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Aider les migrants en mal d'Angleterre dans la Jungle de Calais

jeudi 11 août 2016 à 13:16
Calais Jungle

La clôture séparant l'autoroute de la Jungle en banlieue de Calais, a été édifiée pour empêcher les migrants de grimper dans les camions en route pour la Grande-Bretagne. Photo sur Flickr de malachybrowne, Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

Cet article est le reportage sur le terrain de deux contributrices de Global Voices, Suzanne Lehn et Marie Bohner, de retour d'un bénévolat avec une ONG britannique pour le camp de migrants de Calais en France.

La Jungle de Calais, une appellation passée dans le langage courant, illustre parfaitement la crise des migrants en Europe. Réfugiés et migrants en grand nombre sont désespérément attirés par la Grande-Bretagne : ils en parlent la langue, y rejoindraient des parents ou amis, on y trouve aisément du travail. Leur arrivée à Calais, ville française la plus proche de l'Angleterre, est la prémisse espérée de l'entrée au Royaume-Uni.

Le gouvernement britannique, et une grande partie de sa population, ne veulent pourtant pas d'eux. Résultat : les gouvernements français et britannique coopèrent pour édifier de hautes clôtures coiffées de barbelés et déploient des policiers anti-émeutes aux endroits stratégiques afin d'empêcher les passages clandestins vers le Royaume-Uni.

Un certain nombre d'organisations caritatives se sont créées pour aider à Calais, soutenues par un déferlement de bénévoles, venant majoritairement du Royaume-Uni et d'Irlande, et animés autant par leur détestation des politiques anti-migrants en Europe que par leur désir personnel de tendre une main secourable aux migrants et réfugiés qui subissent des conditions de vie inhumaines.

Calais, une des stations de la touristique Côte d'Opale, est un important port de ferries à destination du port britannique de Douvres. Et depuis 1994, le tunnel sous la Manche relie les deux pays par rail.

Au grand déplaisir de certains habitants de Calais (population : 126.774), la ville est devenue internationalement et tristement célèbre pour son vaste bidonville qui peut compter jusqu'à 6.000 personnes, où un mélange de réfugiés, de demandeurs d'asile et de migrants économiques venus de nombreuses régions déchirées par la guerre ou d'autres lieux troublés du monde, survivent tout en tentant de pénétrer en Angleterre embarqués dans des poids-lourds, des ferries, voitures ou trains.

#HelpRefugees à Calais

Nous avons voulu participer aux opérations d'aide et en même temps voir de plus près cette nombreuse communauté officieuse qui vit et travaille discrètement dans et autour de Calais pour apporter assistance et soutien à la population des réfugiés et migrants.

Les informations, interviews et images ci-après tentent de résumer ce que nous avons appris pendant cette semaine extrêmement instructive avec les gens de Help Refugees, une association britannique qui travaille en partenariat avec l'association locale française  L'Auberge des Migrants.

Help Refugees déclare sur son site internet :

Nous aidons les personnes les plus vulnérables qui atteignent en ce moment les rivages de l'Europe en soutenant au niveau local les groupes, organisations caritatives et bénévoles qui sont en première ligne pour effectuer des tâches vitales dans des circonstances difficiles. Nous travaillons partout où les gouvernements et les ONG ne peuvent pas être. Sans les contraintes de l'administration, de la politique et de la bureaucratie, nous agissons vite pour changer les vies. Vos dons vont directement à ceux qui en ont le plus besoin.

Calais Jungle One ticket to hope

Photo extraite de Album Calais Jungle, 2016-01-17 13.02.06, sur Flickr par malachybrowne, CC Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

Le travail intensif s'effectue dans un vaste entrepôt discrètement situé dans une des zones d'activités de Calais.

Quotidiennement, de 100 à 150 bénévoles d'âges et milieux variés, présents quelques jours, semaines ou mois, trient les dons de vêtements et produits d'hygiène, emballent des colis alimentaires et du bois qui permettront aux habitants de la Jungle de Calais de cuisiner leurs propres repas, chargent et déchargent camions et camionnettes.

Ils participent au nettoyage du camp, distribuent nourriture et autres produits, enseignent le français et l'anglais, entre autres activités.

L'encadrement est fluide et efficace, l'ambiance amicale et respectueuse. Dignité et sécurité de ceux qui vivent dans le camp sont au sommet des priorités.

Comment ça fonctionne sur le terrain : entretien avec une responsable

Hettie, une Britannique de 24 ans de l'équipe de Help Refugees, alterne avec sa collègue Cécile pour accueillir les bénévoles et organiser leur travail quotidien sur le site. Elle a bien voulu répondre aux questions de Global Voices.

Hetty

Hettie fait partie de l'équipe de direction de l'opération de Help Refugees à Calais. Juillet 2016. Photo: Marie Bohner

Global Voices (GV): Pouvez-vous présenter l'opération en quelques mots ?

Hettie (H): Ici, les Français de l'Auberge des migrants et les Britanniques de Help Refugees se retrouvent sous le même toit et travaillent ensemble. Quand Help Refugees est arrivé à Calais, ils ont cherché à travailler avec des groupes et organisations sur le terrain, voici comment la relation est née.

GV: Comment expliquez-vous le fait qu'il y ait tellement de bénévoles venant du Royaume-Uni et peu de Français ?

H: Je pense que c'est simplement une autre façon de faire. Quand vous êtes là pendant un moment, vous constatez que du côté français, il y a souvent des bénévoles actifs depuis dix ans, qui viennent une fois par semaine, ou une fois par mois, avec un engagement total, alors qu'en Angleterre, notre style c'est, “Tadaa, je suis là pour une semaine”, ce qui rend très visible notre présence à tous ici. Et puis aussi, il y a beaucoup de frustration, et de colère, au Royaume-Uni contre ce qui se passe, et ici il y a une possibilité de faire ce dont le gouvernement est incapable.

GV: Depuis combien de temps êtes-vous ici ? et jusqu'à quand comptez-vous rester ?

H: Je suis ici depuis dix mois. En fait je devais repartir il y a un mois (rire), pour aller en Grèce avec Help Refugees, suivre un groupe de terrain plus spécialement en Grèce. J'ai monté la première équipe sur le terrain de cette organisation caritative. Mais je suis revenue, parce que c'est très dur de passer la main, de trouver des gens qui prendront cette responsabilité.

GV: Y a-t-il aussi beaucoup de bénévoles britanniques prêts à partir pour la Grèce ?

H: Ah oui, plein que je connais. Il y en a beaucoup de Suisse, des Américains, des Canadiens, des gens de Nouvelle-Zélande, d'Australie. La relation avec la Grèce est différente.

Calais Ferry Beach

Un ferry appareille le soir du terminal de Calais, vu depuis la plage adjacente. Photo: Suzanne Lehn

GV: Comment allez- vous remplacer les bénévoles en partance pour la Grèce ?

H: Nous recrutons. Nous avons modifié notre système de management. Nous avons des coordinateurs pour les diverses tâches, nous en avons un à Dunkerque aussi. Pendant que nous divisons les rôles, et grossissons, les besoins grandissent également, et aussi pour les postes de responsabilités, nous devons engager plus de monde. “Venez faire du bénévolat !” Les gens peuvent s'engager dans une fonction, être épaulés et se développer dans ce rôle.
Si des bénévoles s'engagent pour un mois ou plus, c'est très très précieux. Pour une semaine, aussi. Nous sommes souples et  nous les intégrerons là où se trouvera le besoin du moment.

GV: Comment tenir quand on part faire du bénévolat de longue durée, pour un mois, un an ?

H: Tout dépend de votre situation personnelle. Nous logeons du mieux que nous pouvons ceux qui restent un mois ou plus. C'est sûr que nous ne pouvons le faire pour chacun, car nous avons nos limites, alors si vous pouvez être autonome, merci de l'être autant que vous pouvez. Pour le déjeuner que nous servons chaque jour aux bénévoles, nous utilisons souvent des dons qui ne peuvent aller au camp parce que non halal. Avec le soutien de l'Auberge pour les besoins de base, nous pouvons aider, s'il le faut.

Inside the warehouse

Préparation des colis alimentaires. Photo Suzanne Lehn

GV: Peut-il y avoir conflit avec les autorités françaises ?

H: Nous sensibilisons nos bénévoles au fait que leurs actes, et leur comportement le soir quand ils sortent, ont un retentissement sur les habitants du camp. Si en allant dans les pubs ils sont bruyants, crient, cela donnera une raison de plus [aux Calaisiens] de ressentiment contre le camp. Il est de la plus haute importance que tous nous soyons bien élevés et très respectueux, parce que nous sommes ici pour aider les gens et non pas pour aggraver leur situation. Quant aux CRS, ce sont des forces avec une formation militaire, et, tout à fait, il y a des cas délicats chaque fois qu'il y a une agression verbale ou physique, ils prennent les papiers, relèvent l'immatriculation des voitures, et il y a beaucoup d'affaires que nous n'avons pas pu traiter plus avant faute d'avoir reçu l'information nécessaire. Et puis, il y a aussi l'élément fasciste qui présente un risque, mais si vous suivez nos directives et écoutez nos conseils, vous n'aurez aucun problème. Vous avez un entourage solidaire.

GV: Vous sentez-vous acceptés par les CRS?

H: Ça dépend. Parfois tout se passe bien. Il y a des gens bien [parmi eux], des gens pas si bien que ça, des gens qui font juste leur travail, et ils sont mandatés pour faire ce qu'ils font. Ce qui fait peur, c'est qu'ils n'ont même pas à penser à ce qui est juste ou non. Les autorités n'ont aucun compte à rendre pour les actes de ces gens.

GV: Quel est le rôle des médias sociaux, quelle est votre relation avec eux ?

H: Tout cela est probablement advenu à cause des médias sociaux !  L'angle d'attaque existe depuis plus de 20 ans, sous une forme ou une autre, mais grâce aux médias sociaux les informations se propagent très rapidement, les gens peuvent participer et savoir comment venir ici, cela élargit] l'ampleur et le nombre de personnes. La semaine dernière, nous avons eu une arrivée moyenne de 150 personnes ou plus par jour ici, pour offrir leurs services de bénévolat, sans compter les volontaires à long terme … donc nous comptons sur les médias sociaux.
[D'autre part], nous avons à l'évidence [à faire] avec beaucoup de gens voulant réaliser quelque chose dès qu'ils viennent, nous avons donc dû modérer cela en disant que ce n'était pas là ce qui compte, quelles sont vos priorités ? Aider les gens ou vous sentir satisfait d'avoir accompli une bonne action ? C'est tout à fait valable de se sentir bien [d'avoir aidé] mais cela ne devrait pas être la raison principale de le faire.
Mais les médias sociaux sont très, très utiles.

GV: Et cela ne met pas en péril la sécurité de votre organisation ?

H: Oui, nous devons faire très attention à la localisation de l'entrepôt, aux photos prises par des bénévoles que les groupes fascistes peuvent visionner. Nous avons eu des volontaires agressés, ainsi que des voitures. Ça va mieux maintenant, ils ont réprimé ce genre de choses. Nous sommes très prudents et méfiants, nous évitons que des images des réfugiés soient prises, pour leur propre sécurité ou celle de leurs proches. Nous insistons sur le fait que nous avons beaucoup de mineurs non accompagnés exposés au trafic [d'êtres humains], c'est un problème qui concerne également les enfants qui sont avec leurs mères, ainsi que pour leurs familles dans leur pays d'origine, par exemple en Afghanistan.

GV: Quel message souhaitez-vous transmettre à nos lecteurs ?

H: Un jour un journaliste m'a contacté. Il voulait me filmer avec des réfugiés et il a dit, “nous voulons capturer la gratitude.” J'ai un énorme problème à ce sujet. Je ne suis pas ici pour qu'on me remercie, je ne suis pas ici parce que quelqu'un est réfugié ou un migrant économique. Je suis ici parce que je suis en désaccord avec la façon dont les gens sont traités. Comme être humain, je me rends compte qu'il est en mon pouvoir de faire quelque chose qui améliore une autre vie. Et si j'étais dans leur situation, je m'attendrais [aussi] à ce que quelqu'un d'autre fasse de même pour moi. Mais même si ce n'était pas le cas, je vote avec mes pieds, je construis le monde dans lequel je veux vivre.
Il vous appartient de valoriser chaque occasion qui se présente à vous. Faites ce que vous pensez être bon et que vous savez ne pas nuire à autrui. Voilà, c'est tout et c'est tout à fait possible. Vous venez ici. Vous pouvez découvrir des possibilités en vous-même dont vous ne soupçonniez même pas l'existence.

Témoignages de bénévoles

Nous avons posé deux questions à quelques collègues bénévoles :
1) Pourquoi avez-vous décidé de venir aider les réfugiés à Calais?
2) Qu'avez-vous appris de cette expérience ?

Volunteers Calais

Quelques bénévoles. De gauche à droite, et de haut en bas : Tom, Chohee, Renke, Nieves. Photos: Marie Bohner et Suzanne Lehn

Tom, d'Irlande, 25 ans :

J'ai décidé de venir parce que je me sentais impuissant, je ne savais pas ce qui se passe, devrions-nous ouvrir les frontières ?
J'ai découvert que je pouvais aider personnellement. J'ai mis en place un atelier de réparation de vélos, de sorte que les réfugiés mineurs non accompagnés vivant dans le camp peuvent obtenir leur diplôme de mécanicien de vélo qui pourrait leur permettre de travailler pour de l'argent.

Chohee, de Corée du Sud, qui fait le tour du monde, sac au dos :

Je veux aider et servir les réfugiés. J'ai déjà aidé des réfugiés palestiniens en Jordanie, donc j'ai de l'expérience.
Ici, il y a tellement de gens et de nationalités, même si je ne suis pas encore allée au camp, je voudrais comprendre la vie des réfugiés, et je veux partager avec eux un peu d'espoir.

Renke, des Pays-Bas, 34 ans, encadrant :

J'ai une éducation de Quaker. J'ai fait du bénévolat pour les personnes sans abri et dans une cuisine pour une communauté de personnes âgées. Il y a un an, je suis allé à une réunion, et la question était, si nous y croyons, pourquoi ne pas aller en Grèce et aider les gens ? Je savais que Calais étant une ville trop petite pour gérer ses problèmes de réfugiés.

Ma vie a changé, je suis ici définitivement. Je venais de temps en temps, et après quatre voyages, j'ai pensé que j'allais revenir bien sûr ! Après un an ici, je vais réévaluer mes priorités. Mon but est de penser positif et bâtir un monde positif.

Nieves, du Mexique, vivant actuellement en Grande-Bretagne, 33 ans, se forme pour l'ouverture d'une boutique de produits d'hygiène dans le camp :

J'étais inquiète de la crise des réfugiés et je voulais faire quelque chose pour aider, mais je ne savais pas comment. J'ai contacté alors l'association Help Refugees U.K.et l'Auberge des Migrants. J'ai commencé à lire, notamment des articles sur l'expérience d'autres bénévoles.
J'ai découvert qu'il était beaucoup plus facile d'aider que je le pensais. Il y a tellement de choses que tout le monde peut faire, il suffit de commencer ! Et j'aime l'environnement, avec tant de gens, organisés pour faire avancer les choses.

Evening walk on the beach

Des habitants de la Jungle font un tour sur la plage de Calais le soir. Photo Suzanne Lehn

Après la journée de travail, les amitiés pour se ressourcer

Les journées de travail sont intenses chez Help Refugees et l'Auberge des Migrants. Elles sont aussi l'occasion de belles rencontres et riches d'échanges et de nouvelles amitiés, et finissent le soir par des rires autour d'une table.

Relaxing at dinner with our new friends. Photos Marie Bohner and Suzanne Lehn

A table le soir avec des amies. Photos Marie Bohner et Suzanne Lehn

Pour plus d'informations :
Le blog Passeurs d'hospitalité 
Sur Twitter : le hashtag #helprefugees [aider les réfugiés] ; plus de photos
Sur Facebook: la page Facebook de Help Refugees; la page Facebook de l'Auberge des Migrants.

Marie Bohner a contribué à cet article avec interviews et photos.

Le Caucase russe qu'on ne vous montre pas aux infos

jeudi 11 août 2016 à 11:45

Passage à gué du fleuve Kizgych, réserve naturelle de Teberda. Photo Anton Lange, utilisée avec autorisation.

Région si riche de cultures uniques qu'on pourrait bien l'appeler “un pays dans le pays”, foyer des communautés musulmanes les plus conservatrices de Russie, et zone d'application par le gouvernement fédéral de politiques intérieures d'exception, le Nord Caucase jouit d'une identité particulière, bien qu'à problèmes, dans toute la Russie et le reste du monde. Théâtres de violences intenses entre forces armées fédérales et mouvements séparatistes locaux depuis une quinzaine d'années (la dernière opération militaire officielle a eu lieu en 2009), Tchétchénie, Ingouchie et autres républiques caucasiennes de Russie se développent graduellement en un nouveau Caucase qui se veut prospère, intégré, et accueillant aux visiteurs.

La nouvelle politique dans la région est marquée par une forte présence fédérale et des investissements massifs. Le maître de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, fait régulièrement l'actualité avec ses formulations ardentes et parfois insolites de soutien à Vladimir Poutine. A Saint-Pétersbourg, les critiques du père de Kadyrov ont récemment failli empêcher de rebaptiser un pont en l'honneur d'Akhmad Kadyrov.

Laissant de côté ces esclandres politiques qui dominent périodiquement la une de l'actualité, RuNet Echo tourne aujourd'hui son attention vers la culture de la région à travers un nouveau projet artistique.

L'histoire sanglante et le présent troublé de la région font parfois oublier que le Nord Caucase n'est pas une contrée de mort et de destruction. La région est aussi un trésor de cultures extraordinaires et de nature indomptée. Y voyager implique néanmoins savoir et préparation, et tel est l'objet de ce nouveau projet artistique.

“Montagne : Le Caucase, d'une mer à l'autre”, par le photographe russe de premier plan Anton Lange, a été lancé au début de cet été sous forme de projet Web, précédé d'un grand livre de photos et de plusieurs expositions. Avec son nouveau travail, Lange, essentiellement connu aujourd'hui par sa “Russie vue du Train”, a effectué un geste audacieux pour rendre justice au patrimoine naturel et culturel à couper le souffle de la région. Un partenariat avec la SA des Stations touristiques du Nord-Caucase a permis à l'équipe du projet d'explorer dans toute sa longueur la chaîne montagneuse du Grand Caucase et ses pentes septentrionales, en quête d'angles de vue originaux et de beauté méconnues.

Ksenia Khudadian a interrogé Anton Lange sur son voyage au Caucase, dont il dit que tout un chacun devrait l'effectuer à sa façon.

Photo by Anton Lange. Used with permission.

Photo Tengiz Mokaev. Utilisée avec autorisation.

Ksenia Khoudadian (KK) : La couverture par les médias généraux compose une image plutôt sombre du Caucase en tant que région, comme société d'abord, et contribue au développement d'idées reçues. Qui ne peuvent évidemment pas toutes correspondre à la réalité. Le plus enraciné sans doute de ces stéréotypes est que quiconque visite la région est extrêmement en danger. Cela a-t-il été vrai pour l'équipe du projet ?

Anton Lange (AL) : C'est exact que l'image de la région est contradictoire—et le Caucase lui-même est certes une terre de contradictions. Il va sans dire que les médias exagèrent par automatisme le niveau de danger, et n'offrent que de rares, voire aucune, bonnes nouvelles du Caucase. Les journalistes relèvent aussitôt le moindre problème, évidemment, et diffusent la nouvelle sur tous les canaux.

Une fois qu'un article est en ligne, il va y rester. Alors, quand vous cherchez “Caucase” sur Internet, c'est un amas —un amoncellement—qui vous tombe dessus d'informations sur des explosions, fusillades, opérations spéciales, et ainsi de suite. Il en résulte un tableau de la région complètement déformé, et les gens de l'extérieur en retirent l'impression que le Caucase est un endroit incroyablement dangereux, ce qui n'est pas vrai.

Il serait tout aussi inexact de dire que le Caucase n'est pas dangereux du tout. A l'évidence, le Caucase occidental, plus proche de Sotchi et regorgeant de stations touristiques (principalement des stations de ski comme Arkhyz), ne présente pas le moindre risque ou danger. Tandis qu'il y a des endroits (comme certaines parties du Daghestan) qui débordent de forces de sécurité, et où il faut un permis spécial rien que pour y entrer. On trouve de tout.

Photo by Anton Lange. Used with permission.

Les Tours des Deux Rivaux dans le massif de Skalisti. Photo Anton Lange. Reproduite avec son autorisation.

KK : Jusqu'à très récemment, l'histoire du Caucase russe a été celle de la confrontation entre l'empire et les peuples autochtones, si l'on peut dire. Pouvez-vous parler de moments intéressants dans votre travail sur le projet, où vous avez délibérément atténué quelque chose, que vous auriez laissé hors écran ? Avez-vous eu parfois le sentiment de devoir “corriger la réalité” ?

AL : Je ne dirais pas que nous avons dû corriger la réalité. Mais il y a eu des récits—certaines choses que nous aurions pu souligner davantage. Je pense autant à des épisodes plus récents, comme les guerres de Tchétchénie, qu'à des faits du passé plus lointain, comme la déportation de peuples entiers à l'époque de Staline, et les tragiques événements en Kabardino-Balkarie, par exemple.

Personnellement, toutefois, ce n'est pas mon engagement ; la politique ou l'histoire ne sont pas tellement mon domaine. Ce qui m'intéresse, dans la région, ce sont la nature, l'ethnographie, les paysages, et les portraits—les genres artistique, traditionnel, et classique, les instruments, et les méthodes d'exploration du monde extérieur.

Ceci dit, nous avons tout de même inclus—dans l'album et dans l'exposition—les villages détruits en 1942 par les agents du NKVD [le prédécesseur du KGB]. On peut difficilement émettre un jugement non ambivalent sur la situation ici.

La première chose à noter est que le Caucase—le Nord-Caucase—est incroyablement hospitalier. Cette hospitalité s'enracine dans l'ancienne loi des hautes terres, appelée l’adat. Lorsque certains peuples ont été convertis à l'Islam, ils ont adopté un mélange fantasque d’adat et de charia. Plus tard, cette combinaison culturelle a été enchevêtrée aux lois et coutumes soviétiques. Mais l’adat est resté le fondement de l'éthique et de la loi des montagnes. En réalité, l'[hospitalité exigée par] l’adat est la loi même des hautes terres, et l'hospitalité de la montagne n'est pas un simple acte de bonne volonté individuelle.

Khychin pies. Photo by Anton Lange. Used with permission.

Gâteau de khychin. Photo Anton Lange. Utilisée avec autorisation.

De sorte que, pour parler du Daghestan, il est intéressant de relever qu'il n'y existe pas un seul hôtel dans les hautes terres, alors que c'est la plus république la plus étendue du Nord-Caucase. Il y en a quelques-uns dans la pleine, près de la Mer Caspienne, mais aucun en montagne. Si vous voyagez dans les montagnes, vous serez forcément reçu comme hôte dans les demeures des habitants. L'hospitalité caucasienne ne veut pas dire que l'un est plus hospitalier que l'autre, ou que l'un est prêt à accueillir un hôte et l'autre, non. Cette sorte d'hospitalité est une obligation universelle d'accueillir tout hôte. Elle ne se discute pas ; elle va sans dire.

Dès votre arrivée dans un village ancien de la montagne, comme Kubachi ou Khunzakh, ou tout autre agglomération du Daghestan, tout le monde vous accueille avec grand enthousiasme comme un représentant de “la grande Russie”. Chacun vous dit, “De nombreux Russes venaient chez nous [avant], mais à présent plus personne ne vient, parce qu'ils ont peur, et cela nous fâche et nous attriste….” Et ils vous invitent dans leurs maisons, vous offrent une tasse de thé ou quelque friandise locale, et vous proposent de rester chez eux. Personne ne vous fait payer quoi que ce soit, la même règle des montagnes l'interdit. Quiconque oserait prendre votre argent se couvrirait de honte aux yeux des autres villageois.

Paradoxalement, la notion de tourisme est absente de cette terre : il n'y a que des hôtes. Je ne parle pas des destinations touristiques comme Arkhyz ou le pourtour du Mont Elbrouz—je parle des endroits où les anciennes coutumes demeurent, comme le Haut Daghestan, la Haute Ingouchie, la Haute Tchétchénie, ou la Haute Kabardino-Balkarie. Il est très difficile de donner une réponse précise à la question sur les guerres…

La Tchétchénie est passée par deux terribles guerres, précédées par des déportations de masse pendant la 2ème guerre mondiale, en 1944. Le peuple tchétchène a survécu à des tragédies successives. Les Tchétchènes auraient de quoi être extrêmement rancuniers contre nous [les Russes], mais j'ai vécu une extraordinaire destruction d'idées reçues. Moins de dix ans ont passé depuis les débats sur la restauration de Grozny (la ville était tellement en ruines que les urbanistes ont même envisagé de reconstruire la ville à un autre endroit), et aujourd'hui vous pouvez venir à Grozny en hôte bienvenu et apparemment attendu de longue date.

The Bezengi Glacier. Photo by Anton Lange. Used with permission.

Le glacier de Bezengi. Photo Anton Lange. Utilisée avec autorisation.

Quand vous venez dans les montagnes de Tchétchénie, vous êtes reçu de la même manière. Les gens sont sinèrement contents de vous voir, parce que, encore une fois, vous êtes un ambassadeur du grand pays, de la grande Russie. Je suis convaincu que les habitants du Nord-Caucase, du premier au dernier, ne peuvent que se sentir coupés du reste du monde, même si c'est au niveau du subconscient. A cause du préjugé et de toutes sortes d'autres raisons, les gens du Nord-Caucase se heurtent à de multiples barrières. C'est pourquoi l'Internet y est si répandu et que l'usage des réseaux sociaux et d'Instagram est omniprésent : ils servent de fenêtre sur le vaste monde extérieur. C'est pourquoi ils aiment autant naviguer sur le Net et Instagrammer : ils sont tous des visionnaires. Ils veulent tout voir et le montrer au monde, le font tourner pour tous. Je dirais que ça tient de l'obsession encore plus que partout ailleurs dans le monde.

Lors de mes premières visites en Tchétchénie, j'essayais encore et encore de comprendre comment cette guerre terrible qui avait coûté tant de vies civiles s'était terminée il y a si peu de temps. Du point de vue historique, elle a pris fin hier seulement. J'essayais encore et encore de comprendre comment nous, les Russes, sommes perçus, me forçant presque à deviner du ressentiment de la part des gens de la région, ou quelque chose dissimulé sous un masque. Mais je n'en ai senti aucun. Il y en avait peut-être, mais je ne l'ai jamais senti.

J'ai demandé aux gens comment il se fait qu'avec tout le sang versé aussi récemment, on n'en a pas le sentiment dans la région. Et la plupart répondaient quelque chose du genre, “Vous savez, la faute était partiellement de notre côté aussi, et notre part était assez grande. Nous n'avons fait que reconnaître que les hostilités ne pouvaient pas continuer éternellement, et tant consciemment qu'inconsciemment nous avons accepté un arrangement mutuel et avons été d'accord pour tourner la page”.

Il me semble que les gens au Caucase connaissent mieux que quiconque ailleurs le prix de la rancune, de la trahison et du sang. Ils savent que le prix de la rancune est incommensurable, et qu'il faut avoir la force, le courage et la sagesse d'oublier une offense—de la surmonter—car le prix à payer dans le cas contraire est mille fois plus élevé. Sans surprise, les peuples qui ont eu jadis une tradition de vendetta le savent mieux que les autres. Cela pourrait même faciliter des processus comme la compréhension mutuelle, le pardon mutuel, ou l'accord mutuel—je ne trouve pas le terme exact. De façon générale, c'est une expérience très intéressante, tant psychologique que personnelle, et humaniste aussi. Une chose est sûre : n'espérez pas obtenir une vision en profondeur immédiate : l'affaire est trop complexe. Il faut revenir de nombreuses fois.

Photo by Anton Lange. Used with permission.

Photo Magomed Shapiev. Utilisée avec autorisation.

KK: C'est comment pour un photographe, le Caucase ? Qu'est-ce qui en fait la particularité ? Vous diriez que c'est une destination exotique ?

AL: Les montagnes présentent toujours une énorme difficulté pour un photographe parce que leur beauté est une banalité. Il est incroyabIement difficile de prendre une photo de montagne intéressante. Plus vous approchez de la perfection en termes de compétences techniques, de temps et de choix d'itinéraires, le plus vous allez avoir une carte postale de papier glacé. Dans ces situations, mon opérateur remballerait ses lentilles en disant, “Attendons que le temps soit plus mauvais”. Plus que tout autre paysage sur terre, les montagnes offrent un catalogue de banalités : falaises rocheuses, glaciers, pics enneigés…. Cognez-vous la tête contre si vous avez envie, mais c'est impossible de trouver quoi en faire.

Voilà pourquoi les montagnes défient non seulement les alpinistes, mais aussi les photographes : essayer de trouver un angle original et exaltant, faire que vos images soient différentes des millions d'autres photos de montagne prises dans le monde entier. Faites que votre Caucase se distingue, ou au moins qu'il diffère des Montagnes Rocheuses américaines ou de toute autre chaîne montagneuse. Une tâche en fait très exigeante, et probablement essentielle.

Photo by Anton Lange. Used with permission.

Le village de Gunib. Photo Anton Lange. Utilisée avec permission.

KK: Anton, où en est aujourd'hui “le Projet Montagne” ? Quel est le sort du livre et des autres créations ? Qu'est-ce qui est disponible aujourd'hui et quelle sorte de travail est en cours ?

AL: En ce moment, le Projet Montagne en est toujours au stade de la production. Conjointement avec nos partenaires, la SA des Stations touristiques du Nord-Caucase, nous avons passé un an et demi—presque deux ans—à filmer et photographier au fil d'une quinzaine d'expéditions, qui ont vraiment couvert la totalité du territoire du Nord-Caucase. Ce n'était évidemment pas un parcours linéaire, ce n'en est jamais dans des projets aussi vastes et à la logistique aussi complexe.

Ces expéditions ont formé une sorte de mosaïque qui se compléterait au long du chemin, constituant un tableau artistique, entièrement original. Le spectateur peut retirer une impression que le voyagee est linéaire à cause de la façon dont il est présenté, mais c'est en fait inexact. Tracer les itinéraires d'expédition est une des parties les plus excitantes de tout grand projet. Maintenant que la période de prise de vues est terminée, nous sommes plus ou moins entrés dans la phase de post-production.

Le premier résultat est un grand album de photos. Malheureusement, il y a eu un tirage très limité, et nous espérons vraiment le rendre disponible au grand public en imprimant un grand nombre d'exemplaires au courant de l'année prochaine.

La deuxième partie du projet, que je trouve d'une haute importance, est le film que j'ai fait comme producteur indépendant, co-réalisateur et partiellement présentateur, comme cela été le cas pour mes autres films originaux sur la Russie. Actuellement, il existe en rushes prêts pour la post-production et le montage. Dans l'idéal, je le vois comme un film en deux ou trois épisodes, mi-fiction mi-documentaire—une création sans précédent sur le Nord-Caucase.

Aktoprak Mountain Pass. Photo by Anton Lange. Used with permission.

Col d'Aktoprak. Photo Anton Lange. Utilisée avec autoprisation.

La troisième partie est l'exposition, car le projet mérite un affichage plus vaste. Je voudrais une grande exposition de 300, 350 grands formats qui pourraient être exposés à Moscou dans un lieu de la taille du Nouveau Manège ou de l'aile des expositions temporaires de la Galerie Tretiakov. Et, enfin et surtout, il faut que des expositions soient organisées dans la région elle-même, au Nord-Caucase. Un de mes objectifs principaux est de rendre de tels projets accessibles au public, en Russie comme à l'étranger. Les photographes disposent d'un nombre limité de moyens classiques, traditionnels, de présenter leur travail au public : un livre, une exposition, des articles dans la presse, et parfois, mais pas souvent, des films. Tous sont complexes et coûteux, alors que [la Russie] est en récession.

Je suis généralement réticent à Internet, mais j'ai commencé à me rendre compte que le Web offre des opportunités exceptionnelles. Nous avons créé un [grand format de lecture] dédié au projet et des pages sur les réseaux sociaux, afin de présenter notre travail à la plus large audience possible, et recevoir des retours. Dans notre cas, nous avons aussi un auditoire très particulier : les peuples du Nord-Caucase, une région à l'ardent engagement pour son identité nationale et ses coutumes locales, désireuse d'attirer l'attention du monde extérieur. Ce qui, indubitablement, impose des obligations supplémentaires certaines à quiconque travaille au Caucase.

La junte thaïlandaise réinvente le novlangue d'Orwell

mardi 9 août 2016 à 14:43

« Grâce au tout nouveau camp d'ajustement du comportement de la junte, 7 jours suffisent pour retrouver la santé (et vous rendre obéissants) ». Image tirée du site Prachataï.

Cet article de Kornkritch Somjittranukit a initialement été publié sur Prachataï, un site d'informations indépendant basé en Thaïlande. Il est republié sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu. L'armée thaïlandaise s'est emparée du pouvoir en 2014 et contrôle encore aujourd'hui le gouvernement, malgré sa promesse de réinstaurer un régime civil une fois des réformes politiques et électorales mises en place. Un référendum constitutionnel s'est tenu le 7 août 2016, lors duquel 62% des électeurs thaïlandais se sont exprimés en faveur du projet de Constitution proposé par la junte. Approuvé dans un contexte tendu, marqué par de nombreuses interpellations au sein de la société civile et l'absence totale de débats, ce texte controversé pourrait renforcer la mainmise des militaires sur le Sénat et le système politique thaïlandais.

Dès sa prise de pouvoir en 2014, la junte thaïlandaise marque son souci du langage, travestissant avec soin mots et expressions pour qualifier et promouvoir ses actions. En deux ans, le régime du Général Prayut Chan-o-cha a entièrement remodelé la terminologie politique thaïlandaise. Florilège.

1. On ne parle pas de détention, mais de « session d'ajustement du comportement »

Le terme « ajustement du comportement » est le tout premier exemple du novlangue développé par le régime militaire. Suite au coup d'Etat, la junte n'a eu de cesse de convoquer dans des camps militaires tous ceux qu'elle considérait comme une menace à son égard – principalement des politiciens, des professionnels des médias et des activistes. L'armée a le pouvoir de les maintenir en détention sept jours durant, pendant lesquels ni les médias ni les avocats n'ont accès aux camps. Concrètement, il s'agit de détentions arbitraires, sans aucune charge et échappant au contrôle de la justice. Les détenus y sont endoctrinés par les militaires qui leur vantent les bienfaits de la junte au pouvoir.

2. Ce n'est pas une audience militaire, mais une simple discussion autour d'un café

A de nombreuses reprises, des représentants du pouvoir, le plus souvent des soldats, ont abordé des citoyens — dont des journalistes, des universitaires et des politiciens — ayant critiqué le régime militaire. Un tactique d'intimidation alternative aux sessions d’ « ajustement du comportement » qui provoquent généralement une vague d'indignation au sein de l'opinion publique.

Habituellement, ce genre de visite s'effectue dans un lieu public, café ou restaurant, et le militaire ira même jusqu'à offrir le thé ou le café à son « invité ». Par conséquent, la junte prétend qu'il ne s'agit en aucun cas d'intimidation, mais plutôt d'une « conversation de café », sans pression aucune.

Pravit Rojanaphruk, un journaliste de renom ayant ainsi été invité à faire un brin de causette avec l'armée, a partagé son expérience :

Although they (the junta personnel) treated me well and politely, it is anyway ‘polite’ intimidation. It makes me feel that the freedom of expression and criticism against the government which we used to have under elected governments has gone.

Bien qu'ils [les représentants de la junte] m'aient traité de façon correcte, il s'agissait tout de même d'intimidation, même polie. J'ai ainsi réalisé que la liberté d'expression et de critiquer le gouvernement dont nous pouvions bénéficier sous les gouvernements élus avait disparu.

3. Ce ne sont pas des « opposants à la junte », mais des « figures influentes »

Le 29 mars 2016, le Conseil National pour la Paix et l'Ordre (NCPO) promulgue l'ordonnance n° 13/2016, accordant à l'armée des pouvoirs similaires à ceux de la police pour réprimer les mafias locales et les « figures influentes » à travers le pays. Cette décision suscite immédiatement les inquiétudes de la communauté internationale, car elle équivaut à accorder aux militaires un pouvoir extrajudiciaire.

Lors de sa mise en application, l'ordonnance est largement condamnée par l'opinion publique thaïlandaise, les soi-disant « figures influentes » poursuivies étant pour la plupart des opposants à la junte, dont des défenseurs des droits des communautés locales, des droits humains et des activistes.

4. On ne réduit pas au silence, on « réconcilie »

Toute tentative de critiquer la junte, le projet de Constitution ou le référendum est interdite. Les méthodes du régime pour réduire au silence sa population ne manquent pas d'intérêt. Il est rare que la junte interdise ou ferme un média directement, elle préfèrera mettre en place une série de lois rendant les journalistes tellement paranoïaques qu'ils ne pourront plus travailler librement. Par exemple, lorsque des articles sur la campagne d'opposition au projet de Constitution sont publiés, l'inscription « Votez non » présente sur le T-shirt des militants est systématiquement effacée, de peur que ce ne soit considéré comme une violation du très controversé Referendum Act.

Plus la date du référendum approchait, plus l’intimidation était intense. En juillet, la junte a battu tous les records en arrêtant un journaliste, en convoquant la femme d'un autre journaliste, en poursuivant en justice la mère d'un activiste et en engageant des poursuites à l'encontre d'enfants mineurs. Toutes ces pratiques répressives et contraires aux droits de l'homme sont toutefois justifiées par la nécessité d'atteindre une prétendue « réconciliation sociale ».

Caricature politique parue dans le Bangkok Post d'aujourd'hui sur le référendum à venir en Thaïlande

5. Ce ne sont pas des « activistes », mais des « délinquants »

Obnubilée par l'ordre qu'elle tente d'instaurer à travers ses lois répressives, la junte prévoit dans ses régulations des peines très sévères, afin de dissuader toute critique des mesures prises par les autorités et dans le but de s'assurer que le pays avance dans le calme et le silence. En seulement deux ans, tout un arsenal de lois iniques a été mis en place, comptant notamment l'ordonnance du NCPO n°3/2015, la loi sur les rassemblements publiques et la loi sur le référendum constitutionnel. La junte vient également d'approuver un amendement de la loi sur les crimes informatiques visant à renforcer les sanctions et les mesures de surveillance. Il est même arrivé que le régime de Prayuth Chan-o-cha ait recours à la loi sur la salubrité publique pour engager des poursuites à l'encontre d'activistes pro-démocratie, lorsque les lois plus prohibitives ne le lui permettaient pas.

S'agit-il de violations des droits de l'homme ? Certainement pas, répond la junte, qui justifie ces pratiques autoritaires en déclarant que nul ne doit se soucier des droits de ceux qui enfreignent la loi.

6. Ce n'est pas un régime autoritaire, c'est une « période de transition »

Cette « période de transition » est sans nul doute le terme le plus récurrent du champ lexical de la junte. Chaque fois que le régime fait l'objet de critiques, il répète en boucle ce mantra afin de rappeler aux citoyens qu'il ne s'agit pas d'un climat politique ordinaire au sein duquel chacun pourrait exprimer librement ses idées. Toutefois, la junte reste très floue sur l'aboutissement de cette « transition » : débouchera-t-elle sur un régime démocratique, partiellement démocratique, sur un régime pleinement militaire ou sur l'avènement d'une nouvelle génération de monarques ?

7. La Thaïlande n'est pas une dictature. C'est une démocratie à 99,99%.

Le 23 mars 2015, Prayut Chan-o-cha, homme fort de la junte, concède publiquement que la Thaïlande n'est peut-être pas un pays pleinement démocratique. Néanmoins, il s'empresse d'ajouter que si l'on compare le climat politique thaïlandais à celui de ses voisins d'Asie du Sud-Est, la situation est bien meilleure en Thaïlande, qui pourrait être qualifiée de pays 99,99% démocratique. Il insiste : 

Our country nowadays is 99.99 per cent democratic. I never prohibit anybody from criticizing me, just don’t oppose me. If you were in other countries, you would be probably in jail or executed by shooting.

Aujourd'hui, notre pays est à 99,99% démocratique. Je n'interdis à personne de me critiquer, il faut seulement ne pas s'opposer à moi. Dans d'autres pays, vous seriez probablement déjà en prison ou devant le peloton d'exécution.

8. Ce ne sont pas des « pots-de-vin », mais des « frais de consultation »

Le 10 novembre 2015, le Général Udomdej Sitabutr admet publiquement que des pots-de-vin ont été versés lors de la construction du parc Rajabhakti, qui abrite les statues de sept monarques ayant marqué l'histoire de la Thaïlande. En tant que président de la fondation Rajabhakti, le Général reconnaît alors que certains officiels ont réclamé des pots-de-vin aux fonderies sélectionnées pour réaliser les statues. Toutefois, selon le journal The Nation, il assure que les sommes d'argent récupérées ont été affectées au projet.

Une enquête interne de l'armée royale thaïlandaise a néanmoins conclu qu'aucun pot-de-vin n'avait été versé durant la construction du parc. Seulement d'importants « frais de consultation ».

9. Ce n'est pas une « somme insensée », mais « une leçon plutôt cher payée »

De 2005 à 2009, l'homme d'affaires britannique James McCormick a vendu à l'armée royale thaïlandaise des détecteurs d'explosifs appelés GT200, ainsi que des Alpha 6, des appareils censés détecter des substances narcotiques. Ces dispositifs, qui se sont par la suite avérés être une supercherie, ont coûté de 900 000 à 1,2 millions de baht pièce. Un total de 772 appareils ont été achetés par l'armée thaïlandaise. En tout, cette dernière aura dépensé plus de 1 milliard de baht (soit 26 millions d'euros) selon le site Khaosod English.

En juin 2016, après la condamnation de McCormick à une peine de 10 ans de prison pour fraude par un tribunal britannique, l'opinion publique thaïlandaise réclame qu'une enquête soit menée pour déterminer les autorités responsables. Pour évoquer ce milliard dilapidé, les médias nationaux font généralement référence à une « somme insensée » (khan ngo).

Le 22 juin 2016, le vice-Premier Ministre Wissanu Krea-ngam annonce à la presse que le gouvernement va poursuivre les fournisseurs en justice afin d'obtenir des réparations. Toutefois, il demande aux médias d'éviter d'utiliser le terme « somme insensée » et de lui préférer l'expression « plutôt cher payé pour une bonne leçon ».

“Lettres d'amour du Brésil à l'Irak” : une exposition photographique envoie des messages de paix

lundi 8 août 2016 à 17:43

L'exposition photographique “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”, à l'Institut panaméricain d'art et de design
Crédit: Divulgation.

[Article d'origine publié en portugais le 3 juin 2016] Moins de douleur, plus de poésie, plus de respect, moins de guerre : ces désirs peuvent paraîtrent utopiques à un moment où dominent l'intolérance et l'irrespect de l'autre. Pourtant une exposition photographique, “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak” montre qu'il est possible d'ouvrir un chemin en s'appuyant sur ces valeurs même dans les zones de conflits.

Cette exposition, déjà présentée dans la Galerie Daratal Tasweer, à Amman (Jordanie), et dans les rues de Bagdad en Irak, est arrivée au Brésil : 72 oeuvres, un échange entre 21 photographes brésiliens et 15 Irakiens. On doit l'organisation de cette exposition à Renato Negrão, professeur de photographie à la Panaméricaine, au président de l'ONG “Larsa for Human Rights” et à l'IPC-Iraq Photograph Center, représenté par Abo Al Hassan.

Lors d'un entretien avec MigraMundo, Renato Negrão explique que cette exposition souhaite porter un message de paix au temps actuel, des signaux positifs entre êtres humains de cultures différentes. “Nous sommes fatigués de cette douleur et nous avons besoin de plus de poésie. C'est dans cet esprit que cette exposition a été accueillie en Irak et en Jordanie et j'ai bon espoir qu'il se produira la même chose au Brésil !!”

Foto de Hassan Haci que está na mostra “Love Letter from Brazil to Iraq” Crédito: Hassan Haci

Photo de l'exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”. Crédit: Hassan Haci, utilisée avec permission.

Foto de Mothna Al Hedethy que está na mostra “Love Letter from Brazil to Iraq” Crédito: Mothna Al Hedethy

Exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”. Crédit : Mothna Al Hedethy

MigraMundo: comment s'est mis en place le partenariat avec les photographes irakiens?

Renato Negrão: Au travers d'une invitation en 2012 à participer au titre de photographe à la première édition de cette exposition. A partir de là nous sommes restés amis sur les réseaux sociaux et l'année dernière est arrivée  l'invitation à organiser une nouvelle exposition, rassemblant des photographe brésiliens et irakiens.

Quel a été votre critère pour sélectionner les images?
On avait quelques exigences. Comme ce projet était tourné vers la propagation d'idées positives, j'avais demandé que les photographes n'envoient pas d'image tristes, qu'ils évitent les sujets religieux; je ne pense pas que l'art doive fonctionner comme la politique. L'art pour moi est un mode d'expression de l'être humain. Et dans la politique il est toujours nécessaire de défendre un côté, automatiquement en s'opposant à un autre. Je n'ai pas envie d'associer mes projets à tout ça. Les thèmes associés à la sensualité et la sexualité ne devaient pas non plus apparaître dans cette exposition.

La communauté arabe du Brésil est assez importante. Elle inclut maintenant des réfugiés de pays comme la Syrie, le Liban, l'Irak et la Palestine. Quel type de dialogue, quel impact cette exposition peut-elle avoir sur cette communauté, contribuant à briser les stéréotypes la concernant ?
Elle peut avoir une contribution dans la mesure où un message de paix peut exister sans idées préconçues sur des questions faisant polémique. Personnellement je pense que nous partageons la même planète et que ce qui se produit dans n'importe quel coin du monde a une répercussion positive ou négative dans n'importe quel autre endroit. Mes projets en tant qu'organisateur ou photographe s'inscrivent dans cette orbite. En tant qu'enseignant, je m'efforce également de faire passer ces messages de respect et de compréhension sur la question de l'immigration. En fin de compte nous sommes un pays où nous tirons notre orgueil de notre descendance, nous sommes des fils d'immigrants et nous avons tout particulièrement le devoir de respecter ceux qui arrivent d'ailleurs.

Foto de Karina Ammar que está na mostra “Love Letter from Brazil to Iraq” Crédito: Karina Ammar

Photo de l'exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak ”. Crédit: Karina Ammar

Foto de Mootaz Sami que está na mostra “Love Letter from Brazil to Iraq” Crédito: Mootaz Sami

Photo de l'exposition : “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”. Crédit: Mootaz Sami

Cette exposition a déjà été présentée en Irak et en Jordanie. Quel a été l'accueil du public, compte-tenu de sa proximité avec des zones de conflit ?
Le meilleur possible, j'ai été présent à l'inauguration de l'exposition d'Amman, en Jordanie, j'ai été témoin de l'émotion de nombreuses personnes devant ces images. Par exemple cette jeune Irakienne réfugiée avec sa famille en Jordanie. Elle s'est arrêtée face à une photo de Valerie Mesquida et a dit, très émue : “Cette fille, marchant pied-nus dans la nature , c'est moi, c'est mon désir de liberté, c'est l'espérance de mon avenir”. C'était beau d'entendre ça !

Nous sommes fatigués de la souffrance et avons besoin de plus de poésie; c'est exactement de cette façon que cette exposition a été reçue en Irak et en Jordanie ; j'espère qu'il en sera de même au Brésil !!

L'exposition a l'ambition de dépasser les frontières, de raconter des histoires, de rapprocher et transformer les personnes. Comment voyez-vous ce projet face à un contexte politique national et international dans lequel  prévalent  des sentiments et des actes d'irrespect et intolérance aux autres ?
L'exposition vise à porter un message de paix, ce que l'on en fera n'est pas de mon ressort. J'ai l'espérance qu'elle sera une possibilité de réflexion sur un rapprochement non seulement entre Brésiliens et réfugiés mais également entre nous qui nous entourons de bien des affrontements liés à des divergences d'idées. Je crois en l'être humain, et je suis certain que de bonnes attitudes peuvent générer un changement vers le bien, je suis un optimiste par nature.

Fotografia de Valerie Mesquita que emocionou refugiada iraquiana durante exposição na Jordânia. Imagem é uma das atrações da mostra que agora chega a São Paulo. Crédito: Valerie Mesquita

La photo à l'origine de l'émotion de la jeune réfugiée irakienne pendant l'exposition en Jordanie, elle fait partie de l'exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”. Crédit: Valerie Mesquita

Obra de Ellion Cardoso, que está na mostra “Love Letter from Brazil to Iraq” Crédito: Ellion Cardoso

Photo de l'exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak”
Crédit: Ellion Cardoso

Que ressentez-vous en revoyant ces images réalisées dans le passé et exposées aujourd'hui devant le public ?
La sensation du devoir accompli, et que cela vaut la peine de lutter pour une bonne cause.

Que vous a laissé ce travail ?
Une justification de la lutte pour de bonnes idées et pour la paix.

L'exposition “Lettres d'amour du Brésil à l'Irak” était présentée du 12 mai au 12 juin , à l'Ecole Panaméricaine d'Art et de Design – Av. Angélica, 1900, São Paulo (Brésil)

La politique américaine ? Non merci. Passez-moi plutôt les tomates.

lundi 8 août 2016 à 11:45
Hand and ballot illustration public domain from Pixabay. Clinton and Trump caricatures by DonkeyHotey (CC BY-SA 2.0)

Main et urne, illustration de Pixabay, domaine public. Caricatures de Clinton et Trump par DonkeyHotey (CC BY-SA 2.0). Montage graphique de Georgia Popplewell.

Enfant, je détestais les tomates. Je n'arrivais pas à comprendre comment on pouvait les aimer. Ma grand-mères cultivait le fruit écarlate dans son jardin, et tous les étés j'étais au désespoir quand les tomates crues faisait leur apparition jour après jour sur la table du dîner. La saveur douce mais acidulée me faisait froncer le nez, et la chair dégoulinante me faisait penser à l'intérieur d'un coeur humain  – ou du moins à ce que j'en imaginais.

Adulte, je vis aujourd'hui au pays du gazpacho, de La Tomatina et du pa amb tomàquet, et me suis mise à adorer la saveur douce mais acidulée et même la chair dégoulinante.

C'est fou comme les goûts peuvent changer.

C'est l'inverse qui m'est arrivé avec la politique aux Etats-Unis. Enfant, je dévorais la politique. Je passais une grande partie de mes étés chez mes grands-parents dans le Midwest américain, où le règlement de la maison voulait que l'on joue dehors la plus grande partie de la journée. Si on voulait rester à l'intérieur, mieux valait que ce soit pour lire. Les abonnements de mes grands-parents à Newsweek et Time signifiaient qu'une pile de ces hebdomadaires était toujours présente dans le salon, de sorte que lorsque j'étais fatiguée de me rouler dans l'herbe ou de feuilleter mon dernier emprunt à la bibliothèque, je ramassais un numéro, m'enfonçais dans le “davenport” (le sofa), et me rassasiais des intrigues politiques des années 1990. Ma compréhension était bien entendu limitée par mon âge innocent—pourquoi toutes ces histoires autour de la robe bleue de Monica Lewinsky ?—mais je n'en étais pas moins captivée par les machinations des puissants du pays.

Cette fascination m'a suivie dans l'âge adulte, et elle a grandi à mesure de ma compréhension. Lorsque l'Internet a inoculé dans l'industrie des média une dose massive de vitesse, j'ai fait bon accueil à la folie de l'information politique 24 heures sur 24, et mon travail de correspondante dans une rédaction de légende a rendu mon désir irrésistible virtuellement insatiable. J'ai réellement rêvé un temps de devenir une journaliste politique qui pourchasserait les législateurs le long des corridors du pouvoir pour gagner sa vie.

C'est fou comme les goûts peuvent changer.

Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, je me retrouve totalement dépourvue d'appétit pour la vie politique américaine. Ce qui autrefois m'apparaissait comme un théâtre digne ressemble de plus en plus à une dangereuse farce. J'hésite sur les causes de ma désillusion. La politique aux Etats-Unis est-elle devenue plus clivante ? Il se peut. Est-ce que je perds mon optimisme avec l'âge ? Peut-être. D'avoir immigré en Espagne a-t-il changé mon point de vue ? Probablement.

Quelle que soit la raison, l'actuelle élection présidentielle aux Etats-Unis ne fait apparemment qu'aggraver mon allergie. Je sais que de nombreux Américains au pays et à l'étranger éprouvent aussi la même chose. Je n'engloutis plus les informations politiques comme avant. Je tourne le dos à toutes les petites phrases du jour en circulation. Je n'ai même pas pu me forcer à regarder le discours d'acceptation de Hillary Clinton à la convention nationale démocrate—un moment historique avec la première femme candidate à la présidence pour un grand parti, quels que soient les sentiments qu'on puisse avoir à son égard. De même, d'ailleurs, que je n'ai pu supporter de regarder celui de Trump, dont la candidature est un événement historique pour des raisons tout à fait différentes.

Malgré la nausée, je suis convaincue que nous avons une responsabilité citoyenne de nous tenir informés, alors je me maintiens, à contrecoeur, au courant des questions politiques américaines. De toute façon il me serait difficile d'y échapper. Comme un tiers de la population mondiale, j'utilise les médias sociaux. Même si je sortais de Facebook, Twitter et Reddit, une portion de mon alimentation en nouvelles provient de sources de la presse américaine traditionnelle, avec tous ses défauts. Et même si je troquais les média des Etats-Unis contre leur équivalent d'ici, la fixation des unes de la presse espagnole sur la Grande Expérience Américaine rendrait celle-ci incontournable.

Ah, et puis je suis la rédactrice actualités de Global Voices, et en tant que telle je dois logiquement prendre en permanence le pouls de la politique américaine, ne serait-ce que pour m'améliorer au travail.

Alors je suppose qu'il me faut faire de mon mieux pour digérer les débats en essayant de maintenir un couvercle sur mon Weltschmerz—même si le théâtre politique qui se joue sur la scène américaine m'emplit de l'irrépressible envie de lancer des tomates sur les comédiens. J'aime enfin les tomates.

C'est fou comme les goûts peuvent changer.