l'esclavage serait une bonne chose non seulement pour les descendants des anciens esclaves mais pour l'ensemble des États-uniens. Embrasser sa propre histoire conférerait au pays une plus grande autorité morale pour parler de liberté et de justice dans d'autres régions du monde.

«Certains Afro-américains luttent pour se forger une estime de soi qui ne soit pas uniquement liée à l'esclavage.», explique DeGraft-Hanson.  «Je pense que le fait d'avoir un mémorial parle pour ceux qui ne veulent pas prononcer les mots ‘je m'excuse’.»

« D'un autre côté, pour ceux qui souhaitent entendre des excuses, le mémorial en fera pour eux. Il sert les intérêts des deux camps. Il est là pour ceux qui veulent s'y rendre pour réfléchir, se recueillir ou faire leur deuil. Il témoigne du fait que, collectivement, cette nation a le sentiment que cela n'aurait pas dû se produire, et ce afin que nous soyons capables d'aller de l'avant. Il exprime également du respect, car l'identité de chacun de nous est en partie liée à notre ascendance. Cela rétablit l'humanité de leurs ancêtres, et par là-même, les aide à retrouver l'estime de soi.»

Kwesi

Le Dr Kwesi DeGraft-Hanson. Image reproduite avec la permission de Kwesi DeGraft-Hanson.

«Aux Etats-Unis, de nombreux Noirs savent qu'ils sont descendants d'esclaves exploités et maltraités. Nous devons parvenir à faire notre deuil. En cas de traumatisme, de mort d'un être aimé, peut-être ne pouvons-nous pas immédiatement laisser libre cours à notre chagrin mais, à un moment, il faut bien l'affronter. Si nous le refoulons, il finit par nous atteindre. Ce traumatisme est transmis de génération en génération.»

«Je pense que, si nous pouvons obtenir quelque chose comme le mémorial, cela fera revenir le respect et l'estime de soi. Quand un lieu est beau et inspirant, il met du baume au coeur. Keates dit ‘une belle chose est une joie éternelle’. Imaginez un beau paysage avec un beau mémorial. Ces lieux nous permettent de guérir.»

Pour plus d'informations sur la campagne de financement participatif visant à permettre aux descendants d'esclaves de visiter le site du Temps des larmes cet été, voir Enslaved John and Betsy Butler’s Descendants’ Homecoming Crowdfund Campaign [non disponible].

Démasquer les usines à trolls de Russie devant les tribunaux, le pari d'une journaliste infiltrée

jeudi 4 juin 2015 à 13:03
Images edited by Kevin Rothrock.

Montage d'image par Kevin Rothrock.

Les journalistes russes publient à leur sujet depuis près de deux ans. Leurs confrères occidentaux leur ont emboîté le pas l'été dernier. A présent, quiconque s'intéresse à l'Internet russe sait ce que sont les “usines à trolls” en Russie : de vastes officines de tâcherons rémunérés à se faire passer pour des internautes ordinaires, qui laissent des commentaires bidon sous les articles d'information et les blogs, en tâchant  de noyer les voix qui critiquent le Kremlin.

La semaine dernière, une femme du nom de Lioudlila Savtchouk se disant journaliste d'investigation indépendante et militante civique, a annoncé qu'elle assignait en justice la plus célèbre “usine à trolls” de Russie, l’Agence de Recherche Internet, située à St. Petersbourg. Mme Savtchouk dit avoir travaillé pour cette officine de janvier à mars 2015 comme journaliste clandestine.

Assistée du cabinet juridique Team 29, Mme Savtchouk dit assigner l’Agence de Recherche Internet devant le tribunal pour un litige de droit du travail : embauche sans contrat et pratiques salariales. Au cas improbable où elle gagnerait le procès, Mme Savtchouk s'engage à faire don à une institution caritative de la somme obtenue. Le véritable objectif de son procès est cependant de contraindre l'organisme à apparaître publiquement devant la loi, pour que, espère-t-elle, plus de gens découvrent son activité scandaleuse.

Mais le 1er juin, date prévue d'ouverture du procès, personne ne s'est présenté au nom de l’Agence de Recherche Internet, et le tribunal a ajourné l'audience au 23 juin. (Il s'avère que les justificatifs d'identité de Mme Savtchouk n'étaient pas en ordre non plus.)

Les juristes de “Team 29,” Evgueni Smirnov (à gauche) et Daria Soukhikh (à droite) avec Lioudmila Savtchouk (au centre). 2 juin 2015, à Moscou. Photo: Facebook.

Malgré ce revers dans sa tentative de dévoiler les commanditaires de la plus grande “usine à trolls” de Russie, Lioudmila Savtchouk a réusi à donner plusieurs entretiens à des médias libéraux tels que TV Dojd, Echo de Moscou, Novaïa Gazeta, et Snob. Elle a aussi parlé à RuNet Echo, disant que ses rencontres avec la presse étrangère ne se sont pas toujours passées en douceur :

И еще очень неприятно читать моих коллег-журналистов, которые извращают мои слова и приписывают мне слова, мысли и чувства, которых я не говорила и не имела. Так было с Франц Пресс и другими СМИ. У них своя информационная война и задача представить меня как зарвавшегося тролля. И они это делают. Поэтому общаться с журналистами мне трудно.

C'est très désagréable de lire comment mes confrères journalistes déforment mes propos et m'imputent des propos, pensées et sentiments que je n'ai jamais exprimés ni eus. Il en a été ainsi avec France Presse et d'autres médias. Ils ont leur propre guerre de l'information et leur tâche est de me présenter comme une troll ambitieuse. C'est ce qu'ils font et voilà pourquoi j'ai du mal à communiquer avec les journalistes.

Mme Savtchouk se réfère à un article de l’Agence France-Presse du 5 avril 2015 qui s'ouvre sur cette phrase : “Lioudmila Savtchouk dit que c'est l'argent qui l'a attirée dans les rangs de l'armée en ligne du Kremlin”. Mme Savtchouk a dit à RuNet Echo que c'est faux. “J'ai clairement dit à la correspondante de l’Agence France-Presse Marina Koreneva que je suis allée [à l'usine de trolls] pour enquêter”, a expliqué Mme Savtchouk, disant qu'elle y serait entrée même sans être payée, rien que pour en savoir plus sur l'opération. “Ils répandent ce mensonge dans le monde entier”, dit-elle consternée.

La jeune femme se dit convaincue que le financement des usines à trolls de Russie provient de l'Etat et entre dans le cadre de l'effort de propagande de celui-ci :

Это действительно огромная трата денег в пустоту, вы правы. Нам неизвестно их происхождение, но, судя по всему, они из того же источника, что и деньги, питающие российское тв и кремлевские СМИ. Так как повестка одна и та же. Те же тезисы, подача, тематика. Так что есть все основания подозревать, что финансирование пропаганды в интернете идет из денег налогоплательщиков.

C'est vraiment une énorme dépense pour rien, vous avez raison. Nous en ignorons la provenance, mais à en juger par les faits, l'argent vient de la même source que celui qui alimente la télévision d'Etat russe et les médias du Kremlin. L'ordre du jour est le même, mêmes idées, même présentation, même thématique. Il y a donc toutes les raisons de soupçonner que le financement de la propagande sur internet sort de la poche du contribuable.

Mme Savtchouk contredit cependant vigoureusement ceux qui ne voient dans ces dépenses que pur gaspillage. Elle estime qu'il y a un vrai danger :

Я не думаю, что это только “безобидное” распиливание бюджета. Я всегда спорю с людьми, которые недооценивают серьезность проблемы. Это не только распил но и растление молодежи. И вообще разжигание национальной и любой другой розни. Боюсь, что скоро начнут люди бить друг друга на улицах потому что у них разные взгляды. Они насаждают какое-то странное раздвоение.

Je ne pense pas que ce soit juste un “inoffensif” écrémage du budget. Je me dispute toujours avec les gens qui sous-estiment la gravité du problème. Ce n'est pas que du boulot, c'est détourner la jeunesse. Et au total, attiser les discordes nationales et de tout ordre. J'ai peur que les gens commencent bientôt à se battre dans la rue parce qu'ils ont des opinions qui diffèrent. [Les trolls] cultivent une sorte d'étrange fracture [entre patriotes et traîtres].

Lioudmila Savtchouk. Photo: VKontakte.

Elle souligne que cette fermentation est palpable dans la rue, et dit que la “même inflexion” qui est diffusée en ligne fait son chemin dans les conversations ordinaires.

En mars, après la communication de ses récits à Novaya Gazeta et un autre journal, les chefs de l'usine à trolls de Mme Savtchouk ont découvert son sabotage et l'ont aussitôt mise à la porte. Peu après, elle a créé une communauté en ligne appelée Paix de l'Information (jouant sur l'expression “guerre de l'information”), se proposant de déstabiliser les usines à trolls de Russie et d'y sensibiliser.

Si l'activisme de Mme Savtchouk paraît logiquement très anti-Poutine, elle affirme que des membres de son groupe sont en réalité des partisans du Président :

Я не оппозиционер в данном случае. В нашем движении есть и любители Путина. Нас возмущает информационная война в принципе, и моя известность причиняет мне больше беспокойств, чем радостей. Я журналист и гражданский активист уже давно.

Dans cette affaire je ne suis pas une opposante. Notre mouvement a aussi ses sympathisants de Poutine. La guerre de l'information nous indigne dans son principe, et ma célébrité m'apporte plus d'inquiétudes que de satisfactions. Je suis journaliste et activiste civique depuis longtemps.

Jusqu'à présent, les révélations de Lioudmila Savtchouk ont été réellement reprises par les seuls médias étrangers, que personne ne lit en Russie, et les publications libérales du pays, dont les lectorats étaient déjà famiiarisés avec les turpitudes des usines à trolls. Ce qui ne fait cependant de Mme Savtchouk ni une traîtres ni même une libérale, à ses yeux. “Nous avons une tendance à accuser quiconque exige la justice et le respect de la loi d'être un opposant libéral”, conclut-elle.