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Grèves novembre-décembre 1995 : « savoir s'appuyer sur nos expériences, mémoires et acquis collectifs »

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Le 15 novembre 1995, un peu plus de 6 mois après l'élection de Jacques Chirac, commençait chez les cheminot·e·s, puis dans toute la fonction publique, un mouvement social d'ampleur : les grèves de novembre-décembre en opposition au Plan Juppé qui proposait d'aligner le fonctionnement des retraites du public sur celui du privé.
Malgré la trahison des syndicats, ce mouvement a été combattif et victorieux.
Article initialement paru sur le site Critique sociale.info

Le mouvement de novembre-décembre 1995, vingt ans après

Il y a vingt ans se déroulait l'une des plus puissantes luttes sociales qui ait eu lieu en France au cours de ces dernières décennies. En novembre et décembre 1995, des millions de grévistes et de manifestants se mobilisaient notamment contre le projet du Premier ministre Alain Juppé de contre-réforme des retraites. Nous publions ci-dessous trois témoignages de participants au mouvement : un cheminot, un étudiant, un enseignant.

C. M :

Quelles ont été les pratiques d'auto-organisation là où tu étais, auxquelles tu as participé ?

En 1995, j'étais cheminot à la gare de Lyon, où je bossais alors depuis 19 ans. J'étais un des animateurs du syndicat régional CFDT, majoritaire à la gare de Lyon. Je donne ces quelques éléments, pour situer d'où je parle à propos de la grève reconductible de novembre-décembre 1995.

À la SNCF, ce n'est pas 1995 qui a marqué l'apparition (ou le retour) à des pratiques d'auto-organisation de la lutte. Neuf ans plus tôt, les trois semaines de grève de décembre 1986-janvier 1987 avaient permis d'imposer une rupture nette avec un système où la grève était devenue depuis longtemps l'affaire des syndicats, voire même des seules fédérations syndicales dès lors qu'on parlait de mouvement national.

La grève de 1986-1987 se situe dans une période de forte tension sociale : mouvement lycéen et étudiant contre la loi Devaquet, assassinat de Malik Oussekine par la police, grève des agents commerciaux de la SNCF puis grève des agents de conduite, qui se transforment rapidement en grève intercatégorielle sur l'ensemble de l'entreprise. De sa préparation à sa conclusion, ce mouvement est placé sous la responsabilité des assemblées générales de grévistes ; c'est un acquis important qui se retrouvera « naturellement » lors du démarrage de la grève 1995, avec une différence de taille : en 1986, si les collectifs CFDT-cheminots sont souvent à l'initiative du mouvement, les militants et militantes CGT combattent la grève dans ses premiers jours puis s'y insèrent de manière fort maladroite vis-à-vis des assemblées générales ; en 1995, du côté de la CGT la leçon a été retenue.

Cette pratique des assemblées générales est bien sûr essentielle. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'est une AG de grévistes. Ce n'est pas une réunion d'information organisée par les syndicats, c'est bien un moment où chacun et chacune doit pouvoir se sentir suffisamment à l'aise pour parler, pour proposer, pour critiquer, pour décider. En 1986-1987 comme en 1995, la quasi-totalité des AG au sein de la SNCF se font sur la base du collectif de travail : le dépôt, l'atelier, la gare, le chantier de ventes ou de manœuvre lorsqu'il s'agit de gros établissements. C'est à cette échelle qu'on a réellement des AG. Il ne s'agit pas de « meetings » où les porte-paroles des syndicats, fussent-ils des représentants ou représentantes locaux, donnent les nouvelles, appellent à reconduire le mouvement ou à l'arrêter, avant que la démocratie se limite à lever la main pour approuver ce qui vient d'être dit.

C'est cette pratique de véritables assemblées générales où chaque gréviste peut aisément trouver sa place qui permet une appropriation de la grève par les grévistes ; d'où les multiples initiatives autogérées, parfois formalisées sous forme de « commissions » : pour la revue de presse quotidienne, pour les repas, pour les propositions d'actions, pour les liens avec les autres AG, etc. C'est de là que se feront « naturellement » les occupations de locaux durant le temps de la grève : il s'agit alors de se réapproprier collectivement les lieux de la grève, qui sont aussi ceux qui correspondent au champ de l'AG, au cadre connu, car fréquenté quotidiennement depuis des années. C'est ainsi qu'en novembre-décembre 1995, à la SNCF, beaucoup de directions locales ont été, soit expulsées, soit mises de côté, durant tout le mouvement ; des endroits stratégiques (commande du personnel roulant, postes d'aiguillage, guichets, etc.) ont été occupés dès les premiers jours de la grève. Tout ça s'organise à partir du collectif de travail, devenu collectif de grève ! Ça me parait important d'insister sur ce point : depuis 1986 et 1995, il n'est plus question pour les organisations syndicales appelant à la grève de combattre, du moins ouvertement, l'existence des assemblées générales ; mais trop souvent elles se transforment en caricature d'AG de grévistes, d'AG de travailleurs et de travailleuses décidant et coordonnant leur lutte.

Quelle que soit l'organisation politique à laquelle ils et elles se réfèrent, celles et ceux qui considèrent que la classe ouvrière n'est pas en capacité de définir et mener politique et luttes autonomes, ne supportent pas les vraies AG, représentatives, démocratiques, décisionnelles. A contrario, l'animation autogestionnaire des luttes consiste à organiser cette démocratie ouvrière, à la défendre : la pratique de l'assemblée générale quotidienne en est une des bases. Elle ne résout pas tout, d'autres points méritent une attention particulière, notamment la coordination du mouvement à l'échelle nationale, les liens interprofessionnels localement, etc.

Une des nouveautés de 1995 est la généralisation des liens directs entre salarié·e·s de secteurs différents : piquets de grève communs, délégations réciproques dans les AG, départs communs pour les manifestations, étaient devenus pratiques courantes entre cheminot·e·s, postier·ère·s, enseignant·e·s, étudiant·e·s, etc.

Je ne sais pas si l'on peut parler d'auto-organisation à ce propos, mais la réussite de 1995 chez les cheminots et les cheminotes, le rejet massif du recul de l'âge de la retraite, se sont aussi appuyé sur le fait que nous avions su faire vivre une tradition inscrite dans la culture ouvrière cheminote : celle du rejet des collègues ne partant pas à l'âge « normal » de départ en retraite (50 ans pour les agents de conduite, 55 ans pour les autres). Cette responsabilisation individuelle dans la défense des acquis et la lutte contre le chômage des jeunes a été un élément déterminant d'une défense collective.

L'éclatement de la CFDT à l'occasion de cette grève ne peut être passé sous silence lorsqu'on parle d'auto-organisation. Passons sur la ligne majoritaire (de peu) dans la confédération qui aboutit au soutien au plan Juppé dès la mi-novembre ; mais dans l'opposition CFDT de l'époque, deux courants se sont rapidement dégagés : l'un a privilégié la bataille d'appareil, l'autre a fait le choix de soutenir la base des syndiqué·e·s qui, massivement, rejetait désormais ce sigle et cette organisation synonymes de trahison. Et ce n'est pas par hasard si dans les syndicats SUD nouvellement créés dès janvier 1996, les désaffiliations de la CFDT les plus massives furent le fait de syndicats où depuis des années les désaccords avec la ligne confédérale étaient ouvertement débattus et partagés avec tous les syndiqué·e·s, et non traités par les seuls « dirigeants » du syndicat…

À ton avis, qu'est-ce qui a manqué au mouvement ?

Dès le premier jour, les cheminots et les cheminotes ont vécu le mouvement comme une lutte ouverte à d'autres. Tant mieux si d'autres s'y joignaient, sinon il fallait au moins gagner sur nos objectifs. Le « contrat de plan État/SNCF » posait la question du service public, de la lutte pour l'emploi, de la désertification du territoire ; la défense des retraites et de la protection sociale renvoyait au refus de la régression sociale, qui plus est, dans un pays qui s'enrichit. L'élargissement pouvait se faire sur deux plans :

  • Le tissu interprofessionnel et associatif dans les départements, les régions, à travers le contrat de plan ; cela ne se fit pas.
  • Les travailleurs et travailleuses des autres secteurs, pour la défense des retraites et de la protection sociale. L'extension s'est faite, mais limitée aux salarié·e·s en travail posté et roulant du secteur public. Le rôle des confédérations syndicales n'est pas étranger à cette faiblesse, la banalisation de la « grève par procuration » et le recours aux seules manifestations sans organiser une grève générale interprofessionnelle ont pesé.

Et puis, comme souvent, une partie des animateurs et animatrices de la grève ne voulait pas franchir un cap supplémentaire, celui de la rupture politique avec le système en place, sous prétexte d'une absence d'alternative politique crédible à court terme… « l'alternative politique » étant conçue sous la seule forme de victoire électorale dans le cadre des institutions de la bourgeoisie. Encore, la question de l'autonomie de la classe ouvrière, de sa propre capacité à construire son avenir, du débouché politique aux luttes dont elles sont porteuses par elles-mêmes…

Mais comme toujours, les responsabilités ne sont pas seulement « ailleurs ». Le rapport de forces créé par trois semaines de grève avait permis des négociations locales sur le nombre de journées de grève non payées, mais aussi parfois des acquis plus importants : c'est ainsi que quelques jours après la fin de la grève, par la seule menace de remettre ça en gare de Lyon, nous avons obtenu l'embauche de 10 jeunes dont le syndicat a directement transmis les dossiers. Les patrons avaient peur, nous n'avons pas su garder cet avantage dans la durée…

Quelles leçons de novembre-décembre 1995 pour les luttes d'aujourd'hui et de demain ?

Des leçons récurrentes : le besoin d'unité ouvrière, la nécessité d'un syndicalisme de lutte indépendant, interprofessionnel, internationaliste, anticapitaliste, de masse, la bataille pour l'autonomie et la démocratie ouvrières, dans les luttes, mais pas seulement…
Mais plus que des leçons, savoir s'appuyer sur nos expériences, mémoires et acquis collectifs, tout en restant ouvert à l'inattendu !

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Dimanche 6 novembre - Marche en soutien à la révolution iranienne en cours

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Dimanche 6 novembre, dans plusieurs villes du monde, des manifestations auront lieu en soutien au peuple iranien qui se révolte contre le régime dictatorial qui massacre les opposants, tire à balles réelles sur les manifestants, torture, viole, exécute et bat à mort des collégiennes dans leur collège.
À Paris, la marche ira de Bastille (départ à 15h) à Nation.

Une révolution est en cours en Iran. Une révolution des femmes pour les femmes et une révolution du peuple contre un régime dictatorial, corrompu, qui bafoue tous les droits, toutes les conventions.

Le peuple iranien ne reculera pas et n'a rien à perdre. Il a besoin du soutien à l'international pour faire monter la pression sur les gouvernements occidentaux qui n'ont pas encore rompu les relations diplomatiques avec ce gouvernement meurtrier.

De nombreux enfants ont été tués depuis le 16 septembre. Internet est très régulièrement coupé. Les journalistes arrêtés, ainsi que les avocats, les médecins. Des exécutions publiques sont prévues bientôt.

Nous sommes tous et toutes concernées par cette révolution et ses conséquences. Nous avons beaucoup à perdre d'un échec de cette révolution et tout à gagner de sa réussite. Cette dernière a besoin du soutien de l'extérieur.

Pour suivre tous les événements et actions de soutien à l'IRAN, suivre le compte insta @femmevieliberté ou le groupe facebook « Femme Vie Liberté - Soutien Iran » et le blog de Sirine Alkonost sur Mediapart.
https://blogs.mediapart.fr/sirinealkonost/blog/280922/dernier-message-de-teheran

Manifestation ce dimanche 6 novembre : 15h Bastille jusqu'à Nation

À propos d'un livre de lettres sur « la peste »

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Viennent de paraître des « lettres sur la peste » d'Olivier Cheval aux éditions la découverte, dans la collection de Lundi.am. La critique de la biopolitique gagne avec emphase ce qu'elle perd en portée critique. C'est la politique comme le virus qui s'en trouvent écartés, pourquoi ?

Dans ses cours, Michel Foucault précisait privilégier l'étude des épidémies pour analyser les maladies circulant au long cours dans les populations. Les pandémies occasionnaient des moments d'exceptions et de pouvoirs disciplinaires révélateurs de la puissance souveraine mais, inadéquats et temporaires, ils pouvaient masquer la biopolitique en tant que gestion politique dans le temps long de la vie des populations et de leurs milieux. L'État d'exception se révèle d'autant mieux qu'il devient une nouvelle norme. Paradoxalement, face au covid-19, c'est le premier confinement de mars-avril 2020 qui continue de concentrer toutes les attentions. Des journaux de confinement et des essais en tout genre se sont multipliés sur cette période et continuent d'être publiés. Ne sont étudiés que les moments de restrictions, les grandes interventions étatiques et leurs déclarations guerrières lorsque le 16 mars 2020 Macron déclarait « nous sommes en guerre ». L'argument pour l'essentiel part d'une question : si les gouvernements ont si fortement réagi, c'est qu'il y avait une autre raison plus profonde, alors à qui profite le crime ?

La réalité de la pandémie ne peut ensuite que basculer à l'arrière plan, sans jamais que ne soit tenu conjointement la gestion catastrophique et l'existence d'un virus aux conséquences toutes aussi catastrophiques. Avec la centralité de mars-avril comme "confinement", le maintien du travail des travailleurs-ses essentielles-les et la reprise généralisé du travail dès mai 2020 est rarement mentionné. De même, si des centaines de textes ont été publié pour rappeler et décrypter mars-avril 2020, en mars 2022 le pass vaccinal était abandonné ainsi que toutes les fameuses restrictions dans un silence assourdissant. La nouvelle normalité avec un virus qui circule massivement n'est jamais interrogée, elle passe inaperçue dans les critiques qui ne se concentrent que sur les 60 premiers jours. L'alternance entre restrictions et libertés, la confusion et la production de messages contradictoires, tout ce qui a fait la trame des deux dernières années paraît ne jamais mériter qu'on s'y attarde.

Le livre d'Olivier Cheval « lettres sur la peste » en est un nouvel exemple. Il se concentre sur ce qu'il appelle avec emphase « le grand séquestre ». Olivier Cheval convoque une rhétorique devenue courante, tout ceci serait la « la première étape d'un nouveau dispositif technosanitaire international opérant selon des découpes abstraites de l'espace » alors que face « à la grippe asiatique de 1957 et la grippe de Hong Kong de 1968 » rien n'aurait été fait. Le covid-19 serait à comprendre comme séquence révélatrice d'une longue suite d'événements, un aboutissement « qui en autoriserait l'épreuve » vers « l'achèvement de la mondialité du monde », soit son uniformisation par la technique et la mondialisation parvenue à imposer partout « une même forme de vie ». La pandémie n'est alors pas pour Cheval une question digne d'intérêt, elle n'est qu'un épiphénomène de surface au regard d'effacements plus profonds : l'advenue même de la possibilité d'un monde et la disparition d'une certaine forme de l'être. Pour mieux justifier son point, les virus basculent à l'arrière-fond, dans le champ de ce qui ne compte pas. Le covid-19, dans le fond, ça ne l'intéresse pas. L'écologie non plus, la catastrophe environnementale (dont le covid et la crise climatique ne sont que des facettes) n'est jamais mentionnée. Les différences dans l'ampleur des confinements, dans les subventions au chômage partiel ou non, dans la violence de la police ou de l'armée, le regain de fascisme national et de fermeture des frontières, tous ces détails ne lui importent pas non plus. Nous aurions tous et toutes sur terre vécu la même chose, un grand moment « d'auto-affection du monde ». On en doute beaucoup et l'on ne peut que déplorer très largement le faible nombre d'enquêtes et de récits sur d'autres situations qu'en France. Une pandémie mondiale n'a pas suffit à décentrer Paris...

On s'épargnera de l'accuser d'eugénisme ou de déni dès lors que la pandémie est effacée de son livre. Son livre est un symptôme de l'incapacité à prendre acte de l'existence d'une catastrophe. On aimerait donc retourner la question : pourquoi une pandémie peut-elle devenir négligeable ? Comment Olivier Cheval peut-il rappeler les morts des grippes passées pour appuyer l'idée que cette pandémie de covid-19 ne serait qu'un ballon de baudruche ? Quelle lecture veut-il imposer ?

Dans l'essai qui ouvre le livre « sur la domestication du monde » comme dans les huit lettres qui suivent Olivier Cheval ne livre son diagnostic qu'à partir de lui-même et de ce qu'il éprouve de la vie. Postulant ce premier confinement comme l'imposition d'un seul et même monde, aucun décentrement de sa propre perception ne lui paraît alors nécessaire. Il peut tout penser à partir de lui-même d'un phénomène mondial de plus de deux ans. On peut douter de cette stratégie qui si vite uniformise l'uniformité du monde qu'elle prétend combattre. Ce faisant, Cheval abolit par avance la possibilité d'une diversité effective. D'ailleurs, il ne lui semble pas plus utile de préciser où il était, hormis quand il prend l'avion pour Venise ou Palerme, bref qu'il se déplace (on ne sait jamais vraiment ce qui l'a freiné lui depuis mai 2020). Dans sa lettre sur la disparition du paysage, on apprend malgré tout que notre auteur pour le premier confinement s'est « échappé dans le Tarn pour vivre le premier confinement avec [s]es amis » (échappée pratiquée par une masse considérable de parisiens partis se mettre au vert). On en saura pas plus, si ce n'est que la pandémie l'a « précipité dans l'écriture » (lettre à Charlotte sur l'invivable) et qu'il était parfois à Paris mais qu'il n'eut pas à reprendre de travail salarié (à ce qu'on en lit, le travail n'est pas son sujet ni une obligation).

Olivier Cheval n'en impose pas moins un pacte autobiographique classique : prétendre dire le vrai à propos de soi-même pour qu'en retour le lecteur soit obligé d'y croire. L'écriture sensible par laquelle l'auteur se met en scène (critère qui soit dit en passant domine aujourd'hui la quasi-totalité des enquêtes journalistiques) n'est qu'une stratégie d'écriture pour jouer le dire vrai. Le choix de la forme épistolaire renforce un tel parti pris. De plus, Cheval cherche à appliquer dans l'écriture ce que disait Susan Sontag des photographies : « les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent ». Les anecdotes et les situations qu'il raconte cherchent à condenser des images, des formes de révélation visant à provoquer le lecteur afin qu'il partage l'interprétation qu'en déroule ensuite notre auteur. Le geste peut être intéressant, mais la précision s'absente. Son livre est en un sens écrit comme un vaste piège : je vous dirai ce que je ressens et vous ne pourrez en sortir.

Sur le fond, Cheval pour accentuer l'ampleur du déploiement d'un « nouveau nomos de l'État immuno-cybernétique » mobilise deux rhétoriques :

· Minimiser la pandémie comme simple maladie parmi d'autres qu'on aurait exagéré, le covid n'est dans ce livre qu'un mal frappant de toutes façons les vieux (au-delà d'Olivier Cheval cette minimisation est une constante des discours sur l'État d'exception de mars-avril 2020). Cela lui importe si peu que malgré sa haine de l'abstraction des chiffres il n'hésite pas pour le cas du covid à convoquer les statistiques afin de donner de l'autorité à son propos. Notons qu'ici, les arguments de Cheval fonctionnent selon la même logique que le gouvernement qui convoquait la Science, le nombre des morts ou n'importe quels chiffres, uniquement pour appuyer telles ou telles décisions politiques. Chaque fois que Cheval convoque « un fait » c'est pour donner à sa phrase l'autorité positive du vrai. Le calcul scientifique n'a donc qu'un rôle rhétorique, justifier ce qu'il veut faire percevoir. Ici, c'est l'impact sur les vieux qui ne valaient déjà plus grand-chose :

« Tous ceux qui contestent ce sécuritarisme sont rangés sous l'étiquette de « covido-négationnistes ». Rappeler que l'âge médian des gens qui sont morts du Covid est de quatre-vingt-cinq ans est eugéniste et vouloir que chacun puisse juger librement du risque qu'il encourt est validiste. Face au scandale de l'inégalité des êtres face à la mort, une machine idéologique s'est emballée dans cette partie de la gauche à qui aucune inégalité n'est plus tolérable parce qu'aucune fatalité tragique n'existe plus, ne doit plus exister. » (Lettre à Charlotte sur l'invivable).

· Accuser la « gauche » d'avoir massivement soutenu l'État et d'avoir demandé en permanence un « renforcement du sécuritarisme sanitaire face au relâchement du gouvernement, accusé d'être « provirus » — un virus jugé tout aussi classiste, raciste, sexiste et âgiste que lui.  » La gauche aurait été incapable d'accepter le retour du tragique dans l'existence, incapable d'assumer « l'inégalité des chances face à la mort » alors que revenait une pandémie comme il y en aurait toujours eu dans l'Histoire. Il insiste à maintes reprises (toutefois sans citations ni sources précises, nous ne connaissons quant à nous aucun exemple de ces mystérieux collectifs qui réclamaient un reconfinement national ou l'extension du contrôle sécuritaire) sur le déni par la gauche de la logique mise en œuvre par l'État, renforçant le seul désastre que Cheval juge réel :

« ce n'était rien face à un tel scandale ; que la logique immuno-technologique de l'existant qui isole, sépare et déréalise toute vie fasse un grand bond en avant et menace jusqu'à la survie de ce qu'il reste d'un peu humain dans notre monde, le visage de l'autre, la caresse à l'aimé, la présence de convives autour d'un repas, la visite au malade, l'enterrement des morts, le partage du temps et de l'espace entre amis, même cela n'était rien face à un tel scandale. »

Ces deux stratégies — minimisation radicale de la pandémie et accusation d'une gauche humaniste comme ennemi parfait (qu'il fait ventriloquer dans ses propres termes mais sans rien citer) — constituent le socle de son discours. Il a besoin que la pandémie ne soit qu'une excuse, une opportunité. Elle ne peut être qu'un coup monté en épingle. Il a tout autant besoin d'un basculement massif vers l'acceptation, pour que le changement anthropologique soit de taille. Un tel processus ne peut ensuite être contradictoire — basculant par exemple de la préservation des uns à la mise au travail des autres, ou de la mise en visibilité des chiffres de contagion vers la négligence complète — ou conflictuel. Dans sa perspective, pour que la technique fasse monde, elle doit être seule maître à bord.

Cheval s'appuie en parallèle sur deux escamotages non sans conséquences.

Escamoter les conflits, la solidarité et tout uniformiser

Les rapports de sexe, race et classe ne sont pour notre auteur que des discours moralistes de gauche. Que ce soit les familles et jeunes du 93 surendettés des amendes du couvre-feu, qu'en mai 2020 se soit déclenché à l'initiative de personnes pauvres et racisées des États-Unis l'un des plus grands soulèvements de la décennie, que les « chibanis meurent à huis clos », qu'au Brésil Bolsonaro ait volontairement laissé mourir toute une part des peuples amérindiens, que les soignants n'aient rien gagné, que des conflits à toutes les échelles aient éclaté, que les violences domestiques ait été décuplées, que les morts et les épidémies soient inégalement réparties à travers le monde, bref que le covid-19 ait malgré l'unité du phénomène sur le plan biologique (et encore, ce serait fortement discutable) de multiples différences dans ses effets à travers le monde, l'ensemble de ces vécus là et de ces différences, qui n'ont rien de questions « morales », cela n'intéresse pas notre auteur. Or, la multiplicité de ces différences pourrait témoigner de la biopolitique comme gestion plutôt que soin, gestion des vies qui comptent et de celles qui peuvent être sacrifiées ou invivables. La biopolitique en tant que logique de gouvernement produit moins l'uniformité d'un monde que des différences dans la valeur des vies, dans l'espérance que chacun-e peut en attendre. Il y a des vies vivables et d'autres beaucoup moins.

Pas une ligne non plus n'est consacrée aux multiples pratiques de solidarités mises en œuvre au printemps 2020 un peu partout en France et dans le monde (des distributions de nourritures aux cantines populaires et pratiques de soins bien au-delà du champ strictement biomédical), pas un mot n'est dit des oppositions multiples ici comme ailleurs aux restrictions, au couvre-feu ou plus tard au pass sanitaire. Cheval écarte complètement toutes ces dimensions. Cela n'a rien d'anodin. Là encore, son diagnostic d'une révélation de la fin d'une certaine forme de l'être lui apparaît d'autant plus vrai qu'il a été subi sans être vu ni combattu par d'autres que lui. De nombreuses personnes ont bataillé pour enterrer leurs proches, des émeutes ont éclaté pour que les mosquées ne soient pas fermées au Pakistan, contre le confinement au Niger, nulle part l'isolement ne fut accepté sans résistances ni contre-pouvoirs. La liste serait longue.

Le prisme phénoménologique du livre est paradoxal, il prétend à l'étude des phénomènes qui pour autant ne valent que s'ils lui sont propres et solitaires, éprouvés en un seul espace : son for intérieur que son livre met en partage. Sa démarche d'enquête se résume à quelques-uns de ses voyages. Ses affects à lui, il travaille à les renforcer en les gardant intouchés par l'expérience des autres. Il s'immunise par avance et ne tient pour légitime que certaines expériences et pas d'autres. D'ailleurs, quand il voyage à Palerme, il critique sans surprise « la destruction de la ville par le tourisme de masse » puis quelques lignes plus loin, regarde les peintures sous une coupole et nous dit « les anges m'ont vu, ils m'ont souri, et ils ont continué de danser comme ils le font de toute éternité. ». Il ne rira pas avec les dits touristes de masse des contraintes du dispositif, il ne cherchera pas à en retourner avec d'autres le ridicule, il n'échangera nul sourires avec eux. Les limites du bas commun contraint par le travail à des visites en série ce n'est pas son affaire. Ce qu'il contemple, c'est la domination, pas les conflits ni les contraintes qui sont toujours aussi des points de tensions politiques et que les touristes de masses retournent parfois malgré tout. Il ne cherchera qu'à s'en distinguer, élu dans la foule qui reçoit le sourire des anges. La convocation d'un temps immémorial est comme pour le retour des épidémies une manière de s'élever au-dessus des préoccupations des autres (on va y revenir). Dire que tout le monde a suivi, a été dominé, ce n'est alors qu'une manière de plus d'insister sur l'effet de révélation, tout ceci ne montrerait que la domination par la technique et la folie de ceux et celles qui auraient suivi voire acclamé.

Cheval s'en tient dans l'ensemble à une logique uniforme. Ce qu'il veut démontrer, c'est qu'un monde technique avance et que là seulement se loge le problème. Il affirme, par exemple, qu'« on ne confine pas une population qui n'est pas connectée à internet ». Or à l'échelle mondiale, la totalité du monde ne dispose pas d'un accès internet permanent, avec Netflix et télétravail. Ici, comprenons-nous bien, chaque détail pris isolément paraît ne pas compter. Toutefois, quand la stratégie rhétorique d'ensemble est de constamment les négliger en les écartant par avance, leur absence est un choix délibéré. La négligence des circonstances devient une manière de ne leur accorder aucune signification en dehors du grand schéma défendu par l'auteur. Une logique de contrôle aurait envahi toutes les têtes et elle aurait été suivie, adoubée par "la gauche". Pourtant, les compagnies aériennes ont tôt fait de faire tomber les masques (« je ne sais pas si on reprendra un jour l'avion sans masque, même quand le virus aura disparu » nous dit pourtant Cheval). L'économie prime sur le soin, la biopolitique est l'art de simuler ce soin sans le pratiquer (l'effondrement de l'hôpital public en est un exemple concret). Enfin, particulièrement en France peut-être, si l'on se dit que le plan gouvernemental était de faire accepter des QR-codes, un suivi numérique et des tests covid permanents, cet avenir a peut-être suscité plus de résistances qu'autre chose. Un tel plan a couru vers l'échec. Le numérique n'a plus vraiment la cote en tant que promesse d'avenir radieux. On pourrait presque s'en réjouir si l'on s'en tenait là.

Cheval rétorquerait que ces dispositifs sont désormais à portée de main des gouvernements, mais il ne prendra pas la peine d'expliquer pourquoi la variole du singe ne déclenche rien d'autre que l'accaparement occidental des doses de vaccin, pourquoi l'épidémie actuelle de bronchiolite fait fermer sans bruit les urgences, pourquoi un retour d'Ebola en Ouganda ne déclenche aucune action d'ampleur etc. La santé, pendant le covid comme depuis, est inégale, injuste et divisée. Les paravents numériques ne devraient pas suffire à cacher la pénurie.

C'est précisément par de telles divisions et manœuvres que la biopolitique du capital opère. Il y aurait beaucoup à dire de cette gestion ordinaire des populations, de cette négligence des scandales sanitaires constamment reproduites depuis qu'existe l'industrie. La gestion du covid-19 a peut-être produit plus de désinhibition que de contrôles, et l'abandon de toutes mesures de la circulation virale en France n'en est qu'un des signes parmi d'autres. L'histoire de la crise climatique est celle de son déni, le covid-19 n'est pas loin d'être raconté dans un storytelling similaire. Ce qui a gagné, ce pourrait être les discours de résilience plutôt que de lutte contre les conditions écologiques en régime capitaliste qui produisent et reproduisent les virus. Cheval ne se concentre encore une fois que sur ce qu'il présente finalement comme des outils des temps d'exceptions (tout en évacuant complètement les résistances qu'ils rencontrent). Il déserte toute possibilité d'un affrontement dans les circonstances présentes, ne laissant place qu'à un grand refus de tout qui, vide de tout contenu, tourne à vide.

Même quant au contrôle, la Chine, à sa façon, témoigne peut-être moins du fantasme inavoué des gouvernements occidentaux que de la violence disciplinaire qu'il faut imposer pour gouverner par l'isolement la cyber-surveillance et la discipline. On peut supposer qu'ici un tel régime est fort heureusement presque impossible, mais qu'on n'échappe toutefois pas à d'autres impasses. Nos vies sont le jouet de ces guerres entre grandes puissances qui déterminent les conditions d'un monde vivable. Cheval ne contredit jamais l'hypothèse d'un travail biopolitique qui n'aurait visé qu'une chose : faire accepter le covid-19 comme une donnée polluante de plus dans le monde du capital. Il ne se confronte pas une seule seconde à cette question, minimiser la pandémie l'évacue d'emblée. La pandémie de covid-19 n'a pourtant précisément pas laissé des exigences sur la qualité de l'air comme l'antiterrorisme a laissé des portiques. ll se peut que cela reste une intrigue à explorer, et que ce soit ce type d'acclimatation d'une population à des conditions d'existences dégradées qui constitue tout l'enjeu de la biopolitique réelle plutôt qu'idéelle.

Évacuer la relance économique comme arme du gouvernement

Deuxième escamotage (qui découle de tout ce qui précède), il n'est jamais question de ce que disait Macron lui-même contre le retour d'un confinement comme mars-avril. Dès mai 2020, Macron affirmait en effet qu'il fallait cesser d'écouter « ceux qui savent » (les scientifiques) pour célébrer « le retour des jours heureux » et promouvoir la relance économique puis la fin rapide du quoiqu'il en coûte (rien ne sera accordé aux soignants-tes, tout comme le droit de retrait leur fut refusé ainsi qu'à un grand nombre de travailleurs-ses essentielles). L'épée de Damoclès du reconfinement a servi maintes fois d'excuse au gouvernement pour discréditer toute opposition en leur rétorquant « vous voulez reconfiner ? » (Castex et d'autres mobiliseront constamment cette rhétorique). Olivier Cheval évacue ces questions pour ne pas avoir à se confronter au plat réalisme gouvernemental de logistique et de gestion par optimisation permanente. Ce qui se relance avec l'endémie décrétée par McKinsey dès mars 2021, c'est la réforme des retraites, la réforme de l'assurance chômage, l'inflation et l'écrasement par les riches. Le gouvernement n'a jamais perdu son cap. Les riches, eux, n'oublient jamais les détails que les philosophes effacent. En France, le festival de Cannes se dispensait de masques, les bourgeois mangeaient dans des restos « clandestins », Macron tenait des repas de travail, les yachts ont continué de parader. Partout à travers le monde, les puissants n'appliquaient évidemment pas les mesures qu'ils imposaient à d'autres. Sans aucun doute, c'est qu'ils ne se sentaient pas menacés eux-mêmes, entourés de moyens et de médecins, mais certains aussi de leur grande santé bien à eux, sans comorbidités, sans ces maladies de la mal-bouffe, de la pollution et de la souffrance au travail qui font les vies des « pauvres », là où les rapports de sexes, races et classes n'ont rien de figures négligeables.

C'est que notre auteur n'aborde jamais la biopolitique comme Foucault, cette étude des dispositifs par lesquels la gestion des populations s'opère, ce calcul politique permanent sur l'impact socialement acceptable, sur l'état d'une population qui construit certaines vies invivables et d'autres de haute valeur, bref cette politique qui chez Foucault est un jeu de forces permanent mais qui n'a rien du soin proprement dit. Les gouvernements n'ont jamais voulu faire disparaître la mort, pas plus qu'ils ne construisent un monde de bonne santé pour tous et toutes. Ce qu'ils construisent, ce qu'ils ont cherché à maintenir en mars 2020, c'est le monde comme il est et leur pouvoir à eux sur la situation quoiqu'il en coûte. Cheval cherche à identifier une logique souveraine plus profonde, une volonté de guérir à tout prix et quoiqu'il en coûte par peur de la mort et destruction du tragique. Ce qu'il veut, c'est un grand récit sur lequel écrire. Quand il parle des aéroports, il nous parle de l'odieux contrôle des sacs (et jamais des compagnies aériennes qui ont vite bataillé contre le maintien du masque ou des pass sanitaires). Il ne s'intéresse pas à ceux et celles qui ne passent pas, au tri qu'opèrent les dispositifs entre les corps légitimes et les autres, non. Il ne dit pas un mot des frontières qui se sont fermées et qui continuent de l'être, de ceux et celles qui n'accèdent même pas au passage des portiques. Ce qui l'intrigue, c'est par un retour aux théories des années 90 ces non-lieux que sont les aéroports. Il déplore ensuite que le monde ne soit plus à la hauteur de ce qu'il en espérait. Il regarde un dispositif par ce qu'il en vit, pas par les filtres dans les existences que ces portiques produisent et reproduisent. Ce dont il parle, ce n'est que de ce qui le contraint lui, au risque de prendre parfois les contours d'un client insatisfait. On aurait presque envie de lui offrir de ses abonnements premium qui permettent aux riches de passer plus vite que tout le monde pour qu'il éprouve autrement le fonctionnement du dit "contrôle".

Cheval aurait peut-être gagné à lire quelqu'un comme Didier Pittet qui résume toute la philosophie du gouvernement. Didier Pittet est l'inventeur proclamé du gel hydroalcoolique et était membre du conseil scientifique français (Macron vient en récompense de lui donner la légion d'honneur). La solution pour lui c'est de se laver les mains, point à la ligne. Le lire rappelle que les manuels d'épidémiologie classiques ne pensent pas autrement que ce que dit Cheval, tout est affaire de com' ensuite par rapport à cet « effet de fauche » un peu brutal qui ne frappe que les fragiles et les vieux (communication dont McKinsey eut copieusement la charge) :

« Dans un an, on fera le bilan pour connaître la surmortalité dans les différents pays. En effet, un virus décime parfois des personnes qui seraient mortes de toute façon quelques semaines ou mois plus tard. En épidémiologie, on parle d'un « effet de fauche » ou de « moisson », terminologie trop violente à mon goût. Peu importe, il y avait urgence à sauver nos hôpitaux. Dire que s'ils avaient été plus grands, avec davantage de lits, davantage de personnels, nous n'aurions pas eu besoin de confiner est un non-sens. Surdimensionner les institutions de soin au cas où n'est pas une bonne idée, sans même parler de coût de fonctionnement. Le matériel inutilisé se dégrade, les frais de structure augmentent, la prévention des infections se complique… Et puis il faudrait trouver le personnel, et du personnel compétent. Non, ce n'est pas la solution. Nous l'avons démontré aux HUG en faisant preuve de fluidité dans notre organisation. Les hôpitaux modernes doivent être reconfigurables. » (Didier Pittet. « Vaincre les épidémies - De la prise de conscience aux gestes qui sauvent, octobre 2020)

Le critère des charges et surcharges des réanimations n'était qu'une manière de maintenir le flux tendu, et de continuer ensuite à supprimer des lits sans jamais dépenser. Les objectifs n'ont jamais changé, la pandémie n'a rien déplacé. La biopolitique pour Cheval n'a pourtant rien de cette froideur gouvernementale qui gère les vies qui comptent et ne comptent pas, qui ne se soucie pas qu'un monde soit irrespirable. Pour Cheval, la biopolitique n'est qu'une colonisation à l'œuvre par l'extension du contrôle. Ce faisant, il cherche à radicaliser Foucault pour trouver un affrontement face à la biopolitique en tant que telle, dans une lutte contre l'histoire plutôt qu'un corps à corps constant face aux dispositifs de pouvoirs et de contre-pouvoirs. De Foucault, il veut garder les slogans et les mots d'ordre, pas l'enquête ni l'attention aux luttes qui sans point de vue de surplomb extérieur possible constituent d'autres politiques de la vie. Sa lecture d'Esposito est d'ailleurs du même ordre, il en évacue toute la tentative de penser autrement la relation constitutive entre communauté et immunité pour n'en garder que le dernier terme, cible critique plus facile alors qu'Esposito tient toujours le rapport entre les deux termes. Cheval ne garde qu'une injonction, contre l'immunité abandonnons toutes les limites. Il ne change rien à la responsabilité, ou à ce qu'il est possible de se devoir les uns les autres en tant que commune épreuve du monde. L'immunité, c'est pourtant le destin de celui qui reste indemne en toutes circonstances, qui refuse de devoir quoi que ce soit à d'autres (y compris aux touristes de masse ou aux malades fragiles). De la philosophie, il ne reprend jamais les problèmes, seulement quelques mots de conclusions.

Des références à Friedrich Kittler, il affirme à l'inverse de cet auteur la quête « d'autre chose qu'un composé chair-technologie ». Or, Kittler détestait précisément l'idée d'une double culture où s'affronterait les sciences et les humanités, l'esprit et la nature. Tout son travail s'opposait à l'idée que les chiffres annihileraient notre âme ou que l'humain n'aurait rien à voir avec le calcul. Mais peu importe à Cheval si Kittler à le lire se retourne dans sa tombe. On comprend mieux, dans un tel retournement, les ornières de Cheval. Il ne s'attaque pas à la vie coupée de sa forme, à la nécessité d'une vie inséparée (ce qui relève d'une opposition réelle à la biopolitique). Ce qui le désespère (comme toute une part des phénoménologues) c'est que les savoirs et les instruments de la sciences aient quelque chose à dire du monde. Contre toute possibilité des savoirs scientifiques comme points de médiation entre nous et les mondes autres qu'humains, contre toute possibilité de tenir ensemble des formes d'abstraction et des manières de sentir, Cheval veut réaffirmer la supériorité de la vie de l'esprit, de l'idée de l'humain comme seule forme valable pour comprendre le monde. Il ne bataille pas pour d'autres politiques de la vie, il ne veut que retrouver celle qui lui manque. Minimiser la pandémie, en faire un cycle naturel et tragique dont la technique vient perturber le cours, ce n'est alors qu'une manière de faire du milieu un cadre naturel intangible au sein duquel se déploie la pensée. La nature n'est ainsi plus qu'un cadre que la technique ne cesse de trahir. Que les choses du monde, dans toute leur étendue (bien au-delà du seul langage humain), comptent dans les conflits politiques, c'est pourtant ce qui manque terriblement et nous laissent impuissants, sans pouvoirs aucuns sur la situation.

Il faut comprendre, à l'aune de cette perspective, le rejet ou le refus de parler de la lutte des classes, ou des conflits politiques tout court. Bien au-delà d'un refus du marxisme, Cheval en esthète cherche un affrontement face aux grands concepts et s'appuie sur une définition bien particulière de la politique. Il y a la vie ou la mort, rien de la zone grise qui fait toutes les vies plus ou moins cassées, plus ou moins en santé, plus ou moins diminuées ou mutilées. Face au covid, il ne parle que de la mort pour l'évacuer puisqu'elle n'arrive pas de toutes façons avec l'ampleur de la peste (telle qu'il l'imagine). Les maladies chroniques, les incapacités respiratoires, la fatigue interminable, cela n'entre pas dans sa rhétorique (pas plus que dans celle du gouvernement d'ailleurs). La lutte face à l'Histoire, le registre du tragique, son écriture le traduit par un discours sur la condition humaine dans ce qu'elle a de soustrait à toutes ces concrétisations. Ce qui lui importe, c'est ce qu'il peut en dire de profond. Une vie non séparée de ce qu'elle peut, une vie inséparée, pourrait pourtant ne rien avoir de cette vie qu'il présente comme enclose dans la vie de l'esprit.

Un tel désintérêt structure toute son approche. Ce qu'il veut explorer, c'est l'impression que quelque chose lui arrive et qu'il en voit les ressorts comme nul autre. Pourtant, la lutte des classes n'a rien de ces grandes scènes entre l'esprit et la vie. La lutte ordinaire est dure, le conflit politique contradictoire, les prolétaires aux vies tragiques sont rarement des héros. Ne s'y joue jamais la clarté de l'intellectuel de salon face au terrible sort du monde, qui parle de nulle part vers ce qu'il prétend être le fond des choses. Quand Marx est mentionné ce n'est que pour parler de l'abstraction universalisante du mode de production capitaliste. Il n'est jamais question des contraintes autrement qu'en idées. Olivier Cheval ne s'encombre donc jamais des détails ou des circonstances. Peu lui importe si à perpétuellement se raconter seul touché par la grâce, c'est peut-être ce qu'il reste du divin dans le monde qu'il efface. À la fin de son essai sur la "domestication du monde", il ne défend finalement que la nécessité de "fuir ce monde de l'intérieur", "ouvrir des espaces où la coprésence d'humains n'est pas une option et vivre une vie clandestine qui peut très bien feindre la normalité (...) mais qui sait au fond d'elle-même qu'elle habite dans la doublure du monde". La tournure peut être belle à la lecture, on ne peut qu'interroger cet horizon toute en intériorité qui écarte et s'écarte de la guerre en cours. En postulant l'absence de fuites et de résistances, l'uniformité du monde, il ne reste à la fin que la fuite "où l'amitié est le seul nom de la seule brèche qu'il nous reste" et où "demeurer à jamais réfractaire". En mars-avril 2020, le pouvoir souverain n'a fait que rappeler que nos vies ne nous appartenaient pas tout-à-fait. On aurait pu espérer que d'autres politiques de la vie émergent, d'autres pistes que le repli vers l'intériorité aussi vaste soit-elle. Surtout, ce geste de refus éthique n'explique en rien pourquoi il fallait pour autant que la pandémie ne soit qu'une bagatelle ou que tant d'autres êtres fictifs aient adoubé le confinement (tel que Cheval nous les présente). Même l'intériorité a besoin d'un corps et d'un monde respirable.

En soi, le retournement choisi pour son titre dit déjà tout. Il écrit comme un spectateur insatisfait des discours du pouvoir. Macron proclamait la guerre, les médias pensaient à la peste, mais pour notre auteur rien d'une telle ampleur n'est arrivé. Il peut alors convoquer l'imaginaire de la peste comme un mot parmi d'autres, un jeu de signifiants sans conséquences puisque l'affrontement est ailleurs. Il ne dit ensuite rien d'autre, ce qui lui a manqué c'est une expérience qui tiendrait du tragique dont il déplore la perte. Nous ne sommes pas sûr qu'il faille en faire des livres.

Analyse initialement parue sur le blog médiapart de bascules

La liberté des un·es et celle des autres par temps de Covid

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

Depuis le début de la crise sanitaire, la notion de liberté a beaucoup été mise en avant en France dans les cortèges des opposant·es aux mesures gouvernementales, signifiant la possibilité de choisir en son âme et conscience ce qui est bon pour soi, contre les contraintes imposées par l'extérieur. Est-ce une définition suffisante, dans une perspective émancipatrice ?

Il est important de noter que fin 2020, en plein deuxième confinement, un mouvement pour la défense des libertés civiles contre les lois sécuritaires a rassemblé des groupes et des personnes dont beaucoup, comme moi qui écrit ces lignes, n'ont pas convergé avec le mouvement anti-pass quelques mois plus tard, ou bien l'ont rapidement quitté. Et l'un des hommes politiques qui a bénéficié le plus de ce mouvement, l'ex-RN Florian Philippot, avait été repéré lors du premier confinement dénonçant le jogging comme un motif de sortie illégitime. Visiblement, la liberté n'est pas un concept si simple, pour être défendue selon des modalités si diverses.

La tentation est forte d'opposer sa liberté individuelle et le respect de ses choix personnels à l'action de l'État quand celui-ci outrepasse les limites habituelles de son pouvoir. Quand il met fin à des libertés prises pour acquis, comme celle de se déplacer, serait-ce au nom d'un plus grand bien, c'est alors que saute aux yeux des plus complaisant·es avec cette forme de gouvernement ce que c'est que de vivre dans un État. Et cette tentation de se replier sur la défense de sa liberté individuelle, sans exercer pour autant une critique radicale de l'État et des multiples formes de son pouvoir, est d'autant plus forte quand les mesures prises sont arbitraires, incompréhensibles ou suspectes. Le confinement du printemps 2020 puis les mesures des mois suivants ont été l'occasion de nombreux abus de pouvoir. Un préfet qui choisit d'interdire la vente d'alcool, sur la foi de son système de valeurs mais sans consulter aucun·e spécialiste des dépendances. Des policiers qui jugent que l'achat de protections périodiques n'est pas de première nécessité. Des magasins ou des rayons fermés au motif que les biens qu'ils vendent ne sont pas essentiels. Des activités autorisées dans un cadre (scolaire) et interdit dans un autre (privé). Les exemples abondent d'arbitraire à la petite semaine [1]. Le plus grave est évidemment celui du pass sanitaire puis vaccinal, obligation qui ne dit pas son nom et préfère se cacher sous une série de discriminations contre les personnes ayant échappé (délibérément ou pour d'autres raisons) à la campagne de vaccination. Il est à noter que même la presse néo-libérale anglo-saxonne a dénoncé l'autoritarisme du dispositif français, The Economist mentionnant dans l'édito de son rapport sur l'état de la démocratie dans le monde qu'il « diabolise la minorité de personnes non-vaccinées, crée la division et met à mal la cohésion sociale en France ».

Néanmoins, le refus de toute mesure sanitaire contraignante au motif de la liberté individuelle doit être interrogé politiquement car toutes les acceptions du mot liberté ne sont pas bonnes à prendre. Le mouvement anti-confinement, anti-masque puis anti-vaccin a affirmé l'individu souverain, sans reconnaissance de l'interdépendance entre les personnes, avec des définitions plus étriquées que la classique liberté qui n'a de limite que la liberté de l'autre – au moins l'autre était reconnu·e. Les officines libertariennes ont adapté l'adage de Margaret Thatcher (« la société, ça n'existe pas ») à la crise sanitaire. La déclaration de Great Barrington, qui en résume la pensée, invitait les personnes fragiles à se confiner pour que les autres puissent vivre leur vie et surtout contribuer à faire marcher l'économie, pensant avoir trouvé une solution simple. Mais, même si c'était désirable, comment ôter des personnes à la vie sociale sans les envoyer préalablement sur Mars ? Car les personnes âgées ou immunodéprimées sont soignées, aimées et ont toutes sortes de liens avec le reste de la société qui ne s'éteignent pas avec un confinement chez soi.

Nous faisons bien société, malgré la volonté de sécession des plus riches et des plus puissants (ou de celles et ceux qui se croient tel·les), et c'est ce que nous rappelle la circulation d'une maladie infectieuse. Plus un virus circule et plus les chances d'en être malade s'accroissent pour chacun·e. Chaque choix individuel engage de longues chaînes, d'autres que soi sont sommé·es d'en subir les conséquences. C'est une contrainte immémoriale de la vie sociale, qui date du Néolithique et des premiers villages sédentaires. Les formes de vie contemporaines, la société industrielle et urbaine n'en sont pas responsables. Jusqu'ici, elles avaient réussi à remplacer les maladies infectieuses par des maladies de civilisation et nous avions oublié les mesures simples de précaution qui s'imposent en l'absence de traitement, de vaccin, de mesures de protection comme le masque (la méconnaissance des vecteurs de maladie ne permettait pas d'en avoir d'adaptées, serait-ce un simple lavage des mains). Les quarantaines, les lazarets, les confinements ne sont pas l'invention des formes tardives du capitalisme, comme le pass sanitaire sur QR code ou l'appli TousAntiCovid.

La santé ne peut être, comme nous le disait l'idéologie libérale avant mars 2020 (et comme elle nous le redit en 2022), un service à se procurer sur un marché, ni un droit à refuser aux personnes étrangères, c'est un sort commun qui engage une action collective. Le nier semble assez infantile quand par ailleurs nous subissons d'autres contraintes de la vie sociale, quand par ailleurs nous sommes administré·es – mêmes celles et ceux qui semblent béatement l'ignorer. La question qui se pose, c'est quelle action collective engager pour préserver la santé de chacun·e et de tou·tes ? Avec quelles connaissances partagées, quels arbitrages entre les besoins des un·es et des autres, quel degré de contrainte sur les personnes [2] ? Voilà qui est matière à discussions.

La même question se pose concernant le climat, peut-être parce que les deux ont trait à l'air, un bien commun s'il en est. Après des décennies de déni, organisé par le capital et soutenu par notre difficulté à affronter des questions qui fâchent, nous voilà au pied du mur, entre atténuation et adaptation. Comment répondre au défi du changement climatique ? Par une liberté des acteurs encadrée par le marché, par une diffusion dans les consciences de la décroissance et de la sobriété volontaire, par un écosocialisme qui encadrera l'activité des acteurs économiques, par des crédits carbone et des injonctions à l'écocitoyenneté ? Ou par une recherche collective de bien vivre ? Être libre, ce n'est pas vivre sans contraintes, comme un personnage de publicité délivré de tout tracas et de toute obligation sociale. Être libre, c'est contribuer à égalité avec d'autres à se choisir un destin commun, dans des formes de démocratie radicale. Sauf à vivre dans des mondes-bulles individuelles ou à se faire illusion sur ses petites marges de liberté, notre liberté se pense à la même échelle que nos vies, dans le collectif.


[1] Je ne traite pas ici la question des violences policières habituelles mais qui se sont déployées avec encore plus de zèle pendant cette crise sanitaire.

[2] À ces questions, je souhaite répondre qu'il est regrettable que la transmission par aérosols soit encore massivement incomprise et les conséquences du Covid long l'objet d'un tel déni ; que la décence d'une société se mesure au respect dont elle témoigne pour les besoins des plus vulnérables de ses membres ; que l'ignorance justifie et accroît l'autoritarisme sanitaire.

Journée « Enterrez la gare, pas les jardins ! »

jeudi 1 janvier 1970 à 01:00

5000m2 de jardins à nouveau menacés : après l'abandon du solarium des JO, un nouveau projet vient menacer les jardins d'Aubervilliers (JAD).
Journée d'info, discussions, visite, etc.

Rendez-vous le 6/11 de 14h à 17h !

Après deux ans de lutte acharnée, nous avons obtenu plusieurs victoires juridiques. La justice a reconnu que le projet de la piscine était démesuré et ne justifiait par la destruction de jardins centenaires. Le solarium a été abandonné par la mairie d'Aubervilliers. L'expulsion de la JAD (parcelles de jardin occupées pendant 5 mois riches en rencontres, en débats et en vie collective) a été jugé illégale. Les parcelles saccagées mais sauvées ont été remises « en état ». Elles sont actuellement fermées au public. De plus, les militant•es qui s'étaient enchaîné•es aux bétonnières le 02/02/2022 pour empêcher l'artificialisation ont été relaxé•es.

Les jardins ouvriers ont gagné contre le solarium de la piscine des jeux olympiques. Pourtant ces victoires ont un goût amer car maintenant les jardins sont à nouveau menacés par la construction de la gare de la ligne 15. Ce projet en surface est surdimensionné. Il prévoit une tour de bureaux et de logements inutiles avec une zone de stockage de déchets. D'autres alternatives sont possibles.

Au programme :

Visite des jardins
Stand d'information sur les nouveaux saccages
Ateliers
Jeux pour les enfants
Goûter

Plus aucun jardin détruit

Événement mis sur l'agenda militant
Événement Facebook : https://www.facebook.com/events/6270893192926806/