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La Quadrature a 10 ans ! Bilan et perspectives

lundi 13 novembre 2017 à 13:19

La Quadrature du Net fêtera ses dix ans dans quelques mois. Beaucoup de chemin a été parcouru depuis qu'en mars 2008, face à une vague préoccupante de projets de lois et politiques, cinq militants – Christophe Espern, Jérémie Zimmermann, Philippe Aigrain, Gérald Sédrati-Dinet et Benjamin Sonntag, qui s'étaient rencontrés dans les combats contre la loi DADVSI, contre l'opposition aux brevets logiciels et pour la promotion des communs – décidèrent de former un collectif pour porter les valeurs de l'Internet libre face aux coups de boutoir sécuritaires et mercantiles.

Depuis, La Quadrature a connu de beaux succès. Elle est devenue un acteur important de la défense des droits fondamentaux à l'ère numérique, aux niveaux français et international. Chemin faisant, elle a tissé des liens féconds avec de nombreux acteurs militants.

Mais en dix ans beaucoup de choses ont changé, tant au niveau de l'organisation interne de ce qui est devenu une association que dans son environnement. Aujourd'hui, il s'agit d'apprendre de nos erreurs et de remettre à plat nos méthodes et nos modes d'action. C'est le but principal de ce document, fruit d'échanges et de discussions internes, que de proposer en quelques pages un bilan critique de là où nous en sommes aujourd'hui, et à partir de ce diagnostic, de dessiner des pistes pour l'avenir, lesquelles devront être discutées et précisées dans les prochains mois.

Cette « feuille de route » s'articule en trois temps :

 

1. Identité : ce qu'est La Quadrature du Net

En dix ans, le contexte dans lequel évolue La Quadrature s'est largement transformé. Il est marqué notamment par une accélération du durcissement sécuritaire et un resserrement de l'espace démocratique au niveau des institutions et dans l'espace public en général. Une tendance politique doublée de la fuite en avant de l'informatique centralisée et technocratique, elle-même marquée par l'hybridation toujours plus poussée des États et des grandes entreprises privées. Ce mouvement se traduit par la prolifération de la surveillance de masse (privée comme étatique) ou de la censure extrajudiciaire, par la criminalisation du partage, et de manière plus générale par la centralisation et la marchandisation toujours plus poussée de l'infrastructure numérique.

Heureusement, l'Internet alternatif, libre et décentralisé porte haut ses couleurs. Un tissu militant dense et créatif s'est progressivement structuré en France. De Framasoft à l'April en passant par la Fédération FDN, Nos Oignons et même de petites entreprises, beaucoup de groupes travaillent d'arrache-pied, en lien avec d'autres organisations de par le monde, pour que l’informatique en réseau puisse rester un espace d'émancipation individuelle et collective, plutôt que de servir d'instrument de surveillance et de contrôle.

Dans ce tissu de l'activisme numérique français, La Quadrature du Net s'est inscrite dans le sillage d'associations pionnières qui, dès les années 1990, s'étaient spécialisées dans la défense des droits fondamentaux sur Internet, comme l'Association des utilisateurs d'Internet ou l'IRIS (Imaginons un Réseau Internet Solidaire). À ce titre, et notamment à l'occasion de batailles contre les lois sécuritaires adoptées depuis 2013, elle a noué de nombreux liens avec d'autres organisations de défense des droits humains, à l'image de ses partenaires de l'Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) comme Amnesty International France, le CECIL, le Creis-Terminal, la Ligue des Droits de l'Homme, le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature.

Au niveau international, son expertise et ses analyses sont également reconnues et appréciées de diverses associations issues de l'activisme numérique comme l'Electronic Frontier Foundation, mais aussi de grandes ONGs comme Human Rights Watch ou également de certaines organisations internationales dédiées à la défense des droits fondamentaux (ONU, Conseil de l'Europe).

Dans le paysage militant, LQDN occupe donc une position charnière, à l'interface d'un mouvement militant « libriste », inspiré par l’éthique émancipatrice des hackers et autres pionniers de l'Internet libre, et des associations de défense des droits, qu'elles soient françaises ou non. Sa spécificité est donc d'être une association française œuvrant à la construction et à la défense politique et juridique de l'Internet libre, et plus généralement des droits fondamentaux à l'ère numérique.

À partir de là, quelques précisions importantes s'imposent sur la manière dont elle travaille. Elle agit d'abord de trois manières :

Mais encore ? Une fois qu'on a fait la liste de ces grands modes d'action, quelques principes permettent également de définir notre « style » :

2. Gouvernance de l'association

En dix ans, et surtout ces quatres dernières années, La Quadrature s'est transformée. Elle est passée du statut d'association de fait sans réelle source de financement à celui d'une association « loi 1901 » employant désormais six salariés à temps plein, avec un budget annuel tournant autour de 350 000 à 400 000 euros. En outre, elle est devenue un acteur reconnu du débat sur les libertés à l'ère numérique, et concentre à ce titre un grand nombre de sollicitations extérieures (pour des intervention publique par exemple), suscite des attentes diverses au sein de la société (notamment pour prendre position sur un grand nombre d'enjeux liés au numérique).

Pendant longtemps, les membres fondateurs de l'association ont assumé une gouvernance verticale. L'association suivait dans le détail la ligne politique et les positions détaillées qui faisaient consensus entre eux. La position des « cinq gus dans un garage » consistait à dire que, si pour telle ou telle raison, les gens qui se retrouvaient dans l'action de LQDN n'étaient plus d'accord avec ses orientations, rien ne les empêchait de créer leur propre association, de monter « leur propre Quadrature ». Nous ne prétendions pas à la représentativité, en dépit du fait que l'association en soit venue à concentrer une certaine visibilité et des attentes.

Par ailleurs, dans cette configuration verticale qui a eu sa pertinence et sa raison d'être, même l'équipe salariée s'est souvent retrouvée dans la situation d'attendre des directions de la part d'un Conseil d'administration bénévole resserré, incapable de répondre à ses besoins. De la même manière, entre l'équipe salariée et les militants bénévoles, une certaine verticalité s'est instaurée. Faute d'espace pour que ces derniers participent plus pleinement à la définition des priorités et des actions de l'association, il s'est souvent agi pour eux de relayer et de prendre part à des actions conçues sans eux. Certes, les « ateliers » et les Quadrapéros permettaient des moments d'échanges et d'émulation, mais jamais au point de renverser cette verticalité de fait.

Ce resserrement de la gouvernance de l'association sur une poignée de membres fondateurs et une petite équipe salariée a pu donner à certains de nos proches une image de fermeture, de manque de transparence, en plus de faire peser beaucoup de pression, de stress et d'attentes sur un petit groupe de militants salariés. Enfin, malgré certains efforts, LQDN continue d'être marquée par un manque de diversité : elle reste assez masculine, très blanche, et très parisienne malgré de premiers efforts de « décentralisation ».

Aujourd'hui, il est temps d'acter l'élargissement de La Quadrature. Nous voulons que celles et ceux des militants bénévoles qui travaillent de longue date avec nous ou de nouveaux-venus en qui nous avons toute confiance puissent être rapidement reconnus comme membres de La Quadrature, et ainsi s'épanouir à nos côtés comme militants. Cet élargissement se fera par cooptation, les membres fondateurs et l'équipe salariée décidant dans un premier temps de la vingtaine de personnes dont nous aimerions qu'elles nous rejoignent en priorité pour faire vivre l'association, concevoir et participer à ses actions, avec à l'esprit quelques lignes directrices pour guider cet élargissement :

Les membres fondateurs et les administrateurs de LQDN resteront, en lien avec l'équipe salariée, les garants de sa ligne politique et responsables en dernière instance de l'association, mais la réflexion stratégique et l'action de LQDN sera débattue, élaborée et mise en œuvre par cette communauté élargie, qui aura encore vocation à s'étendre à de nouveaux contributeurs, et au sein de laquelle pourront à l'avenir être recrutés les responsables statutaires de l’association.

Chacun de ces membres devra apporter sa pierre au travail collectif en proposant des analyses et en organisant des actions, en prenant part aux campagnes, en jouant un rôle dans la vie interne de l'association, ou toute autre initiative qui rentrerait dans les missions et les tâches de LQDN dont il ou elle aurait envie de se charger. La Quadrature deviendra la somme de ces engagements que le site web sera en mesure de relayer, et qui pourront bénéficier des ressources de l'association. Cela va sans dire, outre les membres statutaires, toute personne souhaitant proposer une action ou rejoindre des initiatives en cours restera évidemment la bienvenue.

Cette Quadrature élargie cherchera dans le même mouvement à relâcher le contrôle sur l'expression publique. Chaque membre sera en mesure de pouvoir s'exprimer publiquement sur ses sujets d'expertise, notamment dans les médias, et jouera à ce titre un rôle de transmission et de représentation de l'association. La prochaine version de notre site web sera dotée d'un espace où tous les membres pourront partager une expression personnelle, n'engageant pas l'association dans son entier mais soumettant au débat leurs contributions et analyses. Nous entendons ainsi promouvoir le débat d'idées entre militants, visibiliser les conflits qui traversent nos milieux. D'autres formats bien identifiés seront réservés à l'expression de positions officielles et consensuelles de l'association, sous la responsabilité du bureau et de l'équipe salariée.

Cette dernière jouera un rôle de coordination et de facilitation de ces engagements bénévoles. Elle fera en sorte de structurer ce travail collectif afin de le rendre le plus utile possible aux missions de La Quadrature, de lui donner de la cohérence et de maximiser son impact. Mais elle ne peut évidemment pas tout faire, et elle devra aussi pouvoir se concentrer pleinement aux quelques priorités de l'association, qui nécessitent un suivi quasi-quotidien et la construction d'une expertise au long cours.

Chaque année, l'assemblée générale de La Quadrature devra permettre à l'ensemble de ces membres et à d'autres amis de l'association de se retrouver pour un moment de rencontre, de réflexion et de débat. Il nous faudra aussi trouver un outil permettant à cette communauté quadraturienne élargie d'échanger et de collaborer au mieux et le plus régulièrement possible, les mailings-lists traditionnelles n'étant pas des plus adaptées pour permettre à une trentaine de personnes de débattre et de travailler ensemble de manière efficace au quotidien.

 

3. Missions : plaidoyer institutionnel, défense juridique et émancipation numérique

En 2016, La Quadrature annonçait une réorientation stratégique consistant à faire moins de plaidoyer institutionnel au niveau français pour se libérer du temps et chercher à investir des modes d'action orientés vers la capacitation citoyenne (conférences et débats, ateliers, etc.). Aujourd'hui, cette vision reste pertinente mais nous n'avons pas bien su l'inscrire dans nos pratiques, faute d'une méthode claire pour cela.  Nous avons ainsi trouvé utile de nous remobiliser sur certains textes ultra-sécuritaires en adoptant le même type de stratégie : analyse juridique détaillée des textes, rencontre de parlementaires et propositions d'amendements. Avec, au final, des résultats mitigés, et un sentiment de n'avoir que des mauvaises nouvelles démobilisatrices à annoncer.

Dans l'action juridique aussi, nous devons pouvoir faire valoir des propositions alternatives, et contribuer à la construction d'espaces émancipés où elles auront cours. D'autant que dans nos milieux militants, certains des bâtisseurs d'un Internet libre et décentralisé sont demandeurs de conseils juridiques pour les aider à défendre leurs valeurs. Nous devons les aider à réduire les risques juridiques encourus et faire en sorte qu'ils puissent compter sur des réseaux de solidarité suffidament denses si jamais les choses tournaient mal, mais aussi tenter d'intervenir de manière plus systématique dans les débats de doctrine juridique pour porter des interprétations du droit qui nous soient favorables (par exemple en ce moment sur l'interprétation des dispositions du règlement européen sur les données personnelles). De cette manière, nous pourrons faire avancer la cause différemment et plus efficacement qu'en nous épuisant dans des dossiers perdus d'avance au Parlement.

Ces deux remarques appellent à adopter quelques principes simples permettant de diversifier nos modes d'intervention en matière juridique :

Un autre problème relevé dans nos stratégies de plaidoyer et de défense juridique réside aussi dans le fait que les politiques sécuritaires dans le champ numérique se sont inscrites dans les pratiques institutionnelles sans que nous sachions nous mobiliser au-delà des débats parlementaires ou des contentieux juridictionnels. Nous en restons à un discours souvent abstrait sur l'État de droit, pointant les risques de dispositions législatives ou d'orientations politiques. Or, le droit du numérique conduit à la répression injuste et dangereuse d'individus ou de catégories de personnes. Et ces cas permettent d'incarner ces dérives, de faire sentir la violence dans la pratique du pouvoir, d'incarner l'injustice bien mieux que ne le ferait un communiqué lénifiant sur « la remise en cause des droits fondamentaux ». Bref, il nous faut réinvestir les cas d'arbitraire, les documenter et les articuler lorsque cela est possible et pertinent à nos stratégies politiques et contentieuses.

Pour finir, il nous faut aborder un dernier point central dans les missions de LQDN : les outils et l'émancipation numérique. Depuis ses débuts, La Quadrature a toujours tenté de développer des outils qui lui permettraient de faciliter la participation à ses campagnes, tel que Memopol ou le PiPhone. Or, pour mener à terme le développement de ces outils ambitieux, les ressources ont manqué, de même que la réflexion sur l'usage attendu de ces derniers. Et même lorsque ce travail était fait, il était tout simplement difficile de maintenir ces efforts dans la durée avec seulement un développeur-salarié et une communauté de bénévoles relativement restreinte. Si ces initiatives ont eu leur raison d'être, il est temps de repenser la manière dont nous mobilisons l'expertise technique de celles et ceux qui participent à nos combats.

Tout cela sera bien sûr à discuter, par exemple à l'occasion du Fabulous Contribution Camp que nous organisons à Lyon à la fin du mois avec nos amis de Framasoft. Il semble qu'aux côtés d'acteurs comme Framasoft, la Fédération FDN, Nos Oignons et même des collectifs mondialement réputés comme Rise Up, nous puissions jouer un rôle spécifique, justement en raison de notre position charnière entre les milieux « libristes » et d'autres secteurs militants au niveau français. Nous n'avons pas forcément vocation à devenir des hébergeurs de services, notamment parce que beaucoup le font déjà et que cela supposerait d'adapter nos structures de gouvernance pour donner la voix aux utilisateurs de ces services. En revanche, nous pouvons participer à l'accompagnement de projets, contribuer à faire se rencontrer des militants issus de causes diverses et les bâtisseurs de l'Internet libre, usagers et développeurs – comme dans les premiers temps de l'activisme numérique français où des initiatives comme le R@S contribuaient à la convergence des luttes par la fourniture d'une infrastructure numérique partagée, en plus de permettre une réflexion croisée sur les usages militants du numérique.

Grâce à ses nombreux membres et contributeurs experts du numérique, LQDN peut aussi sensibiliser aux dangers de certains services dominants ou émergents, en documentant leurs pratiques (par exemple en matière de collecte et de partage de données avec des tiers). Ce ne sont là quelques pistes qu'il faudra discuter et affiner avec nos amis de l'Internet libre.

Voici dans les grandes lignes là où nous souhaitons emmener La Quadrature dans les mois et les années qui viennent. Ces priorités stratégiques réaffirmées s'articulent donc à un changement majeur dans l'histoire de l'association, à savoir l'élargissement de son « premier cercle », ou plutôt de sa pleine reconnaissance. Nous voulons ainsi redonner du souffle à notre collectif, en multipliant les contributions et en permettant que le travail réalisé ces dernières années puisse servir plus utilement encore la cause démocratique. En attendant d'affiner ces orientations avec toutes celles et ceux qui voudront bien accepter la proposition de nous rejoindre, vos commentaires sont les bienvenus !

Fin du débat sur notre vie privée au Parlement européen : bilan

lundi 6 novembre 2017 à 18:05

Paris, le 6 novembre 2017 — Le 26 octobre, l'ensemble du Parlement européen a décidé de clore les débats sur le règlement ePrivacy. Sa position est donc celle arrêtée le 19 octobre par sa commission d'examen principale. Le texte sera désormais débattu entre les gouvernements des États européens et des représentants du Parlement, qui tenteront de s'entendre sur une version commune. Faisons le bilan de l'étape qui vient de prendre fin.

Un départ alarmant

La protection des nos communications électroniques est actuellement assurée par la directive ePrivacy de 2002. Elle exige notre consentement pour l'analyse de nos communications, mais ne s'impose toutefois qu'aux opérateurs de téléphonie et d'Internet.

L'an dernier, la Commission européenne a annoncé souhaiter réformer cette directive. Son idée était notamment d'étendre le champ de la directive ePrivacy à tout type de prestataire de communications électroniques : opérateurs de télécommunications, mais aussi fournisseur de courriels (Gmail par exemple) et de messagerie instantanée (comme Whatsapp). Cette ambition était enthousiasmante et déclenchait naturellement l'opposition des nouvelles entreprises visées (voir les recommandations que nous publions alors).

Toutefois, le projet de règlement ePrivacy finalement proposé par la Commission en janvier dernier prévoyait aussi de supprimer de nombreuses protections que nous offre le droit actuel (voir l'analyse détaillée que nous en faisions) :

Cet alarmant projet de règlement a été remis au Parlement européen, libre de le modifier, pour le meilleur comme pour le pire (lire les recommandations que nous adressions alors aux députés).

Un lobbying féroce

Le règlement ePrivacy affectera de nombreuses acteurs aussi puissants que divers (voir leurs positions recensées sur notre wiki). Chacun y trouve un intérêt à affaiblir nos droits fondamentaux :

La volonté commune qu'ont ces acteurs de détruire nos droits fondamentaux a été servilement exécutée par de nombreux députés européens (principalement de droite) dans les amendements qu'ils ont déposés (analysés ici, en anglais) et dans les avis qu'ils ont fait adoptés par le Parlement ces derniers mois (dénoncés ).

La situation semblait donc critique (nous adaptions notre position en publiant de nouvelles recommandations).

Le rôle décisif de la commission LIBE

Le règlement a été examiné par différentes commissions d'examen du Parlement, mais c'est la commission LIBE (« liberté civile ») qui devait avoir le dernier mot et arrêter la position du Parlement. La députée Marju Lauristin a été nommée pour conduire les débats au sein de cette commission. Elle appartient au groupe politique S&D, qui regroupe en Europe des partis similaires à feu le Parti Socialiste français.

La vision générale qu'a Mme Lauristin de la vie privée ne semble pas très éloignée de celle de La Quadrature du Net. Mais les visions idéologiques ont la vie dure en politique ! Et pour cause : plutôt que de défendre ses positions de façon intransigeante, l'objectif constant de Mme Lauristin a été de trouver un compromis avec les groupes de droite. La raison de cet objectif désastreux se trouve dans les règles de procédure du Parlement.

La règle perverse du trilogue

En principe, toute nouvelle norme créée par l'UE ne peut être adoptée que si le Parlement européen et les gouvernements de États membres (qui négocient au sein du Conseil de l'UE) se mettent d'accord sur un texte identique — ce qui peut prendre du temps et plusieurs lectures par institution.

Pour gagner du temps, les règles de procédure du Parlement prévoient ce qui suit : une commission d'examen (constituée d'une soixantaines de députées) arrête, seule, la position du Parlement et dispose d'un mandat pour négocier avec le Conseil de l'UE, au nom de l'ensemble du Parlement, afin de trouver un texte commun.

Cette négociation est appelé « trilogue » (qui brille d'ailleurs par son absence totale de transparence, privant radicalement la population de toute possibilité de prendre part aux débats). Lorsque le trilogue aboutit à un consensus, il ne reste plus qu'au Parlement et au Conseil qu'à adopter le texte de compromis par un vote formel.

Ceci est le déroulement classique. Le règlement du Parlement prévoit que, en principe, le mandat donné à la commission d'examen pour négocier avec le Conseil en trilogue est automatique. Toutefois, un groupe politique peut s'opposer au trilogue en exigeant que le mandat soit soumis au vote de l'ensemble du Parlement. Si le mandat est rejeté, le texte adopté par la commission d'examen n'est plus considéré comme la position du Parlement. Il est renvoyé devant l'ensemble du Parlement qui, en séance plénière, peut le modifier entièrement (voir l'article 69 quater du règlement intérieur du Parlement).

Un compromis impossible

C'est ce « risque » d'aller en plénière que Mme Lauristin redoutait : si le texte adopté en commission LIBE ne convenait pas aux groupes de droite, ceux-ci s'opposeraient à son mandat. Or, Mme Lauristin pensait que, si le texte était soumis à l'ensemble des députés, nombre d'entre eux n'auraient pas (ou ne prendraient pas) le temps de l'examiner dans le détail et se laisseraient massivement convaincre par le lobbying particulièrement féroce qui était à l'œuvre.

Mme Lauristin était donc prête à faire avec la droite de nombreux compromis, dans la mesure où elle jugeait ces compromis « moins pires » que le texte qui serait adopté en plénière si son mandat lui était refusé.

La Quadrature du Net s'est frontalement opposée à cette logique. D'abord, par principe, on ne défend pas les libertés fondamentales en bridant des débats parlementaires. De plus, dans ce cas précis, les compromis que Mme Lauristin était prête à faire s'attaquaient si frontalement à nos droits que les accepter pour éviter « le pire » ne faisait plus aucun sens (voir notre article d'interpellation, en anglais).

La députée n'essayait plus de corriger toutes les atteintes à nos droits proposées par la Commission européenne en janvier dernier. Plus grave, elle s'apprêtait à autoriser l'exploitation des métadonnées de nos communications sans notre consentement (en contradiction totale du droit actuel, mais en parfaite conformité des souhaits exprimés par les géant de l'Internet et des opérateurs oligopolistiques, repris par la droite).

Un réveil salutaire

C'est à ce moment que l'intervention de la population a été la plus décisive pour défendre nos droits. Portée par les nombreux « coups de pression » individuels qui étaient venus de toute l'Europe (par mails, appels ou interpellations publiques des députés, dans le cadre notamment de notre campagne ePrivacy), La Quadrature du Net, rejointe par les associations Acces Now et EDRi, a entrepris de briser cette absurde tentative de compromis avec la droite.

Ces trois associations ont expliqué aux députés de la commission LIBE que, si leurs compromis autorisaient une surveillance aussi grave que celle alors débattue, elles s'opposeraient tout simplement à l'ensemble du règlement ePrivacy. Elles exigeraient que le texte soit rejeté et que, faute de mieux, le droit reste dans son état actuel.

Ce coup de pied dans la fourmilière a suffit, par effet de domino, à remettre la situation en ordre. Les députés les plus à gauche, Jan Philipp Albrecht (Vert) en tête, ont retrouvé le courage qui leur manquait jusqu'ici. Mme Lauristin a dû retirer des négociations les compromis les plus graves (principalement ceux concernant l'analyse des métadonnées).

Quelques députés de droite se sont révélés prêts à suivre Mme Lauristin, provoquant le réveil de la majorité des autres députés de droite, qui souhaitaient défendre l'intérêt des entreprises sans aucune concession. Le débat s'étant re-polarisé, l'impossibilité d'établir un compromis trans-partisan s'est enfin révélée. Les négociations générales ont pris fin (nous nous en réjouissions ici, en anglais).

Une occasion manquée

Mme Lauristin avait enfin les mains libres pour améliorer le texte, les députés prêts à la suivre étant légèrement majoritaire au sein de la commission LIBE. Mais elle craignait trop de perdre cette majorité. De plus, désormais, les groupes pro-industries remettraient manifestement en cause son mandat devant l'ensemble du Parlement, ce qu'elle voulait toujours éviter. Elle craignait qu'en allant « trop loin » dans la défense de nos droits contres des intérêts économiques dangereux et insensés, l'ensemble du Parlement refuserait de lui donner son mandat et que le texte aille en plénière.

Elle s'est donc contentée de retirer du texte les derniers compromis proposés à la droite, sans rien changer de plus. Notamment, les deux dispositions les plus graves proposées par la Commission européenne en janvier (traçage des téléphones et traçage sur Internet pour mesurer l'audience) n'ont été qu'à peine encadrées alors qu'elles auraient du être simplement supprimées1.

C'est cette version du texte qui a été adoptée par la commission LIBE le 19 octobre (à 31 voix contre 25). Nous dénoncions alors amèrement que les députés disant lutter pour notre vie privée aient échoué à le faire entièrement.

Des avancées importantes

Toutefois, heureusement et en dépit de cette occasion manquée, le texte avait intégré au cours des mois précédents de nombreuses avancées proposées par des associations de défense des libertés, certaines institutions ou les députés européens les plus attentifs à nos droits. Le texte adopté par la commission LIBE prévoit six mesures déterminantes :

La lutte à venir

L'ensemble du Parlement a été saisi par les groupes de droite pour décider de donner ou non à Mme Lauristin son mandat pour débattre de ce texte en trilogue. Le 26 octobre, le Parlement l'a accepté, à 318 voix contre 280, faisant ainsi sien le texte adopté en LIBE et marquant la fin des débats parlementaires.

Ce sont désormais aux gouvernements d'arrêter entre eux une position commune au cours des mois à venir. Ce n'est qu'ensuite que les négociations en trilogue pourront commencer (Mme Lauristin sera alors remplacée par une autre députée de son même groupe politique, Birgit Sippel).

Le rôle de la France sera ici déterminant : nous reviendrons bientôt en détail sur ses positions actuelles et sur l'action que nous devrons collectivement exercer pour défendre nos droits fondamentaux.

Wikimédia France et La Quadrature du Net défendent le domaine public devant le Conseil constitutionnel

lundi 6 novembre 2017 à 10:09

Paris, le 6 novembre 2017 - En 2016, la loi Création a mis en place un nouveau droit à l'utilisation de l'image des biens des domaines nationaux, comme le château de Chambord, le palais du Louvre ou celui de l’Élysée. Cette disposition permet à leurs gestionnaires de contrôler l'usage commercial de l'image de ces bâtiments emblématiques et de le soumettre à redevance. Considérant que cette mesure constitue une remise en cause des droits légitimes d'utilisation du patrimoine culturel, les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net ont attaqué un des décrets d'application de cette loi et soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Par une décision en date du 25 octobre 20171, le Conseil d’État a accepté de renvoyer l'affaire devant le Conseil constitutionnel, en considérant que la demande était bien fondée sur des moyens nouveaux et sérieux.

Ce nouveau droit à l'image est issu d'un « amendement Chambord » déposé par des parlementaires lors du débat sur la loi Création, Architecture et Patrimoine. Il fait écho à un conflit opposant depuis plusieurs années le château de Chambord à la société Kronenbourg à propos de l'utilisation de l'image du monument dans une campagne publicitaire. Alors que la jurisprudence sur la question n'était pas encore fixée, les parlementaires ont voulu utiliser cette loi pour entériner la possibilité pour les gestionnaires des domaines de contrôler l'usage de l'image des monuments dont ils ont la charge.

Mais ce faisant, ils ont créé une sorte « d'anti-liberté de panorama » qui va empêcher de nombreux usages légitimes du patrimoine. Des bâtiments comme le château de Chambord ou le palais du Louvre appartiennent en effet au domaine public, au sens du droit d'auteur, et leur image devrait à ce titre être librement réutilisable. De surcroît, cette nouvelle couche de droits créée ex nihilo va empêcher de placer des photographies de ces monuments sous licence libre et de les verser sur des sites comme Wikimedia Commons (la base d'images et de fichiers multimédia liée à Wikipédia). En effet, les licences libres autorisent par définition l'usage commercial et leur effectivité est remise en cause par les nouvelles dispositions de la loi française.

La loi Création prévoit certes des exceptions, dans la mesure où les usages commerciaux resteraient autorisés s'ils s'exercent « dans le cadre de l’exercice de missions de service public ou à des fins culturelles, artistiques, pédagogiques, d’enseignement, de recherche, d’information et d’illustration de l’actualité ». Mais outre que le périmètre exact de ces exemptions sera en pratique très difficile à apprécier, c'est le précédent introduit par cette loi qui est dangereux. En effet, le législateur pourrait à l'avenir étendre ce nouveau droit à l'image à tous les monuments historiques, voire à tous les supports d'œuvres anciennes (tableaux, sculptures, etc.). S'il en était ainsi, c'est l'existence même du domaine public qui serait gravement compromise et, avec lui, les libertés d'usage de la culture dont il est la condition de possibilité. La réutilisation commerciale fait d'ailleurs partie intégrante de ces libertés légitimes, car c'est aussi par ce biais que le patrimoine se réactualise et reste vivant.

Pour ces raisons, les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net ont obtenu du Conseil d'État de porter l'affaire devant le Conseil constitutionnel afin d'obtenir l'annulation de ces dispositions de la loi Création sur la base des arguments suivants :

Ces moyens soulevés dans la requête sont encore susceptibles d'évoluer ou d'être complétés devant le Conseil constitutionnel. Wikimédia France et La Quadrature du Net publient le mémoire présenté au Conseil d’État qui expose de manière détaillée ces arguments.

Il est ironique que ce soit une loi sur la « liberté de création » qui ait restreint l'usage du patrimoine culturel, porté atteinte au domaine public et limité la possibilité pour les individus de diffuser leurs propres œuvres sous licence libre. Les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net estiment que, dans l'intérêt même du rayonnement de la culture, les usages du patrimoine doivent rester les plus ouverts possibles et ce sont ces libertés qu'elles iront défendre devant le Conseil constitutionnel.

Premier coup de pioche !

vendredi 3 novembre 2017 à 14:18

Paris le 3 novembre 2017 - La Quadrature du Net lance sa campagne de dons !

Premier coup de pioche !

Afin d'entamer le grand chantier des actions qui nous attendent en 2018 nous invitons tous ceux qui sont intéressés par nos sujets à venir donner le Premier coup de pioche !
C'est autour d'un verre que nous reviendrons sur les actions de La Quadrature en 2017 et parlerons de nos combats à venir.
Toutes les informations concernant la soirée seront données sur cette page.

La soirée aura lieu le 14 Novembre à 19h à La Paillasse : 226, rue de Saint-Denis (Métro Strasbourg Saint-Denis)

Venez nombreux <3

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Réquisition sur Mamot.fr : LQDN s'en tient aux droits fondamentaux

vendredi 27 octobre 2017 à 13:32

Paris le 27 octobre 2017 - La Quadrature du Net a fait l'objet d'une réquisition judiciaire pour transmettre « toutes les données entre [notre] possession » permettant d'identifier un utilisateur d'un compte hébergé sur Mamot, l'instance de Mastodon que nous tenons. Nous avons remis à la Justice l'unique information que nous conservions : l'adresse email d'inscription. Dans le respect du droit de l'Union européenne, nous ne conservons aucune autre donnée sur nos utilisateurs au-delà de 14 jours.

Au début du mois d'octobre, dans le cadre d'une instruction pénale, la police judiciaire a demandé à La Quadrature du Net de lui remettre toutes les informations qu'elle détenait sur un utilisateur de son instance Mastodon, Mamot.fr. Cet utilisateur s'avère être un organe de presse militante en ligne, dont nous garderons l'identité couverte par le secret de l'instruction.

Or, La Quadrature a choisi de respecter le droit de l'Union européenne en s'abstenant de conserver les données de connexion de l'ensemble de ses utilisateurs1. Ce n'est que pour des raisons techniques que La Quadrature conserve, pendant 14 jours, certaines informations sur les contenus publiés et leur auteur2. Dans le cas présent, l'utilisateur visé par la réquisition n'avait pas utilisé le service depuis au moins 14 jours, et La Quadrature ne disposait donc d'aucune information à son sujet, si ce n'est son adresse e-mail d'inscription (requise pour se connecter à Mamot.fr). Elle a remis cette adresse e-mail à la justice.

Le choix de La Quadrature du Net s'oppose à une pratique qui, héritée d'une loi française aujourd'hui contraire au droit de l'Union européenne3, obligeait les hébergeurs à conserver pendant un an toute information concernant les utilisateurs publiant des contenus en ligne (l'adresse IP depuis laquelle le contenu a été publié, notamment).

Nous appelons tous les hébergeurs à rejeter cette pratique illicite et à se conformer au droit de l'Union européenne : à ne retenir aucune données de connexion concernant leurs utilisateurs pour une durée supérieure à 14 jours.

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