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Cyrille BORNE : De la massification de l'image à la narration exigeante

dimanche 24 février 2013 à 00:41

Il y a quelques temps de ça, je discutais "photo" avec un vieil ami, un ami non photographe, faut-il le préciser ? non un monsieur tout le monde, comme il aime à se définir — fausse humilité ? — mais quelqu'un qui a, depuis que je le connais au moins, toujours eu une vraie sensibilité à l'image (construction, narration, etc.). Il s'étonnait de ce que je m'accroche encore, ce sont à peu près ses mots et je ne crois pas trahir sa pensée, à la photographie, tant le métier de photographe lui semble désuet, condamné. À plus ou moins long terme, selon lui, le métier de photographe disparaîtra. Le photographe n'a déjà plus, me disait-il, le prestige d'antan, le prestige d'un Capa sur une ligne de front ou d'un Cartier-Bresson de retour d'URSS. Tout le monde prend des photos de tout, partout, tout le monde en prend, plus seulement avec un appareil photo, et tout le monde les envoie sur le web et toutes ces images sont accessibles à tous, à tout moment. Venues de toutes parts, visibles de partout, toutes ces images grossissent le flux incessant auquel chacun de nous est exposé quotidiennement. Sur ces dizaines de milliers de photos qui défilent sur nos écrans toutes seraient effacées, emportées, remplacées, d'un instant sur l'autre, par d’autres, dans un renouvellement perpétuel. Un maelstrom. Un chaos. À quoi bon, dans ces conditions, s'obstiner dans la photographie ?

Chaque minute passée ici, je songe à la fuite. Je ne veux pas voir cela. Que vais-je faire : m'enfuir ou assumer la responsabilité de photographier tout ce qui se passe ici ?

--- James Nachtwey.

— Constat faussement implacable. Le "problème" me semble mal posé. Si l'on devait dresser un état des lieux de la photographie aujourd'hui, il mettrait à jour une situation autrement plus compliquée mais je ne m'aventurais pas plus loin sur ce terrain-là, en tous cas, pas aujourd'hui. Pour autant, il va de soi que, comme le disait ma grand-mère, avec tout son bon sens, le nerf de la guerre n'est pas dans la profusion ou l'abondance des photos — voir l'intervention de Barry Schwartz intitulée Sur le paradoxe du choix, que l'on pourrait résumer comme suit : plus le choix est grand, plus l'insatisfaction est importante. — Le nerf de la guerre… c'est l'argent, et, en matière de photographie, comme dans pas mal de secteurs touchés de près ou de loin par la révolution numérique, les droits (diffusion, etc.), ce qu'ici, on a coutume d'appeler la licence. Tension entre partage et gratuité. Médias et argent.

Il est de plus en plus difficile de publier sur des thèmes graves car notre société est obsédée par le show-business, les stars et la mode. Les annonceurs en ont marre de voir placer leurs produits à côté de tragédies humaines. Cela nuit à leur chiffre d'affaires.

--- James Nachtwey.

On peut dire, sans risque aucun de se tromper, que le secteur de la photographie est bel et bien en crise. L'arrivée de la photo numérique a déstabilisé toute la profession : les agences de presse traditionnelles sont sur le déclin, les revenus des photographes de la génération précédente ont été divisés par trois ou quatre en quelques années, les laboratoires photo ont disparu et tout le travail de postproduction est dorénavant à la charge des photographes… sans la moindre contrepartie financière. Le temps des photographes « stars arpentant Rolex au poignet et Leica en bandoulière », comme le font remarquer très amèrement Alain Buu et Marc Roussel dans un entretien paru récemment dans Libération, est révolu : « En quinze ans, le nombre de commandes fermes a été divisé par trois, la valeur marchande d’un reportage par deux et le temps qu’il faut y consacrer ne cesse de s’accroître avec le travail de postproduction numérique. »

Les commandes faites aux photographes se font de plus en plus rares, pour peu de temps, peu de frais, sous payées, sous prétexte de visibilité en échange. Aujourd'hui, la plupart des photographes, chevronnés ou non, réalise ses reportages en spéculation, c'est-à-dire sans la moindre certitude de vendre quoi que ce soit : « Il y a trois ans, raconte Alain Buu, ancien de l'agence Gamma, je suis allé suivre la guerre au Tchad. Cela m’a coûté 5 000 à 6 000 euros, dépensés en pure perte car je n’ai pas vendu de photos. » En 2011, il prend le risque de se rendre en Égypte : « Un billet d’avion, 550 euros. Pas besoin de taxi ni de "fixeur" : tout se passe place Tahrir et on peut même dormir sur place. » Dépense : 1 500 euros. Grâce à des ventes pour Paris Match et Stern, il double sa mise : « Exceptionnel » !

Pudeur obligée ou silence quelque peu complice, rares sont les photographes qui l'avouent publiquement mais, en privé, ils vous apprendront que le photographe d'aujourd'hui est un va-nu-pied, un précaire, le bouche-trou d’une presse moribonde qui vole ses images, abondamment et sans vergogne, sur Internet. Et cette pratique de recherche sur le net du gratuit ou du moindre coût, malgré le risque de procès, s'est généralisée.

Dans la presse, comme le disait récemment Aline Manoukian, présidente de l'Association Nationale des Iconographes, on compte, dans certaines publications, jusqu'à 40% de photos "gratuites", extraites du net ou transmises par les services de presse. Tout le monde se fournit sur le net et dans les mêmes bases de données. Pour finir, tout le monde publie les mêmes photos. Ce n'est pas tant la profusion qui est cause que la compression des coûts et la duplication infinie : tremblement de terre à Haiti, guerre en Syrie, pianiste prodige en Ukraine… Tous les terrains de guerre se ressemblent, tous les faits divers ont la même trame narrative, tous les instants quotidiens ont la même illustration.

Cette démarche non sélective et non qualitative a un effet évident sur le lectorat : n'est-il pas légitime, dans pareilles conditions, de refuser d'acheter de la presse puisque, de toutes façons, journaux et magazines parlent tous de la même chose, montrent tous les mêmes images, du même endroit, au même moment ? Si, en plus, on trouve les mêmes contenus gratuitement sur internet, alors à quoi bon débourser ?

Peu vont au-delà de ce constat, peu réagissent, peu proposent une autre voie. Le quotidien belge Le Soir, confronté comme les autres à la crise de la presse, fait ici figure de pionner en proposant depuis peu, chaque soir, à 17H00, une nouvelle édition "tout numérique", payante, une édition différente de l'édition papier et du site web, une troisième version du journal. Un exemple à suivre ? Pas certain. En revanche, comme l'affirme le directeur et rédacteur en chef du journal, Didier Hamann, une chose est sûre, « l'ère de la gratuité de l'information de qualité touche à sa fin. » Information de qualité…

La situation actuelle de la Syrie, par exemple, ne peut pas se réduire à l’abstraction impersonnelle : guerre = combat = mort. On pourrait prendre de multiples exemples, je pense notamment au travail remarquable de Robin Hammond sur le traitement de la maladie mentale dans les régions d’Afrique en crise, régions ravagées par la guerre, la famine ou la corruption. Des années de travail.

Robin Hammond

À quoi ressemble Haïti aujourd’hui ? Que vivent quotidiennement les Syriens hors des lignes de front d'Alep et d'ailleurs ? Qui sont ces Roumains qui peuplent les espaces en friche de la banlieue parisienne ? Quel traitement accorde-t-on à la maladie mentale en Afrique ou en Asie ? Autant de questions qui, pour être documentées, nécessitent une narration quotidienne exigeante : raconter cette singularité ne peut s'envisager que par un suivi durant des semaines, des mois voire des années.

La quantité massive d'images qui circule chaque sur tous les sujets ne nous apporte pas forcément la possibilité de mieux comprendre le monde comme il va. Aussi importante soit-elle, au mieux, elle nous donne, comme le mathématicien Samuel Arbesman l'affirme dans un article paru sur Wired, une représentation d'un moment infime de l'histoire, un moment dont nous ne tirons pas forcément le meilleur en nous focalisant sur l'instantanéité, par nature, mouvante, sans cesse renouvelée. 1/125 de seconde. La vivacité de l'instant est certes séduisante, peut même toucher à l'éternité, mais elle est très certainement moins riche qu'une représentation qui s'inscrit dans la durée, d'image en image, en saisissant ou soulignant les interactions qui se déroulent au fil du temps.

Je pense même qu'il y a comme une forme d'idiotie à (se) laisser croire que cette couverture instantanée nous permet d'appréhender le monde qui nous entoure. La massification des images sur la ligne de front d'Alep ne permet en rien, ou si peu, de saisir la situation dans son contexte historique. Elle permet, tout au mieux, d'en concevoir la brutalité.

Si chaque être humain pouvait voir de ses propres yeux, ne serait-ce qu'une seule fois, les effets du phosphore sur le visage d'un enfant ou un éclat d'obus arrachant la jambe de l'homme à côté de lui, tout le monde devrait finir par comprendre qu'aucun conflit du monde ne justifie de tels actes contre un être humain, voire contre des millions d'humains.

--- James Natchwey.


À propos de l'auteur : Christophe
Photographe
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