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Loi sécurité globale : surveillance généralisée des manifestations

jeudi 29 octobre 2020 à 16:43

Le 20 octobre, les députés de la majorité LREM ont déposé une proposition de loi de « sécurité globale ». Elle sera débattue par l’Assemblée nationale le 4 novembre, dans une urgence inouïe que rien ne justifie. Son article 21 veut déréguler l’utilisation des caméras mobiles portées par les forces de l’ordre. Son article 22 veut légaliser la surveillance par drone. Son article 24 veut interdire au public de diffuser l’image de policiers.

Nous exigeons le rejet de ces trois mesures, ne serait-ce qu’en raison de l’atteinte inadmissible qu’elles portent au droit fondamental d’exprimer nos opinions en manifestation. Ce n’est pas la seule critique à faire contre ce texte, mais c’est la critique que nous développerons dans cette première analyse.

L’approche confrontationnelle du maintien de l’ordre

Pour bien comprendre les dangers posés par cette proposition de loi, il faut la resituer dans la pratique générale du maintien de l’ordre en manifestation. Deux approches s’y opposent.

Une première approche « d’accompagnement », telle qu’elle serait enseignée au centre de formation de la gendarmerie ou telle qu’elle existe en Allemagne, en Suède ou en Suisse, se concentre sur la protection des manifestants, le dialogue et la désescalade de la violence.

Une deuxième approche « confrontationnelle », telle qu’elle s’illustre vivement depuis 2015 et telle qu’elle est fermement dénoncée depuis (voir par exemple le rapport du défenseur des droits de 2018), vise avant tout à dissuader la population de participer à des manifestations, que ce soit par épuisement psychologique des participants (pratique de la nasse, blocage ou filtrage des entrées et sorties du parcours, gazage, fouilles au corps, comportements injurieux) ou par des violences physiques (LBD, grenades, charges). Cette seconde approche ne traite plus les manifestantes et les manifestants comme des individus à protéger mais comme des « flux » déshumanisés qu’il s’agit uniquement de canaliser, de dévier, de retenir ou d’écouler.

L’approche « d’accompagnement » est théoriquement compatible avec notre droit fondamental de manifester. Au contraire, l’approche confrontationnelle est frontalement opposée à ce droit, par essence. C’est cette approche que la loi « sécurité globale » tente de renforcer, en donnant à la police trois moyens technologiques nouveaux pour s’y enfoncer davantage.

Surveillance de masse au sol

Une loi de 2016 a autorisé les policiers et les gendarmes à filmer leurs interventions par des « caméra mobiles ». Une condition était toutefois posée : que l’agent portant la caméra ne puisse pas accéder aux images, celles-ci ne pouvant être exploitées qu’a posteriori, lorsqu’un événement particulier survenu pendant l’intervention le justifiait. Cette condition, d’après l’avis de la CNIL, constituait une des « garanties essentielles » capables de rendre le dispositif acceptable.

L’article 21 de la loi « sécurité globale » propose de supprimer cette garantie. Non seulement l’agent pourra accéder aux images qu’il a enregistrées mais, plus grave, les images ne seront plus seulement exploitées à posteriori : elles pourront aussi être « transmises en temps réel au poste de commandement ». Quel est le but de cette transmission en temps réel ? Il ne s’agit manifestement pas d’informer le centre de commandement du déroulé de l’intervention, puisqu’une communication orale y suffit largement depuis des décennies. À notre sens, un des intérêts principaux serait de permettre l’analyse automatisée et en temps réel des images. Pour rappel, la police est autorisée depuis 2012 à utiliser des logiciels de reconnaissance faciale pour identifier une des 8 millions de photos déjà enregistrées dans le fichier de traitement des antécédents judiciaire (TAJ) sur n’importe quelle image dont elle dispose (qu’elle vienne de caméras fixe ou mobile, de vidéo publiée en ligne, etc.)

En manifestation, la reconnaissance faciale en temps réel permettra au centre de commandement de renseigner en direct les agents de terrain sur l’identité des nombreux militants et militantes qu’ils croiseront, déjà fichées à tort ou à raison dans le TAJ, fichier que la police gère seule sans contrôle indépendant effectif. Ce nouvel outil permettra à la police de multiplier certains abus ciblés contre des personnes déjà identifiées : gardes à vue « préventives », accès au cortège empêché, interpellations non-suivies de poursuite, fouilles au corps, confiscation de matériel, comportement injurieux…

Il ne s’agirait pas d’une simple accentuation mais d’un véritable changement de paradigme : actuellement, la police ne peut malmener qu’une poignée de personnes, plutôt célèbres, dont le visage peut être effectivement retenu par les policiers humains. Cette limite cognitive disparaît entièrement avec la reconnaissance faciale en temps réel, qui pourra toucher n’importe quel militant politique ou presque. Cette évolution est parfaitement étrangère à l’approche protectrice du maintien de l’ordre, mais s’inscrit parfaitement dans l’approche confrontationnelle.

Surveillance de masse aérienne

L’article 22 de la loi « sécurité globale » propose d’autoriser une pratique qui s’est répandue en violation de la loi au cours des derniers mois : le déploiement de drones pour surveiller les manifestations (pratique que nous venons d’attaquer à Paris).

Une telle surveillance aérienne est parfaitement inutile dans l’approche non-confrontationnelle du maintien de l’ordre : les drones ne sont pas des outils de dialogue ou d’apaisement mais, au contraire, distancient certains policiers et gendarmes des manifestants, qui ne peuvent même plus les voir. À l’inverse, la surveillance de masse par drones s’inscrit parfaitement dans l’approche confrontationnelle, et ce de deux façons.

En premier lieu, tout comme pour les caméras mobiles, les images captées par drones peuvent être analysées par reconnaissance faciale en temps réel, facilitant les actions ciblées de la police contre des militants préalablement identifiés. La surveillance par drones permet aussi, plus simplement, de suivre à la trace n’importe quel individu « dérangeant » repéré au cours d’une manifestation, afin de diriger les forces aux sols pour le malmener. Mediapart en a récemment donné un exemple saisissant : le témoignage de militantes qui, pour défendre l’hopital public, ont lâché une banderole flottante pendant un discours d’Emmanuel Macron et que la police a interpellées dans un domicile privé en expliquant avoir suivi leur trace par drone – avant de les relâcher après quatre heures, sans qu’elles ne soient poursuivies. Gérard Darmanin l’explique sans gêne dans le nouveau « schéma national du maintien de l’ordre » : les drones « sont utiles tant dans la conduite des opérations que dans la capacité d’identification des fauteurs de troubles ».

En second lieu, à ces attaques ciblées s’ajoute une approche plus collective. Le drone est l’outil idéal pour la gestion de flux déshumanisés propre à l’approche confrontationnelle. La position aérienne donne à voir concrètement ces « flux » et « liquides » que nous sommes devenus. Elle fait clairement apparaître les robinets et les écluses que la police peut actionner pour retenir, dévier ou faire écouler les flux humains : nasses, barricades, filtres, grenades, gaz. La stratégie d’épuisement des foules est bien délicate à mener sans vision d’ensemble, et c’est l’intérêt principal des drones que d’offrir cette vision.

Pire, avec une vision si haute et lointaine, les ordres du centre de commandement ne peuvent qu’être déconnectés des considérations humaines les plus élémentaires : bien souvent, les manifestants et les manifestantes ne sont plus que des points vus du dessus, dont la souffrance et la peur sont imperceptibles. Les conditions idéales sont réunies pour éviter que les donneurs d’ordre ne soient distraits par quelque empathie ou considération morale, pour que plus rien ne retienne la violence illégitime qui dissuadera les manifestants de revenir exercer leurs droits.

Interdiction de documenter l’action de la police

L’article 24 de la loi « sécurité globale » propose d’interdire au public de diffuser « l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police » et lorsque cette diffusion est faite « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Cette dernière précision vise à rassurer, mais ne soyons pas dupes : la police empêche déjà très régulièrement des personnes de la filmer alors qu’elles en ont parfaitement le droit. Cette nouvelle disposition ne pourra que rendre l’opposition de la police encore plus systématique et violente, peu importe le sens exact de la loi. De même, cette disposition sera à coup sûr instrumentalisée par la police pour exiger que les réseaux sociaux, petits ou grands, censurent toute image d’abus policiers, d’autant que le droit français rend ces plateformes responsables des images « manifestement illicites » qu’elles ne censureraient pas après signalement.

Il faut bien comprendre, ici encore, que si le maintien de l’ordre se faisait dans une approche de protection et d’apaisement, cette mesure serait parfaitement inutile. La population ne dénoncerait pas de policiers et n’en diffuserait pas l’image si la stratégie de maintien de l’ordre ne reposait pas sur la violence. Le seul objectif de cette disposition est de permettre à cette violence de perdurer tout en la rendant pratiquement incontestable.

Conclusion

Aucune de ces trois mesures ne serait utile dans une approche non-violente du maintien de l’ordre, dont l’objectif ne consisterait pas à combattre l’exercice légitime d’une liberté fondamentale mais bien de l’accompagner. A fortiori, ces mesures donneraient un pouvoir nouveau, dans un contexte où la contestation contre les violences policières grandit et où se fait criant le besoin de mécanismes démocratiques de contre-pouvoirs et de régulation du maintien de l’ordre.

Ce fourvoiement des députés LREM, avec la complicité du gouvernement et de leurs alliés de circonstance du centre traduit une déconnexion de certain·es parlementaires. Nous demandons à l’Assemblée nationale de supprimer ces articles et d’exiger — c’est aussi son rôle — du ministère de l’intérieur un changement radical de modèle dans le maintien de l’ordre.

Drones en manifestation : La Quadrature contre-attaque

lundi 26 octobre 2020 à 12:06

Nous venons de déposer un nouveau recours devant le tribunal administratif de Paris, en urgence, pour que la préfecture de police cesse sa surveillance par drones des manifestations. Alors que le Conseil d’État était clair en mai dernier et déclarait illégale l’utilisation des drones par la police parisienne, celle-ci fait depuis mine de ne rien voir et continue aujourd’hui de déployer, à chaque manifestation, son arsenal de surveillance par drones. Il est temps d’y mettre fin, à nouveau.

En mai dernier, le Conseil d’État donnait raison à La Quadrature du Net en estimant que la surveillance par drones est interdite pour faire respecter les mesures restrictives du confinement. Bien au-delà de cas particulier, ce sont des principes forts, s’appuyant sur un raisonnement général en matière de droit à la vie privée et de droit à la protection des données personnelles, qui ont été dégagés. Le Conseil d’État a ainsi estimé que l’usage de drones porte une atteinte particulière aux droits et libertés et que, en l’absence d’encadrement réglementaire, leur usage reste interdit.

Cette décision de justice n’a nullement gêné la préfecture de police. Grâce à votre aide précieuse, nous avons pu documenter l’usage policier actuel des drones pour surveiller les manifestations parisiennes tout au long de ces derniers mois et présenter photos et vidéos qui attestent que la police nationale et la gendarmerie utilisent de manière systématique les drones pour surveiller les manifestations.

Pourtant, la surveillance des manifestations est d’autant plus grave qu’il s’agit de moments d’expressions politiques. Comme nous l’analysions en 2019, la surveillance des manifestant·es à l’aide de technologies de reconnaissance faciale est également aujourd’hui déjà possible, depuis 2012. Le gouvernement, par la voix du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, ne se cache d’ailleurs pas que l’objectif de ces drones n’est pas seulement le maintien de l’ordre, mais bel et bien, in fine, d’identifier les personnes qui manifestent. Et le récent « Schéma national du maintien de l’ordre » ne fait que le confirmer.

Notre premier recours contre les drones avait été rendu possible grâce à un article de Mediapart dans lequel la préfecture de police détaillait fièrement son usage des drones. Depuis, cette dernière refuse systématiquement de répondre aux journalistes. Ce silence en dit long sur le malaise du côté de la police qui sait que son activité de surveillance est aujourd’hui purement illégale.

Il est important de relever un autre silence : celui de la CNIL. L’autorité affirmait pourtant en mai, pour sauver les apparences, s’intéresser à la question des drones alors que le Conseil d’État constatait déjà leur illégalité. Aujourd’hui, plus de cinq mois après ce commentaire, rien ne semble bouger du côté de l’autorité chargée de faire respecter le droit en matière de vie privée…

En parallèle, la détermination politique de renforcer le pouvoir de la police est plus que jamais présente : la récente proposition de loi « relative à la sécurité globale » prévoit déjà d’autoriser, de façon extrêmement large, les drones pour surveiller les manifestations et identifier les manifestant·es. Nous reviendrons dessus bientôt, mais espérons déjà qu’une nouvelle victoire devant les juges permettra de freiner le blanc-seing que le groupe LREM à l’Assemblée nationale veut donner à la police, et mettra fin à l’utilisation de ce dispositif de surveillance de masse.

Menace de dissolution du CCIF : une inacceptable atteinte aux libertés associatives et à l’égalité des droits

mercredi 21 octobre 2020 à 12:05

Associations, collectifs, avocat·es, universitaires et membres de la société civile, signataires de ce texte, bouleversé.e.s et choqué.e.s par l’assassinat de Samuel Paty, expriment leur consternation et leur colère à la suite des déclarations du ministre de l’Intérieur, M. Gérald Darmanin, annonçant la volonté du gouvernement de dissoudre plusieurs associations, dont le Collectif Contre l’Islamophobie en France – CCIF, une structure avec laquelle nous collaborons régulièrement.

La contribution du CCIF au débat public sur la question des discriminations est incontestable. Le racisme et la stigmatisation des personnes musulmanes, ou considérées comme telles, est une réalité en France depuis des décennies. S’attaquer à une association de défense des droits de la minorité musulmane met en péril un combat plus que jamais nécessaire dans une société à la cohésion sociale fragilisée.

Le CCIF participe aux démarches inter-associatives de défense et de promotion des libertés et droit fondamentaux, comme c’est le cas dans le cadre du réseau « Anti-terrorisme, droits et libertés » dont il est membre ainsi que plusieurs signataires de ce texte. Le CCIF s’est également associé à plusieurs initiatives de la société civile mettant en garde contre les dérives de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire. Tout aussi légitime et essentielle est l’action que ce collectif mène au plan judiciaire pour lutter contre la banalisation des discours d’incitation à la haine raciale dans le débat public.
La dissolution administrative des associations par décret en Conseil des ministres, mesure qui existe en droit français depuis 1936, ne peut intervenir que lorsque de strictes conditions sont remplies, des conditions que le CCIF ne remplit pas. Sa dissolution s’apparenterait à une attaque politique contre une association dont l’action est essentiellement centrée autour de la lutte contre le racisme subi au quotidien par les musulman-es. L’action du CCIF dérange parce qu’elle révèle, ici et là, la manière dont notre société discrimine les personnes musulmanes. En cela, l’action du CCIF rejoint celle de toutes les associations de lutte contre les discriminations (origine, handicap, genre, orientation sexuelle, pauvreté…) dont l’action tend fatalement à remettre en cause les structures, règles et dispositifs majoritaires à raison des inégalités qu’ils créent.

La stratégie de stigmatisation choisie par le ministre de l’Intérieur est dangereuse puisqu’elle vise des personnes et des associations en raison de leur appartenance religieuse, réelle ou supposée, alors qu’elles n’ont aucun lien avec le terrorisme ou les discours haineux. Cette posture autoritaire bat en brèche des principes essentiels de l’État de droit, qui protègent contre les accusations collectives, les procédures abusives et non fondées sur des faits précis.

La dissolution arbitraire d’associations n’est une manière ni juste, ni efficace de défendre la liberté d’expression ou la sécurité collective. Seuls les fanatiques religieux et l’extrême droite ont quelque chose à gagner à cette dissolution ; l’État de droit a tout à y perdre.

Nous demandons au gouvernement de renoncer à la dissolution du CCIF, de respecter la liberté d’association et la liberté d’expression, inscrites dans la Constitution de notre République.

Signataires :

Associations : Action Droits des musulmans*, APPUII, Collectif « Les citoyens en alerte », La Quadrature du Net*, REAJI, Tous Migrants, VoxPublic*

Avocat.es : Me Asif Arif, Me Nabil Boudi*, Me Emmanuel Daoud*, Me Adelaïde Jacquin*, Me Jérôme Karsenti*, Me Raphaël Kempf*, Me Myriame Matari, Me Lucie Simon*, Me Stephen Suffern, Me Flor Tercero*

Universitaires : Marie-Laure Basilien-Gainche (Univ. Jean Moulin Lyon 3, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France)*, Vanessa Codaccioni (Univ. Paris 8)*, Stéphanie Hennette-Vauchez (Univ. Paris Nanterre)*, Olga Mamoudy (Univ. Valenciennes)*, Sébastien Milleville (Univ. Grenoble-Alpes) Stéphanie Renard (Univ. Bretagne Sud), Julien Talpin (CNRS)

* = membres du Réseau antiterrorisme, droits et libertés.

Dossier : Faire d’Internet un monde meilleur

dimanche 18 octobre 2020 à 10:00

L’an dernier, l’association Ritimo a proposé à La Quadrature du Net de rédiger un dossier de fond sur un sujet de notre choix. Le dossier complet est déjà disponible sur le site de Ritimo. De notre côté, nous allons publier progressivement chacun des articles du dossier dans les semaines à venir. On commence ici avec l’introduction.

Au commencement, Internet était un espace d’expérimentation sans chef, nous étions libres de nous déplacer, de nous exprimer, d’inventer et de créer. Dans les années 2000, la sphère marchande s’est mise à y prendre de plus en plus de place. La publicité s’y est développée et s’est présentée comme un moyen de financer des services en ligne. Grâce aux données sur les utilisateurs de ces services, les méthodes de ciblage publicitaire ont évolué et ont séduit de plus en plus d’annonceurs. Ce nouveau marché de la publicité en ligne était bien trop obnubilé par sa rentabilité pour se préoccuper des droits des personnes vivantes derrière ces données.

Dans le même temps, Internet restait un espace d’expression et prenait de plus en plus de place dans la société. Les États se sont inquiétés de cet espace grandissant sur lequel ils n’exerçaient pas un contrôle assez fort et ont commencé à chercher à mettre en place des mesures pour surveiller et réguler Internet. Lutte contre le partage d’œuvres couvertes par le droit d’auteur, lutte contre le terrorisme, la pédopornographie, les fausses informations, la « haine »… Tout est devenu prétexte à surveiller et à censurer ce qui circule sur Internet. Finalement, les technologies qui semblaient si émancipatrices à leurs débuts se sont trouvées être un parfait allié de la surveillance d’État. L’apprentissage statistique, cette méthode utilisée par l’industrie publicitaire consistant à rassembler de très grandes quantités de données pour établir des corrélations et cibler les personnes susceptibles d’être réceptives à une publicité, devient un outil fabuleux pour repérer des comportement inhabituels dans une foule par exemple.

C’est ainsi que pour des motivations bien différentes, les États et les grosses entreprises du numérique ont trouvé dans les technologies développées ces vingt dernières années les leviers nécessaires pour augmenter leur emprise sur leurs citoyens ou leurs clients.

Le présent dossier proposé par La Quadrature du Net s’intéresse dans un premier temps aux mécanismes qui motivent les États et les entreprises à surveiller, censurer, voire manipuler la population. Les premiers articles détaillent l’impact de ces réductions de libertés, sur la société et sur les personnes, d’un point de vue politique et philosophique. Ils décrivent la mise en silo de la société à différents niveaux : de l’enfermement imposé par les géants du numérique à la stérilisation de nos rues et espaces publics imposée par l’accroissement de la surveillance.

Pour lutter contre cette mise sous surveillance de nos vies, La Quadrature entend remettre en question les réflexes de solutionnisme technologique vers lesquels les décideurs politiques tendent de plus en plus sans réflexions préalables. Pour construire un Internet plus respectueux des libertés, La Quadrature développe des alternatives politiques et présente les initiatives existantes. Construire cet Internet libre et émancipateur demande de remettre en question certains principes qui ont été imposés par les géants du web : des espaces clos, des règles pour limiter et contrôler le partage de la connaissance et de la création, etc.

C’est à ces perspectives optimistes qu’est consacrée la deuxième partie de ce dossier. Elle se veut aussi être un appel à imaginer cet « autre monde »…

Le Sénat autorise Darmanin à nous surveiller en violation du droit européen

jeudi 15 octobre 2020 à 12:28

Hier, sur demande du ministère de l’Intérieur, le Sénat a autorisé les services de renseignement à conserver leurs « boites noires », alors même que ces dispositifs venaient d’être dénoncées par la Cour de justice de l’Union européenne.

Introduites par la loi de renseignement de 2015, les « boites noires » sont des dispositifs analysant de façon automatisée l’ensemble des communications circulant sur un point du réseau de télécommunication afin, soi-disant, de « révéler des menaces terroristes ». Cette surveillance de masse n’avait été initialement permise qu’à titre expérimental jusqu’à la fin de l’année 2018. Cette expérimentation avait été prolongée jusqu’à la fin de l’année 2020 par la loi antiterroriste de 2017.

Voyant la fin d’année arriver, le ministère de l’intérieur a souhaité prolonger ses pouvoirs d’encore un an, par un projet de loi déposé le 17 juin dernier et que nous dénoncions déjà (le texte prolonge aussi les mesures de l’état d’urgence intégrées dans le droit commun par la loi SILT de 2017). Le 21 juillet, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi, et c’était au tour du Sénat de se prononcer.

Le 6 octobre, entre temps, un évènement majeur est intervenu et aurait dû entrainer la disparition immédiate de ce texte. La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la loi renseignement et nous a donné raison sur de nombreux points, notamment sur les boites noires.

La Cour a constaté que, en droit français, une « telle analyse automatisée s’applique de manière globale à l’ensemble des personnes faisant usage des moyens de communications électroniques » et que « les données faisant l’objet de l’analyse automatisée sont susceptibles de révéler la nature des informations consultées en ligne » (le gouvernement ayant avoué au cours de l’instruction que les boites noires analysent l’URL des sites visités). D’après la Cour, cette « ingérence particulièrement grave » ne saurait être admise qu’à titre exceptionnel « face à une menace grave pour la sécurité nationale qui s’avère réelle et actuelle ou prévisible », « pendant une période strictement limitée ». Enfin, les boites noires doivent faire « l’objet d’un contrôle effectif soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante, dont la décision est dotée d’un effet contraignant ».

Les exigences de la Cour sont beaucoup moins strictes que celles que nous espérions obtenir en allant devant elle – nous voulions l’interdiction pure et simple de toute surveillance de masse. Il n’empêche que ses exigences sont bien plus strictes que celles du droit français. L’article L851-3 du code de la sécurité intérieur autorise les boites noires de façon générale et par principe, sans être conditionnée à la moindre « menace réelle et actuelle » – menace qu’on ne saurait identifier aujourd’hui, d’ailleurs. Le droit français n’encadre ces mesures dans aucune « période strictement limitée » mais les autorise au contraire depuis cinq ans de façon ininterrompue. Enfin, le contrôle des boites noires a été confié à la CNCTR qui, en droit, n’a aucun pouvoir contraignant.

Le droit français viole clairement le droit européen. La Cour de justice l’a déclaré sans ambigüité. En réaction, les sénateurs auraient dû refuser immédiatement et automatiquement la prolongation demandée par le ministère de l’intérieur. Ses boites noires sont illégales et, s’il tient vraiment à les maintenir, il n’a qu’à corriger sa loi.

Qu’on fait les sénateurs ? Ils ont prolongé les boites noires pour une année entière au lieu des sept mois votés par l’Assemblée (sur les dispositifs de la loi SILT, les sénateurs ont carrément décidé de les pérenniser sans débat). Sinon, rien. Les pleins pouvoir ont été reconduits dans les mains de Darmanin. Tant pis pour l’État de droit.

Le texte, examiné en lecture accélérée, va maintenant passer en commission mixte paritaire où l’Assemblée et le Sénat chercheront un compromis – qui ne s’annonce pas vraiment en faveur de nos libertés. Ensuite, tel que le ministre de l’intérieur l’a rappelé au Sénat, il proposera bientôt une nouvelle loi renseignement qui, entre autres choses, entend bien autoriser de façon pérenne les boites noires. La bataille sera ardue : commençons là dès maintenant.