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Directive Terrorisme : Le Parlement européen contre nos libertés

mercredi 1 juin 2016 à 16:21

Paris, le 1er juin 2016 — Loin des feux de l'actualité françaises et européennes, un projet de directive sur le terrorisme est en cours de discussion au Parlement européen et sera voté par la commission LIBE le 15 juin prochain. Cette directive, destinée à encadrer les politiques et législations antiterroristes européennes présentes et futures, est cruciale pour l'exercice des droits fondamentaux des européens.

Or les discussions et négociations politiques actuelles laissent craindre un fiasco généralisé des libertés et un alignement par le pire des mesures attentatoires aux droits, notamment concernant Internet, par la censure et la surveillance. Les eurodéputés doivent redresser la barre et renforcer les garanties apportées aux citoyens européens.

Le projet de directive sur le terrorisme a été présenté en décembre 2015 par la Commission européenne. Il visait initialement à apporter des définitions communes et un cadre harmonisé pour faciliter la coopération entre pays sur la lutte antiterroriste, le financement du terrorisme et l'aide aux victimes. Peu à peu, sous l'égide de la rapporteure Monika Hohlmeier (PPE - DE1 ), et avec le soutien ou la pression des gouvernements (notamment français), le texte se durcit au Parlement européen et s'achemine vers un texte-chapeau pour l'ensemble de l'Union européenne où la lutte antiterroriste reprendra ce que La Quadrature du Net dénonce depuis plus de deux ans en France : censure de sites Internet, attaques contre le chiffrement et le droit à la vie privée, surveillance électronique lourde et absence de garanties pour les droits fondamentaux.

Où en est actuellement la discussion de ce texte au Parlement européen ?

Le texte sera voté par la Commission Libertés publiques (LIBE) le 15 juin prochain. Ce vote est crucial, c'est là que la forme quasi définitive du texte se décidera. Les amendements actuellement discutés sont donc à scruter quasi quotidiennement pour pouvoir repérer là où les dispositions s'améliorent ou s'aggravent. Les rapports de force sont mauvais pour les défenseurs des libertés :

La situation est donc fragile : sous la pression morale et médiatique du risque terroriste, sous la pression des gouvernements (dont la France en particulier) qui veulent faire couvrir leurs législations existantes par cette directive, le texte s'apprête à créer une sorte de parapluie législatif trop large et trop peu protecteur, ciblant encore et toujours Internet et les droits fondamentaux.

Quelles sont les mesures visées par La Quadrature du Net dans ce projet de directive ?

La Quadrature du Net s'est penchée spécifiquement sur les amendements de compromis2 actuellement débattus qui touchent aux droits fondamentaux sur Internet et dans les communications électroniques. Ce n'est donc pas l'intégralité de la directive.

Sur l'atteinte à la liberté d'expression

L'amendement de compromis 6 (considérant 7a et article 14a) a pour objectif de mettre en place « toute mesure nécessaire » pour retirer ou bloquer l'accès aux pages incitant publiquement à la commission d'actes terroristes. Il ouvre explicitement l'accès au blocage de site Internet, qui porte lourdement atteinte à la liberté d'expression et au droit à l'information, sans pour autant être réellement efficace dans la lutte contre la propagande terroriste, comme l'expérience française nous le montre depuis sa mise en place il y a 18 mois.

Le texte de l'amendement ne prévoit aucune garantie de recours judiciaire ni d'encadrement de cette censure par un juge judiciaire, ce qui rapproche le texte européen du cadre législatif français et entraînera les autres pays européens, sommés de mettre en place ces mesures, dans les mêmes travers que la France : censure opaque, garanties inexistantes, résultats négligeables.

Non contents d'encourager ce type de censure pour toute l'Europe alors qu'elle est aujourd'hui une exception française, les eurodéputés proposent en outre de rendre pénalement responsables les entreprises qui ne coopéreraient pas dans le cadre de la suppression de contenu et du blocage de sites Internet3. Les dernières rédactions du texte demandant simplement aux sites internet de retirer tout contenu « à la demande », sans aucune garantie, sous peine d'être attaqués. C'est une démolition en règle de tout le fragile équilibre de la responsabilité des contenus en ligne et des droits fondamentaux4.

Sur le chiffrement et les preuves électroniques

L'amendement de compromis 10 instituant un considérant 15b traite de la coopération entre les États membres, Eurojust et Europol pour rassembler, partager et rendre recevable les preuves électroniques5, c'est à dire qu'elle s'attache aux investigations et à la surveillance exercée sur les réseaux. Or le texte est beaucoup trop flou. Si la coopération entre États ne peut qu'être encouragée, le texte actuel est trop vague. Les amendements déposés par la rapporteure au début de l'examen du texte citaient explicitement Tor, les VPN et autres outils de protection de la vie privée comme des obstacles aux investigations. Si ces outils ne sont plus aujourd'hui explicitement mentionnés, cela laisse augurer de dispositions futures inquiétantes. Au minimum, il faudrait accompagner ces dispositions d'une définition claire du droit au respect de la vie privée et du droit au secret des communications électroniques, réaffirmant le droit au chiffrement, le droit à l'anonymat et le droit d'utiliser des pseudonymes (voir la proposition de La Quadrature du Net sur la surveillance).

Sur les notions d'aide et de complicité

L'amendement de compromis 4 traite de l'aide et de la complicité à la commission d'infractions terroristes. Le considérant 11 et l'article 16 en particulier ne sont pas suffisamment clairs sur la notion d'intention, laissant la porte ouverte à des interprétations très larges. Le fait de savoir que des outils - et en particulier des outils de chiffrement - peuvent être utilisés par des terroristes ne peut suffir à rendre complices ceux qui conçoivent et distribuent ces outils. Il est absolument nécessaire de faire en sorte que la notion de complicité soit clairement définie, et implique que la personne complice ait l'intention d'aider les personnes directement à l'origine d'une infraction. Qu'en sera-t-il sinon de la personne qui mettrait en place un système de discussion en ligne chiffré à la disposition de tous ? Comment serait envisagée la responsabilité d'un service comme Tor ?

La Quadrature du Net regrette l'escalade de propositions validant les principes de censure de sites Internet et la généralisation sans garde-fou de mesures de surveillance extrêmement intrusives dans cette directive. Par nature, ce texte a vocation à servir de cadre et d'objectif à l'ensemble des pays de l'Union européenne. Il devrait donc être strictement encadrant et empêcher toute dérive et toute escalade de surveillance contraire aux droits fondamentaux qui forment le socle de valeurs de l'Union européenne. « Il est indispensable que les eurodéputés de la Commission LIBE restreignent l'appétit sécuritaire de la rapporteure Hohlmeier et résistent aux desiderata des pays déjà engagés dans cette spirale, comme la France, qui cherchent ainsi à faire valider leurs stratégies dangereuses » déclare Agnès de Cornulier, coordinatrice de l'analyse juridique de La Quadrature du Net.

Lire notre analyse du texte de la directive sur notre wiki.

Suivre les amendements de compromis sur notre wiki.

[NextInpact] Devant la Cour de cassation, la liberté de la presse peut l’emporter sur le droit à l’oubli

mardi 31 mai 2016 à 18:55

[NextInpact] Devant la Cour de cassation, la liberté de la presse peut l’emporter sur le droit à l’oubli

Deux frères mécontents de retrouver leur nom dans les archives du site de nos confrères Les Échos ont vainement exigé l’effacement de ces traces personnelles. La Cour de cassation a rejeté leur pourvoi, estimant que leur demande était trop attentatoire à la liberté de la presse [...].

Cet équilibre subtil entre liberté de la presse et droit d’opposition s’est donc fait ici au profit de la première [...].

Dans tous les cas, les juges européens ont rappelé aussi que « des raisons particulières justifiant un intérêt prépondérant du public à avoir, dans le cadre d’une telle recherche, accès à ces informations » peuvent restreindre le droit d’opposition des individus [...].

http://www.nextinpact.com/news/100059-devant-cour-cassation-liberte-pres...

Sale (prin)temps pour les libertés

vendredi 27 mai 2016 à 14:55

Paris, le 27 mai 2016 — La Quadrature du Net publie ici un communiqué du Syndicat de la magistrature, du Syndicat des Avocats de France, de La Quadrature du Net, du Cecil et de Creis-Terminal, membres de l'Observatoire des libertés et du numérique (OLN).

Sale (prin)temps pour les libertés. Une troisième prorogation de l’état d’urgence a été adoptée le 19 mai sans vrai débat, comme par fatalisme, au nom de la sécurisation de l’Euro de football et du Tour de France. Parallèlement, la loi sur la réforme pénale et la lutte antiterroriste votée en mai introduit dans le droit de nombreuses prérogatives de l'état d'urgence, installant les principes de l'état d'urgence permanent et de la régression des droits.

L’expérience d’un semestre sous cet état d’exception aurait dû finir de convaincre les élus que l'état d'urgence est tout aussi inutile à la lutte contre le terrorisme – qui nécessite en réalité de minutieuses enquêtes judiciaires sur ces réseaux criminels – que dangereux pour les libertés. Les chiffres parlent pourtant d’eux-mêmes : fondées sur des vagues suspicions, et des dénonciations conduisant à confondre pratiques religieuses strictes et action criminelle, les perquisitions et les assignations ordonnées en nombre – près de 4 000 pour les perquisitions - n’ont accouché que de six enquêtes proprement anti-terroristes. Signe du danger que fait peser l'état d'urgence sur nos libertés, les perquisitions informatiques ont été censurées par le conseil constitutionnel, sans pour autant que l'ensemble de l'édifice juridique de l'état d'urgence ne soit remis en cause profondément par des parlementaires mis sous pression par le gouvernement au nom du risque terroriste.

Stigmatisant nos concitoyens musulmans d’un côté, ces outils servent de l’autre à museler les expressions politiques, de la COP 21 à la mobilisation contre le projet de loi de travail, par des interdictions de manifestations, des assignations à résidence ou des interdictions de paraître à l’encontre de militants. Les – de moins en moins – rares annulations contentieuses ne suffisent pas à garantir nos libertés, ne serait-ce que parce qu'elles interviennent après coup. Ce dont notre démocratie a besoin, c’est de la levée de l’état d’urgence.

Présentée par le gouvernement de Manuel Valls comme une condition de sortie de l'état d'urgence, la loi de réforme pénale et contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement vient d'être adoptée au Parlement. L'apnée sécuritaire se poursuit.

Cinquième texte anti-terroriste du quinquennat, cette loi introduit dans le droit commun des mécanismes directement inspirés de l’état d’urgence. Assignation administrative à résidence, extension des fouilles de bagage sans motif individualisé, retenue administrative de quatre heures sur des bases floues : l’exécutif et les services de police voient gonfler leurs pouvoirs, sans contrôle réel. La loi amplifie toujours plus le champ des techniques pénales de surveillance (IMSI catcher, captations de données, sonorisation…) dans un cadre procédural où le contrôle s’amoindrit et où le juge d’instruction est marginalisé.

La persistance paye : la réclusion criminelle à perpétuité incompressible, la surveillance et la fouille systématique des personnes détenues, l’intégration de l’administration pénitentiaire dans la communauté du renseignement aux pouvoirs exorbitants et la création du délit de consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme ont finalement été votés. Repoussées pour certaines à de nombreuses reprises, ces dispositions nourrissent un arsenal antiterroriste qui inquiète jusqu’aux autorités onusiennes. Des alertes majeures et répétées que le gouvernement s’obstine à ignorer.

L’espace numérique continue à être l’objet d’atteintes aux droits fondamentaux : les dispositions de cette loi étendent les techniques intrusives confiées aux services de renseignement et votées en 2015 dans le domaine de la police judiciaire sans contrôle suffisant au regard de l'impact sur la vie privée de l'ensemble des citoyens dont les données personnelles et les communications privées seront prises dans la nasse de la surveillance policière.

Les organisations signataires continueront à se mobiliser pour dénoncer cette dérive massive de nos législations, qui sapent les fondements de notre démocratie au motif de la défendre.

La diffusion de la télévision linéaire comme service géré

vendredi 20 mai 2016 à 13:53

Paris, le 24 mai 2016 — La Quadrature du Net publie ici un article de Benjamin Bayart, membre du Comité d'Orientation Stratégique de La Quadrature du Net. Cet article a été rédigé au nom de la Fédération FDN et a d'abord été publié ici.

Dans les exceptions à la neutralité du Net, il y a les services gérés. Le consensus actuel est que la télévision linéaire (celle de papa, avec de la pub entre et dans les émissions, par opposition à la télévision de rattrapage qui se fait en ligne, avec de la pub partout aussi et du flash) est forcément un service géré. Ce consensus s'appuie beaucoup plus sur des pratiques actuelles et sur des choix techniques douteux que sur une réalité intangible.

On ne démontrera pas ici que les pratiques actuelles peuvent être changées facilement dès la semaine prochaine, et que donc dès demain matin le régulateur doit intervenir. Mais que ces pratiques peuvent être revues. Et qu'elles ne le seront pas sans effort de la part des pouvoirs publics, soit sur la régulation, soit sur la législation.

Nous n'avons pas spécialement espoir que le régulateur prenne sur le sujet une position ambitieuse. Rien que pour des raisons stratégiques et politiques, c'est peu probable. Reste que cette évolution est souhaitable, et que nous souhaitons donc poser cette base comme un objectif de moyen terme, pour qu'au moins le régulateur puisse le citer comme objectif à atteindre dans quelques années, même s'il n'est pas imposé tout de suite.

Rappels

Les discussions sur la neutralité du net commencent à dater un peu, déjà 7 ans depuis le symposium international organisé par l'ARCEP sur le sujet. Le fruit législatif de tout ça, c'est un règlement européen qui a été adopté fin 2015, et qui commence tout doucement à s'appliquer. Le terme « neutralité du Net » en a été retiré, remplacé par « accès ouvert à Internet ». Ce sont les régulateurs nationaux des télécoms (donc en France l'ARCEP) qui sont chargés de faire en sorte que cet accès ouvert ait lieu. La neutralité du Net est vue par l'ARCEP comme un des moyens d'arriver à cet accès ouvert à Internet.

Quand le principe de la neutralité du Net a commencé à s'imposer, les opérateurs ont essayé d'y échapper en créant la notion de service spécialisé, aussi appelés services gérés : des services qui demandent une qualité particulière sur le réseau et sont donc en-dehors du champ de la neutralité du net. Il y en a deux classiques en France, la télévision et le téléphone. Pour ces deux services, quand ils sont vendus dans le cadre d'un abonnement unique via une box, il y a une priorisation du trafic : sitôt qu'on allume le décodeur télé, de la bande passante est consommée en priorité par ces flux et ça se ressent sur l'accès à Internet, surtout en ADSL (en fibre ça ne se sent pas, en câble les techniques sont vraiment différentes).

Plusieurs angles d'analyse s'opposent et se complètent pour essayer de caractériser ce qui est un service géré, et parmi les services gérés ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas.

Notre angle habituel (côté Fédération FDN et Quadrature du Net) est qu'un service géré qui est équivalent, fonctionnellement, à un service disponible en ligne est une entrave à la libre concurrence : l'opérateur privilégie son propre service (ou celui de son partenaire, c'est égal) en lui offrant une jolie priorisation sur le réseau, contre les services de ses concurrents disponibles en ligne.

Un angle habituel des opérateurs est la nécessité de la priorisation : le service de vidéo demande une priorisation pour que les vidéos soient fluides même quand bittorrent tourne en tâche de fond. Mais il est difficile d'expliquer que c'est vrai pour les vidéos payantes des opérateurs (sur le service de VOD de leur offre télé, par exemple) alors que la priorisation n'est pas disponible pour les vidéos payantes de YouTube (si, si, il y en a, on peut louer des films sur YouTube).

Un angle nouveau proposé par les opérateurs est de comparer l'état du réseau selon que le service est géré ou qu'il ne l'est pas, toutes choses étant égales par ailleurs. Si le réseau est dramatiquement plus chargé, ou mis en danger, ou rendu moins efficace, bref, s'il y a un dommage sur le réseau, c'est qu'il faut que ce soit un service géré. Cet argument a été avancé par quelqu'un pendant la réunion qui s'est tenu le 11 mai au matin dans les locaux de l'ARCEP 1 et je m'y suis opposé sur des bases techniques. Opposition légère, et rapide, de principe, je n'avais pas le temps d'expliquer.

Sur le fond, l'argument est bon. Si un service en passant de géré à normal crée des dommages sérieux sur le réseau, alors il devrait être géré. Reste que ce n'est pas le cas de la télé.

Le cas de la vidéo à la demande est enfantin

Pour la vidéo à la demande, l'analyse est simple. Pas de vraie différence sur le réseau entre la vidéo diffusée par la plateforme de vidéo à la demande (VOD) de l'opérateur et celle diffusée pas un acteur externe, Netflix ou YouTube par exemple. Donc, ce n'est pas défendable.

L'utilisateur final a payé son accès au réseau, sous la forme d'un abonnement. Il paye le visionnage de la vidéo à la plateforme de vidéo. Si le réseau marche mieux pour une plateforme que pour une autre, c'est un abus de position dominante, et une atteinte très claire au principe d'accès à un réseau ouvert.

Le stress imposé sur le réseau par le visionnage d'une vidéo à la demande, que ce soit sur un site Web, ou au travers du décodeur télé sur la plateforme de l'opérateur, est de la même nature. Il ne diffère qu'en fonction de la vidéo (haute résolution ou pas), et par la source du trafic (un point A du réseau au lieu d'un point B du réseau), pas par la nature de la charge induite par le visionnage lui-même. Sur ce service là, l'argument « dommage sur le réseau » n'est donc pas opérant. En fait, aucun argument ne sera opérant. La priorisation du trafic VOD en favorisant la plateforme de l'opérateur doit être considéré comme une violation du règlement européen.

Le simple fait que l'opérateur privilégie son offre en prévoyant un câblage spécifique sur la box est un problème. La prise où on branche le décodeur télé est un accès spécial au réseau, cet accès passe par des voies privilégiées pour que les flux télé et VOD soient priorisés. Les flux de VOD de toutes les offres du marché, quel que soit le fournisseur, devraient passer par cet accès priorisé. La priorisation du trafic n'est pas en elle-même un problème. C'est le fait que cette priorisation se fasse « pour une seule plateforme » qui est un problème. En fait, savoir si la priorisation a lieu pour les offres de VOD de l'opérateur, ou d'un opérateur concurrent, ou de Netflix, ou de Télé Bocal, devrait être automatique et non-discriminant. Ou au choix de l'utilisateur final. Mais pas au choix de l'opérateur.

Fonctionnement de la diffusion de la télévision linéaire en IP

Techniquement, la télévision linéaire est diffusée en multicast2. C'est un cas intéressant, tout le monde voit le même flux, à la même seconde, la même image en même temps. L'idée est que, quel que soit le nombre de téléspectateurs, on ne va transporter les informations qu'une seule fois. Et pour obtenir cet effet, on utilise du multicast.

Le principe de l'unicast est simple : un serveur a le flux à sa disposition, chaque personne qui veut regarder demande à recevoir le flux, et ce flux lui est envoyé. Si 100 personnes veulent voir le flux, alors il est émis 100 fois depuis le serveur de départ, et transporté 100 fois sur le réseau. Sur le dernier brin du réseau, celui qui va chez moi, il n'est transporté qu'une fois (pour moi), sur les grands axes du réseau il est transporté plusieurs fois. Quand on regarde le direct d'une chaîne de télé sur son site web, c'est ce qui se produit. Si un million de personnes regardent en direct, il faut envoyer le flux un million de fois en simultané.

Le principe du multicast est radicalement différent. Le réseau sait que c'est un flux (de quoi, il s'en fiche, c'est un flux). Quand je veux regarder une chaîne donnée, mon décodeur télé envoie un message au routeur juste au-dessus dans le réseau disant « Je veux recevoir le flux de Télé Bocal ». Si le routeur reçoit déjà le flux en question (mon voisin regarde déjà cette chaîne) alors il copie le flux vers moi et c'est fait. Sinon, il propage la demande au routeur suivant, jusqu'à remonter au serveur qui émet le flux. L'effet sur le brin du réseau qui va chez moi est assez faible. On a mis en œuvre un protocole de routage plus complexe, mais il y a bien un seul exemplaire du flux qui arrive chez moi, comme avant, comme en unicast. En revanche, sur les grands axes du réseau, un seul exemplaire du flux est transporté. Cet exemplaire sera dupliqué à chaque point de connexion, pour aller vers les zones où quelqu'un regarde la chaîne, et seulement ces zones-là.

Du coup, en effet, si on remplace la diffusion de la télévision linéaire en multicast par des flux web en unicast, on crée un stress considérable sur le réseau, les grands axes du réseau se retrouvent avec le même flux en plusieurs millions d'exemplaires, au lieu d'un exemplaire unique. Mais... ce n'est pas la priorisation, ou un changement de priorisation, qui produit cet effet. Ce n'est pas de rendre prioritaire les flux des bouquets télé autres que celui de l'opérateur qui produit cet effet. Ce qui produit cet effet, c'est qu'on a changé de technologie. On est passé d'une diffusion multicast à une diffusion unicast.

Si on reste sur la même technologie, à savoir multicast... Mais, peut-on rester sur la même technologie ? Globalement, la réponse simple est oui. Oui. Un émetteur de flux multicast est défini par une adresse IP et un numéro de port. Une seule adresse IP multicast peut donc émettre des dizaines de milliers de flux différents. Et il existe des milliers d'adresses IP identifiées comme multicast. Et je ne parle là que d'IPv4, en IPv6, il y en a beaucoup plus. Pour le moment, entre les grands opérateurs d'Internet, les flux multicast ne sont pas routés. Sur les points d'échange, on ne fait pas passer ces flux là. Si on voulait le faire, on déstabiliserait ces points d'échange3. Mais le concept de point d'interconnexion multicast entre deux réseaux est un concept raisonnable, qui ne demande pas des équipements nouveaux, mais simplement des équipements actuels et un effort de configuration.

À tel point que certains opérateurs, de petite taille, commencent à fournir ce type de plateforme d'interconnexion multicast, pour aider d'autres petits opérateurs à diffuser des flux de télévision. C'est donc faisable. Pas encore à grande échelle, mais uniquement parce que les grands acteurs du secteur ne veulent pas le faire.

DSM, Geoblocking

Quelle est donc la configuration du réseau que nous proposons, et quel serait son effet ?

Nous proposons qu'il y ait des points d'interconnexion multicast sur le réseau IP européen, comme il y a des points d'interconnexion pour les flux unicast. Certaines interconnexions sont payantes, d'autres sont gratuites, sur les mêmes bases. Chaque émetteur de flux télé vient se connecter sur un de ces points (via son fournisseur d'accès à Internet) et dispose d'une adresse IP multicast. France Télévision a une de ces adresses, le groupe Canal+ aussi, Télé Bocal aussi, etc.

Quand le décodeur télé d'un abonné demande à regarder une chaîne... hé bien il se passe la même chose qu'à l'heure actuelle, une demande de souscription IGMP4 circule sur le réseau vers l'adresse IP qui émet le flux, et chaque routeur sur le trajet se met à gérer son exemplaire du flux, et à dupliquer vers les personnes qui le souhaitent. En clair, sur la théorie, on ne change rien.

Sauf que tout d'un coup, tous les abonnés de tous les FAIs de toute l'Europe ont accès à toutes les chaînes de télévisions de tous les bouquets de tous les pays.

Oh, et les chaînes payantes ? C'est assez simple. Soit le contrôle d'accès à ces chaînes payantes est fait sur le réseau, et alors il continue d'être fait sur le réseau : le routeur qui est au bout de ma ligne n'accepte ma demande de recevoir un flux que si j'ai l'abonnement qui correspond. Soit le contrôle est fait par le terminal : le flux est chiffré, et mon décodeur télé ne pourra déchiffrer le flux que si j'ai l'abonnement correspondant. Il y aurait sans doute des efforts à faire pour généraliser le contrôle d'accès par le réseau, mais j'y reviendrai.

Mais sur le principe, je peux depuis Paris souscrire aux chaînes de cinéma diffusées par les grands bouquets polonais, ou tchèques, ou espagnols.

En ce moment, la Commission européenne fait des grands moulinets avec les bras sur les histoires de geoblocking5 et sur le Digital Single Market6. Ils luttent contre le fait que des plateformes acceptent de diffuser des flux aux abonnés français mais refusent ces diffusions aux abonnés allemands ou américains. Ce qui fait que les copains en séjour aux USA, quand ils veulent regarder un peu de télé franchouillarde, passent par des VPNs pour être vus comme venant de France. C'est stérile. C'est débile. C'est la main invisible du marché.

Notre idée d'un réseau multicast ouvert et public, routé comme il devrait l'être$$Ce que nous proposons là n'est pas une chimère ou un pur fantasme de théoricien qui n'a jamais touché un routeur. Ce réseau a existé par le passé, sous une forme expérimentale, le « mbone , dans les années 90. Il permettait par exemple aux étudiants et chercheurs en France de visionner en direct les flux émis sur ce réseau multicast depuis la NASA. Il a été mis de côté parce que les technologies autour du multicast étaient peu développées et immatures. Mais ces technologies sont de nos jours abondamment utilisées par tous les opérateurs pour diffuser la télévision linéaire. Les équipementiers ont fait des progrès. Les logiciels sont plus aboutis. Le multicast est aussi une pièce centrale d'IPv6. Ce mbone européen peut donc fonctionner de nouveau.], permet de faire du marché de la télévision un vrai marché européen. Non pas qu'une chaîne de télévision en polonais ait une chance de prendre 40% des parts de marché en France, mais qu'un polonais qui est en séjour en France ait accès à des informations en polonais. Le citoyen européen qui se déplace en Europe peut prendre des nouvelles de chez lui. Il est un peu plus chez lui partout en Europe. Et il nous semble que tout ça a du sens.

Effets sur le marché de la télévision linéaire

L'effet principal est de retirer aux grands fournisseurs d'accès Internet un moyen de pression sur les auteurs des flux de télévision linéaire. En effet, une chaîne qui n'est plus diffusée par les grands FAIs devient presque invisible.

Le mécanisme que nous proposons pose tout de même une difficulté pour les chaînes payantes. Pas une difficulté de principe, on l'a vu, mais une difficulté contractuelle. En effet, il faut que le routeur au bout de ma ligne sache si je suis abonné ou pas à une chaîne. Or la transaction commerciale a eu lieu, en toute logique, entre la chaîne de télévision (ou son mandataire, mais ça ne change rien) et moi. Il n'est pas logique que l'opérateur soit partie prenante à cette transaction. Il faut donc prévoir un mécanisme simple et portable. Par exemple que l'opérateur puisse interroger une plateforme avec une question du type « l'abonné XXX (identifiant unique) peut-il accéder au flux YYY ». Cette plateforme n'est pas très différente, dans son principe, de ce qui se fait pour la portabilité des numéros de téléphone.

On peut imaginer une plateforme centrale, qui recense tous les identifiants d'abonnés et à quelle chaîne ils sont abonnés. Mais c'est une assez mauvaise idée. On peut, plus facilement, imaginer un système non centralisé. Un système où à partir de l'adresse du flux, on remonte à la plateforme qui en gère les droits (par exemple un enregistrement TXT dans la zone DNS de l'adresse en question), et que cette plateforme soit sous le contrôle direct de la chaîne de télé.

Bref, sur cet aspect-là, il y a un peu de travail à produire. Il n'y a pas de difficulté théorique, simplement des choix pratiques à faire, puis à mettre en œuvre. Rien de bien difficile si on met les bons ingénieurs sur le sujet. Une usine à gaz indescriptible si on met les chargés de mission habituels. Comme toujours dans nos métiers.

Effet de fourniture

Le règlement européen insiste, dans sa définition d'un accès ouvert au réseau, sur le fait que l'utilisateur final peut accéder au service de son choix. Notre proposition fait que l'utilisateur final peut accéder au service télé de son choix via le réseau. C'est donc parfaitement cohérent. Et l'approche contraire qui est que l'utilisateur ne peut accéder qu'au service de télévision linéaire de son opérateur est w fondamentalement » contraire au texte européen.

Mais il y a plus, comme disent certains juristes. En effet le règlement européen indique clairement que l'utilisateur doit pouvoir ''fournir'' le service de son choix. Dans notre approche, c'est possible. Chacun peut avoir une adresse multicast s'il le souhaite, et donc se mettre à émettre, depuis chez lui si la vitesse de son accès le permet, un flux de télévision. Et l'Europe entière pourrait regarder ce flux, sans que sa ligne soit plus chargée que d'habitude.

Le texte du règlement européen est très clair. Il ne dit pas qu'il doit y avoir plusieurs acteurs de marché dans le monde de la télévision. Il dit que chaque utilisateur final doit pouvoir proposer les services de son choix. La vision que nous proposons d'un réseau multicast ouvert, interconnecté, routé, pour le réseau de diffusion de la télévision linéaire est la seule qui permet ça.

Effets sur le réseau

Quand je prétends que sur le réseau c'est sans effet, et que tout est comme d'habitude, je néglige une optimisation classique. Les routeurs de cœur de réseau qui gèrent de grosses masses de flux multicast sont de grosses machines, mais les grosses machines n'aiment pas réfléchir. Si tout fluctue tout le temps, si à chaque abonné qui zappe le routage des flux est susceptible de changer, alors on crée des mouvements stochastiques. C'est le principe des flux de vent dans l'air. Souvent, ça ne fait rien. Des fois, ça fait un orage. Rarement ça fait une tempête ou un ouragan.

C'est très embêtant ça, dans un réseau. L'optimisation habituelle est de dire que tous les routeurs de cœur de réseau ont souscrit à tous les flux télé les plus courants. En France, ce sont en gros les 200 chaînes de télé qu'on trouve un peu partout. Et ne sont vraiment traitées en souscription à la demande que les chaînes dites rares, en langue étrangère par exemple, ou à hyper-faible audience, etc. Ces chaînes sont plus nombreuses, mais font une audience à peine mesurable. Elles ne produisent pas assez de mouvements de masse d'air sur le réseau pour créer un ouragan.

Cette optimisation reste complètement possible, chaque opérateur réseau regardant les chaînes qu'il pense le plus souvent demandées par ses abonnés, sur des vraies mesures ou sur des estimations doigtmouillesques du marketing, et configurant ses routeurs pour suivre ces flux en permanence pour créer un ensemble stable de télédiffusion sur son réseau.

Il n'y aurait plus qu'un seul FAI

Le représentant d'un grand opérateur qui défendait le point lors de la réunion de l'ARCEP m'a répondu, outré, comme si j'étais le pire des ignobles, qu'il n'y aurait alors plus qu'un seul FAI. Me dire ça. À moi.

En effet, pour lui, ce qui permet à plusieurs FAIs d'exister, c'est que les offres sont différentes, c'est que les bouquets de télé sont différents, c'est que les films disponibles en vidéo à la demande sont différents. Il devait croire en 2000 que c'est pour le portail qu'un abonné choisissait entre Orange et Free. Et qu'une fois la mode du portail passée, et elle est passée depuis 2008, l'univers entier allait s'écrouler. Il croit donc que si tous les abonnés peuvent accéder par le réseau à toutes les offres de télé, alors tous les FAIs auront le même service, et qu'il n'y aura plus de marqueur différenciant.

Mon analyse à moi, c'est qu'il n'y a qu'un seul Internet. Et que tous les FAIs fournissent un accès au même Internet. Et la proposition qui est faite ici est simplement de réintégrer dans ce réseau Internet unique les flux multicast que les opérateurs ont mis de côté.

Je redoute que sur ce point son approche et la mienne ne puissent pas être réconciliées. Mais voilà, c'est bien mon approche qui est soutenue par le règlement européen, contribuer à ce qu'il n'y ait qu'un seul Internet, et que tous les citoyens d'Europe puissent y accéder de la même manière où qu'ils soient en Europe.

Liberté de choix du terminal, un enjeu pour la neutralité du Net

jeudi 19 mai 2016 à 11:17

Paris, le 17 mai 2016 — La Quadrature du Net publie ici un article de Benjamin Bayart, membre du Comité d'Orientation Stratégique de La Quadrature du Net. Cet article a été rédigé au nom de la Fédération FDN et a d'abord été publié ici.

Dans les éléments constitutifs d'un accès ouvert au réseau Internet tel que défini par le règlement européen sur les télécoms adopté récemment, il y a le fait que l'utilisateur final puisse utiliser le terminal de son choix. Cet élément se comprend bien quand on parle de l'accès mobile : on doit pouvoir utiliser le téléphone, ou le smartphone, qu'on veut, et pas celui imposé par l'opérateur du réseau auquel on est raccordé. Mais ça devient très vite plus compliqué quand on parle de l'accès à Internet fixe : la box est-elle un terminal, et doit-elle être découplée de l'accès lui-même ?

Le cas pas si simple du mobile

Les smartphones sont tous conçus sur un modèle relativement similaire. Deux ordinateurs cohabitent dans le téléphone, qui font tourner deux systèmes d'exploitation différents. L'un est ce qu'on appelle le baseband, qui gère la liaison avec le réseau, l'essentiel de la partie radio/GSM. L'autre est celui qu'on manipule via un écran tactile.

Le texte du réglement européen ne rentrant pas dans ce genre de détails, et les téléphones n'étant pas démontables, il en résulte qu'ayant le choix du terminal, on a le choix (sans le faire exprès) du module de connexion au réseau.

Les projets en cours sur ces sujets-là emportent, à mon sens, un enjeu stratégique trop souvent mis de côté par le régulateur et le législateur : la confiance que l'utilisateur accorde, parfois un peu légèrement, à un intermédiaire technique dont il n'a pas forcément conscience.

On a vu par exemple que le téléphone mobile est un outil de choix pour la surveillance de masse de la population (cf. révélations Snowden), que c'est un outil parfait pour cibler un indidividu, et que la partie radio est capable de prendre la main sur le système central et de le modifier. C'est par exemple ce qui se passe avec certains services contre le vol : le légitime propriétaire du téléphone va sur le site de fabriquant, signale qu'il veut que le terminal soit détruit, et lors de sa prochaine connexion sur le réseau, un message technique sera envoyé à la partie radio qui prendra la main sur le système principal, et effacera toutes les données.

C'est un vrai service rendu à l'utilisateur. Mais c'est aussi le signe que toutes les données de l'utilisateur sont à portée du constructeur et de l'opérateur réseau. Avec l'accord de l'utilisateur final. Ou sans cet accord. Et alors la liberté de choix du terminal prend un sens très fort. Souhaitons-nous accorder de tels pouvoirs à des intermédiaires techniques, et si oui, lesquels ?

Le découpage du fixe

Dans le cas de l'accès fixe à Internet, le découpage est beaucoup plus visible. Tellement visible qu'il finit parfois par être encombrant dans le salon. L'utilisateur final a en général deux ou trois boitiers interconnectés. L'un est le convertisseur entre l'arrivée en fibre optique et une arrivée réseau plus classique, en RJ45 le plus souvent. Cet équipement est intrinsèquement lié au réseau. C'est lui qui est adapté à la couleur qui circule sur la fibre, et au type de modulation employée (GPON, ethernet, etc)1. Cet élément est souvent embarqué dans la box dans le cas de l'ADSL tel qu'il se pratique en France.

Le second élément est celui qu'on appelle la box, parce que c'est joli en terme de marketing. En pratique, c'est un routeur, qui embarque le modem dans le cas de l'ADSL. C'est cet équipement qui est connecté à Internet, qui dispose d'une adresse IP, qui propose du réseau Wifi pour le réseau local, qui réalise le partage de connexion entre le réseau local et Internet, etc. Cet équipement, quand la partie modem en est détachée, est parfaitement standard. Il n'a rien de vraiment lié au réseau. C'est un petit routeur, tout ce qu'il y a de plus simple. À tel point qu'avec un tout petit effort, on peut le remplacer par un système de son choix. Mais il ne faut pas le dire à l'opérateur, ça le perturbe2.

Le troisième élément est le décodeur télé. Il intègre aussi d'autres fonctions, comme l'accès à une plate-forme de vidéo facturée au visionnage (dite vidéo à la demande). C'est ce décodeur télé qui est identifié par la plateforme de diffusion de vidéo, soit directement par un identifiant, soit via une carte d'abonnement, pour pouvoir déchiffrer les flux vidéos des chaînes payantes, soit pour savoir à qui on devra facturer le visionnage du film acheté. Cet équipement est couplé à l'offre de vidéo. Il n'est pas couplé au réseau. Les éléments techniques qu'il met en jeu ne sont pas liés au réseau en lui-même, mais à la plateforme de service.

Enfin, il est à noter que le service de téléphonie est assuré soit par la box, dans le cas des accès fibre et ADSL, soit par un équipement entièrement distinct, dans le cas de certains abonnements au câble. Techniquement, ce service pourrait complètement être découplé de l'abonnement à Internet, en étant un service entièrement à part, c'est par exemple le cas quand on prend un abonnement VoIP chez OVH.

Étranglons tout de suite le décodeur télé

En effet, le cas du décodeur télé est assez simple. D'une part il n'est pas lié à l'accès à Internet : qu'on le débranche et l'accès Internet fonctionne au moins aussi bien, si ce n'est mieux (le flux télé n'étant plus transporté, la bande passante disponible sur la ligne est augmentée, sur l'ADSL c'est sensible, sur la fibre ça ne se voit pas). Ne faisant pas partie de la chaîne d'accès à Internet, il ne peut pas être considéré comme partie intégrante du réseau. Il n'est donc qu'une partie du service de vidéo. Ce décodeur télé n'est donc pas un terminal utilisé pour le service d'accès au réseau, mais un terminal utilisé pour un service au-dessus du réseau.

Ce n'est pas le sujet ici, mais le service de vidéo n'a aucune raison d'être couplé avec le service d'accès à Internet. C'est un cas assez clair de vente lié et d'effet de bras de levier pour imposer un choix à un consommateur captif.

Regardons le modem

Dans le cas du RTC (le réseau téléphonique bas débit du siècle dernier), comme dans le cas de l'ADSL, l'utilisateur final était libre de choisir son modem. Soit de prendre celui de l'opérateur, soit de prendre celui qu'il lui plaira acheté chez un marchand autre. C'est par exemple ce qui se produit pour les accès ADSL livrés en collecte3. C'est l'utilisateur final, ou son opérateur alternatif, qui choisit le modem, ce n'est pas une contrainte spécifique du réseau.

Les normes techniques des réseaux sont connues. Elles ne sont en général pas spécifiques à un opérateur donné, mais à une technologie donnée. La question juridique de savoir si le modem est un élément du réseau, ou si c'est un terminal se tranche probablement en considérant le modem comme le dernier élément du réseau. Mais il se trouve qu'il est techniquement très simple, et que donc il pourrait être librement choisi par l'utilisateur, même si ce libre choix n'est pas imposé par le règlement européen.

La question de la définition réglementaire du modem quand il est incorporé dans un autre équipement semble peu intéressante. Soit on considère que c'est le statut de l'équipement englobant qui l'emporte, et alors le modem est intégré à un terminal qui doit être au libre choix de l'utilisateur. Soit on considère que c'est le statut du modem, dernier maillon du réseau, qui l'emporte, et alors il doit être au choix de l'utilisateur parce que le modem est un élément standard simple et remplaçable comme on a vu ci-dessus. Si le libre choix de l'utilisateur est obligatoire, alors l'utilisateur final doit avoir accès à une version de l'abonnement où les deux équipements sont séparés, sans surcoût inutile (ergo, avec une ristourne significative quand il se passe d'un équipement ou des deux).

On devrait donc arriver à une situation de marché où il est admissible que l'utilisateur n'ait pas le libre choix du modem en vertu du règlement européen sur les télécoms, mais où ce libre choix découlerait du droit de la concurrence et du droit de la consommation, et où les abonnements sans modem seraient moins chers que les abonnements avec modem. Toutes les autres combinaisons correspondent à un dysfonctionnement du marché, et devraient donc être corrigées par la régulation, côté ARCEP ou côté DGCCRF, selon.

Selon cette lecture, le modem n'est donc pas un terminal au sens du règlement européen, c'est le dernier élément du réseau, il est contraint de respecter les choix techniques du réseau (un modem ADSL ne marchera pas sur de la fibre, par exemple). Reste à savoir si la box est un terminal au sens du règlement.

La box est-elle un terminal ?

Pour le régulateur, c'est probablement la question la plus complexe. Et pourtant, une fois qu'on a dégrossi les deux questions précédentes, la réponse devient assez simple.

La partie modem est le point de terminaison du réseau, elle est un élément du réseau, et ne peut donc pas être considérée comme un terminal au sens du règlement européen.

Les parties liées au service, que ce soit le module de téléphonie sur IP, ou le décodeur télé, ne sont pas liées à l'accès au réseau, et doivent donc être considérés comme des terminaux liés aux services que l'utilisateur final a souscrit. Que ces services soient couplés ou non à l'accès à Internet est une toute autre affaire, qui relève de le vente liée et donc du droit de la concurrence, ou qui relève du règlement si le réseau opère une priorisation abusive de ces services. Mais la question du terminal ne se pose pas.

La box, une fois ce découpage fait, c'est un simple routeur. Ce routeur monte la connexion, détient l'adresse IP publique, gère le partage de connexion, bref, réalise l'accès au réseau, et connecte les services qui disposent d'une priorité particulière. Cet équipement est le terminal qui gère la connexion au réseau. C'est cet équipement qui permet par exemple de faire suivre les connexions Web vers l'ordinateur qui est chargé, chez l'utilisateur final, de diffuser un site web (fourniture des services de son choix au sens du règlement). C'est typiquement cet équipement qui peut se charger de faire du contrôle parental pour que ce contrôle soit effectif sur tous les systèmes raccordés en Wifi au réseau familial.

Quand le règlement européen parle du terminal au libre choix de l'utilisateur final, c'est forcément de la box, simple routeur domestique, qu'il est en train de parler, tous les autres éléments étant en fait les services, que le règlement évoque séparément.

Conséquences

En organisant cette lecture strictement technique de ce qui est un terminal ou non dans l'offre d'accès au réseau, et le découpage entre le réseau et les services, on obtient une lecture assez claire de ce que le règlement européen dit.

L'opérateur est libre d'imposer un modem précis. La box, le routeur domestique, doit être au libre choix de l'utilisateur final. Il doit donc exister une offre sans la box, et cette offre peut contenir le modem, détaché de la box.

Pour le modem, c'est le droit normal de la concurrence qui va s'appliquer. Si c'est une modem standard, respectant une norme bien connue, et que pour cette norme il existe déjà un marché ouvert, il est probable qu'il soit lui aussi au libre choix de l'utilisateur final.

Les terminaux que sont les ordinateurs et tablettes sont génériques, utilisés pour accéder à l'ensemble des services disponibles sur Internet. Les terminaux spécifiques (décodeur télé, module de téléphonie, etc) sont rattachés au service, et c'est dans le cadre de l'analyse de ce service, détaché du réseau, que doit se faire l'analyse d'une possible vente liée entre le service et le terminal.