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L’arrivée de Meta sur le fédivers est-elle une bonne nouvelle ?

mercredi 9 août 2023 à 11:31

Le fédivers (de l’anglais fediverse, mot-valise de « fédération » et « univers ») est un ensemble de médias sociaux composé d’une multitude de plateformes et de logiciels, où les uns communiquent avec les autres grâce à un protocole commun. Mastodon est un des logiciels qui permet de proposer une instance sur le fédivers1Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20919_2_1').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20919_2_1', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. En juin dernier, Meta a annoncé son arrivée sur le fédivers, à travers le lancement d’un concurrent à Twitter, nommé Threads, qui prévoit à terme de pouvoir s’intéropérer avec d’autres instances du fédivers. La Quadrature du Net réclame depuis plusieurs années une obligation d’interopérabilités pour ces grands réseaux sociaux. Alors l’interopérabilité d’un service proposé par Meta est-elle une bonne nouvelle ? Certainement pas.

Le fédivers est important

Depuis 2018, La Quadrature du Net défend le modèle vertueux du fédivers et réclame qu’il soit introduit dans le droit une obligation pour les plateformes de réseaux sociaux d’être interopérables, c’est-à-dire qu’ils puissent s’insérer dans l’écosystème du fédivers. L’objectif premier du fédivers et de notre revendication d’interopérabilité est de faire en sorte que les utilisateur·rices des grandes plateformes ne soient pas piégé·es par l’effet réseau, c’est-à-dire le fait que certaines plateformes deviennent aujourd’hui incontournables parce que les communautés sont dessus. L’interopérabilité permet ainsi de librement décider depuis quelle plateforme communiquer avec ses contacts, sans être poussé avec plus ou moins de force vers un site ou une application en particulier parce que tous·tes ses ami·es y seraient.

L’interopérabilité en matière de messageries interpersonnelles existe déjà depuis des décennies avec le courrier électronique. Avec une adresse chez un fournisseur A, il est possible d’écrire à ses contacts chez un fournisseur B.

Appliquée aux réseaux sociaux, l’interopérabilité permet à une personne sur une instance A d’écrire à une personne sur une instance B. Surtout, cela permet donc de quitter une plateforme sans se couper de ses ami·es, notamment face à un réseau social qui abuserait des données personnelles de ses utilisateur·rices ou qui aurait des politiques de modération ou de mise en avant de certains contenus problématiques.

La Quadrature du Net promeut depuis 2017 l’interopérabilité des réseaux sociaux. Nous pensons qu’il s’agit d’une réponse alternative à la problématique de la régulation des contenus en lignes. Face à des contenus racistes, antisémites, xénophobes, etc., mis en avant par certaines grandes plateformes, permettre à leurs utilisateur·rices de partir sans se couper de ses ami·es permet de faire émerger des alternatives plus vertueuses, au modèle économique différent.

Ainsi, depuis 2017, nous gérons une instance Mastodon, Mamot.fr. Avec cette instance, nous maintenons une petite pierre du grand réseau social fédéré qu’est le fédivers. Nos utilisateur·rices peuvent donc communiquer avec les autres instances du fédivers, sans avoir besoin d’un compte sur chaque autre plateforme, et en pouvant partir du jour au lendemain si notre politique de modération ne conviendrait pas. En sommes, un réseau social fédéré permet de redonner du pouvoir à l’internaute, en le retirant aux plateformes.

La beauté du fédivers est aussi qu’il ne s’arrête pas à du microblogging. Nous avons aussi une instance Peertube sur video.lqdn.fr, qui fait aussi parti du fédivers : chacun·e peut commenter et partager nos vidéos sans avoir de compte sur notre plateformes, mais simplement sur une instance quelconque du fédivers.

Mais voici que le géant Meta arrive

Qu’on l’appelle Meta ou Facebook, c’est bien le même géant qui est à la manœuvre. On rappellera que le réseau social de Mark Zukerberg à l’origine de nombreux scandales, sur la gestion des données personnelles et le non-respect du RGPD, ou encore le fait qu’il a servi, à travers le scandale de Cambridge Analytica, à des campagnes massives de manipulations électorales.

Meta est peut-être trop gros, sa position dominante et presque monopolistique dans le milieu des réseaux sociaux aujourd’hui lui octroyant une forme d’impunité. C’est bien en regroupant l’ensemble des internautes de Facebook, Instagram, WhatsApp, etc. que le groupe aux plusieurs milliards d’utilisateur·rices peut survivre à ses innombrables scandales.

Mais aujourd’hui Meta est face à un double souci. Premièrement, les réseaux sociaux ne durent pas éternellement et sont régulièrement abandonnés lors des migrations vers d’autres réseaux. Facebook en fait petit à petit les frais, concurrencé par d’autres plateformes qui ont su jouer sur les phénomènes d’addiction comme TikTok. Deuxièmement, sa taille fait de lui une cible prioritaire des différents États, qui cherchent à réguler les plateformes. Le Digital Markets Act (DMA), règlement européen qui, en tandem avec le Digital Services Act (DSA), vise à réguler les plateformes et l’économie numériques, a bien failli imposer aux réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. Si la France, sous l’impulsion de Cédric O, est venu, en toute fin de parcours législatif, retirer les obligations d’interopérabilités pour les réseaux sociaux du texte final, on voit bien que l’idée de la régulation par la décentralisation d’Internet fait son chemin parmi les décideur·euses public·ques et qu’une telle obligation finira probablement par arriver.

L’arrivée de Facebook sur le fédivers ressemble à la stratégie de prendre les devants, d’agir tant qu’il n’existe pas encore d’encadrement, afin de cannibaliser le fédivers en profitant de la circonstance de l’effondrement de Twitter.

L’interopérabilité est importante

Afin de promouvoir le modèle vertueux du fédivers, nous réclamions avec la loi Avia qu’il soit imposée aux grandes plateformes de réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. En permettant aux utilisateur·rices de quitter un réseau social toxique sans se couper de ses ami·es, il s’agit de casser le monopole qu’ont les géants sur les communautés et de permettre aux internautes de choisir l’endroit qui les accueillera, en fonction des préférences, affinités et valeurs de chacun·es.

Alors que la loi Avia proposait comme manière de réguler les plateformes le contrôle, la censure et la confirmation de l’hégémonie des plateformes et de leur pouvoir, nous proposions l’obligation d’interopérabilité comme modèle alternatif à la censure. Si Twitter, Facebook ou TikTok sont nocifs, c’est (entre autres) que leur modèle économique les pousse à mettre en avant des contenus problématiques, haineux, qui fera réagir les internautes et maintiendra leur attention pour engranger plus de revenus publicitaires, au détriment du débat apaisé et du respect de l’autre.

Avec le DSA et le DMA, nous proposions l’obligation d’interopérabilité pour cette même raison : réguler les géants doit passer par leur retirer le contrôle de leurs communautés. Et nos efforts, épaulés par d’autres organisations comme EDRi, Article 19 ou l’Electronic Frontier Foundation (EFF), ont bien failli réussir puisque sans les efforts du gouvernement français et de son ministre de l’époque Cédric O, l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux aurait pu devenir réalité puisque le Parlement européen avait voté en sa faveur.

Récemment, nous critiquions également l’attitude du gouvernement qui, sourd aux problèmes sociaux qui touchent les banlieues, préfère museler la liberté d’expression sur les réseaux sociaux avec la vieille rengaine de la censure, alors que cela ne résoudra pas les problèmes de fond et que la régulation des plateformes devrait passer par plus de décentralisation au lieu de plus de censure.

S’interopérer, oui, mais pas n’importe comment

Alors finalement, face à ce constat de nécessité de décentraliser les réseaux sociaux, le fédivers ne devrait-il pas accueillir à bras ouverts Meta ? L’histoire nous montre que non.

Déjà, notons que, au moment où nous écrivons ces lignes, Threads n’est pas interopérable. L’annonce a été faite par Meta que son service permettrait de communiquer avec le reste du fédivers, mais il ne s’agit à ce stade que d’une annonce. Notons également que Meta a restreint Threads aux internautes qui ne sont pas dans l’Union européenne, invoquant une incompatibilité avec le RGPD.

Ce contexte étant posé, il est nécessaire, pour comprendre l’ensemble du problème, de revenir sur l’épisode de GTalk et XMPP. XMPP est un protocole ouvert de messagerie interpersonnelle. De manière relativement similaire au courrier électronique, chaque utilisateur·rice a son compte sur un service et peut discuter avec ses ami·es qui peuvent être sur d’autres services. En 2005, Google lance son service de messagerie, GTalk, qui utilise le protocole XMPP et l’année d’après la fédération est activée : il était alors possible de discuter avec un·e utilisateur·rice de GTalk en ayant un compte ailleurs que chez Google. Mais en 2012, après avoir capté une partie des utilisateur·rices externes, l’entreprise annonça qu’elle comptait réorganiser ses produits et fusionner tous ceux de messagerie avec Hangouts. En 2013, Google annonçait que Hangouts ne serait pas compatible avec XMPP, refermant sur elle-même sa communauté qu’il avait fait grossir grâce à l’interopérabilité permise par XMPP.

On le voit, la taille de Google permettait d’imposer ce choix. Couper les internautes de leurs ami·es qui ne seraient pas chez Google n’est pas une décision en faveur des utilisateur·rices. Elle a pourtant été rendue possible par la puissance de Google sur sa communauté.

Lorsque les premières rumeurs sur l’arrivée de Meta sur le fédivers avec Threads (dont le nom de code à l’époque était « Project92 ») ont émergé2Meta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20919_2_2').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20919_2_2', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });, l’initiative du Fedipact a été lancée. Le principe est simple, les signataires de cet engagement s’engageant à bloquer les services de Meta en raison de la nocivité de l’entreprise pour le fédivers : « Je suis un·e administeur·rice/modérateur·rice sur le fédivers. En signant ce pacte, je m’engage à bloquer toute instance de Meta qui pourrait arriver sur le fédivers. Le Projet92 pose un risque sérieux et réel à la santé et à la longévité du fédivers et doit être combattu à chaque occasion. »

La Quadrature du Net partage les craintes mais ne signera pas cet appel

De nombreuses instances du fédivers, francophone ou non, ont décidé de signer cet appel. De nombreux arguments en faveur du blocage de Meta ont été développés (voir, par exemple, l’explication de Ploum et sa traduction en français). D’autres instances ont préféré attendre, ne voulant pas condamner par avance Meta mais ne fermant pas la porte à son blocage si le service venait créer des problèmes de modération.

Si nous ne signons pas le Fedipact, nous partageons les craintes exprimées et l’instance Mastodon que gère La Quadrature du Net, mamot.fr, bloquera Threads et tout service de Meta qui arriverait sur le fédivers tant qu’une obligation d’interopérabilité accompagnée d’un régulateur capable de tenir tête aux GAFAM et autres géants du numérique ne sera pas introduite en droit.

Nous pensons en effet qu’il est possible, et souhaitable, d’avoir Facebook et les autres réseaux sociaux commerciaux sur le fédivers. C’est une condition sine qua non à leur affaiblissement. En revanche, la démarche de Meta avec Threads est tout sauf une stratégie d’affaiblissement de l’entreprise : Meta ne compte pas se tirer une balle dans le pied, son invasion du fédivers vise à le cannibaliser.

Nous demandons toujours que ces réseaux sociaux aujourd’hui fermés par nature deviennent interopérables. Mais pas n’importe comment ni au détriment de l’écosystème existant ni, in fine, au détriment des droits et libertés des utilisateur·rices. Une telle obligation doit passer par un contrôle, un encadrement, pour que Meta ne puisse pas imposer ses choix au reste d’Internet.

Par sa taille, en effet, Threads deviendrait d’office la plus grosse plateforme du fédivers, sans pour autant prendre d’engagement sur le respect du fonctionnement et de la pérennité de la structure interopérable de l’écosystème. Meta pourrait par exemple chercher à influencer le protocole sur lequel repose le fédivers, ActivityPub. Il pourrait même refuser d’utiliser ce protocole, forçant les autres plateformes à s’interopérer avec lui. Ou adopter la stratégie du Embrace, extend and extinguish.

En somme, sans régulateur fort qui puisse empêcher Meta de prendre ce qui l’arrange dans le fédivers sans participer à son développement (le fédivers repose, rappelons-le, sur une conception radicalement opposée à la logique commerciale de Meta), c’est bien un danger de mort qui pèse sur le fédivers.

Tout comme Google a pris ce qui l’arrangeait dans XMPP, sans contrôle externe Meta prendra ce qui lui convient dans le fédivers puis s’en ira, ou fera en sorte de laisser se dégrader la partie interopérée de son service, par exemple en réservant certaines fonctionnalités à ses seul·es utilisateur·rices uniquement. Comme nous l’écrivions par le passé, « en quelques années, les géants se refermèrent sur eux-même et cessèrent de communiquer, même entre eux. Ils n’avaient plus de raisons de permettre de communiquer avec l’extérieur, « tout le monde » était déjà là, prisonnier et ne pouvant s’échapper sous peine de voir un pan de sa vie sociale disparaître. » Nous ne voulons pas revivre cette situation avec le fédivers.

Nous prenons souvent l’exemple du courrier électronique pour montrer la faisabilité technique de l’interopérabilité. Mais en matière d’email aussi, les géants imposent leurs règles. Framasoft écrivait il y a déjà six ans qu’« Être un géant du mail, c’est faire la loi… ». Et pour cause : par leur captation de la majorité des utilisateur·rices, les géants du net peuvent imposer aux plus petits leurs règles, leurs standards techniques, faire en sorte de forcer les petits à s’adapter aux gros, et non les gros à s’adapter aux petits. Le même risque pèse sur le fédivers sans un régulateur pour les en empêcher.

Les conséquences pour les utilisateur·rices de Mamot.fr

Face à ces incertitudes, pour préserver notre possibilité d’agir à l’avenir et pour nous protéger d’un risque que nous jugeons réel, nous pensons que les actions de Meta doivent être observées avec la plus grande prudence.

Pour les raisons évoquées précédemment, Mamot.fr procédera, jusqu’à nouvel ordre, au blocage préventif de Threads ainsi que de tout autre service de Meta qui viendrait sur le fédivers.

Les personnes ayant un compte sur Mamot.fr ne pourrons donc pas être vues ou suivies par celles ayant un compte chez Threads, et vice versa. Si des personnes que vous connaissez sont sur cette instance et aimeraient vous suivre, nous recommandons qu’elles mettent leur données entre les mains de collectifs et d’associations de confiances, notamment les instances gérées par les CHATONS, par exemple.

Un tel blocage n’est bien évidemment pas idéal : c’est l’internaute, in fine, qui se retrouve victime de cette situation. Mais la balle est dans le camp du législateur. Notre position n’a pas changé : nous pensons qu’il est nécessaire que les grosses plateformes soient interopérable, sur des bases techniques et sociales communes, ce qui ne peut se réaliser qu’avec une obligation d’interopérabilité contrôlée par un régulateur qui aura les pouvoirs suffisants pour empêcher les gros d’écraser les petits. Ce qui, aujourd’hui, n’est malheureusement pas le cas. Le projet de loi Espace numérique, qui a été voté au Sénat en juillet et sera débattu à l’Assemblée nationale en octobre, est l’occasion pour le législateur d’introduire cette obligation d’interopérabilité. Nous reviendrons prochainement sur ce texte. En attendant, n’hésitez pas à faire un don à La Quadrature du Net, afin que nous puissions continuer ce combat pour un Internet décentralisé et bénéfique aux internautes.

Illustration : « NoisePlanet_Asteroid belt_2.0 », par Samuel YAN, CC BY-NC-SA 3.0.

References

References
1 Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party
2 Meta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode.
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Révoltes et réseaux sociaux : le retour du coupable idéal

vendredi 28 juillet 2023 à 11:53

Les mouvements de révoltes qu’ont connues de nombreuses villes de France en réaction à la mort de Nahel ont entraîné une réponse sécuritaire et autoritaire de l’État. Ces évènements ont également réactivé une vieille antienne : tout cela serait dû au numérique et aux réseaux sociaux. On aimerait railler cette rhétorique ridicule si seulement elle n’avait pas pour origine une manœuvre politique de diversion et pour conséquences l’extension toujours plus dangereuse de la censure et du contrôle de l’information.

« C’est la faute aux réseaux sociaux »

Aux premiers jours des révoltes, Emmanuel Macron a donné le ton en annonçant à la sortie d’une réunion de crise que « les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours ». Aucune mention des maux sociaux et structurels dans les quartiers populaires depuis plusieurs décennies, rien sur l’écœurement d’une population vis-à-vis des violences policières. Non, pour le président, c’est Snapchat, TikTok et les autres réseaux sociaux qui participeraient à « l’organisation de rassemblements violents » et à une « forme de mimétisme de la violence » qui conduirait alors à « une forme de sortie du réel ». Selon lui, certains jeunes « vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués ». Il est vrai que nous n’avions pas vu venir cette sortie d’un autre temps sur les jeux vidéos, tant elle a déjà largement été analysée et démentie par de nombreuses études.

Mais si le jeu vidéo a vite été laissé de coté, les critiques ont toutefois continué de se cristalliser autour des réseaux sociaux, à droite comme à gauche. Benoît Payan, maire de Marseille, a ainsi expliqué que les réseaux sociaux « sont hors contrôle et ils permettent à des bandes organisées qui font n’importe quoi d’être extrêmement mobiles, de se donner des rendez-vous ». Éric Dupont-Moretti, ministre de la Justice, s’est quant à lui taillé un rôle paternaliste et moralisateur, dépolitisant les évènements et essentialisant une jeunesse qui aurait l’outrecuidance d’utiliser des moyens de communications. Selon lui, « les jeunes » utilisent les réseaux sociaux et se « réfugient derrière leurs téléphone portable », se pensant « comme ça en toute liberté dans la possibilité d’écrire ce qu’ils veulent ». Car pour Dupont-Moretti, le jeune doit « rester chez lui » et les parents doivent « tenir leurs gosses ». Et si le jeune veut quand même « balancer des trucs sur Snapchat », alors attention, « on va péter les comptes ».

En substance, il menace d’identifier les personnes qui auraient publié des vidéos de violences pour les retrouver, quand bien même ces contenus seraient totalement licites. À l’image d’un surveillant courant avec un bâton après des enfants, dépassé par la situation, le ministre de la justice se raccroche à la seule branche qui lui est accessible pour affirmer son autorité. Les récits de comparution immédiate ont d’ailleurs démontré par la suite la violence de la réponse judiciaire, volontairement ferme et expéditive, confirmant la détermination à prouver son ascendant sur la situation.

Le clou du spectacle a été prononcé par Emmanuel Macron lui-même le 4 juillet, devant plus de 200 maires, lorsqu’il a évoqué l’idée de « réguler ou couper » les réseaux sociaux puisque « quand ça devient un instrument de rassemblement ou pour essayer de tuer, c’est un vrai sujet ». Même avis chez Fabien Roussel « quand c’est chaud dans le pays », car celui-ci préfère « l’état d’urgence sur les réseaux sociaux que sur les populations ». Pour rappel, couper internet à sa population est plutôt apprécié par les régimes autoritaires. En 2023, l’ONG Access Now a recensé que ce type de mesure avait été utilisé en Inde, Birmanie, Iran, Pakistan, Éthiopie, Russie, Jordanie, Brésil, Chine, Cuba, Irak, Guinée et Mauritanie.

Quelques semaines plus tard, le président annonçait le projet : restaurer un « ordre public numérique », ranimant la vieille idée sarkoziste qu’Internet serait une « zone de non-droit ».

La censure au service de l’ordre

L’ensemble de ces réactions révèle plusieurs des objectifs du gouvernement. D’abord, il attaque les moyens de communication, c’est-à-dire les vecteurs, les diffuseurs, les tremplins d’une expression populaire. Ce réflexe autoritaire est fondé sur une erreur d’appréciation majeure de la situation. Comme avec Internet à sa création, l’État semble agacé que des moyens techniques en perpétuelle évolution et lui échappant permettent aux citoyens de s’exprimer et s’organiser.

Depuis sa création, La Quadrature l’observe et le documente : le réflexe du blocage, de la censure, de la surveillance traduit en creux une incapacité à comprendre les mécanismes technologiques de communication mais surtout révèle la volonté de limiter la liberté d’expression. En démocratie, seul un juge a l’autorité et la légitimité pour décider si un propos ou une image enfreint la loi. Seule l’autorité judiciaire peut décider de retirer un discours de la sphère publique par la censure.

Or, sur internet, cette censure est déléguée à des entités privées dans un cadre extra-judiciaire, à rebours de cette protection historique. L’expression et l’information des utilisateur·rices se heurtent depuis des années aux choix de plateformes privées auto-désignées comme entités régulatrices du discours public. Ce mécanisme de contrôle des moyens d’expression tend en effet à faire disparaître les contenus militants, radicaux ou alternatifs et à invisibiliser l’expression de communautés minoritaires. Alors que ce modèle pose de sérieuses questions quant à la liberté d’expression dans l’espace démocratique, c’est pourtant bien sur celui-ci que le gouvernement compte pour faire tomber les vidéos de violences et de révoltes.

Ensuite, cette séquence démontre l’absence de volonté ou l’incompétence de l’État à se confronter aux problématiques complexes et anciennes des quartiers populaires et à apporter une réponse politique et sociale à un problème qui est uniquement… politique et social. L’analyse des évènements dans les banlieues est complexe, difficile et mérite de se pencher sur de multiples facteurs tels que le précédent de 2005, l’histoire coloniale française, le rapport des habitant·es avec la police ou encore le racisme et les enjeux de politique de la ville. Mais ici, le gouvernement convoque les réseaux sociaux pour contourner la situation. Comme à chaque crise, la technologie devient alors le usual suspect préféré des dirigeants : elle est facile à blâmer mais aussi à maîtriser. Elle apparaît ainsi comme une solution magique à tout type de problème.

Rappelons-nous par exemple de l’application TousAntiCovid, promue comme l’incarnation du progrès ultime et salvateur face à la crise sanitaire alors qu’il s’agissait uniquement d’un outil de surveillance inefficace. La suite a montré que seules des mesures sanitaires étaient de toute évidence à même de résorber une épidémie. Plus récemment, cette manœuvre a été utilisée pour les Jeux Olympiques, moment exceptionnel par ses aspects logistiques, économiques et sociaux mais où la réponse politique apportée a été de légaliser un degré supplémentaire de surveillance grâce à la technologie, la vidéosurveillance algorithmique.

Ici, le gouvernement se sert de ces deux phénomènes pour arriver à ses fins. Désigner les réseaux sociaux comme le coupable idéal lui permet non seulement de détourner l’opinion publique des problématiques de racisme, de pauvreté ou de politique des quartiers mais également de profiter de cette séquence « d’exception » pour asseoir sa volonté de contrôle d’Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, les ministres de l’intérieur et du numérique ont convoqué le 30 juin les représentants de TikTok, Snapchat, Twitter et Meta pour leur mettre une « pression maximale », selon les mots du ministre du numérique Jean-Noël Barrot, et renforcer ainsi la main mise et l’influence politique sur ces infrastructures de communication.

Une collaboration État-plateformes à son paroxysme

Comment le gouvernement peut-il alors faire pour réellement mettre les réseaux sociaux, des entreprises privées puissantes, sous sa coupe ? Juridiquement, il dispose de leviers pour demander lui-même le retrait de contenus aux plateformes. Certes cette censure administrative est en théorie aujourd’hui réservée à la pédopornographie et à l’apologie du terrorisme, mais cette dernière, notion vague et indéfinie juridiquement, a notamment permis d’exiger le blocage du site collaboratif et militant Indymedia ou de faire retirer une caricature de Macron grimé en Pinochet. Ces pouvoirs ont d’ailleurs été récemment augmentés par l’entrée en vigueur du règlement « TERREG », qui permet à la police d’exiger le retrait en une heure de contenu qualifié par elle de « terroriste ». Cependant, il ne semble pas que le gouvernement ait utilisé ces dispositions pour exiger le retrait des vidéos de révoltes. D’ailleurs, et peut-être plus grave, il n’en a probablement pas eu besoin.

Conscient des limites juridiques de son pouvoir, l’État peut en effet miser sur la coopération des plateformes. Comme nous l’avons évoqué, celles-ci ont le contrôle sur l’expression de leurs utilisateur·ices et sont en mesure de retirer des vidéos de révoltes et d’émeutes quand bien même ces dernières n’auraient absolument rien d’illégal, simplement en invoquant leurs larges pouvoirs issus des conditions générales d’utilisation.

D’un coté, les autorités peuvent compter sur le zèle de ces réseaux sociaux qui, après avoir longtemps été accusés de mauvais élèves et promoteurs de la haine en ligne, sont enclins à se racheter une image et apparaître comme de bons soldats républicains, n’hésitant pas à en faire plus que ce demande la loi. Twitter par exemple, qui a pendant longtemps résisté et ignoré les demandes des autorités, a drastiquement changé sa discipline depuis l’arrivée d’Elon Musk. Selon le media Rest of World qui a analysé les données du réseau, Twitter ne refuse quasiment plus aucune injonction de blocage ou réquisition de données d’identification provenant des différents États dans le monde.

Concernant les récents évènements en France, le ministre Barrot a ainsi confirmé que les « demandes » du gouvernement avaient été « entendues ». Le Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace exposait fièrement que 512 demandes de retrait avaient été adressées aux modérateurs de réseaux sociaux, quand Olivier Veran annonçait quant à lui que « ce sont plusieurs milliers de contenus illicites qui ont été retirés, plusieurs centaines de comptes qui ont été supprimés, plusieurs dizaines de réquisitions auxquelles les plateformes ont répondu ».

Et en effet, Snapchat ne se cachait pas d’avoir fait plus que le nécessaire. Un porte-parole affirmait à l’AFP faire de la « détection proactive » notamment sur la carte interactive qui permet de retrouver des contenus en fonction des lieux et « et plus particulièrement le contenu lié aux émeutes » qui serait supprimé s’il « enfreint [leurs] directives ». La responsable des affaires publiques de l’entreprise assumait quant à elle devant l’Assemblée nationale avoir travaillé avec le ministère de l’intérieur pour filtrer les contenus et ne laisser en ligne que ceux mettant en scène des personnes se plaignant des violences. Les représentants de Tiktok ont pour leur part annoncé : « Nous menons une modération automatique des contenus illicites, renforcée par des modérateurs humains. En raison de la nécessité urgente en France, nous avons renforcé nos efforts de modération ».

De l’autre coté, si les réseaux sociaux refusent de se plier à ce jeu diplomatique, alors le gouvernement peut menacer de durcir leurs obligations légales. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et hébergeurs bénéficient d’un principe européen d’irresponsabilité, créé dans les années 2000 et reposant en France sur l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Ils ne sont responsables de contenus que s’ils ont connaissance de leur caractère illicite et ne les ont pas retiré « promptement ». Mais alors que les soirées d’émeutes étaient toujours en cours dans les villes de France, le sénateur Patrick Chaize profitait de l’examen du projet de loi Espace Numérique pour proposer un amendement qui voulait modifier ce régime général et imposer aux plateformes le retrait en deux heures des contenus « incitant manifestement à la violence ».

Si cet amendement a finalement été retiré, ce n’était pas en raison de désaccords de fond. En effet, Jean-Noël Barrot a, dans la foulé de ce retrait, annoncé le lancement d’un « groupe de travail » interparlementaire pour réfléchir à une « évolution législative » de l’encadrement des réseaux sociaux. Sont envisagées pour l’instant des restrictions temporaires de fonctionnalités telles que la géolocalisation, des mesures de modération renforcées ou encore la levée de l’anonymat, éternelle marotte des parlementaires. Demande constante de la droite française depuis de nombreuses années, cette volonté de lier identité virtuelle et identité civile est cette fois-ci défendue par le député Renaissance Paul Midy. De quoi agiter le chiffon rouge de futures sanctions auprès de plateformes qui rechigneraient à en faire suffisamment.

L’impasse de la censure

Déjà voté au Sénat, le projet de loi « Espace Numérique » devrait être discuté à la rentrée à l’Assemblée. Outre plusieurs dispositions problématiques sur lesquelles nous reviendront très prochainement, ce texte a comme objet initial de faire entrer dans le droit français le Digital Services Act (ou DSA). Ce règlement européen adopté en 2022 est censé renouveler le cadre juridique des acteurs de l’expression en ligne.

Contrairement à ce qu’affirmait avec aplomb Thierry Breton, commissaire européen en charge notamment du numérique, ce texte ne permettra en aucun cas d’« effacer dans l’instant » les vidéos de révoltes ni d’interdire d’exploitation les plateformes qui n’exécuteraient pas ces injonctions. Non, ce texte donne principalement des obligations ex ante aux très grosses plateformes, c’est-à-dire leur imposent des efforts sur leur fonctionnement général (transparence des algorithmes, coopération dans la modération avec des tiers certifiés, audits…) pour prévenir les risques systémique liés à leur taille et leur influence sur la démocratie. M. Breton est ainsi prêt à tout pour faire le SAV du règlement qu’il a fait adopté l’année dernière, quitte à dire des choses fausses, faisant ainsi réagir plus de soixante associations sur ces propos, puis à rétropédaler en catastrophe en voyant le tolé que cette sortie a déclenché.

Cependant, si ce texte ne permet pas la censure immédiate rêvée par le commissaire européen français, il poursuit bien la dynamique existante de confier les clés de la liberté d’expression aux plateformes privées, quitte à les encadrer mollement. Le DSA légitime les logiques de censure extra-judiciaire, renforçant ainsi l’hégémonie des grandes plateformes qui ont développé des outils de reconnaissance et de censure automatisés de contenus.

Des contenus terroristes aux vidéos protégées par le droit d’auteur en passant par les opinions radicales, c’est tout un arsenal juridique européen qui existe aujourd’hui pour fonder la censure sur internet. En pratique, elle permet surtout de donner aux États qui façonnent ces législations des outils de contrôle de l’expression en ligne. On le voit en ce moment avec les vidéos d’émeutes, ces règles sont mobilisées pour contenir et maîtriser les contestations politiques ou problématiques. Le contrôle des moyens d’expression finit toujours aux mains de projets sécuritaires et anti-démocratiques. Face à ce triste constat, de la même manière que l’on se protège en manifestation ou dans nos échanges militants, il est nécessaire de repenser les pratiques numériques, afin de se protéger soi-même et les autres face au risque de détournement de nos publications à des fins répressives (suppression d’images, de vidéos ou de messages, flouter les visages…).

Enfin, cette obsession de la censure empêche surtout de se confronter aux véritables enjeux de liberté d’expression, qui se logent dans les modèles économiques et techniques de ces plateformes. À travers leurs algorithmes pensés pour des logiques financières, ces mécanismes favorisent la diffusion de publications violentes, discriminatoires ou complotistes, créant un tremplin rêvé pour l’extrême droite. Avec la régulation des plateformes à l’européenne qui ne passe pas par le questionnement de leur place prépondérante, celles-ci voient leur rôle et leur influence renforcé·es dans la société. Le modèle économique des réseaux sociaux commerciaux, qui repose sur la violation de la vie privée et la monétisation de contenus problématiques, n’est en effet jamais empêché, tout juste encadré.

Nous espérons que les débats autour du projet de loi Espace Numérique seront enfin l’occasion de discuter de modèles alternatifs et de penser la décentralisation comme véritable solution de la régulation de l’expression en ligne. Cet idéal n’est pas utopique mais existe bel et bien et grandit de jour en jour dans un écosystème fondé sur l’interopérabilité d’acteurs décentralisés, refusant les logiques de concentration des pouvoirs de censure et souhaitant remettre les utilisateurs au cœur des moyens de communications qu’ils utilisent.

L’Assemblée adopte l’activation à distance des appareils électroniques

mardi 25 juillet 2023 à 16:00

La semaine dernière, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour les années 2023-2027. Parmi de multiples dispositions, ce texte prévoit l’introduction dans le droit français la possibilité pour la police d’activer des appareils et objets électroniques à distance, que ce soit les fonctionnalités de géolocalisation, des micros ou des caméras.

Nous vous en parlions il y a quelques semaines, après avoir fait un tour au Sénat, le voila désormais voté par l’Assemblée. Ce projet de surveillance, défendu par le gouvernement comme une simple « évolution technologique » des mesures d’enquête, modifie en réalité profondément la nature même d’objets du quotidien pour accéder à l’intimité des personnes. Il transforme des appareils supposées passifs et contrôlés par leurs propriétaires en des auxiliaires de justice pour s’immiscer dans tous les recoins de nos espaces privés. Alors que la police était jusqu’à présent tenue d’une démarche active et matériellement contraignante pour surveiller quelqu’un, ces dispositions du projet de loi sur la justice permettront de transformer un objet tel qu’un smartphone en dispositif de surveillance, en le compromettant.

Sans trop de surprise, les discussions à l’Assemblée n’ont apporté que peu de changement. Pour l’activation à distance des appareils électroniques à des fins de géolocalisation, permettant d’obtenir l’emplacement de leurs propriétaires, les députés de la majorité – réunis avec la droite et l’extrême droite – ont ramené le texte à sa version initiale. Ainsi, cette mesure pourra être mise en œuvre sur des personnes poursuivies pour des délits et crimes punis de 5 ans d’emprisonnement seulement, alors que les sénateurs avaient rehaussé ce seuil à 10 ans. Pour l’activation du micro et de la caméra des objets connectés permettant de filmer ou d’écouter tout ce qui se passe à leurs alentours, aucune modification substantielle n’est à noter. Prévue pour la criminalité et la délinquance organisées, l’application future de cette technique extrêmement intrusive nous fait craindre le pire. Actuellement déjà, un grand nombre d’actions peuvent tomber dans le champ de la délinquance et la « criminalité organisée », comme par exemple la « dégradation en bande organisée » pour laquelle sont poursuivies les militant·es écologistes arrêtées pour avoir participé à l’action contre l’usine Lafarge.

Mais surtout, il est très probable que cette technique de compromission des appareils s’étende ou se banalise d’ici à quelques années. La dernière décennie, qui a bouleversé en profondeur la réglementation pénale et antiterroriste, démontre par l’exemple quel pourrait être le chemin d’une telle généralisation. En effet, les techniques spéciales d’enquête, particulièrement intrusives, étaient historiquement réservées aux enquêtes et affaires les plus graves, données au seul juge d’instruction. Ce n’est que depuis la réforme pénale de 2016 que ces possibilités ont été élargies aux officiers de police judiciaire et aux procureurs dans le cadre d’enquête de flagrance et préliminaire. Avec cette loi, le procureur pouvait alors ordonner des écoutes téléphoniques, des sonorisations de lieux, des poses de balise GPS, de la vidéosurveillance, des captations de données informatiques ou des perquisitions de nuit.

Cette extension était fortement critiquée au regard des pouvoirs inédits donnés au parquet, hiérarchiquement dépendant de l’exécutif. Le journal « Le Monde » parlait à l’époque de « la loi antiterroriste la plus sévère d’Europe » et s’inquiétait, comme nous aujourd’hui, du « glissement régulier des méthodes du renseignement vers l’antiterrorisme, celles de l’antiterrorisme vers le crime organisé, celles du crime organisé vers la délinquance ordinaire » et de conclure « les procédures d’exception finissent par dissoudre le principe même d’un droit commun ».

Ces prédictions se sont révélées exactes puisque dès 2018, le gouvernement a voulu élargir ces possibilités fraîchement données au procureur à l’ensemble des crimes dans le cadre d’une enquête en flagrance ou d’une enquête préliminaire, et non plus à la seule délinquance et à la criminalité en bande organisée. On ne pourrait donner meilleur exemple de fuite en avant sécuritaire, révélant la volonté de s’arroger toujours plus de pouvoirs dont on pouvait pourtant se passer auparavant. Néanmoins, les gardes fous institutionnels ont plutôt fonctionné à ce moment là : le Conseil constitutionnel a censuré cet appétit grandissant de prérogatives de surveillance. Celui-ci a ainsi estimé que la mesure était excessive et que le juge des libertés et de la détention (JLD), désigné pour autoriser et contrôler ces techniques, ne constituait pas une garantie suffisante. Pour le Conseil, puisque le JLD n’a pas accès à l’ensemble des procès-verbaux de l’enquête ni au déroulé des investigations, cela l’empêche d’assurer un contrôle satisfaisant de la nécessité et la proportionnalité des mesures de surveillance. Pourtant, alors que ces limites sont connues, c’est ce même JLD qui a été choisi dans le PJL Justice 2023-2027 pour contrôler les nouvelles techniques d’activation à distance des objets connectés (hors information judiciaire).

Toutefois, rien ne permet de croire à un coup d’arrêt similaire contre ces nouvelles mesures. À l’heure où l’antiterrorisme est mobilisé pour réprimer des militant·es politiques, ce renforcement des pouvoirs policiers ne fait que souligner les dérives autoritaires du gouvernement. Cette volonté de faire tomber les barrières qui empêchent l’État d’accéder à l’intimité des citoyens rejoint aussi l’offensive actuelle contre le chiffrement des conversations, que nous avons documentée à travers l’instruction de l’affaire dite du « 8 décembre ».

Le projet de loi sera prochainement transmis à une commission mixte paritaire qui tranchera les derniers arbitrages. Les équilibres politiques actuels font qu’il n’y a quasiment aucune chance que les parlementaires reculent et fassent retirer ces mesures de surveillance. Pourtant, si ces dernières sont votées, elles offriront une possibilité de contrôle de masse à faible coût et feront basculer le rapport que peuvent avoir les citoyens à la technologie en transformant radicalement la nature des objets qui nous entourent.

En visite aux « nuits de l’AN2V », le lobby de la vidéosurveillance

mardi 11 juillet 2023 à 15:51

Tribune de Félix Tréguer, membre de La Quadrature du Net, initialement publiée sur le site lundimatin.

Il a fallu débourser 180€ et s’arracher à la torpeur de ce début d’été pour gagner le droit de s’attabler incognito au beau milieu du « milieu » français de la vidéosurveillance policière. L’AN2V, ou association nationale de la vidéoprotection, tenait l’une de ses « nuits de l’AN2V » à Paris le 27 juin dernier. Événement biennal, les « nuits » sont le moment le plus people de cette association de fabricants, de distributeurs, d’intégrateurs, bref de marchands des milliers de caméras de surveillance installées à grands frais dans nos villes et villages.

Ambiance

J’arrive vers 19 heures au musée des arts forains à Paris, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Économie. Près de trois cent participants s’amoncellent dans la grande salle à l’entrée. L’ambiance est feutrée, les décors chatoyants et dorés. De vieux jeux de foire sont disposés aux quatre coins de la pièce, avec des animateurs et animatrices censées amuser la galerie. C’est l’heure de l’apéro et le champagne est servi sur des nappes blanches. Neuf individus sur dix sont des hommes, blancs eux-aussi. La quasi-totalité des quelques personnes non-blanches présentes ce soir sont des hôtes et des hôtesses, au vestiaire ou au service. Malheureusement rien de très étonnant dans ce lieu d’entre-soi élitaire.

Intérieur du musée des arts forains rempli de personnes principalement masculines et en costume

Tandis que je m’exfiltre à l’extérieur pour respirer un peu, trois hommes s’assoient non loin de moi. Deux représentants de la société Videtics vendent leur soupe à un homme plus âgé qui semble être un donneur d’ordre : analyse de densité de foule, analyse de trafic et de trajectoire des individus dans l’espace urbain, ils vantent les mérites de leur solution et de l’expérimentation prochaine à Marseille du suivi de foules dans le cadre du consortium Serenity soutenu par BPIfrance. De là, en moins d’un quart d’heure, je vois passer Guillaume Cazenave, PDG de la start-up Two-I, spécialisée dans l’Intelligence Artificielle (IA) appliquée à la vidéosurveillance, mais aussi Élisabeth Sellos-Cartel, chargée de la vidéosurveillance au ministère de l’Intérieur. Quelques jours plus tôt, elle animait une réunion de l’AN2V pour éclairer ses membres quant au travail ministériel sur les futurs décrets d’application de l’article 7 de la loi« Jeux Olympiques » (JO) 2024, qui légalise à titre expérimental l’usage de la vidéosurveillance algorithmique – c’est le gros sujet du moment. De retour à l’intérieur, je vois passer les badges de représentants d’entreprises chinoises comme Hikvision et Dahua, lesquelles se partageraient plus de la moitié du parc français de vidéosurveillance. Des acteurs centraux et pourtant sur la défensive, on le verra. Puis à quelques mètres de là, je vois passer la personnalité politique clé pour l’ensemble du secteur de la vidéosurveillance : Philippe Latombe, ancien cadre au Crédit agricole et depuis 2017 député Modem de Vendée.

Philippe Latombe, député guest-star

Quoique que largement inconnu du grand public, le député Latombe est ce soir la guest-star. Aujourd’hui dans la majorité macroniste, membre de la commission des Lois à l’Assemblée nationale, il s’était présenté aux élections régionales de 2015 sur la liste d’extrême-droite de Debout la France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan. Et en tant qu’élu de la majorité en 2021, il n’a pas hésité à propager une fake news sur des supposées « prières de rue musulmanes » à Challans. Pour le reste, il semble s’être employé à bâtir l’image d’un centriste raisonnable et d’ardent défenseur de la vie privée. Il a ainsi voté contre le passe sanitaire en 2020 et cosigné une tribune appelant à un moratoire sur la reconnaissance faciale. Cela a probablement aidé à ce que la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Privet, le nomme au collège de la CNIL en août 2022.

Son jeu trouble avec l’industrie de la surveillance révèle pourtant son insatiable fascination pour la Technopolice, et le place dans une effarante position de conflit d’intérêt. Il y a quelques mois déjà, lors du salon professionnel ExpoProtection, le lobbyiste Sébastien Garnault, initiateur de la plateforme d’influence CyberTaskForce, le présentait en introduction d’un débat sur la vidéosurveillance comme « un interlocuteur de choix (…), un ardent défenseur de l’excellence française, donc clairement un coéquipier ». Cet hiver, Latombe a joué un rôle clé dans les débats sur l’article 7 de la loi JO 2024. Et il est entre autres choses co-auteur d’un rapport d’information sur « les images de sécurité » publié en avril dernier. Tout en jurant qu’« aucun compromis ne doit être fait concernant la protection des libertés fondamentales », ce rapport appelait à étendre très largement le recours à la vidéosurveillance et à la reconnaissance faciale. C’est de ce document dont l’AN2V a décidé qu’il serait beaucoup question ce soir.

20 heures sonnent. Quelqu’un prend le micro pour demander à ces « messieurs » de passer à table, oubliant les quelques femmes présentes ce soir – la non-mixité masculine est ainsi assumée. Le maître de cérémonie, Dominique Legrand, président de l’AN2V, lobbyiste en chef de la vidéosurveillance à la gouaille insatiable, fait son entrée en scène. À l’aise dans son rôle de MC, il convoque Philippe Latombe sur l’estrade et l’avertit d’emblée : « Ce soir, j’ai envie de vous challenger ». Latombe est prêt, chaud-bouillant même, d’autant plus que, en tant que héraut politique du secteur, il se sait au-dessus de tout reproche. Le petit jeu de questions/réponses qui s’amorce est parti pour durer près de trois longs quarts d’heure. Il va consister pour le lobbyiste à reprendre les recommandations les plus cruciales du rapport parlementaire dont Latombe est co-auteur pour demander à ce dernier de noter, sur une échelle de 0 à 20, la probabilité qu’elles soient bientôt inscrites dans les politiques publiques. Exemple : Va-t-on assister à une refonte totale des « dispositifs de captation d’images dans l’espace public » pour « rationaliser » le cadre juridique fixé par le code de la sécurité intérieure ? 10 sur 20 répond Latombe : « Cela finira par arriver mais il faudra sans doute des années au ministère de l’Intérieur pour conduire ce gros travail légistique ».

Viennent ensuite les recommandations n° 3, 4 et 5 du rapport, puis les n° 8, 9, 11, 14, 15 et 16. Durant l’échange, Dominique Legrand doit s’interrompre une dizaine de fois pour demander le silence : « le bruit de fond est trop important, vous n’écoutez pas ! » C’est que, dans l’auditoire, on sirote le kir le ventre vide et les discussions s’animent. On préfère apparemment laisser Legrand faire son numéro en papotant entre pairs dans une atmosphère détendue, dont il faut bien avouer qu’elle fait un peu mauvais genre. Latombe, beau joueur, ne voudrait surtout pas déranger. Il lâche un « c’est pas grave » et invite à poursuivre.

Recommandation 20 sur l’interopérabilité des systèmes de vidéoprotection et d’IA mis en œuvre dans le cadre de l’expérimentation ouverte par la loi JO. Legrand surjoue la satisfaction : « ça, ça nous convient parfaitement ». Recommandation n° 22 sur des marchés publics réservés aux acteurs français et européens au nom de la souveraineté numérique. Latombe s’enthousiasme : « C’est un sujet qui est en train de prendre partout au sein de l’hémicycle, de la France insoumise au Rassemblement national ». Quant au fait d’avoir co-signé, de façon inédite pour la majorité, un amendement sur ce sujet avec l’extrême droite dans le cadre de la loi JO : « Je l’assume c’est pas un souci ». Chassez le naturel extrême-droitier et il revient au galop. Il faut dire qu’outre le fait que le Rassemblement national aide à faire passer près de la moitié des textes de la majorité macroniste, le souverainisme économique est de bon ton dans un climat de rivalités géopolitiques croissantes. Quoiqu’ils aient eu gain de cause avec l’échec de cet amendement, les représentants des entreprises chinoises présents ce soir doivent trouver ces appels au souverainisme peu ragoutants. Et en même temps, l’incurable dépendance des Français aux technologies de l’Empire du milieu leur paraît sans doute un peu pathétique.

Fabrique de l’acceptabilité sociale de la surveillance

On arrive aux recommandations n° 29, 30 et 31 qui portent sur la reconnaissance faciale et biométrique dans l’espace public, un sujet qui fait l’objet d’une récente proposition de loi de la droite et du centre adoptée au Sénat. Reprochant à ses collègues sénateurs de vouloir aller trop vite en besogne, Latombe détaille la philosophie qui guide son approche, à ses yeux la plus capable de porter ses fruits : la stratégie des petits pas, aussi connue sous le nom de « fable de la grenouille » :

« Avec la reconnaissance faciale, on touche à un tabou absolu, on touche au truc qui fait que ça fait hurler tout le monde. Ce que nous avons proposé dans le rapport, et je pense que c’est la vraie bonne façon de faire les choses : si on y va d’un coup d’un seul, un peu comme les sénateurs veulent le faire, ça va tellement crisper que ça passera pas. Il faut y aller en touchant les choses du bout du doigt et en y allant dans des cas très particuliers et très bien protégés, très bien balisés. C’est pour ça qu’on a proposé avec Philippe Gosselin d’utiliser la reconnaissance faciale en direct, avec le flux live, pour trois cas très particuliers : crise terroriste (il faut retrouver les terroristes, il faut pas qu’on se pose de question pour l’utiliser) ; la finalité « bande organisée » (le braquage de fourgon ou d’une bijouterie avec des gens qui sortent de la bijouterie et sont prêts à tirer sur n’importe qui, il faut savoir où ils sont pour intervenir le plus rapidement possible […]) ; et sur l’alerte-enlèvement ([…] pour récupérer l’enfant le plus vite possible […]). Il s’agit de cas emblématiques pour lesquels nos concitoyens savent bien qu’il y a un risque et qu’il faut mettre en place tous les moyens pour contrer ce risque. Ça serait une faute [de ne pas utiliser la reconnaissance faciale]. Si on a des outils pour le faire, utilisons-les, et après on verra bien si ça marche pas. On verra. »

Legrand fait le mec prudent : « Très bien, ça tombe sous le sens, on comprend bien qu’il faut cadrer tout ça, ça peut pas tourner H24 sur l’ensemble du territoire ». Les businessmen de la vidéosurveillance sont des gens raisonnables, c’est l’un des leitmotivs de la soirée.

On poursuit avec une série de recommandations (n° 32, 33 et 35) portant sur les commissions départementales de vidéoprotection et les comités d’éthique, alibis commodes pour faire croire à l’existence de garde-fous mais tombés en déshérence ces dernières années du fait de leur manque de pouvoir et de leur inutilité. Là encore, le député insiste – et l’AN2V approuve : il faut les relancer, il en va de « l’acceptabilité sociale » de la vidéosurveillance.

Photo de la diapositive de présentation du rapport parlementaire de Philippe Latombe décrivant les recommandations n°32, 34 et 35

« La première idée, explique Latombe, c’est de se dire que pour que ce soit accepté par la population, il faut mettre un certain nombre de garde-fous. C’est la CNIL, c’est des choses comme ça, ou le recours au droit que les personnes peuvent avoir pour accéder à leur images […]. Ça permet de mettre du contrôle citoyen sur les choses sans nuire à l’efficacité. Avec les caméras augmentées, où il y a des biais, le regard citoyen [symbolisé par les comités] permet d’apaiser les craintes, d’être sûr qu’il y a un contrôle citoyen qui permet aux habitants de se tranquilliser […]. C’est pas forcément quelque chose qui coûte très cher, c’est quelque chose qui s’organise et qui doit se réunir au moins une fois par trimestre, de faire un rapport et de challenger les effectifs communal (sic). »

Le patron de l’AN2V écoute avec le regard satisfait du maître à qui l’élève récite une leçon parfaitement apprise. Vient enfin la recommandation 36, qui propose de consacrer la CNIL en tant que « chef de file » de la régulation des systèmes d’IA. C’est alors que le député confirme ce que l’on constate depuis des années : plutôt que le gendarme des données personnelles, la CNIL est désormais une agence dédiée à l’accompagnement de l’innovation.

« Beaucoup de monde voit la CNIL comme un empêcheur de tourner en rond. Pour le voir un peu de l’intérieur depuis l’été dernier, il y a quand même une volonté d’ouverture de la CNIL sur ces sujets. Et d’ailleurs, quand on regarde les différents décrets, et même le texte JO [sur la VSA] et même sur le texte « douanes » sur les LAPI [lecture automatique de plaques d’immatriculation], la CNIL a vraiment ouvert ses chakras, en se disant qu’elle ne pouvait plus être ce gendarme strict et qu’il fallait qu’elle intègre les réalités sociales et technologiques et économiques. Il n’en reste pas moins que dans la loi JO, il a fallu rassurer les citoyens sur le fait que les algorithmes sont expertisés avant d’être déployés. Il y a eu un grand débat au sein du gouvernement sur ce sujet, il a été arbitré par le ministère de l’Intérieur face à Bercy qui voulait absolument que ce soit l’Arcep, réputée plus proche des milieux économiques. Il n’empêche que la CNIL est aujourd’hui en grande mutation sur le sujet [de l’IA…]. Mais on ne peut pas confier ces sujets-là à la CNIL sans lui ouvrir complètement ses chakras, et la meilleure façon d’ouvrir ses chakras, c’est d’abord de renforcer son collège en y mettant peut être un peu moins de juristes issus du Conseil d’État, qui sont majoritaires, en y mettant des personnes qualifiées issues du monde technologique, universitaire, et qui ont un capacité à comprendre ce que sont les technos […] ».

Les membres actuels du collège de la CNIL, qui d’ailleurs incluent déjà des universitaires et spécialistes de l’informatique, apprécieront. Quant au fait que la CNIL soit un « gendarme strict », il s’agit d’une grosse exagération compte tenu du laisser-faire de l’autorité dans de très nombreux dossiers. Mais reconnaissons à Latombe une chose : c’est encore pire depuis quelques mois.

« Comment on fait la bascule »

Quoi qu’enorgueilli de son bilan en tant que relais politique du lobby de la vidéosurveillance, il y a un point sur lequel Philippe Latombe tient à faire son mea culpa : le retard pris dans le calendrier réglementaire dans le déploiement de la vidéosurveillance algorithmique (apparemment, 6 mois de retard sur le calendrier prévu). Les décrets d’application de la loi JO ne sont certes toujours pas parus, mais il en aurait vu passer certains à la CNIL et il assure que tout sera prêt pour septembre. Enfin, conformément au souhait exprimé dans son rapport, une proposition de loi devrait être déposée d’ici la fin d’année avec son collègue Philippe Gosselin (LR) pour donner corps à leurs recommandations. Bref, le député a toutes les raisons d’inviter l’industrie de la surveillance à l’optimisme :

« Sur tous ces sujets, je pense qu’il faut que vous soyez rassurés. L’ensemble des sujets commence à infuser partout. Et pas que simplement dans la sphère politique avec le Sénat et l’Assemblée. Je sens que les élus sur l’ensemble du territoire sont conscients des évolutions technologiques et qu’ils ne peuvent pas rester à l’écart. La vraie question ensuite est de [savoir] comment on fait la bascule. Je pense que la bascule elle se fera pas d’un coup d’un seul parce que si on l’impose par la loi d’un coup d’un seul, on aura des blocages et ça marchera pas. Il faut qu’on arrive à adapter les choses pour que nos concitoyens se rendent compte que ça les aide au quotidien. Et si on y arrive, et si les maires peuvent être là pour aider à pousser ce sujet-là, à ce moment on pourra faire avancer les choses. Mais on voit que c’est un sujet qui porte, on voit que c’est un sujet qui avance partout. Y’en a qui sont plus en avance que d’autres – par exemple les douanes sur les LAPI. Il faudra qu’on revoit la manière dont on peut élargir l’utilisation des drones malgré la réserve du Conseil constitutionnel [qui interdit leur usage par les polices municipales]. Il faut avancer petit bout par petit bout, ça se fera pas en un claquement de doigt, mais on va y arriver. Quant à l’Intelligence Artificielle, c’est une vraie révolution, et il faut que vous l’intégriez sur tous les domaines qui pourront être utilisés ».

Message reçu dans l’assistance. Le patron de l’AN2V est d’accord. Fier même : tout ce petit cirque a montré à ses ouailles qu’il faisait bien son boulot : « il faut apprécier chaque marche engagée, on voit beaucoup de choses avancer », insiste-t-il.

Au confessionnal de l’AN2V

Il est bientôt 21 heures. C’est le moment que l’AN2V a choisi pour nous surprendre. Après avoir remercié Latombe et l’avoir invité à s’asseoir à sa table, Dominique Legrand invite sur scène Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur du Vertige identitaire, un ouvrage paru en 2022 et sous-titré : « Tirer les leçons de l’expérience collective  : comment peut basculer une démocratie ? ». Là encore, il sera donc question de bascule.

Intérieur du musée des arts forains rempli de personnes debout

Proche de la LICRA, Alain Chouraqui est aussi président de la Fondation du camp des Milles, la structure qui gère le mémorial de ce camp d’internement situé près de Aix en Provence créé en 1939 pour y détenir des étrangers et des résistants anti-fascistes et qui, a l’été 1942, a servi de camp de déportation des juifs présents en zone non-occupée. On s’interroge : que peut-il bien faire ici ? Dominique Legrand tente de résumer la démarche : « À l’AN2V, on est pas là pour vendre que des caméras comme le disent très souvent ceux qui ne nous aiment pas, on est là pour réfléchir et de temps en temps lever le nez du guidon ». C’est en tout cas l’image qu’il veut donner à travers les nuits de l’AN2V.

Chouraqui commence donc son exposé, parle du travail de mémoire auquel il participe. Le ton de l’orateur est solennel, l’écoute de l’auditoire plus respectueuse. Chouraqui explique notamment que, dans le cadre d’un projet de recherche comparatif, lui et ses collègues politistes et historiens ont proposé un modèle en trois étapes des dérives autoritaires, génocidaires et fascistes. La France en serait aujourd’hui à la deuxième étape. L’espace d’un instant, il a réussi à casser la bonne ambiance. Dans un sac en papier disposé sur chacune des tables, on trouve son livre. Je l’ouvre au hasard et tombe sur la page 71. J’y lis le paragraphe suivant :

« Les ‘‘progrès techniques’’ offrent aux passions humaines une puissance telle qu’il peut en perdre la maîtrise en des ‘‘embardées monstrueuses’’ dont la Shoah est le paradigme puisqu’elle doit son ‘‘efficacité’’ extrême aux outils techniques et bureaucratiques les plus modernes mis au service du pire. Il suffit de se demander ce que les nazis auraient pu faire avec des outils informatiques et des manipulations génétiques. »

Couverture du livre d’Alain Chouraqui

Par politesse, Chouraqui ne livrera ce soir aucune analyse quant au core business des membres de l’AN2V, à savoir la vente d’engins de surveillance qui participent à armer le génocide culturel des Ouïghours en Chine, la colonisation de la Palestine, et tant d’autres atteintes aux droits humains à travers le monde. Mais ce silence un peu hypocrite n’efface pas tout à fait l’incongruité de sa présence à cette soirée. Après son discours, le dîner peut enfin commencer. J’embraye la discussion avec mon voisin de table, dont le métier est, sans surprise, de vendre des caméras de surveillance et les technologies connexes. Il a trouvé l’intervention « passionnante » :

« C’est bien qu’ils l’aient invité, m’explique-t-il. On est des acteurs dans le business et c’est bien de se poser la question de l’impact des techniques qu’on met en place. Est-ce qu’on participe au Big Brother, au Big Data ? Dans un contexte de crise climatique et des migrations qu’il provoque, est-ce que nos instruments ne vont pas participer à faire du tri, à faire des choix dans les individus ? »

Il le dit à sa manière, vaguement inspirée par ce qu’il a retenu du choc des civilisations. Mais on sent que ces questionnements sont sincères. Tout vendeur de vidéosurveillance, pour peu qu’il n’assume pas pleinement ses penchants autoritaires et soit prêt à s’interroger – ce qui n’est certainement pas le cas de chaque personne dans l’assistance ce soir –, doit bien avoir occasionnellement ce genre de cas de conscience. Il sait qu’il flirte non seulement avec l’illégal, mais aussi avec l’amoral, ayant plus ou moins conscience qu’il contribue chaque jour à construire le monde pété que devront habiter ses enfants.

Je reste perplexe face à cet apparent paradoxe : invoquant la caution morale d’un personnage comme Chouraqui, l’AN2V sensibilise ses membres à la dérive autoritaire du pays, ce alors qu’elle est régulièrement pointée du doigt pour sa promotion de la surveillance numérique de l’espace public urbain. Comment l’expliquer ? Outre l’évident capital symbolique engrangé par l’association via la présence de l’intellectuel (« on réfléchit, on lève le nez du guidon »), le spectacle auquel j’ai assisté ce soir invite à faire l’hypothèse suivante : cette séquence sur l’autoritarisme produit la même chose chez les acteurs de la vidéosurveillance (à commencer par Legrand lui-même) que ce que la stratégie des petits pas et des garde-fous inefficaces produit sur la population : une forme de désinhibition vis-à-vis du potentiel totalitaire de cette technologie. Car la leçon d’histoire offerte par Chouraqui aura probablement permis à tout ce petit monde de se rassurer en se disant qu’il reste dans le camp du « Bien », celui de la démocratie, et ainsi de se dissocier de l’image funeste que leur renvoient leurs adversaires « droits-de-l’hommistes » (« ceux qui ne nous aiment pas », comme le résume Legrand de manière presque touchante). Ils peuvent d’autant mieux le faire que ce soir, ni Chouraqui, ni moi, ni personne d’autre n’aura pris la peine d’expliciter le lien entre technologies de surveillance et pratiques autoritaires. Ce lien est dans toutes les têtes et pourtant, il reste à l’état de non-dit.

Au fond, les nuits de l’AN2V sont un peu comme un confessionnal où les acteurs de la Technopolice sont venus ressasser leurs péchés pour mieux laver leur mauvaise conscience, un moment étrange où l’aveu implicite permet d’entretenir le déni. Faute secrètement avouée, à moitié pardonnée. Après ce bref moment de catharsis et de contrition silencieuse, chacun pourra s’en retourner à sa routine consistant à maximiser les profits liés à l’expansion des marchés de la surveillance. Plutôt qu’un paradoxe, et n’en déplaise à Charouqui, le gargarisme de démocratie auquel j’ai assisté ce soir révélerait donc l’un des mécanismes par lesquels les régimes libéraux contemporains « basculent », à savoir la déculpabilisation des élites et la production d’une irresponsabilité collective par la mise en scène des valeurs démocratiques. Des représentants commerciaux aux donneurs d’ordre administratifs en passant par les parlementaires, les hauts-fonctionnaires ou les ministres, nombreux sont ceux qui, en participant à ces événements rituels, se font croire qu’ils croient encore en la démocratie. Peut-être même se convainquent-ils ainsi qu’ils peuvent faire ce qu’ils font, c’est-à-dire déployer des technologies toujours plus sophistiquées de contrôle social, tout en agissant en son nom. Tandis que l’extrême droite s’affirme de manière toujours plus décomplexée, ces processus grâce auxquels les élites libérales gèrent la dissonance cognitive induite par leur complicité objective avec la spirale autoritaire en cours forment l’un des rouages les plus efficaces du fascisme qui vient.

Veesion, la start-up illégale qui surveille les supermarchés 

mardi 4 juillet 2023 à 11:53

Nous en parlions déjà il y a deux ans : au-delà de la surveillance de nos rues, la surveillance biométrique se déploie aussi dans nos supermarchés pour tenter de détecter les vols en rayons des magasins. À la tête de ce business, la start-up française Veesion dont tout le monde, même le gouvernement, s’accorde sur l’illégalité du logiciel mais qui continue à récolter des fonds et des clients en profitant de la détresse sociale

La surveillance biométrique de l’espace public ne cesse de s’accroître. Dernier exemple en date : la loi sur les Jeux Olympiques de 2024 qui vient légaliser officiellement la surveillance algorithmique dans l’espace public pour certains événements sportifs, récréatifs et culturels (on en parlait ici). En parallèle, des start-up cherchent à se faire de l’argent sur la surveillance d’autres espaces, notamment les supermarchés. L’idée est la suivante : utiliser des algorithmiques de surveillance biométrique sur les caméras déjà déployées pour détecter des vols dans les grandes surfaces et alerter directement les agents de sécurité.

L’une des entreprises les plus en vue sur le sujet, c’est Veesion, une start-up française dont on parlait déjà il y a deux ans (ici) et qui vient de faire l’objet d’un article de Streetpress. L’article vient rappeler ce que LQDN dénonce depuis plusieurs années : le logiciel déjà déployé dans des centaines de magasins est illégal, non seulement selon l’avis de la CNIL, mais aussi, selon nos informations, pour le gouvernement.

Le business illégal de la détresse sociale

Nous avions déjà souligné plusieurs aspects hautement problématiques de l’entreprise. En premier lieu, un billet publié par son créateur, soulignant que la crise économique créée par la pandémie allait provoquer une augmentation des vols, ce qui rendait nécessaire pour les magasins de s’équiper de son logiciel. Ce billet avait été retiré aussitôt notre premier article publié.

D’autres déclarations de Veesion continuent pourtant de soutenir cette idée. Ici, c’est pour rappeler que l’inflation des prix, en particulier sur les prix des aliments, alimenteraient le vol à l’étalage, ce qui rend encore une fois nécessaire l’achat de son logiciel de surveillance. Un business s’affichant donc sans gêne comme fondé sur la détresse sociale.

Au-delà du discours marketing sordide, le dispositif est clairement illégal. Il s’agit bien ici de données biométriques, c’est-à-dire de données personnelles relatives notamment à des caractéristiques « physiques ou « comportementales » (au sens de l’article 4, par. 14 du RGPD) traitées pour « identifier une personne physique de manière unique » (ici, repérer une personne en train de voler à cause de gestes « suspects » afin de l’appréhender individuellement, et pour cela analyser le comportement de l’ensemble des client·es d’un magasin).

Un tel traitement est par principe interdit par l’article 9 du RGPD, et légal seulement de manière exceptionnelle et sous conditions strictes. Aucune de ces conditions n’est applicable au dispositif de Veesion.

La Quadrature du Net n’est d’ailleurs pas la seule à souligner l’illégalité du système. La CNIL le redit clairement (à sa façon) dans l’article de Streetpress quand elle souligne que les caméras de Veesion « devraient être encadrées par un texte » . Or ce texte n’existe pas. Elle avait exprimé le même malaise au Monde il y a quelques mois, quand son directeur technique reconnaissait que cette technologie était dans un « flou juridique  » .

Veesion est d’ailleurs tout à fait au courant de cette illégalité. Cela ressort explicitement de sa réponse à une consultation de la CNIL obtenu par LQDN où Veesion s’alarme de l’interprétation du RGPD par la CNIL qui pourrait menacer « 500 emplois en France  » .

Plus surprenant, le gouvernement a lui aussi reconnu l’illégalité du dispositif. Selon nos informations, dans le cadre d’une réunion avec des professionnels du secteur, une personne représentant le ministère de l’Intérieur a explicitement reconnu que la vidéosurveillance algorithmique dans les supermarchés était interdite.

La Technopolice rapporte toujours autant d’argent

Tout cela ne semble pas gêner l’entreprise. Sur leur site , ils annoncent équiper plus de 2500 commerçants, dans 25 pays. Et selon les informations de Streetpress, les clients en France sont notamment Leclerc, Carrefour, G20, Système U, Biocoop, Kiabi ou encore la Fnac. Des enseignes régulièrement fréquentées donc par plusieurs milliers de personnes chaque jour.

Autre point : les financements affluent. En mars, la start-up a levé plus de 10 millions d’euros auprès de multiples fonds d’investissement. Sur le site Welcome to the Jungle, la start-up annonce plus de 100 salariés et plus de 5 millions de chiffre d’affaires.

La question que cela pose est la même que celle que nous rappelons sur ce type de sujets depuis 3 ans : que fait la CNIL ? Pourquoi n’a-t-elle pas fait la moindre communication explicite sur ce sujet ? Nous avions fait il y a deux ans une demande de documents administratifs à cette dernière, elle nous avait répondu qu’il s’agissait d’un dossier en cours d’analyse et qu’elle ne pouvait donc pas nous transmettre les documents demandés. Rien depuis.

Une telle inaction a des conséquences lourdes : outre la surveillance illégale imposée sur plusieurs milliers de personnes, la CNIL vient ici normaliser le non-respect du RGPD et faciliter la création d’une industrie de la Technopolice en laissant les investissements affluer.

Comment encore considérer la CNIL comme une autorité de « protection » de nos libertés quand la communication qui en émane sur ce sujet est qu’elle veut « fédérer et accompagner les acteurs innovants de l’écosystème IA en France et en Europe » ?

Surveillance illégale, détresse sociale, financement massif… Toutes les Technopolices se ressemblent, qu’elles soient en supermarché ou sur notre espace public. Mais pour une fois que tout le monde est d’accord sur l’illégalité d’une de ses représentantes, espérons que Veesion soit arrêtée au plus vite.