Il y a quelques temps de ça, je discutais "photo" avec un vieil ami, un ami
non photographe, faut-il le préciser ? non un monsieur tout le
monde, comme il aime à se définir — fausse humilité ? — mais
quelqu'un qui a, depuis que je le connais au moins, toujours eu une vraie
sensibilité à l'image (construction, narration, etc.). Il s'étonnait de ce que
je m'accroche encore, ce sont à peu près ses mots et je ne crois pas trahir sa
pensée, à la photographie, tant le métier de photographe lui semble désuet,
condamné. À plus ou moins long terme, selon lui, le métier de photographe
disparaîtra. Le photographe n'a déjà plus, me disait-il, le prestige d'antan,
le prestige d'un Capa sur une ligne de front ou d'un Cartier-Bresson de retour
d'URSS. Tout le monde prend des photos de tout, partout, tout le monde en
prend, plus seulement avec un appareil photo, et tout le monde les envoie sur
le web et toutes ces images sont accessibles à tous, à tout moment. Venues de
toutes parts, visibles de partout, toutes ces images grossissent le flux
incessant auquel chacun de nous est exposé quotidiennement. Sur ces dizaines de
milliers de photos qui défilent sur nos écrans toutes seraient effacées,
emportées, remplacées, d'un instant sur l'autre, par d’autres, dans un
renouvellement perpétuel. Un maelstrom. Un chaos. À quoi bon, dans ces
conditions, s'obstiner dans la photographie ?
Chaque minute passée ici, je songe à la fuite. Je ne veux pas voir cela.
Que vais-je faire : m'enfuir ou assumer la responsabilité de photographier
tout ce qui se passe ici ?
--- James Nachtwey.
— Constat faussement implacable. Le "problème" me semble mal posé. Si l'on
devait dresser un état des lieux de la photographie aujourd'hui, il mettrait à
jour une situation autrement plus compliquée mais je ne m'aventurais pas plus
loin sur ce terrain-là, en tous cas, pas aujourd'hui. Pour autant, il va de soi
que, comme le disait ma grand-mère, avec tout son bon sens, le nerf de la
guerre n'est pas dans la profusion ou l'abondance des photos — voir
l'intervention de Barry Schwartz intitulée Sur le paradoxe du
choix, que l'on pourrait résumer comme suit : plus
le choix est grand, plus l'insatisfaction est importante. — Le nerf de la
guerre… c'est l'argent, et, en matière de photographie, comme dans pas mal de
secteurs touchés de près ou de loin par la révolution numérique, les droits
(diffusion, etc.), ce qu'ici, on a coutume d'appeler la licence. Tension entre
partage et gratuité. Médias et argent.
Il est de plus en plus difficile de publier sur des thèmes graves car
notre société est obsédée par le show-business, les stars et la mode. Les
annonceurs en ont marre de voir placer leurs produits à côté de tragédies
humaines. Cela nuit à leur chiffre d'affaires.
--- James Nachtwey.
On peut dire, sans risque aucun de se tromper, que le secteur de la
photographie est bel et bien en crise. L'arrivée de la photo numérique a
déstabilisé toute la profession : les agences de presse traditionnelles
sont sur le déclin, les revenus des photographes de la génération précédente
ont été divisés par trois ou quatre en quelques années, les laboratoires photo
ont disparu et tout le travail de postproduction est dorénavant à la charge des
photographes… sans la moindre contrepartie financière. Le temps des
photographes « stars arpentant Rolex au poignet et Leica en
bandoulière », comme le font remarquer très amèrement Alain Buu et Marc
Roussel dans un entretien paru récemment dans
Libération, est révolu : « En quinze ans, le
nombre de commandes fermes a été divisé par trois, la valeur marchande d’un
reportage par deux et le temps qu’il faut y consacrer ne cesse de s’accroître
avec le travail de postproduction numérique. »
Les commandes faites aux photographes se font de plus en plus rares, pour
peu de temps, peu de frais, sous payées, sous prétexte de visibilité en
échange. Aujourd'hui, la plupart des photographes, chevronnés ou non, réalise
ses reportages en spéculation, c'est-à-dire sans la moindre certitude de vendre
quoi que ce soit : « Il y a trois ans, raconte Alain Buu, ancien de
l'agence Gamma, je suis allé suivre la guerre au Tchad. Cela m’a coûté 5 000 à
6 000 euros, dépensés en pure perte car je n’ai pas vendu de photos. » En
2011, il prend le risque de se rendre en Égypte : « Un billet
d’avion, 550 euros. Pas besoin de taxi ni de "fixeur" : tout se passe place
Tahrir et on peut même dormir sur place. » Dépense : 1 500 euros.
Grâce à des ventes pour Paris Match et Stern, il double sa
mise : « Exceptionnel » !
Pudeur obligée ou silence quelque peu complice, rares sont les photographes
qui l'avouent publiquement mais, en privé, ils vous apprendront que le
photographe d'aujourd'hui est un va-nu-pied, un précaire, le bouche-trou d’une
presse moribonde qui vole ses images, abondamment et sans vergogne, sur
Internet. Et cette pratique de recherche sur le net du gratuit ou du moindre
coût, malgré le risque de procès, s'est généralisée.
Dans la presse, comme le disait récemment Aline Manoukian,
présidente de l'Association Nationale des Iconographes, on compte, dans
certaines publications, jusqu'à 40% de photos "gratuites", extraites du net ou
transmises par les services de presse. Tout le monde se fournit sur le net et
dans les mêmes bases de données. Pour finir, tout le monde publie les mêmes
photos. Ce n'est pas tant la profusion qui est cause que la compression des
coûts et la duplication infinie : tremblement de terre à Haiti, guerre en
Syrie, pianiste prodige en Ukraine… Tous les terrains de guerre se ressemblent,
tous les faits divers ont la même trame narrative, tous les instants quotidiens
ont la même illustration.
Cette démarche non sélective et non qualitative a un effet évident sur le
lectorat : n'est-il pas légitime, dans pareilles conditions, de refuser
d'acheter de la presse puisque, de toutes façons, journaux et magazines parlent
tous de la même chose, montrent tous les mêmes images, du même endroit, au même
moment ? Si, en plus, on trouve les mêmes contenus gratuitement sur
internet, alors à quoi bon débourser ?
Peu vont au-delà de ce constat, peu réagissent, peu proposent une autre
voie. Le quotidien belge Le Soir, confronté comme les autres à la
crise de la presse, fait ici figure de pionner en proposant depuis peu, chaque
soir, à 17H00, une nouvelle édition "tout numérique", payante, une édition
différente de l'édition papier et du site web, une troisième version du
journal. Un exemple à suivre ? Pas certain. En revanche, comme l'affirme
le directeur et rédacteur en chef du journal, Didier Hamann, une chose est
sûre, « l'ère de la gratuité de l'information de qualité touche à sa
fin. » Information de qualité…
La situation actuelle de la Syrie, par exemple, ne peut pas se réduire à
l’abstraction impersonnelle : guerre = combat = mort. On pourrait prendre
de multiples exemples, je pense notamment au travail remarquable
de Robin Hammond sur le traitement de la maladie mentale dans les régions
d’Afrique en crise, régions ravagées par la guerre, la famine ou la
corruption. Des années de travail.
À quoi ressemble Haïti aujourd’hui ? Que vivent quotidiennement les
Syriens hors des lignes de front d'Alep et d'ailleurs ? Qui sont ces
Roumains qui peuplent les espaces en friche de la banlieue parisienne ?
Quel traitement accorde-t-on à la maladie mentale en Afrique ou en Asie ?
Autant de questions qui, pour être documentées, nécessitent une narration
quotidienne exigeante : raconter cette singularité ne peut s'envisager que
par un suivi durant des semaines, des mois voire des années.
La quantité massive d'images qui circule chaque sur tous les sujets ne nous
apporte pas forcément la possibilité de mieux comprendre le monde comme il va.
Aussi importante soit-elle, au mieux, elle nous donne, comme le mathématicien Samuel Arbesman l'affirme dans un
article paru sur Wired, une représentation d'un moment
infime de l'histoire, un moment dont nous ne tirons pas forcément le meilleur
en nous focalisant sur l'instantanéité, par nature, mouvante, sans cesse
renouvelée. 1/125 de seconde. La vivacité de l'instant est certes séduisante,
peut même toucher à l'éternité, mais elle est très certainement moins riche
qu'une représentation qui s'inscrit dans la durée, d'image en image, en
saisissant ou soulignant les interactions qui se déroulent au fil du temps.
Je pense même qu'il y a comme une forme d'idiotie à (se) laisser croire que
cette couverture instantanée nous permet d'appréhender le monde qui nous
entoure. La massification des images sur la ligne de front d'Alep ne permet en
rien, ou si peu, de saisir la situation dans son contexte historique. Elle
permet, tout au mieux, d'en concevoir la
brutalité.
Si chaque être humain pouvait voir de ses propres yeux, ne serait-ce
qu'une seule fois, les effets du phosphore sur le visage d'un enfant ou un
éclat d'obus arrachant la jambe de l'homme à côté de lui, tout le monde devrait
finir par comprendre qu'aucun conflit du monde ne justifie de tels actes contre
un être humain, voire contre des millions d'humains.
--- James Natchwey.
À propos de l'auteur : Christophe
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