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Chroniques d'une Vénézuélienne inquiète : Le paysage de la terreur au quotidien

dimanche 30 juillet 2017 à 19:54
Policemen getting ready. Photo by Flickr user Rodrigo Suárez. Used under CC 2.0 license.

Les policiers se préparent. Photo sur Flickr de Rodrigo Suárez. Sous licence CC 2.0.

Cet article est le second d'une série publiée à l'origine par Aglaia Berlutti chez Medium. Vous trouverez ici la première partie.

“Tu as peur ?”.

C'est mon voisin de cinq ans qui me pose la question en attendant l'ascenseur avec sa mère. Il a un petit visage tout pâle avec de grands cernes violacés sous les yeux. Sa mère me jette un regard inquiet et las. Je hausse les épaules sans savoir quoi répondre.

“Un peu, mais j'essaie de ne pas y penser”,  répondis-je enfin.

“Ma maman aussi, elle a peur” m'explique-t-il alors à voix basse. Tous les soirs, tout le monde chez nous a peur des bruits dans la rue. On ne sait pas où aller”.

Ma voisine pousse un soupir, tend la main, caresse la joue de l'enfant. Lui, il lui met les bras autour de la taille et se serre contre elle. Une angoisse sourde, glacée, me paralyse. J'aimerais trouver les mots justes, lui apporter un peu de réconfort, dire quelque chose qui, non seulement permettrait de conjurer la peur, mais aussi de le protéger de la réalité que nous, les adultes, nous subissons. Mais, bien sûr, je ne peux pas – peut-être qu'une telle chose n'existe pas – et je reste figée de frustration et d'impuissance.

Dans l'ascenseur, trois voisins nous observent en silence pendant que nous montons. Dans le brouhaha des salutations d'usage, quelqu'un commence à raconter ce qu'il a lu sur les réseaux sociaux au sujet des attaques ciblées qui ont eu lieu dans notre secteur, la violence dans la rue, les fusillades nocturnes dans plusieurs quartiers de Caracas. Je regarde l'enfant qui enfouit sa tête dans les jupes de sa mère. Les petites mains crispées sur le tissu, le corps rigide. La mère soupire, l'entoure de ses bras. Mais il n'est pas possible de le protéger de l'information, de la tension, du climat délétère d'un pays en crise comme le nôtre.

Cet enfant, je l'ai vu grandir. Je l'ai entendu pleurer la nuit, j'ai assisté à ses premiers pas dans le hall de mon immeuble. Sa famille fait partie de mon cadre de vie au fil de nos rencontres sporadiques ici et là. Je prends conscience d'un seul coup qu'en cinq ans, il n'a rien connu d'autre que l'angoisse qui remplit chaque espace de la vie au quotidien. Qu'il a enduré des privations, dans la crainte permanente, sous le poids écrasant d'une peur qui s'infiltre partout. Une génération brisée, blessée. L'incertitude comme unique réponse donnée à l'avenir.

Quand les portes s'ouvrent, la mère prend l'enfant dans ses bras et je les vois s'éloigner dans la pénombre du hall d'entrée. L'enfant me regarde par-dessus l'épaule, les yeux tristes, le visage crispé. Sa mère l'embrasse, lui susurre quelque chose – peut-être tout simplement ce qui ne m'est pas venu à l'esprit pour le calmer – et ils sortent dans la rue, tête basse, le corps raidi. Et je pense à tout ce que nous avons perdu, à tous les espaces réduits au silence, dévastés et meurtris, d'un pays rempli de cicatrices.

Je marche dans la rue et je regarde les passants autour de moi. Ils ont tous l'air aussi angoissés que l'enfant, tout comme moi, certainement, bien que je n'y fasse plus attention. Ces dernières semaines, nous avons subi les rigueurs de la répression nocturne qui sévit dans notre quartier, la crainte permanente de ce qui peut arriver à cause des agressions d'inconnus à moto ou à pied. Les détonations inexplicables, les rafales de balles perdues sont devenues une habitude. La violence s'est subitement emparée de tout, des petites habitudes, de la perception de la normalité. Je suis accablée par l'idée même de l'état de résignation que tout ceci dénote, malheureusement bien réelle puisqu'elle parvient à te convaincre qu'il faut continuer, que tu dois lui trouver une certaine normalité. Quelle normalité ? Je me pose la question avec une certaine violence. Quelle sorte de normalité peut-on trouver dans ce pays, actuellement ?

Bien sûr, il n'y a aucune réponse. J'y pense en faisant la queue pour acheter un bout de pain, en marchant dans la rue tout en évitant les restes de poubelles brûlées qui sentent encore le gaz lacrymogène. En m'arrêtant devant le mur de pierre d'un des immeubles qui entourent la place publique je discerne une série de trous brûlés qui sentent la poudre. Je les effleure du doigt, le dégoût et la terreur m'envahissent. Une sorte d'amertume indéfinissable très proche de l'incertitude. La conscience de vivre dans un pays où, selon toute probabilité, il existe une balle à ton nom.

L'après-midi s'écoule dans le calme. La rue a le même aspect qu'elle a eu pendant les presque vingt ans où je l'ai contemplée depuis la fenêtre de mon studio. Elle a un air de tranquillité paisible et trompeuse, avec les arbres en fleurs qui se balancent sous le vent et le son de la circulation sporadique. Et je suis stupéfaite qu'il soit si facile de dissimuler l'évidence, la cruauté dans laquelle nous vivons.

Un militaire traverse la rue, son arme réglementaire plaquée sur la poitrine. A cette distance, il a un air menaçant avec son casque et son gilet bien visibles. Je le vois contourner la place, avancer, s'arrêter à l'angle d'une rue. Il pose son fusil au sol, immobile. Quelques minutes plus tard, deux autres agents le rejoignent. Et la rue apparemment banale se transforme en autre chose. En une menace implicite mais impossible à ignorer. Il y a quelque chose d'allégorique dans cette image, dans le fait que l’État policier soit partout, qu'il soit un fragment visible dans toutes les formes de la vie quotidienne.

Quand j'avais dix ans, ou un peu moins, j'ai vu pour la première fois un char, cet énorme véhicule militaire qui, au Venezuela, est devenu partie intégrante du paysage urbain avec la recrudescence des émeutes. Le premier coup d’État venait d'avoir lieu et ma rue était sous la surveillance des militaires qui me terrifiaient avec leurs uniformes, leurs armes bien visibles et l'air agressif qu'ils arboraient. Mais le souvenir le plus net que j'ai gardé de cette époque, c'est la silhouette colossale du char qui fermait la rue en face du collège où j'étudiais. Un mastodonte de métal d'aspect archaïque et dangereux. Une créature impossible à laquelle je n'ai trouvé ni explication ni justification. Je m'arrêtais à côté de lui, mon cartable à l'épaule et serrant la main de ma grand-mère avec nervosité, sans savoir pourquoi sa silhouette se découpant sur le soleil de l'après-midi me faisait aussi peur. Je ne savais pas encore à quoi servait en réalité cette chose qui me semblait totalement incongrue, mais la peur était réelle, proche.

J'ai grandi dans un pays baignant dans un état général de suspicion, sous la tutelle du militarisme, noyé et coincé sous la botte vert kaki. Tandis que je regarde le groupe d'agents debout sous le soleil, mal à l'aise et un peu nerveux, je pense que je n'arrive pas à me souvenir de l'époque où la violence ne faisait pas encore partie de ma vie, où je n'avais pas encore eu à craindre une agression de la part du pouvoir. Et je pense à cette petite fille que j'étais alors, qui a accepté facilement – et avec une préoccupante rapidité – le char dans la rue, le militaire armé au coin de la rue, la perception de la répression comme faisant partie de tous les lieux de la vie de tous les jours. Que provoque, chez un enfant, la violence pérenne, silencieuse ? Cette vision persistante de l'agression comme partie intégrante de l'identité, de tout ce à quoi tu aspires et que tu es ?

Récemment, je racontais à une de mes amies qu'il y a tellement longtemps que j'ai peur, que je ne sais même pas comment la surmonter. Ou plutôt, supporter ce mélange d'amertume, de fatigue et de crainte qui semble sans limites. Elle est partout, dans chaque fragment de quotidien, dans les tentatives inutiles de maintenir la raison, le calme. Ou simplement l'espoir. La peur fait partie de chaque notion que j'ai sur ce pays, de la façon dont je vis, de la manière dont je désire vivre.

Le groupe de soldats va jusqu'au coin de la rue et disparaît sous le feuillage d'un arbre. Mais, même invisibles, la rue toute entière semble souillée et contaminée par cette violence qui palpite au fond de toutes choses. Quand je ferme la fenêtre, mes mains tremblent. Et la peur est là, à nouveau, parce qu'il ne peut en être autrement. Parce que le Venezuela se reflète dans toutes les petites choses qui rappellent la fracture, la fissure, la douleur.

Quand je sors dans le couloir pour descendre la poubelle, mon petit voisin est là. Il joue dans les escaliers en sautant partout. Il lance son ballon, le rattrape, le lance à nouveau. Ce bruit régulier est presque relaxant. Il me fait penser aux temps de l'innocence, que l'incompréhension actuelle rend douloureux.

Sa mère l'observe depuis une marche de l'escalier. Je m'assieds à côté d'elle. Elle pousse un soupir et me regarde avec les mêmes yeux tristes et fatigués que son fils.

“Parfois, je lui mets ses films, sa musique, ses programmes à plein volume pour qu'il n'entende pas les bombes lacrymogènes. Je ferme toutes les fenêtres et je passe les vitres au bicarbonate. Mais… ça ne suffit pas. Comment peut-on imaginer que cela puisse suffire ?”

L'enfant prend son ballon et remonte les escaliers en courant et en faisant semblant d'esquiver. Je l'entends se raconter un jeu imaginaire à voix basse, rire à voix haute. Et je ressens une douleur étrange, persistante, inexplicable. Sa mère secoue la tête, croise ses doigts si fort que ses jointures blanchissent.  Son angoisse est si directe et si perceptible qu'elle devient aussi la mienne. Je la perçois avec une clarté absolue.

“Nous essayons de quitter le pays, mais nous n'avons pas assez d'argent. Nous sommes prisonniers”, soupire-t-elle. Le visage crispé, les yeux secs. Une souffrance si longue qu'elle lui déforme le visage.”Et je ne m'en fais pas pour nous, son père et moi nous pouvons supporter cette situation. Mais, lui…”.

L'enfant redescend en courant et me jette le ballon. Je le rattrape maladroitement les mains ouvertes. Il agite ses petits bras, me fait signe de lui lancer encore. “On va perdre – me crie-t-il – Vite, passe-le moi.” Quand je le fais, il se moque de mon mauvais tir et retourne au petit monde fragile qui le console. Sa mère penche la tête, se frotte les yeux avec la paume de la main.

“Il faut faire en sorte de survivre”,  murmure-t-elle. “Mais, surtout d'éviter que tout ceci ne foute en l'air notre avenir”.

Je pense à cette phrase, allongée sur mon lit, en écoutant les bruits de la rue, attentive aux détonations régulières, au bruit éventuel des balles perdues.

Est-ce que la violence a ruiné mon avenir ? Est-ce que le lent et interminable ruissellement de ce pays qui produit des blessures si profondes a ruiné mon avenir?  Cette pensée me crispe, me provoque une douleur. Je reste le souffle court, la tête enfouie dans l'oreiller. Et soudain, tout est incertitude autour de moi. Au milieu du silence tendu de la nuit, de l'écho des premières détonations qui se rapprochent. Une douleur si ancienne que je ne peux que penser qu'elle est peut-être irrémédiable.

Les réfugiés syriens trouvent au Brésil bon accueil… et quelques partisans installés du régime Assad

dimanche 30 juillet 2017 à 18:40

Le drapeau brésilien avec au centre celui de la révolution syrienne. Montage d'un blogueur anonyme pour Global Voices.

Le Brésil est un pays où les Syriens fuyant la guerre civile chez eux peuvent commencer une vie nouvelle.

Du début de la révolution syrienne en 2011 jusqu'en 2015, 3.340 nationaux syriens ont sollicité l'asile au Brésil, et 2.298 d'entre eux ont obtenu la reconnaissance de leur statut de réfugié.

Les Syriens constituent la plus grande part des réfugiés reconnus au Brésil, en avril 2017, au nombre de 9.552 personnes. La plupart ont reçu le statut de réfugiés dans les cinq dernières années, période pendant laquelle les demandes d'asile ont monté en flèche au Brésil, passant de seulement 966 en 2010 à plus de 28.000 en 2015.

Après un ralentissement en 2016, avec à peine plus de 10.000 demandes, le Brésil connaît un nouvel afflux de réfugiés en 2017, cette fois essentiellement des Vénézuéliens qui passent la frontière pour fuir la crise économique et politique dans leur pays.

La plupart des exilés bénéficient de la politique brésilienne de “porte ouverte” : tout demandeur d'asile sur le territoire du Brésil a droit à des papiers d'identité : numéro de sécurité sociale, passeport et carte de séjour autorisant à travailler et choisir son lieu de résidence.

A quoi s'ajoute pour les Syriens un avantage supplémentaire : le Comité national pour les Réfugiés, ou CONARE, a créé en 2013 un visa humanitaire spécial pour ceux qui fuient la guerre en Syrie, qui peut s'obtenir dans les ambassades brésiliennes avant le départ. Selon cet article du Los Angeles Times, 8.450 de ces visas avaient été émis jusqu'à juin 2016.

Et certes, pour beaucoup, un billet d'avion pour le Brésil revient moins cher que le passage clandestin en Europe, aussi notoirement plus dangereux.

Entre temps, une nouvelle loi sur l'immigration approuvée en mai de cette année va encore étendre les droits des réfugiés et migrants au Brésil. Le texte, qui se substitue au “Statut des étrangers” de l'ère de la dictature militaire, permet aux nationaux d'autres pays de participer à des activités politiques, assure un accès facilité aux formalités administratives, et réglemente l'accès des migrants aux visas humanitaires.

Le Président Temer a cependant opposé son veto à plusieurs dispositions de la nouvelle loi, comme l'amnistie générale de tous les immigrants sans papiers.

Des réfugiés syriens dans un vieux monde syro-libanais

Dès 1870, des réfugiés syro-libanais, nés dans les territoires alors ottomans des actuels Syrie et Liban, partirent au Brésil pour fuir les troubles et la décomposition de l'empire ottoman.

Dans la première décennie du 20e siècle, ils se mirent à ouvrir des magasins à São Paulo, dans la rue du 25 Mars, créant les prémisses de ce qui allait devenir l'une des artères commerçantes les plus emblématiques de la ville. 

Dans les années 1930, la communauté syro-libanaise était organisée autour de centres culturels aux nombreux membres associés à des médecins et avocats. Ces liens se sont maintenus jusqu'à aujourd'hui.

Le symbole souvent cité de cette élitisme est le renommé Hôpital syro-libanais (Hospital Sírio-Libanês ; lien en portugais). En 2010, le président syrien Bachar Al Assad s'y rendit pendant sa visite officielle dans le pays et décora son directeur, le Dr Riad Younis, de l'Ordre syrien du Mérite.

On voit donc dans quel cadre se retrouvent les réfugiés syriens de fraîche date. En fuyant au Brésil, la nouvelle vague de migrants syriens pourrait s'apercevoir que les Brésiliens installés d'ascendance syro-libanaise pourraient n'être pas tous des opposants au régime Assad.

Le Parti socialiste des travailleurs unifiés du Brésil (PSTU), un petit parti trotskiste, a produit un documentaire sur les partis brésiliens de gauche alliés de la révolution, contrastant avec d'autres petits partis de gauche de pays qui se sont prononcés en faveur du régime Assad.


Le militant syrien Ehad al Tariri, dans un entretien avec BBC Brazil en 2012, a indiqué que la communauté syro-libanaise au Brésil est à 40 % contre Assad, mais toute estimation tient plutôt de la conjecture.

L'avocat Eduardo Elias, petit-fils de migrants syriens, est un membre de longue date du Club Homs, l'un des clubs les plus anciens de São Paulo, fondé en 1920. Il est aussi l'actuel président de la Fédération des entités arabes de São Paulo, et a fait partie d'une délégation de 14 éminents Brésiliens d'ascendance syro-libanaise qui a rencontré Bachar Al-Assad à Damas en septembre 2016, deux jours seulement après qu'une frappe aérienne sur Alep détruisit un convoi de camions du Croissant Rouge transportant de la nourriture fournie par les Nations Unies. Douze travailleurs humanitaires avaient trouvé la mort.

La délégation fit don au régime syrien de sept ambulances et 150 chaises roulantes, financées par les contributions de Syro-Brésiliens.

S'adressant à Al Jazeera en 2012, Elias raconte une rencontre avec Assad en 2010 :

Quand Assad est venu ici à Sao Paulo, il a prononcé une allocution, et nous a confié une grosse responsabilité. Il a dit : ‘Chacun de vous est un ambassadeur de la Syrie, soyez de bons citoyens pour rendre la Syrie plus grande.’ J'ai eu une conversation privée avec lui, et il ne m'a pas semblé être un mauvais homme ou le diable que tout le monde fait de lui aujourd'hui”.

Si cet aspect a compliqué la vie de nombreux réfugiés syriens, il n'en est pas moins vrai qu'ils sont nombreux à avoir trouvé au Brésil un foyer, où beaucoup découvrent des communautés établies qui les aident à s'intégrer.

Visite d'un établissement psychiatrique à Moscou

vendredi 28 juillet 2017 à 18:15

Véra Chenguélia. Photograhie : Anna Chmitko / Facebook

Tous les liens de cet article renvoient vers des pages en russe.

Véra Chenguélia est une journaliste russe, militante sur les questions de santé mentale et administratrice de la fondation « Chemin de vie » à Moscou, qui vient en aide aux adolescents et adultes handicapés. Ces dernières années, ainsi qu'elle en a fait le récit à « RuNet Echo », elle s'est particulièrement intéressée à un jeune homme en invalidité que sa famille a placé dans un dispensaire psycho-neurologique. Elle avait l'habitude de lui rendre visite dans un établissement des environs de Moscou, mais au début de l'année il a été transféré dans une clinique de la capitale.

Véra Chenguélia l'a rencontré au mois de mars dans sa nouvelle demeure, et ses conditions de vie l'ont choquée. Le 16 mars, elle a raconté cette visite sur sa page Facebook ; son billet a été partagé plus de 450 fois et liké par 1.700 personnes. « RuNet Echo » reproduit une partie de ce texte ci-dessous.

сколько раз я была на всех этих дискуссиях, круглых столах про советского человека. его культурный код, ценности, вот это все.
сегодня за пять минут все поняла. приехала в интернат для взрослых. психоневрологический как они это называют. поднялась на второй этаж. а там этот запах. на ужин рыба с картошкой. и вот если у вас начинается паническая атака от этого запаха — вот ваш культурный советский код.
разодрала воротник, уйти я не могла, поднялась еще этажом выше. там пластиковая дверь на засове. в ней продолговатое окошко. и оттуда как животные из загона на меня смотрят живые люди. с десяток мужиков в одинаковой одежде. я даже кивнуть не смогла.
господи, это же я двумя часами раньше рассказывала студентам про концепт достоинства, про права человека, про столпы социальной журналистики, про разговор на равных, про то, что любой человек это всегда человек.
и сама от страха, от этой рыбы стала искать глазами кого-нибудь в халате, какого-нибудь надсмотрщика, кого-нибудь, кто бы меня защитил.
навещала мальчика. хорошего, домашнего мальчика — учился на политологии в мгу, чинит компьютеры, переписываемся иногда по английски.

Фотография: InLiberty / Facebook

его только перевели. совсем не узнала. черный. медленный. голос дрожит, как в этих страшных фильмах про гестапо. не смог сам открыть печенье даже.
и оттуда из раковины, из под этой ваты говорит мне — Вера, лучше бы меня в тюрьму посадили. я бы уже вышел.
говорит — я думаю, что чем-то я прогневал бога. чем же он прогневал? тем, что у него умерла мама? а остальные родственника вот так его быстро упихали.
курить водят два раза в день. строем. телефон отобрали. ужин в шесть. в шесть часов у взрослого мужика ужин. и потом все. это такое наказание? это такая тюрьма? это что?
на выходе встретила замдиректора, мы знакомы. говорю — отдайте телефон парню. он же только приехал, не знает никого, ему страшно.
всегда же можно попросить позвонить у старшей медсестры, говорит. от свободы, Вера, говорит, такие страшные вещи бывают. дедовщина, например.
привезла печенья. купила кофе в автомате. сходили покурить.
мне, говорит, так неудобно тебе это говорить, но я здесь совсем не могу в туалет ходить: здесь открытые кабинки, я стесняюсь.
я не боюсь людей с ментальными нарушениями, с инвалидностью. я боюсь фашизма, боюсь, когда людей держат как коров. боюсь вашей жареной рыбы, гребаные вы суки. ни конца этому говну, ни края.

Combien de fois j'ai participé à tous ces débats, ces tables rondes sur l'homme soviétique. Son code culturel, ses valeurs, tout ça.
Aujourd'hui, j'ai tout compris en cinq minutes. Je suis allée dans un internat psychiatrique pour adultes. Psycho-neurologique, comme ils l'appellent. Je suis montée au deuxième étage.
Et là, cette odeur. Ils avaient du poisson et des patates au dîner. La panique que l'on ressent en respirant cette odeur… tout le code culturel soviétique est là-dedans.
En tirant sur mon col, incapable de partir, je suis montée à l'étage au-dessus. Là, une porte en plastique fixée par des boulons, avec un hublot ovale. Et de l'autre côté, des gens qui me regardent comme des animaux dans un paddock. Une douzaine de types tous habillés pareil. Je n'ai même pas pu leur faire un signe de tête.
Seigneur, et dire que deux heures plus tôt je discourais devant les étudiants d'un amphi sur le concept de dignité, sur les droits de l'homme, sur les bases du journalisme social, sur la nécessité de parler aux gens sur un pied d'égalité, sur le fait que n'importe quel humain reste un humain.
Et moi, prise de panique, suffoquée par cette odeur de poisson, j'ai cherché des yeux une blouse, un surveillant, quelqu'un pour me défendre.
Je rendais visite à un jeune homme. C'était un bon petit gars, il a fait des études de sciences politiques au MGU [l'université de Moscou], il sait réparer les ordinateurs. Nous correspondions de temps en temps en anglais.

Photographie : InLiberty / Facebook

Il venait d'être transféré ici. Je ne l'ai pas reconnu. Tout noiraud, tout ralenti, la voix qui tremble, comme dans ces films effrayants sur la Gestapo. Je lui avais apporté des biscuits, et il n'a même pas pu ouvrir la boîte tout seul. Et du fond de ce désespoir, de sous sa couche de couvertures me parviennent ces mots – Véra, ils auraient mieux fait de me mettre en prison. Je serais déjà sorti.
Je pense, me dit-il, que j'ai fait quelque chose qui a provoqué la colère divine. Mais quoi donc ? Est-ce sa faute si sa mère est morte et si le reste de sa famille l'a mis là ?
On les sort deux fois par jour fumer une cigarette, alignés en rangs. On lui a supprimé le téléphone. Le repas du soir est à six heures. Dîner à six heures du soir, un homme adulte. C'est tout. C'est quoi ? Une punition ? Une prison ? C'est quoi ?
A la sortie, j'ai croisé le directeur adjoint, que je connais. Redonnez le téléphone à ce jeune, lui dis-je. Il vient d'arriver, il ne connaît personne, il a peur.
Il peut toujours s'adresser à l'infirmière en chef pour téléphoner, répond-il. Véra, il y a des choses terribles qui peuvent arriver si on les laisse trop libres, me dit-il. Le bizutage, par exemple.
J'ai laissé la boîte de gâteaux. J'ai pris un café à la machine à café, suis sortie fumer une cigarette.
Ça me gêne vraiment de te dire ça, m'a-t-il confié à mon retour, mais ici je ne peux pas aller aux toilettes. Il n'y a pas de portes, alors je n'ose pas.
Pris individuellement, je n'ai pas peur des gens qui ont un handicap mental. Ce qui me fait peur, c'est le fascisme, c'est quand on parque les gens comme des bestiaux, c'est votre poisson frit, salauds que vous êtes. Cette merde n'a pas de fin, pas de limite.

Le texte original a été publié sur Facebook, écrit par Véra Chenguélia, journaliste russe qui milite sur les questions de santé mentale.

Caracas, entre douleurs et désillusions

vendredi 28 juillet 2017 à 14:53

Caracas, au Venezuela, vue depuis le Parc national El Avila. Photographie de GustavoMelero via Wikimedia Commons.

Ce post fait partie de la série “Chroniques d'une Vénézuélienne inquiète”, écrite par Aglaia Berlutti et publiée dans sa version originale sur la plateforme Medium. Cliquez sur les liens pour lire les premier, deuxième [en] et troisième épisodes.

Je n'ai pas d'autres mots pour le dire : j'ai peur de la ville où je suis née. C'est un sentiment très dur, douloureux, mais c'est le plus sincère que je puisse exprimer. Caracas éveille en moi de la peur, une peur très profonde et angoissante. Je m'y suis habituée, et le pire, je pense, c'est que je ne suis pas la seule. La peur est désormais associée à notre vision de la ville, à notre manière de la vivre, de la recréer et de la construire, dans notre imagination et dans le monde réel. Et c'est si douloureux, d'avoir aussi peur de l'endroit où vous êtes née et où vous avez grandi.

La peur fait partie de cette société de citoyens perdus, qui ont peur de tout et de tout ce qui peut se passer. Chez moi, c'est presque une obsession : j'ai peur de tout ce qui pourrait arriver, de l'agression fortuite jusqu'à l'incident en pleine rue qui peut naître de n'importe quelle situation dangereuse. Une trame compliquée de petits événements qui semble avoir pour seul dénominateur commun ma peur de la violence. La violence, toujours.

J'en ai peur quand je suis dans les transports publics, quand je me déplace en métro, quand je marche dans la rue, quand je conduis sur une avenue fréquentée. Parce qu'au Venezuela, la violence fait partie du quotidien, qu'on en soit conscient ou non. Elle va avec, on la rattache consciemment à notre conception de la ville.

J'ai écrit sur Caracas jusqu'à l'épuisement, je l'ai parcourue à pied, un appareil photo à la main, affrontant ma propre peur pour capter ce que j'aime d'elle en images. En un certain sens, j'ai trouvé ma propre histoire dans ses rues et ses avenues négligées. Et même ainsi, je continue à la subir, avec le sentiment d'amertume de quelqu'un de déçu, peut-être trahi dans son innocence. Parce que Caracas, je l'ai tant aimée ; ma ville a été ma première source d'inspiration, ma première façon de comprendre que je vivais dans l'histoire.

Cette peur est inévitable. Une peur qui a tant d'aspérités que vous ne pouvez pas y échapper, vous la trouvez partout sur votre route. Cette peur si suffocante qui vous accompagne même si vous ne voulez pas la voir, même si vous n'y prêtez pas attention, même si vous serrez les dents et vous marchez dans la rue en essayant de faire la sourde oreille. Mais elle est là, la peur, encore et toujours : une partie de l'identité de cette ville, de cette nationalité couverte de plaies mal recousues. La peur des histoires qu'on vous raconte, la crainte d'un futur aux contours de plus en plus flous, qui tombe en morceaux.

La peur, on en parle beaucoup, mais on admet rarement qu'elle est en nous. C'est à ça que je pense, assise sur la colline du Calvaire, en regardant Caracas qui s'étend à mes pieds, silencieuse et presque simple dans sa beauté chaotique. Si lointaine. Tu m'appartiens autant que tu fais partie de mon histoire. Nous sommes liées, Caracas, par cette vision du monde qui a un jour été la nôtre. Est-ce que ce sera suffisant? Je me le demande, tout en levant mon appareil photo. Je te regarde à travers le viseur, l'objectif trouve ce qu'il y a de plus beau en toi, fait lentement la mise au point. Et tu apparais, Caracas, celle qu'on voit en rêve.

Quand on vit dans la deuxième ville la plus dangereuse du monde, la loterie de la violence est un danger qu'il faut toujours prendre en compte, à tout moment, partout. Elle est ce pays brisé en mille morceaux, invisible mais latent. Une plaie qui n'a pas cicatrisé.

Ma mère m'écoute avec inquiétude quand j'aborde le sujet. Ces dernières années, il y a eu des disputes et des conflits entre nous à cause de la peur. Parce que les disputes peuvent avoir mille noms et prendre cent tournures différentes, elles sont toujours dues à la peur. Les “ne rentre pas trop tard”, “regarde bien où tu vas”, “fais attention à ce que tu fais”. Et ce, alors que j'ai déjà bien dépassé la trentaine et que je jouis d'une certaine indépendance, et que j'essaie, dans la mesure du possible, d'être prudente. Mais pour Maman, ce n'est pas assez. Ça ne sera peut-être jamais assez. Parce que pour elle, Caracas, plus qu'une ville, est une menace.

— Ce n'est pas une question de faire attention ou non, ce qu'on dit, c'est que Caracas est dangereuse pour la simple raison qu'elle est imprévisible, me dit-elle.

— Pas seulement, c'est aussi l'idée que Caracas est un ensemble, avec ses douleurs, ses défauts. Caracas est Caracas.

— C'est de la poésie, proteste-t-elle, Caracas n'a jamais été aussi dangereuse et aussi cruelle. Avant…

— Il y a combien de temps?

Maman pince les lèvres. Cette conversation, on l'a déjà eue, et tant de fois qu'on a toujours l'impression de répéter la même chose. Ma mère se souvient d'une Caracas qui n'existe pas, que je ne comprends pas : la Caracas aux rues animées, à la vie nocturne pleine de feux. La Caracas débordante de progrès, la Caracas cosmopolite, la Caracas qui aspirait à un autre destin qu'une simple réhabilitation urbaine. La Caracas que je connais est tout autre : elle est dure, détruite par toutes sortes de négligences, cédant sous le poids de la douleur, de la pauvreté, de l'indifférence. Une Caracas qui ferme ses portes pour se protéger, qui est recouverte de barreaux. Celle qui est témoin des morts et de la douleur. Cette Caracas-là, la mienne, ne ressemble pas à la sienne.

— Caracas est le produit de l'histoire de ce pays, plus que n'importe quelle autre région ou endroit du Venezuela, me dit-elle. Caracas a d'abord été un rêve : Guzmán Blanco l'a rêvée belle, très française et fausse. Puis Pérez Jiménez en a fait un symbole, il l'a reconstruite, il lui a fait une place dans les idées qu'il avait pour le pays, qu'il voulait régi par l'ordre et sous la botte des militaires. Les deux principaux partis de l'époque, Acción Democrática et COPEI, se la sont disputée. Le chavisme l'utilise.

Tout cela est vrai, mais malgré cette profusion de symboles, d'idées et de positions, Caracas continue à survivre à tout. Et ce même en dépit de ces transformations constantes, et de cette obstination à la considérer à la fois comme une ville qui appartient à l'histoire, et comme la métaphore d'un pays adolescent, tout jeune. Caracas est ce que l'on veut voir en elle, quelque chose qui, on le sait, n'existe qu'à moitié, la part de réel que l'on perçoit depuis chez nous.

Caracas peut être cette ville délabrée et chaotique, ce centre historique à moitié rénové, ces quartiers multicolores tout autour. Elle peut être l'histoire, celle qu'on raconte tous les jours, celle qui se dit progressiste. Mais Caracas est aussi un souvenir de ce qu'elle aurait pu être. De ce qu'elle ne sera plus. Ma mère sourit en me racontant la première fois qu'elle a visité le Théâtre Teresa Carreño ; elle avait été impressionnée par sa taille, parce ce qu'il représentait.

— Un théâtre digne des pays riches, me dit-elle, c'est la première chose qui m'a traversé l'esprit quand je suis montée par l'immense escalier roulant, en regardant tout comme si je n'en croyais pas mes yeux. Le théâtre tout entier sentait le neuf, et c'était le symbole du “Venezuela Saoudite” [surnom du pays dans les années 70, lorsqu'il devient une puissance pétrolière]. Il n'y avait rien de tel dans le pays, et j'ai pensé : “et ce n'est que le début”.

Je ne dis rien, mais cette idée me rend triste. Il y a quelques mois, j'ai visité le Théâtre Teresa Carreño, et ça m'a fait de la peine d'y trouver exactement le contraire de ce que raconte ma mère. Des murs qui se fissurent. Des étages un peu défraîchis. Un théâtre où flottait de toutes parts un air de lamentable décadence. Et malgré tout, je continue à le trouver beau, bien sûr. Malgré ses jardins desséchés, ces petits signes de délabrement que personne ne se soucie de soigner et de réparer. Comme Caracas, avec son visage tout peinturluré pour camoufler ses rides, avec sa bouche grimaçante d'amertume. Mais c'est Caracas, et je l'aime comme elle est.

— Caracas, on l'aime parce qu'on a pas le choix, me dit F., marchand de fruits à l'angle de la rue face à l'église d'Altagracia.

Je vais par là de temps en temps, dans mes déambulations incessantes pour retrouver Caracas, pour me rappeler à quoi elle ressemblait autrefois, même si je ne l'ai pas vécu. Mais F. est quelqu'un d'optimiste : il l'est même en ces temps où l'on ne croit plus en rien, alors qu'il ne trouve pas de sucre pour ses jus et que les oranges sont si chères qu'il peut à peine les payer. Mais lui, il continue à vendre du jus de fruits parce que c'est “bon pour le cœur”, et ses habitués lui en achètent. Comme moi. Je savoure le goût très acide des oranges fraîchement pressées avec une émotion presque enfantine. Ça a un goût d'histoire, de petits miracles au cœur de cette ville qui ne croit en personne.

— Parfois, elle m'inspire plus de peur que d'amour, ai-je répondu.

Mon ami hoche la tête, les cheveux en bataille ; un homme vénérable, avec les rides de soleil qui bordent son sourire.

— Ma fille, la peur, c'est facile. C'est trop simple : on a peur, ou on pourrait avoir peur de tout. Mais Caracas, c'est autre chose : c'est une identité, une peur, oui, mais aussi du bonheur, une foule de petites choses. L'odeur des choses qu'on y a vécu. De chaque chose qu'on a gardée précieusement.

Quelle poésie, ai-je pensé en finissant mon jus d'un trait. Quel beau moment que celui-là, où Caracas semble presque belle, avec la coupole de l'église qui brille au soleil, et la chaleur béatifique d'un éternel été. Et l'odeur de la ville, qui est acre, dure et bien reconnaissable. L'odeur de toutes les choses. Juchée sur un mur voisin à moitié terminé, en discutant avec F., je sens que la vie passe très vite, et qu'elle est même savoureuse. Je suppose que c'est ce souvenir que ma mère a de Caracas, de ce qu'elle a été et qui s'évanouit déjà dans l'horizon de la réalité dure et violente qu'on supporte aujourd'hui.

Pour moi, cette ville est autre chose. C'est ce halètement de peur qui sort de ma poitrine quand je marche dans ses rues. C'est cette façon de regarder par-dessus mon épaule pour savoir d'où vient le danger. Mais c'est aussi le Parc National El Ávila, qui irradie tant que c'en est agaçant, parfois. Quel plaisir, de m'arrêter n'importe où pour m'extasier devant sa ligne verte et majestueuse, quel délice de sourire en contemplant ce vert inoubliable. Et malgré tout, ça ne suffit pas. Pas au cœur de l'angoisse, du bruit des échauffourées, de la peur.

Les Géorgiennes défilent contre la misogynie et le racisme

vendredi 28 juillet 2017 à 12:42

Photographie de Giorgi Lomsadze pour Eurasianet. Reproduit avec autorisation.

Cet article-partenaire de Giorgi Lomsadze fut publié sur EurasiaNet.org et est reproduit sur Global VoicĒées avec autorisation.

Un quartier historique et d'une importante diversité ethnique de Tbilissi, la capitale de la Géorgie, est devenue le champ de bataille d'une guerre culturelle sur les droits des minorités. Deux manifestations ont eu lieu en quatre jours sur l'avenue Aghmashenebeli, dans le centre ville : celle des ultranationalistes et celle contre eux.

Le 19 juillet, des manifestantes ont descendu l'avenue en grand nombre en scandant “La résistance des femmes commence !”. Elles protestaient ainsi contre la misogynie, le racisme et une menace présumée de viol collectif venue de la manifestation de la semaine précédente, la Marche des Géorgiens, qui elle, s'attaquait à l'immigration des musulmans du Moyen-Orient.

“Nous sommes ici pour condamner l'attitude, horrible envers les femmes, qu'ont exprimée les participants de la soi-disant Marche des Géorgiens et aussi pour déclarer notre soutien aux étrangers qui vivent en Géorgie”, explique Rusiko Amirejibi, manifestante et linguiste qui enseigne le géorgien langue étrangère.

“Je soutiens non seulement les immigrants légaux, mais aussi les illégaux, ceux qui viennent chercher une vie meilleure en Géorgie, qui vivent ici paisiblement et ne commettent aucun crime.”

“La criminalité n'a pas de nationalité, et il revient au gouvernement de la punir, pas à une foule en colère”, souligne-t-elle.

Photographie de Giorgi Lomsadze pour Eurasianet. Reproduit avec autorisation.

Les meneurs de la Marche des Géorgiens du 14 juillet ont ravivé les sentiments anti-immigrants en citant des cas supposés de harcèlement sexuel de mineurs et de profanation de sites historiques chrétiens suite à l'arrivée d'immigrants d'Inde et de pays musulmans.

Quand Tatia Dolidze, maître de conférence à l'Université de Géorgie et connue pour son discours aux Nations Unies en 2016, qualifia le rassemblement ultranationaliste de xénophobe, l'un des co-organisateurs, l'acteur et chanteur de 57 ans Gia Korkotashvili, répondit sur Facebook que Dolidze “devrait se faire b*****”.

“Je suis trop vieux pour les activités de groupe, alors allez-y les gars”, a-t-il écrit à ses interlocuteurs.

La police a commencé une enquête sur cet échange.

Pour les participants de la Marche de solidarité des femmes, ces remarques font partie d'un problème plus vaste en Géorgie.

“Nous voudrions faire comprendre à la société que ces fascistes, qui prétendent défendre la culture géorgienne, ne défendent en fait que leur prérogative d'insulter et d'assujettir les femmes”, déclare la militante des droits des femmes et des médias libres Ninia Kakabadze.

Korkotashvili a tenté de minimiser ses commentaires incendiaires ainsi que ceux de ses partisans en les faisant passer pour une conversation de vestiaire privée. Vulgaire, admet-il, mais pas une véritable menace.

Pourtant, le choix des termes employés par Korkotashvili n'a fait que jeter de l'huile sur le feu.

“Ce qui était une conversation privée entre deux personnes… est devenu la cible des femmes, qui disent que leurs corps ne sont pas protégés et que quelqu'un a l'intention de les violer collectivement et tout ça”, affirma-t-il à la chaîne de télévision Obiektivi. “Vous aimeriez bien que quelqu'un ait de telles intentions à votre égard”, s'adressa-t-il à ses critiques féminines.

Photographie de Giorgi Lomsadze pour Eurasianet. Reproduit avec autorisation.

Les militantes féministes expliquent que ces commentaires résument les problèmes de la société patriarcale géorgienne. “Ce sont les mêmes hommes qui portent des toasts aux femmes dans les supras [dîners traditionnels géorgiens], mais qui les voient comme des objets sexuels et de reproduction, qu'ils peuvent punir comme bon leur semble, verbalement ou physiquement”, commente Kakabadze.

Selon elle, l'attitude vis-à-vis des nouveaux venus du Moyen Orient et des pays asiatiques relève du même sentiment de ce qui est dû aux hommes.

La journaliste et commentatrice populaire pour RFE/RL Salome Asatiani croit que la poussée de nationalisme et de machisme est une tentative de ces Géorgiens qui se sentent à l'écart de la Géorgie d'aujourd'hui de se rassurer.

“Ils ont l'impression qu'ils ne remplissent pas les critères modernes de réussite : ils ne parlent pas anglais, ils ne gagnent pas bien leur vie, aussi tout ce spectacle de “nous-on-est-des-hommes-des-vrais” est une façon de réagir et de compenser”, explique-t-elle.

De nombreux policiers du cordon de sécurité de la manifestation souriaient et plaisantaient à voix basse tout en écoutant les slogans féministes.

Alors que les militantes, rejointes par quelques hommes ainsi que des femmes transgenres, descendaient l'avenue Aghmashenebeli, des passants originaires du Moyen Orient qui vivent ou travaillent dans le quartier les regardaient passer. Certains d'entre eux, n'arrivant pas à comprendre si la manifestation était en leur faveur ou non, ont préféré se réfugier dans des magasins ou restaurants.

“Ils m'ont dit qu'ils défilaient pour nous soutenir, mais je ne comprend pas pourquoi il y a surtout des femmes. Est-ce que c'est parce que les Géorgiens n'aiment pas les étrangers mais que les Géorgiennes, oui ?”, se demande un étudiant en médecine originaire d'Irak.

Photographie de Giorgi Lomsadze pour Eurasianet. Reproduit avec autorisation.

Certains Géorgiens du quartier ayant pris part à la manifestation du 14 juillet ont cherché à se distancer de ses meneurs. “C'est une honte, ces choses horribles qu'ils ont dites à propos de cette jeune fille [Dolidze]”, affirme Nana, une vieille dame qui refuse de donner son nom de famille. “Je suis contente que ces gens protestent contre ces hommes incultes. Ça leur servira de leçon”.

Pourtant, Nana se justifie d'avoir participé à la manifestation nationaliste. Elle explique que, comme beaucoup de Géorgiens, elle se sent menacée par la présence croissante d'Arabes, d'Iraniens et de Turcs dans le quartier, et plus généralement en Géorgie.

“Nous sommes une race en voie d'extinction”, dit Nana. “Écoute, mon garçon, tous ces kebabs et tout ça, tous ces hommes en robe et ces femmes couvertes de la tête aux pieds… Donne-nous encore une vingtaine d'années et tu ne verras plus un seul Géorgien de souche ici.”

Les participants de la Marche de solidarité des femmes assurent que les expressions d'intolérance raciste ou de machisme ne resteront pas sans réponse. “Je n'ai pas beaucoup d'espoir de changement, mais nous ferons notre part pour le provoquer”, affirme Kakabadze.