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« Les voies jaunes » Projection Débat - Expo Photos

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Jeudi 25 janvier projection débat du film les voies jaunes de Sylvestre Meinzer en présence de la réalisatrice.
Expo des photos de Serge d'Ignazio en présence du photographe.

Jeudi 25 janvier projection débat à partir de 18h
du film les voies jaunes de Sylvestre Meinzer en présence de la réalisatrice
Expo des photos de Serge d'Ignazio en présence du photographe.
Au DOC, 26 rue du Docteur Potain, Paris 19e, métro Télégraphe ou Place des Fêtes
Entrée libre

« Contrairement à une production cinématographique encline à servir une bouillie prémâchée à un public fainéantisé, Les Voies jaunes est un film qui se mérite. Il est un pic de vertige qui s'arpente et se savoure. » Sébastien Navarro, auteur de Péage Sud.

À partir du 17 novembre 2018 un mouvement sans précédent va se répandre dans toute la France. Ce sont les Gilets jaunes dont les luttes déborderont le cadre national. Le Gilet jaune comme emblème se retrouvera au Japon, en Tunisie, en Italie, en Égypte etc.
Symbole d'une farouche opposition aux cadres institutionnels, qu'il s'agisse des gouvernements ou des organisations, partis politiques, syndicats traditionnels, et d'une immense envie de tout renverser.
Traqués, vilipendés, de droite à gauche, les Gilets jaunes parviendront à mettre en œuvre cette puissance de révolte et de solidarité que beaucoup trop avaient déjà enterrée.

Ce sont quelques aspects de ce mouvement que Sylvestre Meinzer propose dans ce film Les Voies Jaunes, loin des clichés et si proche de celleux qui ont participé à ce mouvement.

"Fin 2018, la furie fluo a dynamité ces ambiances de misère. Ces paysages délaissés que j'avais traversés, je les voyais soudain peints de jaune et pleins d'une effervescence nouvelle. Quand j'ai appris que le plus gros rond-point du Havre se trouvait justement boulevard Jules Durand, j'ai pensé qu'il y avait là comme un appel. Ne jamais sous-estimer la force des symboles.
(...) Dans la lignée de mes réflexions sur l'histoire des luttes populaires et de leur mémoire sinistrée, je rejoignis différents groupes de Gilets jaunes. Il me paraissait évident que je devais participer à ce moment unique où, en partant des expériences et des besoins de chacun, de la nécessité d'être utile à tous (à commencer par les plus précaires), on redonnait du sens à la vie et à la politique." Sylvestre Meinzer

Sylvestre Meinzer est réalisatrice. En 2017 sort Mémoires d'un condamné, documentaire sur Jules Durand, ouvrier du Havre condamné à mort en 1910 à la suite d'une machination patronale doublée d'un crime judiciaire.
https://www.sanosi-productions.com/gigonprod/wp-content/uploads/2020/11/Dossier-de-presse-Les-Voies-jaunes.pdf

Serge d'Ignazio est ouvrier photographe. « Il a entrepris de photographier les rues, les gens, les usines, les conflits sociaux, de façon épisodique. Depuis bientôt 8 ans, il consacre la majeure partie de son temps à couvrir les conflits sociaux, les grèves, les manifestations, mais aussi des sujets plus personnels, le handicap en maison d'accueil spécialisée (Mas) et le travail du personnel soignant dans ces institutions complètement oubliées. Il est aussi l'auteur du livre photographique »On est là" : https://www.flickr.com/photos/119524765@N06/albums

https://www.flickr.com/photos/119524765@N06/albums
https://journals.openedition.org/itti/2571

L'expo photos ouvrira ses portes dès 18 h
La projection débutera à 19 h Fin de l'événement à 22 h
Le bar sera ouvert en dehors de la projection

La démocratie ne nous sauvera pas du fascisme

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Commentaires sur la compatibilité entre fascisme et République.

Au-delà de l'extrême droite

Le fascisme ne se limite pas à l'extrême droite. Celles et ceux qui, au sein du mouvement antifasciste, limitaient hier encore leur critique à cette seule extrême droite, en ont pris acte. Il ne s'agit plus seulement de critiquer les libéraux autoritaires dans leurs trahisons, dans leurs alliances tactiques avec l'extrême droite, mais bien de critiquer la compatibilité de leur projet politique et social avec celui de l'extrême droite. Pour le dire autrement, nous ne combattons pas l'avatar actuel de ce libéralisme autoritaire – le « macronisme » – parce qu'il renforce l'avatar institutionnel du fascisme – le Rassemblement National –, mais bien parce que l'avenir qu'il nous promet est infernal et ne saurait être brandi comme une alternative.

Une autre caractéristique du fascisme sur lequel il semble capital d'insister en cette période de renforcement de l'appareil répressif est sa capacité à synthétiser – au moins en surface – des bribes d'idéologie et de personnel politique provenant de la droite conservatrice et, dans une certaine mesure, de la gauche modernisatrice. Toute ressemblance avec le macronisme et sa grande entreprise de recyclage des opportunistes modèles de la classe politique est absolument fortuite. Plus sérieusement, cette caractéristique du fascisme est à mettre en lien avec sa capacité à encourager le blindage répressif des régimes démocratiques, non tant pour les renverser que pour les convertir et les subvertir. L'autoritarisme n'est pas l'apanage du fascisme. La séquence actuelle est on ne peut plus claire à ce sujet.

Bertolt Brecht a dit : « Le fascisme, c'est la démocratie en temps de crise. » Cette phrase doit rester une boussole pour l'engagement antifasciste. Ce qui se déroule sous nos yeux est rendu possible par l'ensemble des lois, institutions et agents assermentés de notre régime démocratique. Autrement dit : c'est la République qui rend possible la fascisation autant que c'est elle qui se trouve fascisée. L'hypothèse électoraliste, qui présente la victoire de la gauche comme issue au processus de fascisation, est fausse. Du reste, elle repose sur un ensemble de mythes et de mensonges relatifs à la période d'entre-deux-guerres, qui font généralement l'impasse sur le rôle de la gauche dans les tentatives révolutionnaires pour limiter l'analyse de la période à une lutte fratricide successive entre communistes et socialistes.

L'illusion démocratique

Le problème de l'hypothèse électoraliste, que nous pouvons à bien des égards qualifier d'hypothèse démocratique dans la mesure où elle postule une positivité inhérente aux formes actuelles de démocratie, ne se limite malheureusement pas seulement à une compréhension tronquée du passé. En proposant de conserver l'ordre existant, elle reconduit la possibilité du fascisme. En ce sens, la gauche ressemble à l'ensemble des forces réunies sur cet « échiquier » politique dont la règle de base et la reconnaissance mutuelle d'une forme de légitimité et de respectabilité : bien qu'ils se livrent une concurrence acharnée et se déclarent volontiers leur détestation, ils n'en siègent pas moins dans la même pièce, respectant les mêmes conventions et parlant le même langage politicien spécialisé, partageant les mêmes échéances et les mêmes privilèges.

Les fascistes ont présenté leur conquête du pouvoir comme une entreprise révolutionnaire : pour sauvegarder et régénérer la communauté nationale, certaines valeurs dominantes doivent être subverties. Cet aspect pseudo-révolutionnaire n'est pas contradictoire avec une accession au pouvoir par les urnes. Le slogan « Le pouvoir au peuple » arboré par Marine Le Pen au printemps dernier est symptomatique de cet aspect pseudo-révolutionnaire propre à tous les populismes. Les mesures radicales promises par son parti et ses alliés en cas d'arrivée au pouvoir se présentent comme autant de ruptures avec une classe politique et un ordre social sclérosés. Pourtant ces mesures, si elles venaient à être adoptées, le seraient en concordance avec notre Constitution démocratique. D'autres pourraient évidemment succéder aux fascistes et défaire leur œuvre. À condition d'accepter que le mal soit fait, et qu'il puisse être renouvelé aux prochaines élections.

Si les néolibéraux entendent également rompre avec l'inertie ambiante, c'est toujours au nom de la défense des valeurs républicaines, ces totems creux vidés de toute substance. Quand les mots perdent leur sens, c'est que les réalités qu'elles étaient censées recouvrir ont amorcé leur décomposition. En dernière analyse, ce sont les forces au pouvoir qui définissent ce qui est républicain ou non. Elles ont le monopole temporaire du républicanisme, qui révèle sa véritable nature : la forme politique moderne de la domination du Capital. La centralité de l'expérience vichyste dans le tournant technocrate en France, la continuité entre les projets modernisateurs des néo-socialistes collaborationnistes et le modèle d'État-providence défendu comme l'alpha et l'oméga de l'élaboration politique, devraient suffire à décrédibiliser la sacrosainte République une fois pour toutes. Aucun rituel satanique ne ramènera l'esprit de 1789 – encore moins celui de 1793 – à la vie.

En finir avec le républicanisme

En 1943, le régime mussolinien renomme son parti unique « Parti Fasciste Républicain ». Le Manifeste de Vérone, qui fonde l'ordre constitutionnel revendiqué par la nouvelle « République sociale italienne », appelle à une étrange démocratisation de l'État corporatiste. Sur le plan politique d'abord : par l'abolition de la monarchie et l'organisation d'une assemblée constituante composée non pas de membres du parti, mais de membres des syndicats fascistes et de représentants des circonscriptions élus par le peuple ; par l'élection par le peuple d'un Parlement des Corporations ; par l'abrogation de l'obligation d'appartenir au parti pour occuper une charge publique. Puis sur le plan économique, avec : la création d'un salaire minimum ; la nationalisation des services publics et de l'industrie lourde ; l'instauration d'un intéressement permettant aux ouvriers de profiter des bénéfices de leur entreprise ; l'expropriation des terres non-cultivées et leur redistribution aux ouvriers agricoles et aux coopératives liées à l'État et aux syndicats ; la mise en place d'un plan d'urbanisme visant à résorber le mal-logement et la création d'un office du logement chargé de faciliter l'accès à la propriété des locataires.

La République sociale entendait établir une « démocratie organique » débarrassée des tares de la lutte des classes et du parlementarisme bourgeois. Elle avait créé les intermédiaires adaptés à un tel projet, en phase avec le visage politique de la domination du Capital. Après la chute du régime, les fascistes se sont regroupés dans le « Parti Fasciste Démocratique », renouvelant leur intérêt pour cette « démocratie organique » qu'il leur semblait alors possible d'instaurer par les urnes. Cette compatibilité affichée entre le projet néofasciste et les institutions républicaines italiennes est une mise en garde.

Les néofascistes italiens sont à la tête du gouvernement. Giorgia Meloni entend réformer la Constitution pour rendre possible l'élection au suffrage universel direct du chef du gouvernement, renforçant le pouvoir exécutif au détriment du Parlement. En décembre dernier, son allié Matteo Salvini accueillait fièrement les principaux dirigeants de l'extrême droite européenne en vue des élections de juin. Jordan Bardella, le candidat de la dédiabolisation qui recrute ses valets chez la Cocarde et qui refuse de rompre les liens entre son parti et les anciens du GUD, y était comme un poisson dans l'eau, entouré de la fine fleur du néofascisme et du populisme identitaire européens. Tous les dirigeants politiques réunis à cette occasion, environ 2 000, s'accordent sur la nécessité de dédiabolisation leur organisation et leur discours ; aucun n'entend abroger l'ordre constitutionnel et démocratique, ni dans la prise du pouvoir ni dans son exercice. Le récent succès de la dédiabolisation aux Pays-Bas ne présage rien de bon pour nous, en France, où la possibilité d'une victoire présidentielle du Rassemblement National cache celle d'un alignement des conservateurs et d'une partie des libéraux autoritaires dans un bloc électoral droitier placé sous son égide. Cette menace ne disparaîtra qu'avec l'ordre politique qui la rend possible.

Juger sur pièce

Le républicanisme est un opium. Ceux qui persistent à vouloir réformer ce système d'exploitation et de misère se condamnent au mieux à une aliénation béate, au pire à une angoisse permanente. Certains parviennent à faire carrière : les uns vocifèrent de plateau en plateau contre un complot woke et une cancel culture fantasmés ; d'autres s'épanchent sur la possibilité du fascisme et l'espoir d'une union de la gauche ; les pires font éditer leurs thèses hyperspécialisées et valider leurs petits concepts personnels chez des éditeurs radicaux.

Qui changera le monde ? Celles et ceux à qui il déplaît. Ce qui caractérise cette « séquence de luttes sociales et politiques », comme beaucoup d'autres avant elle, c'est l'impuissance des révolutionnaires à infléchir le cours des choses et l'entêtement des réformistes à jouer le jeu des institutions. L'espoir n'est plus à l'Est, pas plus que dans le Parti. Il surgit pourtant ci et là sans qu'on ait pu le prévoir, parfois même sans qu'on sache quoi en penser sur le coup. Le Parangon de la gauche nous dit de faire mieux. Il a raison : faisons mieux que la démocratie.

Nous refusons le jeu de la démocratie représentative parce que nous défendons le droit et la capacité du peuple à s'autogouverner. Nous refusons le chantage électoral car les demi-mesures nous laissent sur notre faim. Nous refusons de laisser la lutte antifasciste servir d'alibi à la frange progressiste des gestionnaires républicains, tout comme nous refusons de combattre le républicanisme de guerre qui se profile au profit d'une paix sociale républicaine. Ce sont les révolutions qui font les révolutionnaires ; celles et ceux qui les font à moitié ne font que se creuser un tombeau.

Brighella

Judéité, sionisme, colonialisme : sur une cécité

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

« Dans un texte très juste, s'appuyant en partie sur un témoignage personnel, Elie Duprey interroge les impensés coloniaux au coeur des discours de soutien à Israël : une forme de cécité qui empêcherait de construire, en France, les solidarités nécessaires pour s'opposer à la guerre contre les Palestinien·nes de Gaza, au racisme dans toutes ses variétés et au processus de fascisation en cours. » Article publié par l'UJFP

Cela doit faire environ dix ans que je n'ai pas parlé avec ma mère du conflit israélo-palestinien. Alors même que la discussion politique constitue depuis mon enfance une part importante de ma sociabilité familiale, nous n'en parlons pas, d'un commun accord plus ou moins tacite. Cette impossibilité, je la retrouve – certes à des degrés moindres – avec d'autres personnes chères à mon cœur, mais qui ont toutes ceci en commun que le signifiant juif leur est essentiel.

À l'époque où nous en discutions encore, ma position était celle d'un sioniste de gauche : l'existence d'un État-Nation juif est légitime, comme l'est celle d'un État-Nation palestinien, la violence est mauvaise, la paix est bonne, etc. Mais il restait pourtant à mes yeux une question insoluble, à laquelle personne n'a jamais réussi à apporter le début d'une réponse satisfaisante : avant 1948 et la création d'Israël, de quelle légitimité pouvaient se réclamer les Juifs désireux de créer leur État sur ce territoire ? Quel droit avaient-ils sur cette terre ?

Faute de pouvoir répondre à cette question, nous ne la posions pas, nous faisions comme si elle n'existait pas et parlions d'autre chose, c'est-à-dire d'à peu près rien : si seulement Rabin n'avait pas été assassiné, si seulement Arafat avait adopté telle position plutôt que telle autre, si seulement les gens de bonne volonté de part et d'autre pouvaient se mettre autour d'une table… Mais cette question demeurait en arrière-plan, à tout le moins dans mon esprit, comme un scrupule théorique qu'il m'était du reste parfaitement loisible d'ignorer – ce dont je ne me privais pas. Il y a tant d'autres horreurs de par le monde, après tout.

En réalité, la réponse à cette question est parfaitement évidente pour qui ne cherche pas à l'éviter. Quel droit les Juifs avaient-ils sur ce territoire ? Aucun, si ce n'est celui du plus fort. Le projet sioniste est, par essence, un projet colonial. Par conséquent, la question de la colonisation ne concerne pas uniquement les implantations israéliennes en Cisjordanie ou à Gaza avant 2005, mais l'intégralité d'Israël comme État-Nation du peuple juif sur ce territoire. Israël est, dès l'origine, une colonie de peuplement, comme le sont ou l'ont été selon des modalités variables les États-Unis, l'Australie, l'Afrique du Sud ou l'Algérie française. Tout discours qui ne prend pas en compte la dimension coloniale de ce conflit est nul et non avenu.

Ces affirmations peuvent sembler évidentes. Elles le sont pour beaucoup. Mais ce que j'aimerais explorer ici, c'est leur caractère insupportable pour beaucoup de Juifs. Les projets coloniaux européens traditionnels ne refusaient pourtant pas d'admettre qu'ils étaient des projets coloniaux. Ce qui était passé sous silence, c'était la violence de la domination, non son existence. La propagande coloniale donnait à voir une relation de maître à élève plutôt que de maître à esclave, mais ne niait pas qu'il y eût un maître dans l'affaire.

Dès son origine, le projet sioniste s'inscrit du reste explicitement dans cette tradition. C'est ce dont témoignent les discours caractéristiques des premiers temps du sionisme, qui voient dans la Palestine une terre sans peuple pour un peuple sans terre. C'est ce que révèle la prétention civilisatrice d'Israël d'avoir fait fleurir le désert. C'est ce qu'exprime clairement Herzl dans une lettre à Cecil Rhodes : « mon programme est un programme colonial » [1]. Comment donc expliquer l'impossibilité pour bon nombre de Juifs de simplement poser ce diagnostic ?

Un premier élément de réponse tient à la survenue depuis 1948 des processus de décolonisation à travers le monde, qui ont complètement délégitimé politiquement et moralement l'idée même de colonisation. Mais cette explication est insuffisante pour comprendre le caractère de scandale que revêt la qualification du sionisme comme projet colonial. En réalité, ce qui pose problème au niveau le plus fondamental, c'est l'identité du colon : il s'agit de Juifs.

Le sionisme s'est voulu, et d'une certaine manière a été, le dernier sursaut du mouvement des nationalités qui, à la suite de la Révolution française, a constitué comme enjeu central de la modernité politique la question de l'autodétermination des peuples. La spécificité du sionisme par rapport à d'autres projets d'émancipation des Juifs – essentiellement l'assimilationnisme et le bundisme – fut de considérer que seule la création d'un État-Nation du peuple juif permettrait de garantir cette autodétermination.

Mais existe-t-il quelque chose comme un peuple juif ? Qu'y a-t-il de commun entre les différentes populations juives, aujourd'hui comme hier, qui permette de les constituer comme peuple ? Une religion ? Evidemment pas. Un nombre significatif de Juifs sont athées, notamment parmi les sionistes, et n'éprouvent pas d'attachement particulier vis-à-vis des rites du judaïsme, voire les rejettent. Une culture alors ? Pas davantage, a fortiori lorsqu'émerge le sionisme. Il est évident qu'un Juif d'Afrique du Nord est alors beaucoup plus proche culturellement de ses voisins non-Juifs – du point de vue de la langue, de la musique, de la gastronomie, etc. – que d'un Juif de Lituanie, d'Ethiopie ou du Comtat Venaissin.

En réalité, ce qu'il y a de commun entre ces Juifs, c'est leur expérience minoritaire, c'est-à-dire leur expérience de l'antisémitisme. C'est cette idée qu'exprime Marc Bloch dans L'Etrange défaite :

« Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n'en tire ni orgueil ni honte, étant, je l'espère, assez bon historien pour n'ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu'elle prétend s'appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants recrutés jadis dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d'un antisémite » [2].

Ainsi, ce qui me constitue comme Juif, c'est d'avoir passé un certain nombre d'heures enfant à fixer des yeux une photo accrochée à un mur du bureau de mon grand-père, représentant une vue aérienne du camp de Birkenau, et à côté de laquelle était punaisée une liste de noms ayant pris part à un certain convoi parti de Drancy pour Auschwitz. Peu en étaient revenus, et notamment pas la première femme de mon grand-père. C'est d'avoir entendu ce même grand-père me dire, à la fin de sa vie, alors qu'il relisait Proust :

« Je comprends aujourd'hui qu'Albertine disparue, c'est Albertine disparue dans un wagon plombé ».

C'est d'avoir lu Maus à 10 ans, Primo Levi à 11, et de les avoir beaucoup relus depuis. C'est de savoir que « la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques » [3], et le sachant, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie.

Ces expériences déterminent un certain rapport aux choses, et expliquent sans doute en partie mon peu de goût pour la Police française, l'Action française, et les ministres de l'Intérieur passés par l'Action française. Je me sens à ce titre particulièrement proche de la position développée par Jean Améry dans le dernier chapitre de son livre Par-delà le crime et le châtiment [4], intitulé « De la nécessité et de l'impossibilité d'être juif ». Après avoir exprimé sa complète déconnection affective avec tout ce qui pourrait constituer une positivité juive, il en arrive à la conclusion que la judéité se résume pour lui à une impossibilité à se dire non-Juif.

On pourra m'objecter que ce rapport exclusivement négatif à la judéité n'est pas partagé par l'ensemble des Juifs. C'est un fait. Il n'en demeure pas moins que ce noyau de négativité reste présent, consciemment ou non, chez bon nombre d'entre eux. C'est la raison pour laquelle l'attaque du 7 octobre a été immédiatement pensée et ressentie selon des catégories qui étaient pourtant parfaitement impropres à en rendre compte.

Ce sont en effet les mots de pogrom, voire de violence génocidaire qui sont venus spontanément à beaucoup de Juifs, alors même que cette attaque avait de toute évidence beaucoup moins à voir avec celle d'une troupe de cosaques fondant sur quelque shtetl d'Ukraine – c'est-à-dire avec la violence exercée par un groupe majoritaire sur un groupe minoritaire – qu'avec les attaques épisodiques d'Européens par des Natifs américains dans le cadre de la colonisation des États-Unis. Rappelons que pour légitimes qu'elles puissent nous apparaître rétrospectivement, celles-ci furent l'occasion d'horreurs variées, massacres de civils, scalpations, viols, tortures, etc.

La difficulté voire l'impossibilité à occuper un rapport purement négatif à la judéité constitue le cœur du propos d'Améry. Il décrit pourtant un dépassement possible, en évoquant la fois où, à Auschwitz, alors que son kapo le frappe, il décide de rendre les coups :

« Dans un acte de révolte ouverte, je frappai à mon tour le chef d'équipe Juszek au visage : ma dignité était appliquée sous forme de coup de poing sur sa mâchoire, et le fait que ce soit moi, physiquement le plus faible, qui aie eu finalement le dessous et que je sois impitoyablement roué de coups, n'avait plus d'importance. […] Dans des situations comme la mienne, la violence est l'unique moyen de reconstituer une personnalité décomposée. […] Ce que je lus plus tard dans le livre de Frantz Fanon Les Damnés de la terre, exposé théoriquement dans une analyse du comportement des peuples colonisateurs, je l'avais anticipé à l'époque en réalisant socialement ma dignité par un coup de poing assené sur le visage d'un homme. » [5]

Quelques pages plus loin, Améry développe ainsi l'idée que sa solidarité viscérale avec n'importe quel Juif en butte à l'antisémitisme est le moyen pour lui de réaliser sa dignité :

« Je lis dans le journal qu'à Moscou on a découvert une boulangerie qui fabriquait dans l'illégalité des pains azymes pour la Pâque juive, et que les boulangers ont été arrêtés. Les mazzoth rituels des juifs m'intéressent un peu moins que les galettes de chez nous. Pourtant la procédure employée par les autorités soviétiques me remplit d'inquiétude, voire d'indignation. J'entends dire qu'un quelconque Country-Club américain refuse l'adhésion des juifs. A aucun prix je ne voudrais être membre de cette association bourgeoise visiblement inintéressante, mais je fais mienne l'affaire des juifs qui réclament l'autorisation d'y adhérer. Qu'un certain chef d'État arabe exige qu'Israël soit rayé de la carte me touche jusqu'à la moelle, bien que je n'ai jamais visité l'État d'Israël et que je n'aie absolument aucune envie d'aller vivre là-bas. » [6]

On touche là au cœur du problème. Car ces exemples ne sauraient être mis sur le même plan. Dans le dernier cas, ce qui est absenté par Améry, c'est la dimension coloniale, absence d'autant plus tragique que son analyse s'inscrit explicitement dans la lignée de celle de Fanon. Sa cécité est en réalité celle de tous ces Juifs qui, après 1945, ont vu dans le sionisme une manière d'habiter positivement leur judéité, de recouvrer une dignité – de rendre les coups. L'idée qu'Israël constitue pour les Juifs l'assurance de ne plus être réduits à l'impuissance est ainsi au cœur de leur investissement affectif dans le projet sioniste.

Est particulièrement significatif à ce titre le rapport ambivalent entretenu par Israël à la mémoire de la Shoah dans ses premières décennies d'existence, et notamment le relatif dédain dans lequel étaient tenus les Juifs qui ne s'étaient pas révoltés. Car la promesse d'Israël est une promesse de force : nous sommes les héritiers des héros du ghetto de Varsovie, et non de ceux qui se sont laissés mener à la mort comme des moutons à l'abattoir. Notre dignité, c'est notre puissance.

Mais si Israël est un coup de poing, il n'a pas été asséné sur le bon visage. C'est là que se noue la contradiction insurmontable dans laquelle sont pris les Juifs : ne devant leur existence comme communauté politique qu'à leur expérience du racisme constitutif de la modernité occidentale, ils ont cru pouvoir y échapper en reprenant à leur compte l'une de ses réalisations les plus caractéristiques. Pensant ainsi recouvrer leur dignité, ils ne se sont en réalité qu'avilis.

Car la colonisation ensauvage le colon comme le colonisé. Sans même parler de ceux qui mettent en œuvre un véritable nettoyage ethnique à Gaza et parlent des Palestiniens comme d'animaux humains, il suffit de constater l'empressement de bon nombre de Juifs de France à apporter leur soutien à des forces qui prétendent réhabiliter Pétain, Barrès ou Maurras pour mesurer l'ampleur de cet abaissement.

La manière dont l'antisémitisme a été pensé depuis 1945 comme un phénomène distinct du racisme plutôt que comme l'une de ses réalisations particulières s'est avérée particulièrement néfaste de ce point de vue, en empêchant les Juifs de prendre la mesure de leur communauté de destin avec les autres populations qui en faisaient l'expérience. Que des Juifs aient pu juger concevable d'aller manifester à l'appel d'un gouvernement qui s'apprêtait à voter des mesures aussi ouvertement racistes que l'inscription dans la loi de la préférence nationale témoigne de cet aveuglement, qui empêche en réalité toute lutte réelle contre l'antisémitisme.

Car l'un des principaux moteurs de la montée de l'antisémitisme aujourd'hui en France, c'est l'instrumentalisation des Juifs par le bloc bourgeois au pouvoir, qui en prétendant les défendre, ne fait qu'appliquer le principe bien connu du diviser pour mieux régner. Cette utilisation cynique des Juifs par l'État français s'inscrit du reste dans une longue tradition, dont l'exemple le plus saillant est le décret Crémieux qui, en 1870, ne confère la nationalité française aux Juifs d'Algérie que pour mieux maintenir les Algériens musulmans sous le régime de l'indigénat.

L'une des principales causes de la montée de l'antisémitisme aujourd'hui en France, c'est ainsi le deux poids deux mesures auquel se livre la quasi-totalité des médias dominants, et que chacun peut constater. L'indignation légitime qu'il suscite provoque le basculement des esprits les moins structurés politiquement. Car l'antisémitisme est l'anticolonialisme des imbéciles, ou plutôt de ceux dont l'imbécilité est socialement construite par la dépolitisation dans laquelle la bourgeoisie a tout intérêt à voir maintenue tout ce qui n'est pas elle. Expliquer c'est excuser, nous dit-elle. Le valsisme nourrit le soralisme, qui le légitime en retour. A ce titre, espérer lutter contre le racisme avec des racistes est illusoire.

La situation ne prête guère à l'optimisme. En Palestine, d'abord et avant tout, où le soutien inconditionnel apporté à Israël par les puissances occidentales rend difficile d'imaginer autre chose que l'approfondissement des dynamiques actuelles : nettoyage ethnique, apartheid, fascisation toujours plus poussée de la société israélienne, indignation générale – de l'Occident – face aux explosions de violence les plus spectaculaires, indifférence générale – de l'Occident – face aux violences quotidiennes de la colonisation. L'histoire des États-Unis démontre que certains processus coloniaux peuvent triompher, et certains peuples disparaître. Peut-être qu'un jour quelque touriste entrant dans un casino de Gaza versera une larme en souvenir des crimes passés, avant de retourner jouir des bienfaits de la civilisation. Peut-être pas.

La fascisation toujours plus manifeste de la société française n'est pas non plus particulièrement réjouissante – je n'aurai pas l'obscénité de tracer un signe égal entre ces deux situations. La séquence politique aura vu le franchissement d'une nouvelle étape dans la concrétisation d'une dynamique à l'œuvre depuis une vingtaine d'années : la redéfinition d'un arc républicain, avec l'extrême-droite, et contre la gauche. En temps de crise, la chose est bien connue, le cœur de la bourgeoisie ne balance pas entre Hitler et le Front populaire.

Dans ce contexte, reprenant Fanon, j'aimerais pouvoir dire aux miens : quand on parle des Arabes, des Noirs, des Musulmans, tendez l'oreille, on parle de vous. Je ne me fais que peu d'illusions quant à mes chances d'être entendu. Je sais la peine qu'éprouverait ma mère si jamais elle venait à lire ce texte. Cette pensée m'inspire une grande tristesse. Tant pis.

https://ujfp.org/judeite-sionisme-colonialisme-sur-une-cecite/


[1] Cité in Alain Gresh, « De la colonisation à l'apartheid », Le monde diplomatique, septembre 2022

[2] Marc Bloch, L'Etrange défaite, Paris, Folio Histoire, 1990, p. 31

[3] André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes, Paris, Points Seuil, 1980, p. 377

[4] Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Babel, 2005

[5] Ibid., p. 191-192

[6] Ibid., p. 204-205

Gala en soutien à la bibliothèque anarchiste le Jargon Libre le 10/02 à la Parole

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Gala en soutien à la bibliothèque anarchiste le JARGON LIBRE, le 10 février à la Parole Errante.

Encore une fois, nous mettons nos efforts en commun pour soutenir le JARGON LIBRE, bibliothèque anarchiste qui abrite des archives révolutionnaires et de lutte. Des archives qui nous permettent de réfléchir et se confronter, fabriquer une mémoire collective.
Le Jargon Libre, situé à Paris, par choix, ne touche aucune subvention, tout en ayant un loyer important. Pour renflouer ses caisses (vides), nous organisons une soirée de fête dans un lieu ami depuis toujours, la Parole Errante. En partant des archives, on prévoit une exposition sur deux mouvement des années 1950 et 1960 : le MIAJ (Mouvement indépendant des auberges de jeunesse) et des JL (Jeunes Libertaires). Il y aura des interventions, des concerts, des tables des éditions et revues camarades. Ainsi que la possibilité de s'asseoir et manger un repas chaud. Venez tôt, on a peu de temps et le programme est dense. Et beau

SAMEDI 10 FÉVRIER 17h30-00h30 avec

Jessica93 (shoegazing abyssale)

Eugène Moderne (textes sur zic tanguante)

Alarm (punk-rock konkiffe)

Cirque Électrique Band (électro analogique foufou)

Fantazio (acrobaties oratoires sans filet de sécurité)

Swimmin'poor (punk-poésie)

L'entrée est à Prix Libre et c'est à La Parole Errante 9, rue F. Debergue, Montreuil, M. Croix de Chavaux

Venez tôt !

Présentation du livre « Le Pen et la torture » au Monte en l'air

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Les éditions le passager clandestin vous invitent à une rencontre avec Fabrice Riceputi autour de son livre « Le Pen et la torture. Alger 1957, l'histoire contre l'oubli » à la librairie Le Monte en l'air.

Décembre 1956, le jeune député Jean-Marie Le Pen est à Alger. Engagé volontaire, il participe aux premiers mois de l'opération militaro-policière visant à éradiquer le nationalisme algérien connue sous le nom de « bataille d'Alger ». A-t-il alors pratiqué la torture ?
Lui-même le revendiquera à son retour en France pour ensuite, dès ses premiers succès électoraux, le nier et poursuivre en diffamation quiconque osera exhumer ce passé.

Fabrice Riceputi réunit pour la première fois l'ensemble d'un dossier historique particulièrement accablant mais resté jusqu'ici dispersé. Récits de victimes et de témoins, rapports de police, enquêtes journalistiques et archives militaires : il examine la crédibilité des sources qui accusent et de celles qui tentent de dédouaner ce lieutenant pas tout à fait comme les autres. Il reconstitue ainsi une chronologie et une géographie de son séjour algérien et met en lumière les racines idéologiques colonialistes trop souvent négligées d'un parti politique aujourd'hui aux portes du pouvoir.

Rendez-vous mercredi 7 janvier à 19h à la librairie Le Monte en l'air :
71 Rue de Ménilmontant, 75020 Paris
Entrée libre