« Cela fait vingt ans que le monde souffre de la dérégulation de la force »
Ghassam Salamé, universitaire et diplomate libanais, estime, dans un entretien au « Monde », que la guerre en Ukraine est le produit d’une érosion des normes internationales, qui trouve ses racines dans l’intervention américaine en Irak, en 2003.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
Publié le 01 avril 2022 à 17h30, mis à jour à 15h32
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Ghassan Salamé, à Berlin en janvier 2020.
Ghassan Salamé, à Berlin en janvier 2020. ODD ANDERSEN / AFP
Ghassan Salamé est diplomate et universitaire libanais. Il a occupé plusieurs postes de responsabilités aux Nations unies, dont celui de chef de la mission pour la Libye, de 2017 à 2020. Directeur de l’Ecole d’affaires internationales de Sciences Po Paris entre 2010 et 2015, il a été ministre de la culture du gouvernement libanais de Rafic Hariri (2000-2003). Il est notamment l’auteur d’Appels d’empire. Ingérences et résistances à l’âge de la mondialisation (Fayard, 1996) et de Quand l’Amérique refait le monde (Fayard, 2005).
Faut-il craindre un retour à la guerre froide entre l’Occident et la Russie ?
Certains analystes, y compris chez mes collègues universitaires, évoquent un retour de la guerre froide. On a beaucoup enseigné, dans les années 1970 et 1980, la fameuse thèse néoréaliste des relations internationales élaborée par le politiste américain Kenneth Waltz [1924-2013]. Selon celle-ci, une grande puissance dont le statut se dégrade ne se laisse pas faire sans réagir militairement. Or, la guerre froide s’est terminée en 1989, sans que la Russie de Mikhaïl Gorbatchev, et encore moins de Boris Eltsine, ne réagisse militairement – d’abord à sa contraction territoriale, et ensuite à sa dégradation dans le système international. Tout le monde en a conclu : « La thèse était fausse, on s’est trompé. » Une grande puissance pourrait donc voir son statut se dégrader sans réagir militairement. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, le 24 février, les mêmes ont revisité leur position : « Non, après tout, la théorie était bonne, mais elle a mis trente ans à se réaliser. » Nous serions ainsi revenus à la guerre froide.
Et cela n’est pas le cas ?
Non. D’abord, parce que la guerre froide opposait deux Etats en particulier, entourés de deux blocs, qui faisaient tous deux du prosélytisme dans le reste du monde, théâtre d’une lutte idéologique. Or, il n’y a rien de cela aujourd’hui. Il n’y a pas deux religions – un monde libre et un monde socialiste – qui s’affrontent partout sur la planète.
Mais le plus important, c’est que le principe de bipolarité était implicite dans la guerre froide. Le monde s’alignait, ou se clivait, en fonction de cette division. Or, nous ne sommes plus dans un système de clivage idéologique en deux parties. On le voit bien avec la guerre en Ukraine. Les Etats ne se sont pas alignés directement autour d’une question centrale comme ils l’auraient fait pendant la guerre froide. Regardez l’attitude des pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. Regardez les positions de l’Inde, d’Israël, du Maroc, de l’Afrique du Sud… Ces Etats observent la guerre en Ukraine et s’expriment selon le prisme de leurs intérêts nationaux – frontières, économie, tensions régionales – qu’ils estiment plus ou moins bien pris en compte par l’Occident.
La guerre en Ukraine percuterait-elle donc un monde devenu multipolaire ?
Oui, les Occidentaux se sont leurrés en pensant à un retour de la guerre froide, mais aussi parce qu’ils n’ont pas vu que le monde était devenu multipolaire. Des acteurs moyens, voire petits, ont pris énormément d’autonomie au cours des trente dernières années. Ils accordent la priorité à leurs propres problèmes et non selon une réaction pavlovienne, dans un sens ou dans l’autre, vis-à-vis de l’Occident. Cela ne veut pas dire qu’ils adoptent une attitude anti-occidentale. Je ne vois pas une sorte de rejet de l’Occident à travers le monde. Non. Les dirigeants de tous ces pays ne sont pas bêtes : ils savent que la plus grande puissance militaire au monde reste les Etats-Unis ; ils savent qu’ils ont besoin du marché européen, et parfois des aides européennes. Ils ne sont pas dans une attitude idéologique, mais il y a cette idée que la guerre en Ukraine leur offre une occasion de renégocier leur relation avec l’Occident.
La mémoire de l’interventionnisme américain et occidental en Irak, en Libye et ailleurs ne pèse-t-elle pas aussi dans les attitudes vis-à-vis de la guerre en Ukraine ?
Les Américains disent : « C’était notre politique, ça ne l’est plus. » Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, déclare : « Le regime change [intervention militaire pour renverser un gouvernement] n’est plus notre politique. » Mais on ne peut pas dire à une population : « C’est du passé. » Ça ne fonctionne pas comme ça ! La « mère des politiques » du regime change a été l’intervention en Irak, en 2003. Une guerre injustifiée, entourée de mensonges, qui a détruit l’Irak. Surtout, ses conséquences sont encore très visibles aujourd’hui, en ouvrant les portes de l’Irak à l’influence iranienne, et en changeant le rapport de force entre les communautés irakiennes. Sans compter que des éléments de sa population ont été attirés par des actions ou des groupes terroristes. Pour les Américains, « c’est du passé », mais ce n’est pas du « passé » pour les Irakiens, et ce n’est pas du « passé » pour les voisins de l’Irak. Cela reste un présent de tous les jours. On ne peut pas dire aux peuples : « Oubliez ! »
Pour vous, la rupture, c’est la guerre en Irak ?
Il faut revenir encore un peu plus en arrière. A la fin de la guerre froide, l’Occident s’est posé la question : que faire de la victoire ? John Ikenberry, professeur à Princeton, avait écrit un livre [After Victory, Princeton University Press], le 15 novembre 2000 – moins d’un an avant les attaques du 11-Septembre –, où il formulait trois scénarios. Soit les Etats-Unis s’isolent et retournent s’occuper de leurs affaires intérieures, soit ils exploitent cette victoire en tentant d’obtenir autant de dividendes que possible par l’expansion de l’OTAN, l’encerclement de la Russie, l’engagement de réformes du système économique et politique. Ou alors, ajoutait Ikenberry, on tente de bâtir un ordre constitutionnel mondial.
A ce moment-là, les élites occidentales ont beaucoup hésité. L’historien britannique Tony Judt [1948-2010] a même mis en garde contre le risque d’une « Weimar Russia », c’est-à-dire une Russie minée par le ressentiment, à l’instar de l’Allemagne de Weimar après le traité de Versailles de 1919, vivant dans un sentiment d’humiliation ad vitam æternam.
Mais, pour notre malheur à tous, le gang des néoconservateurs américains est arrivé. Protégés par le vice-président Dick Cheney, qui avait adopté leur vision, ils ont poussé [le président] George W. Bush à entreprendre en Irak ce que Bush père avait sagement évité en 1990, à savoir un changement de régime brutal. Pour eux, cette opération devait refaçonner unilatéralement le Proche-Orient. Il s’agissait aussi d’une grande stratégie encore plus ambitieuse : l’exhibition spectaculaire de la puissance américaine pour dissuader toute autre grande puissance de se hisser à son rang.
Le monde en paye donc encore les conséquences…
Oui, car les Etats-Unis ont inauguré la dérégulation de la force. L’Irak, c’est la boîte de Pandore qu’il ne fallait pas ouvrir. C’est leur réponse à la question posée par Ikenberry sur la victoire : il est possible d’utiliser la force quand on le veut, pour faire ce qu’on veut, même sans aucune légitimité. Quel est le problème ? Quand la plus grande puissance donne le mauvais exemple, quand elle choisit non pas l’ordre constitutionnel mondial mais de pousser au maximum son avantage après sa victoire dans la guerre froide, elle fait forcément des émules. La Russie a attaqué la Géorgie en 2008, puis l’Ukraine, une première fois, en 2014. La Chine a commencé à s’agiter en mer de Chine méridionale et a envoyé ses avions survoler Taïwan. La Turquie s’est engagée en Syrie, puis en Libye. Quant à l’Iran, il a élargi son influence. Ainsi avons-nous assisté, après la dérégulation de l’économie issue de l’idéologie néolibérale, à la dérégulation de la force. Quand on me dit que l’invasion de l’Ukraine était inattendue… Excusez-moi, cela fait vingt ans que le monde souffre de la dérégulation de la force !
Comment sortir de cette situation ?
Le système onusien a été victime de cette dérégulation. Le moment est venu de réfléchir à un ordre mondial, sinon constitutionnel, du moins normatif. Revenons à des normes communes. En politique, il n’est jamais trop tard.
La question de la démocratisation demeure-t-elle pertinente dans ce nouveau contexte ?
Il y a eu plusieurs vagues de démocratisation entre les années 1980 et 2000. Au milieu des années 2000, plus de gens vivaient en démocratie que sous des régimes autoritaires. Puis le mouvement s’est arrêté autour de 2005-2006, avec trois formes de dégradation. Des pays sont devenus capitalistes, sans se démocratiser. D’autres ont connu des coups d’Etat. Enfin, des pouvoirs élus se sont mis à gouverner de manière autoritaire, ce que [le journaliste américain] Fareed Zakaria a nommé les « démocraties illibérales ». Ce dernier modèle s’est répandu comme une traînée de poudre, ces dernières années, avec Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan en Turquie, Viktor Orban en Hongrie, Narendra Modi en Inde… Une des dimensions de la guerre en Ukraine ne relève-t-elle pas de la confrontation entre modèles autoritaire et démocratique ? Cela demanderait alors aux Ukrainiens un gros effort pour devenir une démocratie plus aboutie. Cette crise ukrainienne va-t-elle affecter le déclin démocratique auquel on assiste depuis quinze ans ?
Comment voyez-vous l’issue de la guerre en Ukraine ?
Il y a des guerres dont personne ne sort gagnant. Il se peut que l’Ukraine perde une partie de son indépendance ou un pan de son territoire. La Russie risque de perdre son aura de grande puissance. Quant à l’Occident, il pourrait perdre sa liberté de se concentrer sur le rival chinois. En effet, si cette guerre se termine par une tension permanente entre la Russie et l’Occident, la politique américaine de « pivot vers l’Asie » – lancée par Barack Obama – sera contrariée. Et ça peut servir la Chine. Les Etats-Unis ont-ils la maîtrise de l’agenda ? Sont-ils capables de dire que le cœur du sujet, c’est la relation sino-américaine ? Les « printemps arabes », en 2011, puis la première guerre en Ukraine, en 2014, avaient empêché Washington d’imposer sa priorité. La même difficulté se pose aujourd’hui avec cette seconde guerre d’Ukraine et, peut-être, une nouvelle déflagration au Proche-Orient liée à l’influence iranienne – ce que je n’exclus pas.
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