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L'Ouganda, une des terres d'asile les plus accueillantes au monde

samedi 18 juin 2016 à 15:54
Blogueurs Ougandais lors du FABY - Dakar (avec la permission de FABY)

Blogueurs Ougandais lors du FABY – Dakar (avec la permission de FABY)

Les 6000 délégués en provenance de 135 pays, qui ont participé au premier sommet humanitaire mondial, tenu à Istanbul, en Grèce, du 23 au 24 mai, auraient pu difficilement aller au-delà d'un catalogue de bonnes intentions. Mais, ce sommet aura été l'occasion de rappeler que ce que font certains pays est remarquable.  Et pourtant les médias internationaux ne le mentionnent que rarement, en matière d'accueil et d'intégration des migrants. Parmis eux, l'Ouganda a été une des vedettes du sommet de par sa politique d'accueil des réfugiés.

Lors de la réunion préparatoire régionale du premier sommet humanitaire mondial, qui s'était tenu à Kampala, le Premier Ministre ougandais Apolo Nsibambi avait indiqué aux participants:

qu’il était inacceptable que l’Afrique indépendante des puissances coloniales européennes depuis plus de 50 ans continue à être le plus important générateur de réfugiés et de déplacés internes. « L’incapacité à protéger et assister efficacement ainsi qu’à trouver des solutions en temps voulu aux problèmes ayant créé ces situations de déplacement pose une menace majeure sur le développement de l’Afrique… et a de sérieuses conséquences pour sa paix et sa stabilité

Lorsqu'il prononçait ces mots, il savait de quoi il parlait car son pays, ayant comme voisins des foyers d'instabilité et de guerres, accueille 700 000 réfugiés, dont des soudanais du sud, des somaliens, des burundais, des rwandais et des congolais.

Malgré ce nombre élevé de réfugiés, la politique ougandaise en matière de réfugiés est appréciée de ses partenaires.  Le camp de Nakivale, créé en 1958 pour accueillir des tutsis fuyant la révolution hutu dans leur pays, se trouve à 6 heures de route de Kampala, la capitale ougandaise. Il s’étend sur une superficie de plus de 184 km² sur une zone couvrant un lac, des collines, de nombreux cours d’eau et des champs fertiles, selon le site caritasgoma.org qui nous informe que:

“Le modèle de l’Ouganda est presque unique en ce qu’il accorde aux réfugiés”. Selon les observateurs, ce qui rend l’Ouganda unique, c’est la prise en charge immédiate des réfugiés et l’aide qui leur est apportée. “En Ouganda, les réfugiés ont la possibilité de contribuer à l’économie locale”, affirme un des porte-parole du HCR.

Le chercheur M. Will Jones du Centre d’études sur les réfugiés de l'université d'Oxford, a visité ce camp, il y a 3 ans. Il le décrivait ainsi sur le site fmreview.org:

Alors, que font les réfugiés pour vivre ? Ils cultivent, bien sûr, et pas seulement dans les localités rurales. Près de la moitié des réfugiés congolais, rwandais et sud-soudanais interrogés par les chercheurs cultivent leurs propres parcelles. D’autres sont ouvriers agricoles. Seuls les Somaliens n’ont montré que très peu d’intérêt, voire aucun, pour l’agriculture.

Pas uniquement de l’agriculture de subsistance

Les Ougandais qui achètent les récoltes se rendent régulièrement dans les sites d’installation et repartent avec des camions remplis de produits de Kyangwali, destinés au marché de la ville d’Hoima. Les chercheurs ont interrogé un commerçant d’Hoima qui a déclaré avoir acheté près de 500 tonnes de maïs et de haricots aux réfugiés l’an dernier, soit environ 60 pour cent de son stock. Il a vendu le maïs dans d’autres régions de l’Ouganda, mais aussi à l’extérieur du pays ; en Tanzanie et au Soudan du Sud.

Aujourd’hui, les agriculteurs de Kyangwali tentent de supprimer les intermédiaires en vendant directement leurs produits sur le marché, par le biais d’une coopérative de plus de 500 membres qui comprend des agriculteurs ougandais des villages locaux. La coopérative des agriculteurs progressistes de Kyangwali (Kyangwali Progressive Farmers) est une société de capitaux qui signe aujourd’hui des contrats pour vendre les produits directement aux industriels.

Dans le village de Rwamwanja, un programme d'épargne et de prêt, appelé Solo Effort, a été mis au point pour aider les réfugiés et les nationaux à faire de l'élevage ou à créer d'autres types d'entreprises. Initié il y a deux ans, il compte 139 membres. Dans cette vidéo, Mme Rebecca, une des membres explique comment grâce à ce programme elle a réussi à sortir de la pauvreté:

Cependant, les difficultés ne manquent pas dans l'application de cette politique d'accueil et d'intégration des réfugiés. A titre d'exemple, le site caritasgoma.org, déjà cité, signale:

Mais le camp de Nakivale se trouve à proximité des villages ougandais où des paysans pratiquent des cultures de substance. En voyant le gouvernement qui enlève leurs terres pour faire de la place aux réfugiés, les premiers ne sont pas contents de l’aide apportée aux seconds. D’où, une certaine méfiance à l’égard des réfugiés.

Le gouvernement soutient que ces terres avaient été prévues pour les demandeurs d’asile. Dans un pays qui a l’une des populations les plus jeunes et les plus dynamiques dans le monde, l’accès la terre est un défi auquel doivent faire face les politiques de réfugiés en Ouganda. Mais pour l’instant, le gouvernement et les populations locales sont déterminés à prendre soin de ceux qui sont dans le besoin et de la meilleure façon possible.

Pour que cette politique continue à être praticable, il faudrait que les autorités d'une part associe les populations autochtones riveraines des camps aux programmes mis en places pour les réfugiés, mais aussi que ces politiques leur soient largement expliquées pour éviter les malentendus, souvent générateurs de conflits.

Qui était Roumi, le poète persan que s'arrachent Leonardo DiCaprio, Afghanistan, Iran et Turquie ?

samedi 18 juin 2016 à 14:32
Rumi as depicted in a short film uploaded onto YouTube by user Ghaus Siwani.

Roumi, décrit dans un court-métrage chargé sur YouTube par Ghaus Siwani.

Au moment où tous les pays qui revendiquent comme leur l'oeuvre de Djalāl ad-Dīn Rûmî s'insurgent à l'idée de voir Leonardo Di Caprio incarner le grand mystique, poète et savant, dans une épopée hollywoodienne, les utilisateurs de médias sociaux d'Afghanistan repoussent les prétentions supposées de l'Iran et de la Turquie au chef d'oeuvre du poète, vieux de huit siècles, le recueil Masnavi-I Ma'navi .

Le 31 mai, l'agence d'information des étudiants iraniens ISNA a publié un article citant la présidence de l'Organisation des documents nationaux à propos de l'accord entre l'Iran et de la Turquie pour enregistrer comme patrimoine culturel commun auprès de l'UNESCO le recueil de poèmes de Roumi, le Masnavi-I Ma'navi.

L'article a déclenché une polémique virale sur les médias sociaux afghan et un frénétiqe ballet diplomatique.

Le 9 juin, le ministère afghan des Affaires étrangers protestait officiellement auprès de Patricia McPhillips, ambassadrice de l'UNESCO en Afghanistan, qui a promis de porter la question devant les instances centrales de l'organisation internationale.

Le ministre afghan des affaires étrangères Salahuddin Rabbani a demandé le même jour à son homologue turc Mevlüt Çavuşoğlu des “éclaircissements” sur l'information.

M. Çavuşoğlu s'est dit, à son tour, “non informé de la question”, promettant que les “préoccupations et recommandations de l'Afghanistan quant au lieu de naissance de Mawlānā Jalaladdin Muhammad Balkhi” seraient prises en  considération dans le dossier, une réaction qui n'a pas réussi à apaiser la contestation en ligne.

Là-dessus, le 12 juin, un journaliste du média afghan Ariana News a publié un entretien avec l'ambassadeur d'Iran en Afghanistan, qui a précisé que l'Iran “n'a aucune prétention sur [le] Mawlānā ; l'Iran n'a nulle intention de faire enregister [le] Masnavi ou [le] Mawlānā. L'Iran essaie seulement d'enregistrer des versions anciennes du Masnavi.”

‘Je viens de Balkh’

Le Masnavi-I Ma'navi (littéralement : Les couplets rimés d'une profonde signification spirituelle) est l'un des trois ouvrages à nous être parvenus de Roumi, consistant en six chapitres de quelque 26.000 distiques ou couplets au total.

Le Masnavi-I Ma'navi est révéré dans tout le monde persophone en Afghanistan, Iran et Tadjikistan, comme un livre de profonde sagesse. Beaucoup de locuteurs du persan le proclament un “second Coran” ou “le Coran persan” — consécration suprême de sa richesse mystique et spirituelle.

Le Masnavi a aussi fait de Roumi le poète le plus vendu aux USA en 2014, d'où l'intérêt de Hollywood pour sa vie hors normes.

Le 9 juin, un collectif de militants de la société civile s'est réuni à Kaboul pour protester contre les candidatures iranienne et turque auprès de l'UNESCO, soulignant que Roumi était un “poète cosmopolite qui est le capital précieux de tous les individus cultivés”. Leur argument : “Chacun sait qu'il est né à Balkh [en Afghanistan] avant de s'établir à Konya”.

Suhrab Sirat, un poète afghan célèbre, a écrit un long texte, citant ce distique du Masnavi :

Je suis de Balkh, Je suis de Balkh, Je suis de Balkh/ Un monde réjouit mon amertume. . .

Beaucoup d'autres Facebookers ont également rappelé cette même citation du Masnavi pour preuve de l'appartenance de son auteur à la ville afghane de Balkh.

Cependant, dans plusieurs de ses ghazals, Roumi est plus nébuleux sur ses origines :

“Je ne suis ni chrétien ni juif ni mazdéen ni musulman, ni d'Orient ni d'Occident, ni de la mer ni de la terre”, écrit-il dans l'un deux.

Mohammad Husain Mohammadi est un poète d'aujourd'hui, romancier et conteur, et possède la maison d'édition Taak Publications. Il écrit :

La terre natale de Maulana est le royaume de Jaan (“l'esprit”)

Pendant que le débat faisait rage, une page Facebook appelée Maulana Jalaluddin Mohammad Balkhi (Mawlānā [‘Notre Maître’] Jalaluddin Mohammad de Balkh) est devenue le havre d'une campagne concertée pour la reconnaissance des liens avec l'Afghanistan de Roumi.

La page a créé une pétition contre la candidature Ankara-Téhéran auprès de l'UNESCO, déjà signée par plus de 5.000 personnes, près de l'objectif de 7.500.

Roumi, ‘Made in Konya’ ?

Roumi naquit très probablement à Balkh — soit dans la ville d'Afghanistan elle-même soit dans sa région qui déborde sur le Tadjikistan actuel — le 30 septembre 1207.

Mais poussé par l'invasion mongole de l'Asie Centrale de 1215 à 1220, Bahauddin Walad, le père de Roumi, partit vers l'ouest emmenant sa famille.

La famille de Roumi prit la direction de Bagdad, effectua le pèlerinage à la Mecque, puis passant par Damas, s'installa pour sept ans à Karaman (dans le sud de l'Anatolie) avant de partir, un peu plus au nord, pour Konya en 1228.

A l'époque la ville faisait partie du sultanat seldjoukide de Rûm, d'où le nom définitif du Mawlānā.

Après avoir étudié la théologie, la littérature arabe et la science religieuse, Mawlānā devint professeur à 25 ans, puis un juriste renommé, qui prêchait dans les mosquées de Konya et a profondément influencé le soufisme.

Il attira aussi des milliers d'étudiants, faisant beaucoup d'envieux.

Roumi devint un poète après avoir rencontré, puis perdu dans des circonstances mystérieuses son ami très proche et mentor, Shams-e Tabrizi.

Bouleversé par cette perte, Maulauna se mit à versifier.

Parmi les dizaines de milliers de vers qui lui sont attribués, quelque 44.000 sont réunis dans deux épais livres appelés Divan-e Shams-e Tabrizi (ses ghazals, poèmes d'amour et mystiques) composés en l'honneur de son ami, et 25.000 dans le Masnavi-I Ma'navi.

Il mourut à Konya en 1273.

En route pour l'Occident

L'encre de la candidature conjointe à l'UNESCO n'était pas encore sèche que, le 6 juin, David Franzoni, un scénariste oscarisé, déclarait au Guardian avoir “accepté de travailler à un biopic sur le poète du 13ème siècle Jalaluddin Rumi”.

Il ajoutait qu'il voulait que la star d'Hollywood Leonardo DiCaprio prenne le rôle de Roumi, ce qui a enthousiasmé certains Afghans et révulsé d'autres.

En quelques heures le hashtag twitter #RumiWasntWhite [Roumi n'était pas blanc] a atteint le firmament.

Les racistes sont en fureur quand un personnage de FICTION comme hermione est rendu noir, mais ça ne les gêne pas de blanchir des personnes REELLES ??? Ok #RoumiNEtaitPasBlanc

J'espère que le film sur Roumi sera une représentation authentique des coutumes de la région, pas comme le catastrophique ‘Rock The Kasbah’

Il veulent donc un homme blanc pour jouer Roumi, un poète SOUFI PERSAN, mais quand ils ont besoin d'un terroriste ils trouvent sans peine des acteurs musulmans

Le temps dira si la légende de Roumi sera honorée ou maltraitée sur les écrans, mais les Afghans sont nombreux à admettre  — de bon ou mauvais gré — qu'elle s'est édifiée à des milliers de kilomètres de la terre de sa naissance.

Pourtant le théologien aux vastes connaissances aurait toujours beaucoup à enseigner à l'Afghanistan, où les interprétations extrémistes de la religion continuent à obscurcir la spiritualité joyeuse qui imprègne l'oeuvre de sa vie.

Les admirateurs véritables de Roumi espéreront quant à eux que le bruit fait autour de ses origines ne couvrira pas la puissance et la sagesse de ses paroles, à un moment où le monde en a plus que jamais besoin.

Les savoirs des peuples indigènes inspirent peu à peu les chercheurs du monde entier

vendredi 17 juin 2016 à 19:03
Photo by Jean Polfus

Photo: Jean Polfus / Ensia.com

Cet article de Ben Goldfarb est initialement paru sur Ensia.com, un magazine qui met en lumière des solutions environnementales concrètes à l'échelle internationale, et il est ici reproduit dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Dans la région accidentée du Sahtú [Grand lac de l'Ours] dans les Territoires du Nord-Ouest canadien, une zone si reculée qu'en hiver, seule une route glacée traîtresse la relie au monde extérieur, la vie tourne autour du caribou. Durant des siècles, le peuple déné a vécu en nomade, en suivant les traces d'immenses troupeaux à travers le Sahtú et en chassant les animaux migrateurs pour leur viande, leur peau et leurs os. Même si les populations indigènes de la région habitent maintenant dans des villages, la chasse en tant que moyen de subsistance reste au cœur de leur régime alimentaire et de leur culture. La langue déné comporte des manières d'exprimer des concepts tels que « nous avons grandi avec du sang de caribou » et « nous sommes un peuple à caribou ».

Cette relation intime n'a pas toujours fait bon ménage avec la science empirique. Les biologistes spécialistes de la faune sauvage ont longtemps étudié les caribous en descendant en piqué à bord de leur hélicoptère et en les emprisonnant dans des filets pour fixer sur eux des colliers radar, un procédé que certains Dénés jugeaient irrespectueux envers des êtres qu'ils considèrent comme des frères. En septembre 2012, le Conseil sur les ressources renouvelables du Sahtú a adopté une résolution qui préconise que toute recherche portant sur la faune sauvage implique les populations locales et respecte les valeurs indigènes. Les biologistes pourront continuer à fixer des colliers radar sur les caribous, mais consigne leur est maintenant aussi donnée d'utiliser des méthodes plus respectueuses et non-invasives.

C'est à une équipe de scientifiques qu'a incombé la tâche de développer de nouvelles techniques, parmi lesquels Jean Polfus, doctorante spécialiste des ressources naturelles à l'université de Manitoba. Ses débuts dans les Territoires du Nord-Ouest n'ont pas été faciles – « il faisait complètement noir, froid et beaucoup de rencontres se sont déroulées en langue déné » se souvient-elle – mais, au cours des nombreuses conversations avec des dirigeants communautaires, elle et ses partenaires locaux ont mis au point un projet visionnaire : ils étudieraient les populations de caribous en utilisant de l'ADN prélevé sur des excréments. Les chasseurs et trappeurs dénés, qui croisent régulièrement la route des hordes d'animaux sauvages lors de leurs voyages en motoneige, récupéreraient les déjections – ce qui leur ferait gagner un bon d'achat d'essence d'une valeur de 25 dollars canadiens pour chaque échantillon reçu par Jean Polfus. Selon la doctorante, « c'est beaucoup moins cher par échantillon que de mettre un collier aux caribous. »

La construction du respect

Bien que biologistes et peuples autochtones travaillent ensemble depuis des siècles, leurs rapports ont eu tendance à tourner au conflit. Les scientifiques ont souvent regardé d'un mauvais œil les savoirs traditionnels, parfois avec des conséquences préjudiciables à la fois pour la science et les modes de vie indigènes. Dans les années 1970, par exemple, des chercheurs états-uniens rattachés au gouvernement fédéral ont conclu que la population de baleines boréales de la mer de Béring était en diminution, ce qui a incité la Commission baleinière internationale, une organisation mondiale qui s'occupe de la conservation et de la chasse à la baleine, d'imposer une réduction drastique de leur capture par les communautés indigènes qui dépendaient des cétacés pour vivre. Les peuples autochtones de l'Alaska ont contesté la mesure, soulignant que, alors que les scientifiques avaient compté uniquement les baleines en eau libre, les mammifères marins passaient également sous d'épaisses couches de glace, projetant leur crâne massif pour briser la glace et créer ainsi des trous d'air. Lorsque le Service national de la pêche maritime s'est finalement servi des observations des populations locales pour diriger ses études dans les années 1980, il a pratiquement multiplié par quatre ses estimations concernant le nombre de baleines.

« Le plus dur est de s'assoir dans une pièce avec des scientifiques qui pensent qu'ils ont découvert quelque chose, alors que leur découverte scientifique confirme simplement ce dont notre tradition orale a toujours parlé » commente William Housty, membre de la Première nation heiltsuk en Colombie-Britannique [NdT : Le terme « Première nation » renvoie aux peuples autochtones du Canada autres que les métis et les Inuits] et directeur de Coastwatch, un programme de recherche scientifique de conservation. « Ça a été le plus grand obstacle à surmonter pour nous, parvenir à ce que les gens mettent notre culture sur un pied d'égalité avec la science occidentale. »

Aussi mouvementée que la transition ait pu être, le fait est que des biologistes spécialistes de la faune sauvage comme Jean Polfus cherchent aujourd'hui à établir des relations plus respectueuses et démocratiques avec les populations indigènes. Les scientifiques se sont associés aux Aborigènes australiens pour étudier les populations de tortues marines ; ils se sont fiés aux chasseurs kaxinawá en Amazonie pour leur analyse sur l'abondance des espèces d'animaux chassés comme les singes et les cervidés ; et ils ont sollicité des informations auprès des Yupiks de l'Alaska concernant la migration des morses. Renata Leite Pitman, une vétérinaire brésilienne spécialiste de la faune sauvage qui étudie la faune d'Amérique centrale et du Sud depuis 25 ans, s'est appuyée sur les savoir-faire locaux pour apprendre à reconnaître les cris, les excréments et les traces des animaux farouches de la forêt qu'elle étudie. « Je pense que c'est intuitif – tu tires simplement un enseignement de ce que les populations locales ont toujours fait, » explique-t-elle.

Pour sa dernière collaboration en date, Renata Leite Pitman travaille avec la tribu des Waorani, un peuple autochtone d'Equateur dont les jeunes hommes attrapent et relâchent des anacondas verts, le serpent le plus lourd du monde, en tant qu'épreuve rituelle de passage à l'âge adulte. Depuis 2014, la vétérinaire a implanté des émetteurs radio à six anacondas en Equateur et au Pérou afin d'étudier les déplacements de l'espèce en Amazonie. Elle a aussi formé des membres de la tribu des Waorani au marquage et au pistage des animaux ; les techniciens indigènes lui transmettent des mises à jour quotidiennes via Skype. Renata Pitman et ses partenaires waorani ont prélevé des échantillons à la fois sur des anacondas et de la viande d'animaux sauvages, que la scientifique analyse dans le but de détecter des polluants issus de l'exploitation pétrolière en amont du fleuve. Les reptiles géants sont de fait devenus des indicateurs écologiques dont la propre chair reflète l'état de santé des terres des Waorani.

Le pistage de Renata Pitman n'a pas seulement levé le voile sur le cheminement des anacondas – les serpents s'avèrent par exemple plus attachés à un territoire que ce qu'elle pensait – il est également susceptible de fournir des indications précieuses aux Waorani, qui tirent des revenus considérables de l'écotourisme. « Ils veulent que le fait d'emmener des gens voir les anacondas leur rapporte  », souligne la chercheuse. « Cela pourrait représenter un apport de long terme pour l'économie. »

La recherche collaborative peut offrir des avantages encore plus surprenants. Marco Hatch, membre de la nation samish et écologue marin à l'université amérindienne du Nord-Ouest dans l'Etat de Washington, étudie les jardins de palourdes de la côte pacifique du Canada – un aménagement de l'estran [NdT aussi appelé zone intertidale, il s'agit de l'espace côtier situé entre les limites extrêmes atteintes par la marée] en terrasses bien agencées, entourées de digues de pierres, où les gens du littoral ramassent des crustacés depuis des siècles. La recherche de Marco Hatch, menée en partenariat avec les propriétaires locaux des jardins, suggère que les palourdes sont plus grosses et plus abondantes dans les jardins que dans la nature, et que d'autres espèces comestibles comme les crabes et les escargots prolifèrent sur les digues de pierres. « Les propriétaires non-autochtones des plages peuvent les entretenir de manière plus efficace en ayant recours à des outils et des technologies que les Premières nations ont développés », observe l'écologue.

Ses découvertes battent aussi en brèche l'idée profondément ancrée selon laquelle les populations indigènes du Nord-Ouest n'étaient que des chasseurs-cueilleurs. Selon lui, « les jardins de palourdes produisent ces très importantes modifications indéniables de l'estran. Elles mettent en évidence la complexité de l'alimentation des populations locales et des systèmes de connaissances. »

Regards vers le nord

Marco Hatch et Jean Polfus ne sont pas les seuls scientifiques à se consacrer à la recherche collaborative au Canada, où un grand nombre de décisions de justice ont reconnu le pouvoir de décision des populations autochtones en matière de gestion des ressources naturelles. Cela a préparé le terrain pour des programmes tels que Coastwatch, un dispositif déployé par les Heiltsuk le long du fleuve Koeye en Colombie-Britannique, dans la forêt dense tropicale côtière où les ours grizzlis attrapent les saumons qui remontent le cours d'eau. En 2007, William Housty et d'autres Heiltsuk, avec l'aide d'organismes de conservation et de scientifiques de l'université de Victoria, ont mis en place un système de pièges en fil de fer barbelé, imprégnés d'odeur de saumon en guise d'appât, qui arrachent des touffes de poils aux ours en vue d'une analyse ADN. Le programme de surveillance a révélé la présence d'une « autoroute » des grizzlis le long du Koeye, et a aidé les Heiltsuk à mieux adapter leur relation avec les ours bruns – en éloignant par exemple leurs camps de jeunesse des zones qui enregistrent les plus forts taux de passage.

Tout aussi révélatrices que les résultats de l'étude sont ses lignes directrices : les Gvi'ilas des Heiltsuk, un ensemble de lois traditionnelles qui façonne le rapport à la nature de la Première nation. De même que les valeurs culturelles des Dénés les ont poussés à exiger des méthodes de recherche non-intrusives sur le caribou, de même les Gvi'ilas appellent à mettre en place un dispositif de suivi discret pour les ours. D'après William Housty, « ce sont précisément ces idées essentielles qui sont à l'origine de tout ce que nous avons fait. Le respect est l'une des plus importantes. Si tu traites les ours avec respect, ils te traiteront de la même façon. »

La frontière est mince entre collaboration avec les communautés indigènes et exploitation de leur force de travail et de leurs savoirs.

Pourtant, les pouvoirs en place ne font pas toujours preuve du même respect que leurs interlocuteurs. Selon William Housty, quand les Heiltsuk ont soumis au gouvernement provincial leur carte de l'habitat du grizzli, les représentants de l'Etat ont fait peu de cas des données qui entraient en contradiction avec les cartes de la province existantes. « Alors nous avons dit, rien à cirer du gouvernement – nous irons voir du côté de l'industrie » se souvient le directeur de Coastwatch. Les Heiltsuk ont présenté leur carte à des entreprises locales d'exploitation forestière, qui se sont avérées plus intéressées que ne l'était la province. « Ils ont cédé sur quelques points, nous avons fait de même, et nous avons pu leur montrer où il était le plus indiqué de couper du bois, » précise William Housty.

Si les Heiltsuk ne peuvent obtenir d'avancées par rapport à l'utilisation par le gouvernement de Colombie-Britannique de pièges à poils d'ours et d'analyses ADN – des outils de la recherche scientifique occidentale – le fait que les savoirs indigènes soient toujours traités à la légère dans de nombreux milieux ne devrait guère surprendre. Ailleurs en Colombie-Britannique, les rapports des Premières nations sur les ours grizzlis qui vivent sur les îles côtières ont été écartés par le gouvernement car l'observateur « n'était pas biologiste » ; les analyses ADN ultérieures ont montré que 10 îles hébergeaient des grizzlis en permanence. D'après une étude de 2008 portant sur les caribous, certains scientifiques se rendent toujours coupables d'utiliser les savoirs traditionnels « uniquement lorsque cela s'intègre aux modes de pensée actuels de la gestion des ressources ». La frontière est mince entre collaboration avec les communautés indigènes et exploitation de leur force de travail et de leurs savoirs.

Le langage technique en matière de gestion des ressources peut également faire obstacle à une véritable coopération. Dans un essai paru en 2004, l'anthropologue Marc Stevenson décrivait comment des mots en apparence anodins comme « récolte » et « quota » peuvent dominer des discussions entre décideurs et exclure les populations locales de la prise de décision. Quand Stevenson a assisté à un conseil d'administration sur les baleines dans l'est du Canada, il a remarqué que les chasseurs inuits refusaient d'employer le terme « stock » pour parler des bélugas – le concept n'existait pas en langue inuktitut. Ce type de terminologie utilitariste, avertit Marc Stevenson, n'est pas « seulement étranger aux autochtones, mais aussi contraire à leurs valeurs, concepts et vision. »

Histoires de la « dame caca »

Malgré les mises en garde, la recherche collaborative est en expansion, et le projet de Jean Polfus autour des excréments de caribou en est un exemple encourageant. Même s'il a fallu du temps pour que la dynamique se mette en place – comme le fait observer Jean Polfus, « Quand il fait moins 40 dehors et que tu es sur ta motoneige, qui voudrait s'arrêter pour ramasser des excréments de caribou ? » – les gens se sont peu à peu passés le mot. En l'espace de deux ans, la chercheuse, connue localement sous le nom de « dame caca », a reçu plus d'un millier de sacs plastiques remplis d'excréments ; son armée de chasseurs de primes inclut tout le monde, des plus âgés aux filles de 12 ans.

Les tests ADN de Jean Polfus ont révélé l'existence de trois sortes de caribous différents d'un point de vue génétique – le caribou forestier, le caribou toundrique et le caribou montagnard. Même si les trois types occupent généralement des habitats distincts, ils se côtoient souvent dans la forêt boréale, ce qui laisse perplexes les biologistes de la faune sauvage qui ont du mal à dire où s'achève le périmètre de l'une des sous-espèces et où commencent celui des autres. Ce genre de confusions n'existe pas chez les Dénés, dont la langue contient des mots différents pour chacun des trois types. Les chasseurs dénés sont capables de distinguer les variétés de caribous en se fondant sur leur morphologie, leurs empreintes et même leur comportement ; le caribou forestier revient par exemple sur ses pas en effectuant une boucle pour égarer ses prédateurs.

Selon Jean Polfus, le fait que les Dénés aient différents termes et tactiques de chasse pour chaque sorte de caribous suggère que l'espèce s'est divisée dans un passé lointain. Autrement dit, prendre en compte les langues indigènes fait avancer la compréhension scientifique de l'histoire de l'évolution et aide les chercheurs à identifier les différences subtiles mais fondamentales entre sous-espèces. Les autorités en ont déjà pris note : suite aux recherches de la doctorante, le Conseil sur les ressources renouvelables du Sahtú s'est engagé à utiliser le terme déné tǫdzı, qui désigne le caribou forestier, dans tous ses documents officiels.

Dans le Grand Nord, l'étude des liens qu'entretiennent les populations de caribous avec leur environnement est tout sauf théorique. L'expansion de l'exploitation de l'huile de schiste va inexorablement toucher les Territoires du Nord-Ouest, et une meilleure compréhension de l'écologie du caribou et des dynamiques de population devrait aider les biologistes et les chasseurs indigènes à faire face à la question de l'industrialisation et de la vie sauvage.

Comme le relève Jean Polfus, « les véritables réussites en matière de conservation se produisent lorsque tu valorises les savoirs de personnes qui ont bien des raisons de vouloir garder les caribous à proximité pour leurs enfants. »

Ben Goldfarb est un journaliste indépendant spécialisé dans les questions d'environnement qui s'intéresse particulièrement à l'industrie de la pêche et à la gestion de la faune sauvage. Ses articles sont parus dans des publications comme The Guardian, Scientific AmericanEarth Island JournalOnEarth Magazine et High Country News. Son compte Twitter est @ben_a_goldfarb.

Vietnam : Hécatombe mystérieuse de poissons et de baleines

vendredi 17 juin 2016 à 11:02
Screenshot of a YouTube video of residents trying to rescue a stranded whale at Diễn Thịnh’s shore in Vietnam.

Des riverains cherchent à sauver une baleine échouée sur la côte de Diễn Thịnh au Vietnam. photo de YouTube

Cet article de Nguyễn Linh Chi a paru sur Loa, un nouveau site internet fournisseur d'informations et de podcasts sur le Vietnam. Il est republié sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Ces deux derniers mois, des tonnes de poissons ont été retrouvés morts sur les plages du Vietnam central. Le site d'information Lao Động [vietnamien], signale que pendant les cinq derniers mois les habitants de la province de Nghệ An ont retrouvé sept baleines mortes, ce qui coïncide avec la récente hécatombe d'espèces marines plus petites.

Le 5 mai dernier, alors que les autorités locales prônaient la consommation des produits de la mer et les activités halieutiques de la province de Quảng Bình, une baleine de 17 tonnes s'est échouée sur le rivage de Diễn Thịnh.

Un film amateur chargé sur Youtube montre les tentatives des autorités pour sauver le cétacé, sans résultat, celui-ci est mort peu de temps après avoir été retourné à la mer.

Deux jours après seulement, une autre baleine de 10 tonnes a été retrouvée morte sur la même plage. Mais cette fois, le cétacé était déjà en état de décomposition avancée. Dès que la marée a commencé à monter les autorités ont jeté la carcasse en mer.

Thái Văn Dung, un militant de Nghệ An, doute pourtant de la bonne foi de des autorités locale et affirme :

I agree that it makes sense to wait for the tide to rise to discard the carcass, but why did they do it in such a hurry in the dark? Why didn’t they wait to examine the cause of death?

Je suis d'accord avec la nécessité d'attendre la marée montante pour se débarrasser de cette carcasse, mais pourquoi se hâter ainsi dans l'obscurité ? Pourquoi ne pas avoir attendu au moins le temps d'examiner les causes de la mort ?

Dung fait partie des nombreux militants qui croient à l'existence d'un lien direct entre la mort des poissons et des baleines et les effluents provenant de l'aciérie taïwanaise Formosa, implantée dans la province voisine de Ha Tinh. Mais on attend encore les conclusions de l'enquête officielle sur la mortalité anormale de la faune marine dans cette zone. Ce problème d'environnement continue à nuire aux activités des pêcheurs locaux, déclenchant plusieurs manifestations dans d'autres localités et à l'échelon national.

Les pêcheurs vietnamiens considèrent traditionnellement les baleines comme des créatures sacrées et alors qu'Hanoï se refuse à commenter ces morts mystérieuses, les habitants de cet endroit disent que la découverte de nouvelles carcasses continue à mettre en lumière la négligence des autorités.

Cliquer ci-dessous pour écouter le podcast évoquant les morts de baleines et d'autres nouvelles du Vietnam.

En Birmanie, les ouvriers des carrières y laissent leur santé sans aucune indemnisation

vendredi 17 juin 2016 à 10:40
Workers at a quarry in Ohn Chaw Village off the Mandalay-Lashio road, near Mandalay. Photo and caption by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Des ouvriers dans une carrière du village de Ohn Chaw qui borde la route de Mandalay à Lashio, près de Mandalay. Photo et légende Zaw Zaw / The Irrawaddy

Cet article a été publié sur The Irrawaddy, un site indépendant d'information sur le Myanmar. Il est republié sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenus. 

Dans les carrières privées d'un village bordant la route de Mandalay à Lashio, des ouvriers gagnent leur vie au prix de leur santé.

Beaucoup d'ouvriers souffriraient de graves maladies des poumons parce qu'ils respirent chaque jour des particules de poussière de pierre dans les carrières du village de Ohn Chaw, près de Mandalay.

Là-bas, les ouvriers des carrières gagnent au maximum 4 000 kyats (environ 3 dollars US) par jour, et les ouvriers mineurs gagnent à peine plus de 2 dollars, un montant insuffisant pour soigner efficacement les pathologies liées à leur travail.

En tant que journaliers, les ouvriers ne peuvent pas se permettre de prendre des congés de maladie, car cela signifie qu'ils ne recevront pas l'argent essentiel à leur subsistance.

Bien que le travail comporte des risques élevés pour la santé, il n'existe pas de programme d'indemnisation pour les ouvriers.

La plupart d'entre eux sont des migrants internes qui rentrent chez eux pour se faire soigner lorsque leurs problèmes de santé deviennent insupportables.

Certains sont morts en raison des conditions de travail dans les carrières, mais personne n'a reçu d'indemnités, déclarent les ouvriers.

Ci-dessous, d'autres photos des ouvriers sur le site de la carrière :

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Quarry land in Mandalay. Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Carrière à Mandalay. Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Workers' housing center at the quarry site. Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Centre d'hébergement des ouvriers sur le site de la carrière. Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo by Zaw Zaw / The Irrawaddy

Photo Zaw Zaw / The Irrawaddy