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Neutralité du Net : l'ORECE dans la bonne direction, ne relâchons pas la pression

vendredi 30 septembre 2016 à 12:37

Paris, 30 septembre 2016 — La neutralité du Net est un des enjeux centraux de l'exercice des droits fondamentaux dans l'espace numérique. Trop souvent vue comme une simple question technique ou commerciale, elle porte cependant sur les moyens d'exercice concret du droit à la liberté d'expression, du droit à l'information, donc de la façon dont la société se construit et se pense; mais également de gros enjeux industriels et commerciaux et d'accès au marché numérique. La Quadrature du Net a suivi cette question depuis son arrivée dans les débats européens en 2009, essayant de défendre une définition et une inscription dans la législation européenne d'une neutralité du Net stricte, protectrice des utilisateurs et porteuse de garanties et d'opportunités de développement d'un espace numérique sain. Alors que la publication des lignes directrices de l'ORECE1 pour l'application du Règlement sur les télécommunications adopté en octobre 2015 viennent d'être publiées, il est temps de revenir sur ces nombreuses années de campagne, et de présenter les prochains combats et enjeux, essentiels pour les droits fondamentaux.

La Quadrature du Net a défendu, dès 2009 et les premières annonces de travaux européens sur la neutralité du Net, une approche de la question résolument tournée vers les questions de droits fondamentaux : sécuriser la neutralité du Net, c'est défendre l'accès de tous à tout le réseau Internet, c'est permettre de recevoir et d'émettre de l'information avec les mêmes conditions pour tous, c'est donc garantir les conditions techniques d'un exercice libre et équitable de la liberté d'expression et d'information.

Cela n'allait pas de soi : dès que le sujet a commencé à être présent dans les discours des opérateurs Télécoms et des grandes entreprises numériques, tout a été fait pour que l'on envisage la neutralité du Net uniquement sous l'angle du financement du trafic Internet et non comme un enjeu majeur d'équilibre du réseau, qui détermine par conséquent la qualité d'accès et de circulation de l'information et des services pour l'ensemble des utilisateurs.

Raconter par le menu l'histoire de la bataille pour la neutralité du Net serait sans doute un peu fastidieux, même si particulièrement révélateur des processus décisionnels européens et nationaux, du poids du lobbying, de la force des industries, mais aussi des atouts et des victoires des militants et citoyens qui se sont engagés, sur le long terme, dans l'action en défense des principes fondateurs de l'Internet. Pour La Quadrature du Net, cela a signifié une montée en compétences très importante sur les plans technologiques, juridiques et institutionnels des différents salariés, stagiaires, membres du conseil d'orientation et bénévoles qui se sont impliqués au long de plus de 6 années dans cette bataille. C'est aussi l'expérience des institutions européennes, de la force de conviction d'une poignée de défenseurs déterminés des libertés, du pari de la participation citoyenne au processus législatif, de la création d'outils de campagne originaux et adaptés aux actions de La Quadrature, de la création et de la défense d'un discours clair et exigeant pour l'ensemble des internautes, et de la création de liens forts et de coalitions avec d'autres organisations européennes ou internationales sensibles aussi aux enjeux de la neutralité du Net pour les droits fondamentaux.

Au fur et à mesure des années, le dossier de la neutralité du Net a oscillé entre espoir et douche froide. En 2009, après les propositions d'amendement de l'opérateur américain AT&T visant à légaliser les pratiques de gestion de trafic discriminatoire, La Quadrature avait été la première association européenne a s'y opposer. En dépit d'un réel effort d'information des élus et des citoyens sur ce sujet complexe, nous n'étions alors pas parvenu à contraindre le Parlement et les États membres à inscrire dans le Paquet Télécom alors en cours de révision une disposition protégeant ce principe. Néanmoins, la Commission européenne s'était engagée à l'issue du processus législatif à étudier le sujet et à intervenir s'il en établissait le besoin (voir l'annexe 2 au communiqué de novembre 2009 saluant l'adoption du Paquet Télécom).

S'ensuivirent près de quatre années de louvoiements divers et variés. Alors qu'en France, l'Arcep et certains parlementaires montaient en compétence à force de colloques, d'auditions et de rapports consacrés au sujet, la Commission européenne — et en particulier Neelie Kroes, chargée de l'Agenda numérique — faisait le dos rond. En 2011, face au refus persistant des autorités européennes de prendre conscience de l'ampleur du problème, La Quadrature fut à initiative du projet RespectMyNet, une plateforme permettant aux internautes européens de documenter les atteintes à la neutralité du Net.

Malgré les rapports parlementaires appelant à l'adoption d'une législation en la matière, Neelie Kroes s'y refusait. Pire, entre 2011 et 2013, elle ne cessa de s'afficher toujours plus proche des positions défendues par les grands opérateurs télécoms européens, lesquels embrayaient un nouveau cycle de concentration dans le secteur. Dans ce contexte, Neelie Kroes prit la société civile de cours en annonçant, à l'été 2013, son projet de règlement sur les télécommunications, qui, bien que présenté comme un outil de défense de la neutralité du Net, reprenait en fait très clairement les propositions des géants des télécommunications. Depuis trois ans, un consortium de grands industriels de télécoms et d'université venait alors de « démontrer » - à grands renforts de financements provenant de l'Union européenne - que la seule voie possible pour l'avenir consistait en une priorisation du trafic sur Internet afin de financer la modernisation du réseau--, ignorant bien entendu les arguments des partisans de la neutralité du Net.

L'équilibre du projet de Neelie Kroes était le suivant :

Le Parlement européen s'est ensuite emparé du texte en débutant de façon désastreuse par le choix de Pilar del Castillo Vera (PPE, ES) comme rapporteur, qui s'est empressée de suivre la voie tracée par la Commission européenne et des télécoms.

Voici en novembre 2013 le tableau noir de la neutralité du Net qui a conduit quelques organisations citoyennes dont La Quadrature du Net à s'organiser autour de la campagne SaveTheInternet.eu. Et c'est à l'issue de quelques mois de négociations houleuses que le Parlement a voté in extremis le 3 avril 2014 un texte très favorable à la neutralité du Net, une grande victoire, mais précaire, pour la coalition SaveTheInternet.eu et la poignée de parlementaires qui ont dès le début cherché à défendre les droits et libertés.

Précaire, car le Conseil de l'Union européenne, en charge de transmettre ensuite sa position sur le texte, s'avère moins sensible aux voix citoyennes qu'au pouvoir des grosses entreprises de télécommunications avec lesquels les États membres entretiennent souvent des relations incestueuses. Et il a fallu maintenir pendant près d'un an et demi la pression sur le Parlement européen pour obtenir en octobre 2015 un vote sur un texte ambigu et qui laissait une grosse marge d'interprétation pour l'ORECE, en charge dans un délai de neuf mois de définir les lignes directrices d'application du règlement.

Après une consultation qui a recueilli près de 500 000 réponses provenant de particuliers, d'associations et de professionnels des télécoms, l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques a ainsi publié et présenté publiquement le 30 août dernier ses lignes directrices, précisant notamment les principes retenus pour coordonner la mise en application d'un Internet ouvert. L'ORECE a joué son rôle en restant ferme face aux industries des télécoms et en encadrant notamment certaines pratiques qui avaient été pointées du doigt par la coalition SaveTheInternet.eu, comme les services spécialisés et les mesures de gestion de trafic. En outre, si le « zero rating » n'est pas nommément interdit, l'interprétation des lignes directrices ne devraient pas permettre de mettre en pratique ce type d'offres.

Quelques limites importantes sont notamment à noter, concernant les offres commerciales des opérateurs, pourtant susceptibles pour certaines de limiter drastiquement la liberté d'accès à l'information et la liberté d'expression. Ces offres restent dans une zone de gris et seront à évaluer au cas par cas par les autorités de régulation nationales (ARN, l'ARCEP en France), le temps que les régulateurs européens se coordonnent et élaborent une forme de jurisprudence dans le temps, au fil de leurs contrôles.

D'autre part, dans notre réponse commune avec la Fédération FDN à la consultation [Lien], nous avons soulevé quelques points malheureusement non pris en compte par l'ORECE :

Cela étant, le résultat obtenu reste clairement favorable aux droits des utilisateurs d'Internet, et en tant que tel a été dénoncé dès sa publication par les industries des télécoms qui y voient des contraintes insupportables. En ce sens, l'adoption des lignes directrices sur la neutralité du Net par l'ORECE est une victoire pour les défenseurs de la neutralité du Net. Le principe du contrôle de l'utilisateur sur ses communications et le rôle d'intermédiaire technique de l'opérateur est, grosso modo, consacré en droit.

Après plus de sept années passées à tenter de faire inscrire la neutralité du Net dans la législation européenne, La Quadrature du Net ne peut que constater, soulagée, que les pires menaces ont été repoussées, et que les plus graves pratiques de blocage ou de ralentissements de certains flux, encore observées il y a quelques années, sont largement sur le déclin.

Pour autant, nous devrons rester extrêmement vigilants lors de la mise en application concrète du règlement et à l'activité future des régulateurs européens. La Commission européenne vient d'annoncer une codification du droit européen des télécoms qui pourrait s'accompagner d'une remise en cause des quelques avancées législatives obtenues ces dernières années. Les opérateurs télécoms, lancés dans des stratégie de convergence avec les grands groupes médias, sont des acteurs politiques extrêmement influents qui continueront à mener bataille pour renforcer leur contrôle des réseaux et de l'économie numérique. Plus que jamais, l'implication des citoyens européens dans le contrôle de l'effectivité des mesures adoptées doit se faire au quotidien, afin que les régulateurs sachent et sentent qu'ils ont derrière eux des utilisateurs attentifs et attachés au principe d'un Internet libre, ouvert et neutre. Des outils comme RespectMyNet.eu, qui servent à recenser les cas d'atteinte à la neutralité du Net, seront maintenus et développés dans la durée pour permettre aux citoyens de jouer leur rôle dans la protection de la neutralité du Net.

Respect My Net

Directive terrorisme : Le Parlement européen cède lâchement aux sirènes sécuritaires !

mercredi 28 septembre 2016 à 11:35

Paris, le 28 septembre 2016 — Le Parlement européen étudie depuis plusieurs mois une directive destinée à mettre à jour les textes européens sur la lutte contre le terrorisme. Après un vote en commission LIBE, la directive a été envoyée immédiatement en trilogue, réduisant ainsi, avec l'accord des députés, les capacités de débat démocratique sur un sujet pourtant sensible pour les droits fondamentaux.
Aujourd'hui, mercredi 28 septembre doit avoir lieu le troisième trilogue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l'Union européenne. Face à l'impasse organisée par les institutions européennes, La Quadrature du Net revient sur les manquements et les dangers de ce texte.

Monika Hohlmeier
Monika Hohlmeier, rapporteure du texte.

Le texte initial, basé sur un rapport parlementaire de Rachida Dati (PPE - FR) catastrophique pour les libertés d'expression et d'information, et pour la vie privée (interdiction de Tor, de VPN, responsabilité accrues des hébergeurs et des plateformes), a été finalisé très, sans doute trop rapidement par la Commission européenne pour répondre aux pressions de la France, suite aux attentats de Paris en novembre 2015.

Nous espérions que le Parlement européen, et notamment la commission LIBE, connue pour ses positions les plus favorables aux libertés civiles, résisterait aux pressions de la rapporteure Monika Hohlmeier, qui n'a eu de cesse de renforcer dans le texte de la directive les mesures floues et dangereuses. Mais de résistance il n'y a pas eu, et les députés ont voté presque unanimement un texte rédigé trop rapidement, sans étude d'impact permettant d'en mesurer l'effet sur les libertés. Même les rapporteurs des groupes Verts, ALDE et S&D, parfois massivement soutenus par leurs groupes politiques respectifs, ont accepté ce texte sans véritablement pousser à l'amender. Non contents de leur démission législative, ils ont aussi voté un mandat à la rapporteur pour négocier directement le texte avec le Conseil de l'Union européenne et de la Commission, sans que l'ensemble du Parlement n'ait pu se prononcer dessus.

Si nombre des aberrations présentes dans le rapport Dati ont été retirées car impossibles à mettre en œuvre, la directive terrorisme reste un texte disproportionné, voté dans la précipitation et sans réelle prise en considération de son impact à moyen et long terme sur les droits fondamentaux, et sans efficacité concrète pour la lutte antiterroriste, au moins pour les mesures concernant Internet.

Nos visites aux Membres du Parlement européen, nos appels, nos emails, nos communiqués de presse n'ont reçu que la même réponse laconique, la même que celle donnée par les députés et sénateurs français lors de l'adoption de la loi Renseignement ; une réponse qui n'attend que des mesures de façade face à un problème complexe qui demande une réelle réflexion. Même Eva Joly (Verts - FR) ou Caterina Chinnici (S&D - IT) issues de groupes politiques généralement plus critiques face aux décisions hâtives et dangereuses ont cédé à la pression du PPE et de la France et tentent naïvement de « sauver les meubles ». Et lorsque des dissensions existent au sein d'un groupe, comme au sein du groupe libéral ALDE où des députés sont fermement opposés à la censure et à la surveillance, le rapporteur fictif, Petr Jezek (ALDE - CZ) n'en tient pas compte et adoube ainsi les positions dangereuses de la rapporteure principale.

Rapporteurs de la Directive Terrorisme
Eva Joly (Verts - FR), Caterina Chinnici (S&D - IT) et Petr Jezek (ALDE - CZ)

Comme la France avant lui, le Parlement européen préfère jouer la politique de l'autruche et céder à des basses stratégies électoralistes. Pourtant fiers de leur indépendance, les eurodéputés s'inclinent face aux sirènes sécuritaires des États membres pourtant peu enclins à la protection des droits fondamentaux.

La Quadrature du Net regrette profondément ce virage sécuritaire du Parlement européen, qui incapable de faire face à son manque de légitimité au sein de la population, se voit forcé de marcher sur les plate-bandes de gouvernements nationaux en adoptant des mesures de façade.

Face à la surdité manifeste des députés européens ainsi que des représentations nationales, La Quadrature du Net a décidé de ne plus gaspiller ses forces et de concentrer son énergie sur d'autres terrains et sur d'autres sujets tout aussi brûlants comme le chiffrement, la directive ePrivacy, le paquet télécom, la réforme du droit d'auteur.

La Quadrature du Net appelle les députés de la commission LIBE du Parlement européen ainsi que tous les députés lors de la plénière à refuser ce texte dangereux !

Nous l'avons écrit lors de l'adoption de la loi Renseignement et nous le répétons : nous continuerons le combat contre cette loi intrusive et toutes celles qui suivront partout où nous le pourrons, en particulier devant les institutions et juridictions européennes. Puisque nous en sommes en est arrivés là, nous aiderons les citoyens à se protéger contre la surveillance quelle qu'elle soit.

Directive ePrivacy: La Commission doit s'engager sur la confidentialité des communications

mercredi 21 septembre 2016 à 15:39

Paris, le 21 septembre 2016 — La Commission européenne doit proposer cet automne un texte remplaçant l'ancienne directive de 2002 sur la vie privée dans l'environnement numérique, appelée « directive e-Privacy ». Ce projet de directive fait suite à la consultation publique lancée par la Commission en avril 2016, à laquelle La Quadrature a pris part. Alors que depuis des mois, l'industrie des télécoms, les GAFA et les États membres mènent d'intenses campagnes de lobbying contre ce texte fondamental, la Commission doit résister à ces pressions et prendre pleinement en compte les propositions d'associations citoyennes afin de produire une législation respectueuse des droits fondamentaux, et notamment du droit au chiffrement.

Monsieur le Commissaire Oettinger,
Monsieur le Vice-Président Ansip,
Mesdames et Messieurs de la Direction Générale CONNECT,

La publication par la Commission des premiers résultats de la consultation sur la révision de la directive e-Privacy a confirmé une fracture déjà bien consommée entre société civile et industrie. Sur les questions de l'élargissement du champ d'application de la directive aux fournisseurs de services en ligne (services dits "over the top", ou OTT)1 , des cookies, ainsi que du type de consentement requis lors d'un traitement de données personnelles, le constat est univoque : les réponses des individus, des associations et des autorités de protection des données s'opposent radicalement aux réponses des entreprises.

Il est frappant de constater que même sur la question de l'intégration des OTT dans le champ de la directive, l'opposition entre ces services par contournement (OTT) et les opérateurs est complètement factice. Les coalitions créées par les opérateurs et les OTT montrent que les opérateurs traditionnels des telecoms ont bien compris qu'il était inutile de s'opposer au développement des applications et plus généralement à des géants comme Google, Facebook et Microsoft. Pour les opérateurs, il semble préférable de conquérir de nouveaux marchés et commencer eux-même à fournir des services par contournement. Ainsi, bien qu'opposés en apparence (ou dans leurs réponses officielles à la consultation), ces acteurs défendent main dans la main la pure et simple suppression de la directive en l'accusant de tuer l'innovation, la compétitivité et les ambitions de l'UE en matière d'économie numérique.

Ces campagnes ne sont que la face visible de l'iceberg que représente le lobbying déployé contre ce texte crucial pour le droit à la vie privée des citoyens européens. Lorqu'on regarde en détails les rendez-vous effectués par vos services, Messieurs Oettinger et Ansip, il apparait que les 10 organismes les plus régulièrement rencontrés sont tous des grandes entreprises: Google, Deutsche Telekom, Microsoft, Telefonica ainsi que les lobbies DIGITALEUROPE et BUSINESSEUROPE arrivent en tête du classement.

Par ailleurs la pression des États est elle aussi très forte et ce notamment concernant le droit des particuliers à sécuriser leurs communications. En témoignent les déclarations répétées des responsables politiques français ainsi que la déclaration conjointe de Thomas de Maizière et Bernard Cazeneuve sur la « cybersécurité », le 23 août 2016. Très clairement, la révision de la directive ePrivacy constitue pour eux une occasion unique de remettre en cause le droit au chiffrement sous couvert de lutte antiterroriste.

Face à ces multiples pressions, la Commission doit tenir le cap en défendant un nouvel acte législatif ambitieux. Ce texte doit à la fois protéger notre droit au chiffrement, en l'inscrivant explicitement dans les articles concernant la confidentialité des communications mais également faire peser de façon égale les obligations sur toutes les entreprises et ce, tout en limitant les dérogations laissées aux États membres. C'est un équilibre subtile qui doit être préservé afin que la directive ePrivacy continue d'agir comme un rempart pour les droits fondamentaux dans l'environnement numérique, dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de justice.

    La Quadrature du Net apelle donc la Commission à :
  • rester impartiale dans l'élaboration de sa proposition en diversifiant ses sources d'expertise;
  • défendre le droit des Européens à la confidentialité des communications à travers la reconnaissance du droit au chiffrement de bout en bout, en inscrivant dans la directive l'obligation pour les États membres de protéger ce droit et la distribution des outils qui le permettent ;
  • rendre les dispositions sur les cookies cohérentes avec le Règlement général en affirmant l'impossibilié d'obliger un utilisateur à « payer » avec ses données personnelles pour accéder à un service ;
  • ne pas oublier que plus de 90% des individus, des associations citoyennes et des autorités de protection des données personnelles ayant répondu à la consultation sont en faveur d'un régime basé sur le consentement préalable pour les appels à des fins de prospection directe. Ces réponses reflètent, chez les utilisateurs, une tendance générale à la réappropriation de leurs données personnelles. L'intérêt général est l'unique direction à prendre pour la Commission.

La Quadrature du Net

  • 1. Les OTT (over-the-top content) sont des fournisseurs de services audio, vidéo, de messagerie qui, à la différence des opérateurs télécoms, n'ont pas la maîtrise des réseaux auquels sont connectés leurs utilisateurs, comme par exemple Whatsapp, Skype ou Viber.

Statut du lien hypertexte : décision (hyper) décevante de la CJUE

jeudi 8 septembre 2016 à 16:47

Paris, le 8 septembre 2016 — La Cour de Justice de l'Union Européenne a rendu aujourd'hui une décision importante concernant le statut juridique des liens hypertexte, éléments essentiels du fonctionnement du web. Elle a hélas choisi de s'écarter des conclusions de l'avocat général, en considérant que poster un lien vers un contenu illégalement mis en ligne pouvait, dans certaines circonstances, constituer en soi une infraction au droit d'auteur. Cette jurisprudence contribue à fragiliser les liens hypertexte et le fonctionnement même du web, à un moment où la Commission européenne cherche elle aussi à remettre en question la liberté de lier.

copyright

Établir un lien hypertexte vers des photographies postées illégalement sur Internet constitue-t-il une infraction au droit d'auteur ? C'est en substance la question à laquelle la CJUE devait répondre dans cette affaire impliquant un site de presse aux Pays-Bas.

Le statut du lien hypertexte est longtemps resté incertain, car il ne constitue en lui-même ni une reproduction, ni une représentation, les deux actes auquel s'applique traditionnellement le droit d'auteur. Dans un arrêt Svensson rendu en 2014, la CJUE avait déjà eu l'occasion d'assimiler un lien hypertexte vers une œuvre protégée à une « communication au public », notion floue et équivoque contenue dans la directive de 2001 sur le droit d'auteur, qui portait déjà un risque d'extension du champ d'application du droit d'auteur.

Cependant, la Cour avait alors fortement limité la portée de sa décision en considérant que lorsqu'un lien hypertexte est établi vers une oeuvre mise en ligne avec l'accord de l'auteur, il n'y a pas de communication à un « nouveau public » et aucune autorisation supplémentaire n'était à demander. Ce faisant, la CJUE avait préservé la liberté de lier, sans laquelle le fonctionnement même du web serait compromis.

Mais sa décision laissait entière la question de savoir si faire un lien vers une œuvre postée sans l'autorisation de l'auteur (donc illégalement) constituait cette fois un acte de contrefaçon. L'avocat général Melchior Whatelet avait recommandé en avril dernier que ce ne soit pas le cas. Il estimait notamment que si les internautes courraient le risque d'être accusés de violation du droit d'auteur pour de simples liens hypertexte, les libertés d'expression et de communication risquaient d'être fortement entravées. En cela, il rejoignait des positions que défend la Quadrature du Net depuis plusieurs années, considérant que la liberté d'établir des liens devait être complète au nom de la légitimité de la référence.

Ce n'est hélas pas cette orientation que la Cour a retenue. Reprenant la logique de la décision Svensson, elle estime que l'établissement d'un lien hypertexte vers une oeuvre mise en ligne illicitement peut constituer un acte de communication au public, nécessitant l'accord préalable des titulaires de droits. Elle ajoute deux critères qui vont permettre de discrimer selon les situations :

Or ces deux critères vont créer une situation d'insécurité juridique préoccupante, en raison de leur caractère flou et indéterminé. Il existe de nombreuses situations où il est très difficile, pour un particulier, mais aussi pour un professionnel, de savoir si une oeuvre a été mise en ligne légalement ou non. Pour les sites professionnels, les règles posées par la CJUE seront problématiques et obligeront à des vérifications complexes, sachant par ailleurs qu'il peut être entièrement légitime pour un site d'information de pointer, par le biais d'un lien, vers un contenu illicite. Par ailleurs, savoir déterminer ce qui relève d'un but lucratif ou non sur Internet peut s'avérer très compliqué. Un blog affichant un simple bandeau publicitaire peut être considéré comme poursuivant un but lucratif et se retrouver soumis à un fort risque d'engagement de sa responsabilité.

L'introduction de la distinction « lucratif/non-lucratif » pour déterminer si un acte constitue ou non une contrefaçon n'est cependant pas inintéressante. La Quadrature du Net propose en effet depuis longtemps que le partage non-marchand entre individus soit légalisé. Mais la CJUE appplique ici ce critère aux simples liens hypertexte et non au partage des oeuvres. Et elle utilise un critère beaucoup plus flou que celui que la Quadrature propose pour délimiter la sphère du partage non-marchand.

La seule conclusion positive qu'il est possible de tirer de cet arrêt est que des systèmes de sanction automatisée (du type de ceux utilisés à propos des contenus, robocopyright etc.) ne pourront vraisemblablement pas être mis en place dans ce cadre, puisque la nécessité de vérification au cas par cas empêche toute systématisation de la sanction.

En conclusion, la CJUE prend la responsabilité avec sa décision de fragiliser une des briques de base du fonctionnement du web, en créant de fortes sources d'incertitude pour toute personne qui cherchera à établir un lien hypertexte, et notamment les acteurs professionnels. C'est d'autant plus regrettable que plusieurs États-membres, comme l'Allemagne, l'Espagne ou la France, ont déjà adopté des législations qui s'en prennent indirectement aux liens hypertexte à propos de l'indexation des contenus de presse ou des images par les moteurs de recherche. Et la Commission semble décidée à généraliser un tel système en créant un nouveau droit voisin au bénéfice des éditeurs de presse dans la prochaine directive sur le droit d'auteur.

Face à ces dérives, la Quadrature du Net réaffirme ce qu'elle écrivait déjà en 2012 à propos de l'impératif de protéger les liens hypertexte : « Internet se caractérise avant tout par la possibilité de rendre accessible à travers un lien tout contenu publié lorsqu'on connaît son URL. Cette possibilité est l'équivalent contemporain de la possibilité de référencer un contenu publié. Le fait de référencer à travers des liens des contenus accessibles est une condition primordiale de la liberté d'expression et de communication. »

Sur Facebook, les militant·e·s antiracistes victimes de censure

lundi 5 septembre 2016 à 18:17

Paris, 5 septembre 2016 — La Quadrature du Net publie ici une tribune de Félix Tréguer, co-fondateur et membre du Conseil d'orientation stratégique de La Quadrature du Net.

Sihame Assbague est l'une des têtes de proue des « antiracistes politiques », qui donnent un peu d'air frais à la lutte contre les discriminations, contre les violences policières ou contre le sexisme. Fin juin, Facebook lui signifie le retrait d'une publication intitulée « guide post-attentat », dont l'entreprise estime qu'elle est contraire à ses conditions d'utilisation :

Sihame Assbague Censure Facebook

Sans doute signalé comme « illicite » par de nombreux·ses utilisateur·rice·s hostiles aux propos de Sihame, les sous-traitant·e·s du géant californien en charge d'appliquer sa politique de censure décident alors de suspendre son compte pour 24 heures. Aucune information n'est donnée pour préciser lequel des « standards de la communauté Facebook » aurait ainsi été enfreint.

Le 11 juillet, rebelote pour cette analyse critique du traitement médiatique des meurtres de masse aux États-Unis :

Sihame Assbague Censure Facebook

Cette fois, outre le retrait du contenu, la sanction sera une suspension de son compte pendant 72 heures.

L'été allait réserver d'autres surprises. Fin juillet, c'est au tour de Marwan Muhammad, statisticien et militant du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), d'en faire les frais.

Censure Marwan Muhammad

Puis, il y a deux semaines, Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à Londres, est à son tour suspendu durant cinq jours pour avoir, à l'occasion de l'absurde polémique autour du burkini, défendu le droit des femmes à s'habiller comme elles l'entendent. Ce dernier a par la suite indiqué avoir eu des échanges avec un employé de Facebook aux États-Unis, qui lui aurait expliqué que son compte avait été désactivé car de « nombreuses personnes en avaient fait la demande »...

Comment en est-on arrivé là ?

On avait connu la censure pour atteinte au bonnes mœurs, avec l'interdiction de la diffusion des œuvres de grand·e·s peintres, de représentations de tétons, de la pilosité féminine, ou encore les robocopyrights déployés au nom du droit d'auteur. Mais pour le mouvement antiraciste, les plateformes Internet étaient jusqu'à ce jour restées des espaces de relative liberté d'expression. Et vu l'accent mis à renforcer la censure privée, notamment dans le cadre des politiques antiterroristes, le risque est réel de voir les choses empirer.

En 2013, le collectif NumNow avait proposé d'inscrire dans le code pénal des dispositions générales réprimant le fait de porter atteinte à la liberté d'expression, reprenant une proposition défendue dès 1999 par Laurent Chemla. Cette mesure permettrait notamment d'éviter que les conditions d'utilisation des plateformes comme Facebook – qui bénéficient par ailleurs de protections spéciales du fait de leur statut de simple « intermédiaire technique » – ne servent à mettre à mal la liberté d'expression de leurs utilisateur·rice·s. Qu'ils ne se fassent pas juges à la place du juge, en imposant des règles contractuelles restreignant la liberté d'expression en-deçà de ce que réprime la loi de 1881 sur la liberté de la presse1. Couplé au recueil systématique des signalements de contenus illicites par les services de police, au renforcement des moyens policiers et judiciaires et à une procédure de « notice-and-notice » ouvrant la voie à des retraits de contenu à l'amiable, un tel dispositif permettrait de concilier la liberté d'expression avec la répression efficace de ses abus, dans le respect de l'État de droit2.

Mais soyons lucides : dans le contexte actuel, une telle proposition n'a pas grand espoir d'exister. À longueur de discours et de lois, les responsables politiques nous expliquent que les garanties élémentaires contenues dans la loi de 1881 sur la presse – et notamment la protection judiciaire de la liberté d'expression – sont trop généreuses pour trouver à s'appliquer sur Internet. L'option privilégiée est celle de la construction de partenariats public-privés en matière de censure afin de coutourner l'autorité judiciaire.

Le bilan désastreux du gouvernement

En 2004, lors de l'adoption de la Loi pour la Confiance dans l'Économie Numérique (LCEN), le Conseil constitutionnel faisait pourtant cet avertissement : « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste »3. Mais ces dernières années, l'État n'a eu de cesse de déléguer la censure de nouvelles infractions aux grandes firmes de l'Internet, avec le soutien de certaines associations de lutte contre les discriminations. Homophobie, sexisme, handiphobie, apologie de la violence, de la prostitution ou du terrorisme sont ainsi venus s'ajouter aux crimes contre l'humanité, à la pédopornographie et au négationnisme dans la longue liste des infractions dont la répression est privatisée4.

Dans le même temps, la loi de novembre 2014 sur le terrorisme a sorti le délit d'apologie du terrorisme de la loi de 1881 pour faire sauter les garanties procédurales que cette « grande loi » de la République offre à celles et ceux qui s'expriment (ce qui explique notamment les comparutions immédiates et les peines de prison ferme, suite aux attentats de janvier 2015, pour des propos à la dangerosité plus que contestable, et qui ont valu à la France les remontrances d'un organe du Conseil des droits de l'Homme de l'ONU). Le gouvernement a aussi étendu le blocage policier de la pédopornographie à l'apologie du terrorisme (mesure dangereuse et qui « ne sert à rien » dans la lutte contre le terrorisme).

En 2015, l'instrumentalisation politicienne des attentats a conduit à trois évolutions majeures pour les libertés publiques sur Internet. L'adoption de la loi sur le renseignement, tout d'abord, qui valide et normalise sous le sceau du secret les exactions passées et permet à l'État de tenter d’évacuer l'essentiel des controverses post-Snowden (encore élargie après l'attentat de Nice). L'état d'urgence ensuite, et les perquisitions informatiques sauvages pratiquées en son nom. Enfin, l'extra-judiciarisation de la censure de la propagande terroriste. L'an dernier Bernard Cazeneuve annonçait ainsi la création d'un partenariat en la matière entre le ministère de l'Intérieur et les entreprises de la Sillicon Valley. Dans le même temps au niveau européen, Europol a développé à l'abri de tout réel contrôle démocratique ses liens avec l'oligopole numérique, tandis qu'une directive européenne sur la lutte antiterroriste en cours d'examen, non contente d'encourager le blocage administratif de sites Internet, vient consacrer ces évolutions en appelant à une coopération renforcée entre acteurs privés et services de police.

La censure privée prend aujourd'hui une telle ampleur que les grandes entreprises délèguent à leur tour ces tâches à des prestataires au Maroc ou en Inde, dont les « modérateur·rice·s » ultra-précarisé·e·s ne sont nullement formé·e·s au droit des régions dans lesquelles ils et elles interviennent. Ces censeur·e·s à la chaîne s'appuient sur des algorithmes censés repérer la propagande terroriste, lesquels sont appelés à jouer un rôle croissant avec pour but d'automatiser les retraits de contenus.

Peu à peu, la protection judiciaire de la liberté d'expression est donc battue en brèche au profit d'une alliance entre des services de police surchargés, des sous-traitant·e·s étranger·e·s et des filtres automatiques. Sans que l'on sache bien ni pourquoi ni comment, Sihame Assbague et de nombreux·ses autres internautes en ont donc fait les frais, alors que les propos visés étaient non seulement extrêmement salutaires, mais en plus tout-à-fait licites…

L'antiracisme à l'heure de l'antiterrorisme

Ces dérives sont d'autant plus graves que dans l'espace public dominant les antiracistes politiques sont souvent stigmatisé·e·s. Laurent Joffrin, directeur de publication de Libération, leur contestait encore récemment le droit de s'associer sur la base d'une identité partagée. Au gouvernement, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Najat Vallaud-Belkacem et avec eux beaucoup d'autres hommes et femmes politiques, ont osé affirmé qu'ils et elles « confort[ai]ent une vision racialiste et raciste de la société », ou qu'ils et elles étaient « partisans de tous les communautarismes ». Comme si la dénonciation du racisme – dont des organismes aussi subversifs que l'ONU, le Conseil de l'Europe ou Amnesty International se font les relais – faisait de ces militant·e·s les allié·e·s objectifs du terrorisme et des inégalités structurelles.

Sur les réseaux sociaux, ces mêmes militant·e·s font régulièrement l'objet de menaces et d’intimidations en tout genre. Ce fut encore le cas suite à l'attentat de Nice, où certain·e·s reprochaient sur Twitter à Sihame Assbague d'« avoir le sang de (…) Français sur les mains ». À l'image de celles et ceux qui, aux États-Unis, ont osé accuser le mouvement Black Lives Matter d'être responsable des meurtres de policiers au Texas et en Louisiane, certain·e·s en France n'hésitent pas à reprocher à ces militant·e·s de faire le jeu des terroristes en « radicalisant » une partie de la jeunesse, tout simplement parce qu'ils et elles l'invitent à faire valoir ses droits.

Même une associations antiraciste plus ancienne comme la LICRA -- par ailleurs l'une des associations anti-discriminations les plus actives pour demander l'extension de la censure privée sur Internet -- n'a pas hésité à comparer ces activistes au Ku Klux Klan suite à l'organisation d'un séminaire militant réservé aux victimes du racisme.

Les formes de censures dont ces militant·e·s font l'objet, alors que la parole raciste la plus décomplexée peut se faire jour dans les discours dominants, tend évidemment à conforter, si ce n'est à démontrer, la réalité des inégalités qu'ils dénoncent. Or, comme le rappellaient récemment le militant des droits humains Yasser Louati (ici), ou le politologue Jean-François Bayart (), ce sont plutôt celles et ceux de nos politicien·ne·s et éditocrates qui se livrent à la surenchère sécuritaire et raciste qui font le jeu des terroristes.

Favorisées par la démission intellectuelle des élites politiques ou médiatiques et par la montée du mythe du choc des civilisations (le second découlant largement du premier), les lois sécuritaires s'empilent depuis des années. Manifestement inefficaces, elles font cependant sentir leurs effets délétères sur des franges de la société identifiées comme de culture musulmane ou issues de l'immigration et déjà victimes de discriminations structurelles. Le racisme dont ces groupes sont victimes n'est évidemment pas en soi de nature à les pousser à l'action violente. Pour autant, il tend à renforcer la capacité de la propagande terroriste à faire système en présentant les sociétés occidentales - et notamment la France - comme incapables par nature de leur offrir une place de citoyen de plein droit et des perspectives d'avenir.

En face, les néo-fascistes de l'ultradroite préparent aussi le pire. Les dirigeants des services de renseignement prêchent dans le désert pour alerter contre la menace, présentée comme « inéluctable », de voir ces groupuscules faire déferler leur haine sur une partie de nos concitoyen·ne·s, pointant l'insuffisance des moyens alloués à leur suivi. Le tout dans un contexte où les digues continuent de tomber dans le discours politique, avec la complicité passive de nombreuses rédactions.

Contre la haine, pour la liberté d'expression

Dans ce contexte, le discours porté par les antiracistes politiques a une importance cruciale. Même si l'on peut bien sûr être en désaccord avec certaines analyses ou certains modes d'action, il contribue le plus souvent à déconstruire les raisonnements simplistes sur le choc des civilisations, dont les néo-conservateur·rice·s comme les terroristes font leur miel depuis 2001. Il nous rappelle justement que les grilles de lecture culturalistes, islamophobes ou simplement étroitement sécuritaires auxquelles donnent lieu les meurtres de masse valident les délires paranoïaques des marchand·e·s de haine. Il aide à rendre visible les expériences quotidiennes de celles et ceux placé·e·s entre le marteau du terrorisme islamiste et l'enclume xénophobe.

Les publications de Sihame Assbague, Marwan Muhammad ou Philippe Marlière censurées par Facebook visaient justemment à dénoncer le racisme latent dans la réponse politique et médiatique faite aux attentats. Chacun a évidemment le droit de critiquer ces analyses (ou même considérer que tenter d'expliquer ces réponses politico-médiatiques serait déjà un peu les excuser…), mais de là à nier leur légitimité et plus encore à les censurer, il y a un fossé qu'une société démocratique ne devrait pas franchir.

Alors certes, il existe d'autres canaux d'expression que Facebook sur Internet5. Mais les effets de réseaux sont puissants. Ils assurent la domination des grandes plateformes et leur maîtrise de pans entiers de l'espace public. Un tel magistère n'est pas tolérable s'il ne s'accompagne pas d'obligations minimales visant à garantir la liberté d'expression.

Ces épisodes de censure privée peuvent également sembler être des cas isolés, un épiphénomène qui ne justifierait pas qu'on s'en inquiète. Mais même si l'on ne bénéficie d'aucune information transparente s'agissant des retraits de contenus décidés pas ces entreprises, d'autres cas symptomatiques ont fait surface ces derniers mois. Le journaliste de RFI David Thomson, spécialiste du djihadisme, a par exemple écopé de nombreuses censures et punitions en tout genre sur Facebook (suspension du compte, interdiction d'envoyer des messages privés pendant plusieurs jours), pour des publications qui avaient directement trait à son activité journalistique.

Surtout, compte tenu des politiques actuelles, il y a fort à parier que ces dérives iront croissantes. Or, ni l'antiterrorisme ni la lutte contre les discriminations ne justifient qu'on se dispense de l'État de droit. La liberté d'expression est aussi précieuse à la démocratie qu'elle est fragile. À l'heure où l'on censure celles et ceux dont le débat public a pourtant grand besoin, on mesure un peu mieux les effets antidémocratiques de l'état d'exception qui gagne Internet.