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Domaine public 2017 et liens hypertexte en danger dans le 56Kast de Libé/NoLife

jeudi 19 janvier 2017 à 20:03

J’ai eu à nouveau cette année la chance d’être invité par Camille Gévaudan et Erwan Cario dans l’émission 56Kast produite par la chaîne NoLife en partenariat avec Libération. Nous avons pu parler de deux sujets : la promotion 2017 des auteurs qui entrent dans le domaine public (H.G.Wells, Laszlo Moholy-Nagi, L’internationale, Jeanne Lanvin, J.M. Keynes, etc) et la réforme européenne du droit d’auteur, qui risque de constituer un des sujets importants au cours de l’année à venir, à cause de deux gros points noirs qui figurent dans le texte : une menace sur les liens hypertexte à cause de la création d’un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse et une obligation généralisée de filtrage automatisé des contenus qui serait imposée aux plateformes.

Il est heureux de constater que la riposte commence à s’organiser alors que le texte de la future directive européenne entre en discussion au Parlement. Un groupe d’eurodéputés, parmi lesquels la représentante du Parti Pirate Julia Reda, a lancé une campagne Save The Link ! pour appeler les citoyens à se mobiliser contre ces projets. Ils appellent notamment à ce que les citoyens écrivent directement aux députés européens pour manifester leur opposition. Vous pouvez le faire très simplement en utilisant le formulaire qui figure sur cette page web.

La Quadrature du Net a choisi de soutenir cette campagne et elle appelle en particulier les citoyens français à agir, car encore une fois, La France défend une position extrêmement fermée sur ces questions de réforme du droit d’auteur et il y a tout lieu de penser qu’elle soutiendra les propositions de la Commission (voire pire…). Il importe donc de montrer aux parlementaires européens que les positions affichées par le gouvernement ne correspondent pas à celles des citoyens. Not In Our Name !

La campagne commence à prendre de l’importance et des ralliements arrivent petit à petit. C’est le cas par exemple du créateur de la chaîne YouTube « Osons Causer ! » qui a produit la vidéo ci-dessous pour alerter ces abonnés en expliquant de manière très pédagogique des enjeux du débat.

Les choses ne sont pas jouées d’avance et on peut même dire que les plans de la Commission sont plutôt mal engagés, car les différents groupes parlementaires sont divisés sur le sujet. Remettre en cause les liens hypertexte et imposer un filtrage généralisé en Europe ne sont pas des mesures qui passeront aussi facilement que cela, mais la mobilisation des citoyens reste indispensable pour faire bouger les équilibres au Parlement européen.

 


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun, Libertés numériques & Droits fondamentaux Tagged: contentid, Domaine public, filtrage, liens hypertexte, Union européenne

Les Communs d’abord ! Un nouveau site web pour mettre en visibilité les Communs

mardi 17 janvier 2017 à 07:46

Je republie sur ce blog un billet paru aujourd’hui sur le site de SavoirsCom1 à propos du lancement d’un nouveau site d’information : Les Communs d’abord ! auquel je vais participer à l’avenir au sein d’une équipe qui s’est rassemblée pour l’alimenter. Nous avons besoin de contributeurs pour le faire vivre et le développer. Si vous êtes intéressé après avoir lu la présentation ci-dessous, n’hésitez pas à écrire à l’adresse de contact ou à vous manifester en commentaire à ce billet.

communs

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Cette semaine, un nouveau site est lancé. Baptisé Les Communs d’abord ! , il a pour ambition de constituer « un média web indépendant ayant pour but de donner une visibilité aux multiples initiatives, publications et débats liés au mouvement des Communs. »

L’idée de cette initiative est née lors d’une réunion organisée par l’association Vecam, en juin 2016 lors de laquelle, constat a été fait que si les Communs sont de plus en plus présent dans l’actualité, il n’existait pas encore de média spécifiquement dédié à cette question. 
                                                                                                                                                       .
Les initiatives autour des Communs foisonnent pourtant en France. De plus en plus d’acteurs, qu’il s’agisse de militants, de chercheurs ou d’institutions s’emparent de l’imaginaire des Communs pour se l’approprier et le faire vivre à travers des projets stimulants. Alors que la recherche d’alternatives semblent bloquées à de nombreux niveaux, une évolution avance sur le terrain, sous l’égide des Communs. La thématique des Communs s’invite de plus en plus fréquemment dans le débat public et politique et une structuration se met peu à peu en place sur les territoires, à travers les Assemblées et les Chambres des Communs
                                                                                                                                                        .
Il existe déjà en France un écosystème informationnel autour de la question des Communs : portail des Communs, wiki des communs, plateforme Remix The Commons, blog francophone de la P2P Foundation, liste de discussion du mouvement francophone autour des Communs, ainsi que nombreux espaces de veille partagée consacrés à ce sujet, tenus par des individus ou des associations. Un blog (Chronique des Communs) a même été ouvert sur la plateforme du journal Le Monde en décembre dernier et un projet de Radio des Communs sur les ondes hertziennes est actuellement examiné par le CSA.
                                                                                                                                                       .
Mais les Communs sont, par définition, extrêmement multiformes et les informations à leur sujet restent encore très éclatées, ce qui brouille leur visibilité. Les Communs d’abord ! a pour ambition de devenir un point de convergence vers lequel les lecteurs pourront se tourner pour trouver de l’information actualisée sur les Communs dans toutes leurs dimensions : Communs naturels, Communs matériels, Communs urbains, Communs de la Connaissance, etc.
                                                                                                                                                        .
Le site procédera par curation des contenus repérés par la veille, mais il a pour but, à terme, de produire des contenus originaux avec deux intentions.
  1. Donner à voir ce que l’on peut appeler les « Monsieur Jourdain des Communs », c’est-à-dire de nombreuses initiatives rattachables à la question des Communs, sans que les acteurs ne se revendiquent explicitement de cette mouvance.
  2. Éclairer l’actualité sous l’angle des Communs, en montrant que de nombreuses questions de société (sociale, éducatives,économiques, politiques) peuvent être abordées avec profit sous cette perspective. 
  3. Donner une visibilité à la recherche académique sur les communs
                                                                                                                                                        .
Les Communs d’abord ! est maintenu techniquement par le collectif PointCommuns et hébergé par la LSC-L1 (Legal Services for Commons qui offre des fonctions de support mutualisés pour les Communs. A l’origine, ce collectif  Points Communs, est un groupe de personnes, centrées à Lille, qui développent des outils mutualisés sur les Communs (portail des Communs » ou le « Wiki des Communs »). Plusieurs membres du collectif SavoirsCom1 ont participé à la conception du site et prendront part à son alimentation. Mais l’objectif des Communs d’abord ! est plus large que le champ des Communs de la connaissance qui est celui de SavoirsCom1 et l’initiative est ouverte à toutes les personnes intéressées.
                                                                                                                                                        .
Pour réussir à maintenir dans la durée un tel site, nous avons besoin de contributeurs qui voudront consacrer un peu de leur temps à la veille, à la curation et à la rédaction de contenus. Si vous souhaitez participer à cette nouvelle aventure, n’hésitez pas à écrire à l’adresse de contact pour que nous puissions en discuter.
                                                                                                                                                       .
Au-delà de son but d’information, les Communs d’abord ! souhaite contribuer à l’émergence d’un mouvement des Communs en France, en aidant à la prise de conscience que les initiatives sont aujourd’hui suffisamment nombreuses et diversifiées pour autoriser un passage à l’échelle qui permettra aux Communs de peser sur l’avenir. 

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Jean-Luc Mélenchon, YouTube et la police privée des plateformes

samedi 14 janvier 2017 à 21:43

Jean-Luc Mélenchon a longtemps tenu un des blogs les plus lus en France et pour cette campagne présidentielle, il a choisi d’investir YouTube en publiant des vidéos sur une chaîne « Place au peuple », qui rencontre un succès croissant. Accusant régulièrement les médias de ne pas lui accorder une place suffisante, Mélenchon a trouvé là un canal de diffusion puissant, lui permettant de toucher le public plus directement. Mais la plateforme possédée par Google a aussi ses désavantages, comme le montre la dernière vidéo postée hier par le candidat.

 Dans les premières minutes, Jean-Luc Mélenchon explique en effet que sa chaîne a failli disparaître, suite à des plaintes qui auraient été adressées à la plateforme par la radio France Inter pour violation du droit d’auteur. La chaîne de Jean-Luc Mélenchon comporte en effet une playlist « Émissions et passages médias » où sont repris des extraits d’interviews du candidat. On y trouve de nombreux passages d’émissions de radio et de télévision (dont France Inter, effectivement).

Mélenchon explique avoir reçu deux avertissements pour reprise de contenus produits par France Inter, sachant que sur YouTube, trois avertissements entraînent la fermeture de la chaîne. Il affirme que France Inter aurait intentionnellement cherché à provoquer cette sanction en « téléphonant directement à YouTube », alors qu’en général, un accord amiable est trouvé avec les titulaires de droits pour la reprise d’enregistrements. Mais sur Twitter, le journaliste Olivier Benis a posté une longue suite de messages dans lesquels il conteste ces accusations, au motif que ce serait le système automatique de filtrage de YouTube, Content ID, qui aurait effectué ces signalements, sans intervention directe de France Inter. Il accuse en substance Mélenchon d’instrumentaliser cet événement pour faire du buzz, se placer en position de victime et faire passer la radio pour un censeur.

Que doit-on en penser ? Il est difficile de le dire, car la gestion des réclamations sur Youtube est profondément opaque, comme j’ai souvent eu l’occasion de l’écrire sur ce blog. Il existe deux façons pour des contenus d’être signalés et retirés pour violation du droit d’auteur : soit les ayants droit font eux-mêmes manuellement une réclamation en utilisant la procédure de signalement mise en place par YouTube, soit c’est le robot Content ID qui repère automatiquement la correspondance entre une vidéo et une base d’empreintes fournies par les titulaires de droits.

On trouve plusieurs versions contradictoires de l’arrière-plan de cette histoire. 20 minutes et VSD ont consacré des articles à l’affaire et selon les versions, il est question à l’origine soit d’un signalement manuel de France Inter, soit d’un signalement automatique infligé par le « Robocopyright » de Youtube (voir ce post qui fait la synthèse). Mais visiblement, il y a eu ensuite des négociations entre l’équipe de campagne de Mélenchon et la radio, qui ont permis d’aboutir à un compromis, comme on peut le lire dans l’article de 20 minutes :

  • France Inter a-t-elle menacé, sans échanger un mot avec son équipe, l’avenir de Mélenchon sur YouTube ? Non

Au regard des échanges par SMS et par mails auxquels 20 Minutes a eu accès, ce n’est pas le cas. Le 7 janvier, constatant que les deux vidéos ont été supprimées à la demande de la radio, un membre de l’équipe de Mélenchon envoie un mail pour tenter de négocier : « Je vous propose deux solutions, en fonction des objectifs que voulez atteindre », peut-on lire. Or, contrairement à ce qu’a affirmé l’entourage de Mélenchon et Mélenchon lui-même, la radio a précisé dès le 11 décembre par texto la marche à suivre en matière d’utilisation de leur contenu.

La conversation se poursuit, une solution est finalement adoptée : France Inter autorise Mélenchon à diffuser son contenu (à condition de mentionner la source et de renvoyer vers le site) et accepte de lever ses réclamations auprès de YouTube. « Des conditions parfaites », conclu le militant chargé du numérique auprès du député européen.

Même si l’histoire a pour origine un signalement automatique, et non une intervention volontaire de France Inter, cela ne signifie pas pour autant que ce qui s’est passé n’est pas grave et ne se rapproche pas d’une forme de censure. Jean-Luc Mélenchon vient juste de faire connaissance avec la « police privée » du droit d’auteur qui sévit sur une plateforme comme YouTube et que des milliers de créateurs de contenus subissent chaque jour.

En juillet dernier, le vidéaste Mister JDay m’avait invité à participer à une vidéo dans laquelle il explique le fonctionnement de Content ID et montre parfaitement les abus de ce système automatisé d’application du droit d’auteur, notamment l’asymétrie flagrante entre les utilisateurs de la plateforme et les ayants droit. Il est possible de contester une réclamation automatique infligée par le robot, mais au final, ce sont les ayants droit qui gardent la faculté de maintenir ou de retirer leur plainte. Or dans de nombreuses hypothèses, la réutilisation de contenus peut être légitime, notamment pour la réalisation de parodies ou pour la citation d’extraits à des fins d’illustration ou de commentaire. Des milliers de créateurs subissent chaque jour cette forme de « privatisation » de la police et de la justice, qui établit un régime de censure larvée sur YouTube.

Ce qui arrive à Jean-Luc Mélenchon n’est donc sans doute pas la conséquence d’une persécution exercée par les médias, mais plutôt la conséquence d’une dérive très banale, reflétant le triste état de la liberté de création et d’expression sur les grandes plateformes centralisées. Mélenchon explique cependant que sa chaîne ne sera pas supprimée, parce que son équipe est en contact direct avec YouTube et qu’ils sont parvenus à faire en sorte que les signalements n’aboutissent pas à la suppression de la chaîne.

Cette issue peut paraître raisonnable, mais en réalité elle n’est pas particulièrement réjouissante et on peut difficilement y voir une victoire pour la liberté d’expression face à la censure.  En effet, si Mélenchon a pu obtenir le maintien de sa chaîne, c’est en raison de sa notoriété et parce que YouTube (et France Inter…) auraient eu beaucoup à perdre en termes d’image si la procédure avait été poussée à son terme. Mais pour les internautes qui ne sont pas dans une telle position de force, ces largesses n’existent pas et ce sont de très nombreuses vidéos qui disparaissent chaque jour silencieusement, sans que les créateurs ne puissent rien faire, y compris quand ils sont dans leur bon droit. Cette affaire jette au final une lumière crue sur le régime de justice privée mis en oeuvre par YouTube, qui s’arroge le droit de gracier discrétionnairement les uns et de punir les autres.

France Inter n’est cependant pas innocente dans cette affaire et je n’écris pas ce billet pour prendre leur défense. En effet, ce n’est pas YouTube qui décide d’infliger des sanctions automatisées de son propre chef, il ne fait que répercuter les paramétrages indiqués par les ayants droits sur Content ID. En cas de repérage d’une correspondance, chaque titulaire peut en effet choisir entre 3 options : faire retirer la vidéo par le robot et infliger une sanction ; laisser la vidéo en ligne, mais lui appliquer une monétisation publicitaire ou s’approprier celle mise en place par l’utilisateur ; ne rien faire et laisser passer le contenu. Car derrière chaque algorithme, il faut avoir conscience qu’il y a toujours la décision d’une personne …

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Les médias en France sont d’ailleurs particulièrement restrictifs en matière de reprise d’extraits de leurs émissions. Mister JDay avait fait une autre vidéo en juillet 2015 pour montrer que les chaînes de télé, publiques ou privées, infligent des sanctions quasi systématiquement contre les créateurs sur YouTube qui veulent reprendre des images, même à des fins de critique et d’analyse. Par contre, les télés ne se gênent pas généralement de leur côté pour reprendre des extraits de vidéos de YouTubeurs, le plus souvent sans leur demander leur autorisation.

La mésaventure arrivée à Jean-Luc Mélenchon n’est qu’une illustration d’un problème beaucoup plus général de collusion entre les ayants droits et des plateformes centralisées comme YouTube, avec de lourdes répercussions sur l’exercice de la liberté d’expression et de création. Je vais prendre un autre exemple pour mieux le faire comprendre : le Youtubeur Mozinor, suivi par plus de 100 000 abonnés, est réputé pour les parodies et les détournements qu’il réalise à partir de contenus protégés. Mais il a régulièrement affaire au Robocopyright de YouTube qu’il ne craint pas de défier en le tournant en ridicule.

Il y a quelques jours, Mozinor a reposté une ancienne vidéo intitulée « Titanic Park », dans laquelle il détourne de manière hilarante des passages du film Titanic de James Cameron. La première fois qu’il a publié cette vidéo, c’était en 2007 et cela lui avait valu de voir sa chaîne supprimée suite à une plainte des ayants droit. Dix ans plus tard, il a décidé de tenter à nouveau sa chance, en espérant que sa vidéo passerait. Or hélas, le robot s’est montré une nouvelle fois sans pitié et la vidéo a été supprimée. Impossible de la lire et elle porte la mention : « This vidéo contains content from FOX, who has blocked it in your country on copyright grounds ».

On peut heureusement encore voir cette vidéo sur DailyMotion – plateforme où un robot sévit également, mais de manière plus relâchée, ce qui en fait un refuge pour beaucoup de vidéastes. Prenez le temps de la visionner et vous verrez que ce montage constitue à l’évidence une parodie, ce qui signifie que sa réalisation était parfaitement légale en vertu d’une exception au droit d’auteur figurant dans la loi française. On aboutit donc à une situation proprement ubuesque, mais ô combien symptomatique : Jean-Luc Mélenchon ne subira pas de sanction, alors que la reprise des extraits sur sa chaîne constituait bien une infraction au droit d’auteur, tandis que Mozinor, qui était dans son bon droit, va endurer à nouveau un retrait injuste, avec sans doute des conséquences négatives pour sa chaîne.

Comment sortir d’une telle situation d’injustice ? De plus en plus de vidéastes sur YouTube revendiquent que la loi soit modifiée pour reconnaître incontestablement un droit à la citation audiovisuelle, aussi fermement pour les images que ce qui existe pour l’écrit. Par ailleurs, cela fait des années qu’une association comme la Quadrature du Net dénonce la transformation des plateformes en agents de police privée, qui au nom de la protection du droit d’auteur, obtiennent des pouvoirs de censure démesurés, prenant le pas sur les juges et la loi.

Il se trouve que ces derniers jours, La France Insoumise, le mouvement qui soutient la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle a publié un livret intitulé « Pour de nouveaux droits et libertés numériques » synthétisant leurs propositions en la matière. On y trouve beaucoup de mesures progressistes intéressantes, comme la priorité pour le logiciel libre, la défense de la neutralité du net, la reconnaissance du domaine public, et jusqu’à la suppression de la Hadopi et la légalisation du partage non-marchand. Une section dénonce aussi l’emprise des grandes plateformes sur Internet et insiste sur l’importance de renforcer les droits des utilisateurs. Ce que nous apprend toute cette histoire, c’est que cela passe aussi par la reconnaissance du droit à la citation audiovisuelle et à la parodie, indispensables pour la liberté d’expression et de création, avec des mesures fortes pour faire cesser les abus des systèmes de filtrage automatisés.

Il est urgent de prendre conscience de ces problèmes, car la situation pourrait encore se dégrader, notamment à cause de la réforme en cours du droit d’auteur au niveau de l’Union européenne. Le projet de nouvelle directive élaboré par la Commission européenne contient en effet une disposition qui imposerait de manière générale aux plateformes de mettre en place des systèmes de filtrage automatisés, à l’image de celui qui sévit sur YouTube. Il existe aujourd’hui encore quelques espaces qui ne sont pas soumis à l’emprise des robocopyrights (Twitter, Flickr, GitHub, Wikipédia, etc.). Mais si cette directive passe en l’état, il n’y aura plus moyen d’y échapper. Un groupe d’eurodéputés, parmi lesquels la représentante  du parti Pirate Julia Reda, a lancé cette semaine une campagne pour inciter les citoyens à écrire aux députés pour faire barrage à cette mesure. La Quadrature du Net soutient cette initiative et il est important de se manifester maintenant pour espérer bloquer cette nouvelle dérive répressive.

A défaut, on voit bien quelles seraient les conséquences : une liberté d’expression et de création réservée à ceux qui auraient le moyen d’en obtenir le privilège auprès des plateformes et des ayants droit, tandis que la masse des créateurs seraient soumis à l’arbitraire du filtrage automatisé. La censure a changé de visage en ce début de 21ème siècle : elle n’est plus uniquement le fait de médias qui chercheraient à museler des hommes politiques. Elle s’exerce sourdement à grands coups d’algorithmes et elle vise à ce que le plus grand nombre n’accède pas à l’exercice concret de la liberté d’expression, alors que c’était une des promesses originelles d’internet.

PS : je ne résiste pas à la tentation de terminer en postant ci-dessous ce remix d’un discours de Jean-Luc Mélenchon passé avec brio à l’auto-tune sur la chaîne YouTube Khaled Freak. Il semblerait qu’il ait échappé aux réclamations des ayants droit et à la surveillance du Robocopyright (mais pour combien de temps ?).

PPS : Le vidéaste Dany Caligula rebondit sur cette affaire pour interpeller le candidat Mélenchon sur les questions de censure sur les plateformes et la réforme du droit d’auteur. Il l’invite notamment à rencontrer des YouTubeurs pour évoquer avec eux ces questions et intégrer des propositions à son programme.


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Photographie dans les musées : un domaine public peut en cacher un autre…

jeudi 29 décembre 2016 à 13:52

Le Conseil d’Etat a rendu la semaine dernière un arrêt important pour trancher un conflit qui durait depuis 10 ans entre une société de photographie et le musée des Beaux Arts de la ville de Tours. Cet établissement refuse en effet depuis 1984 (!!!) d’accorder des autorisations de photographier les pièces de ses collections à d’autres photographes professionnels que ceux qu’il missionne pour réaliser des reproductions des oeuvres figurant sur son site. La société J.L. Josse a considéré que cette politique lui faisait subir une inégalité de traitement et a remis en cause la légalité du règlement intérieur du musée, en s’appuyant notamment sur le fait que les oeuvres qu’il souhaitait photographier appartenaient au domaine public après expiration du droit d’auteur.

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Le Conseil d’Etat a balayé cet argument en faisant valoir un argument qui ne manque pas de sel… Il a en effet considéré que les pièces des collections du musée appartenaient à un autre domaine public que celui de la propriété intellectuelle : celui du droit administratif, et plus précisément le régime de la domanialité publique fixé par le Code Général de Propriété des Personnes Publiques (CGPPP). Ce corps de règles déterminent en effet un régime particulier de propriété publique dont bénéficient les administrations sur une partie de leurs biens, en leur imposant des contraintes particulières (inaliénabilité notamment, qui en interdit en principe la vente), mais aussi des pouvoirs de contrôle opposables aux usagers.

Il existe donc deux domaines publics différents dans notre système juridique et le Conseil d’Etat a choisi de faire prévaloir « le sien », à savoir celui de la domanialité publique. Or cette décision va être lourde de conséquences, car elle offre ainsi aux musées un nouvel instrument pour neutraliser les droits d’usage ouverts normalement par le domaine public de la propriété intellectuelle, en justifiant encore un peu plus en France les pratiques de copyfraud. L’issue retenue dans cette affaire est d’autant plus surprenante que le Conseil d’Etat ne prend même pas la peine d’argumenter sa décision alors que, comme on va le voir, son raisonnement s’avère particulièrement bancal et remet en cause des principes importants, tout en véhiculant une image rétrograde de la mission des musées.

La photographie comme « utilisation privative du domaine public mobilier »

Reprenant des principes déjà dégagés en 2012, le Conseil d’Etat explique que « la prise de vues d’oeuvres appartenant aux collections d’un musée public, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l’article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques« . Un tel raisonnement est surprenant et sa logique paraît franchement discutable.

Le Conseil d’Etat parle ici en effet du domaine public mobilier et non du domaine public immobilier. On aurait pu admettre que l’acte de photographier dans un musée soit analysé comme une forme d’occupation temporaire du domaine public opéré par le photographe professionnel, au sens où celui-ci « occupe » l’espace physique se trouvant devant le tableau ou la sculpture. L’espace des salles d’un musée appartient au domaine public immobilier de la personne publique et, de la même manière que les municipalités peuvent réglementer l’installation de terrasses de café sur les voies publiques, on aurait pu imaginer que les musées étaient en droit de faire de même pour les activités des photographes professionnels. Cette solution aurait pu être intéressante, car elle offrait une voie de conciliation entre des usages différents de l’espace du musée. Si le photographe professionnel demande par exemple à « privatiser » les lieux en empêchant le public d’accéder temporairement à une salle ou en sollicitant le déplacement d’une oeuvre, il paraît légitime que le musée puisse lui refuser ou lui faire payer une redevance pour service rendu, notamment si son personnel est mobilisé.

Mais ce n’est pas le raisonnement que le Conseil d’Etat a suivi. En parlant du « domaine public mobilier », il renvoie directement au droit de propriété que la personne publique possède sur les supports matériels des oeuvres que la société Josse voulait photographier. L’acte de reproduction est étrangement assimilé à une « utilisation privative du bien » que permettrait de contrôler le droit de propriété sur le support. Or le Conseil d’Etat mélange ici deux choses complètement différentes. Ce n’est pas le bien physique que le photographe « utilise » ici : c’est son image qu’il veut ensuite commercialiser à travers la reproduction réalisée. Le Conseil d’Etat adopte une sorte de raisonnement « fétichiste » en faisant comme si l’objet et son image constituaient une seule et même chose…

Or on glisse ici vers la question du droit à l’image des biens, sujet distinct de la domanialité. Jusqu’à une date récente, la jurisprudence (de la Cour de Cassation) nous disait que la propriété d’un bien ne s’étendait pas à son image, sauf si l’usage de celle-ci causait un préjudice anormal à son propriétaire (hypothèse rare, limitée à des cas exceptionnels). En juin dernier, la loi Création est revenue en partie sur ce principe en consacrant un très contestable droit à l’image des biens appartenant aux domaines nationaux (c’est-à-dire plusieurs monuments comme le Louvre, le château de Versailles, le domaine de Chambord, etc.) leur permettant de faire payer les réutilisations commerciales des images des bâtiments.

Nous avions été plusieurs à réagir alors en disant que cette pente suivie par le législateur, déjà en elle-même contestable, pouvait devenir extrêmement dangereuse si elle venait à s’étendre un jour aux collections des institutions culturelles. Or le Conseil d’Etat a fait pire dans son arrêt : il consacre un principe général qui donne au propriétaire public d’un support le pouvoir de contrôler l’image d’une œuvre, même quand c’est un tiers qui la réalise. Il y avait jusqu’alors une sorte de doute sur la « transitivité » du droit de propriété et sa capacité à passer de l’objet à son image. Cette incertitude est à présent dissipée, mais au prix d’un raisonnement complètement bancal !

En effet, le Conseil d’Etat précise dans son arrêt que c’est lorsque la prise de vue est effectuée « à des fins de commercialisation » qu’elle constitue une « utilisation privative du domaine public mobilier« . Or du point de vue de l’acte matériel, le geste du professionnel qui photographie un tableau est substantiellement le même que celui effectué par un simple visiteur et on ne voit pas en quoi il serait davantage « privatif ». La pratique du professionnel ne le devient que si, comme nous l’avons dit plus haut, il installe du matériel particulier dans les salles ou demande à ce qu’elles lui soient temporairement réservées. Mais c’est alors le domaine public immobilier  du musée qui fait l’objet d’un usage privatif, et pas le domaine mobilier.

En réalité, c’est la commercialisation que le Conseil d’Etat voulait atteindre, mais ne disposant pas d’autre fondement que la propriété publique sur les supports physiques, il a été contraint de recourir à un raisonnement aux forceps pour en étendre artificiellement la portée…

Le domaine public de la propriété intellectuelle neutralisé

Dans cette affaire, l’aspect le plus important résidait dans un conflit de lois que le Conseil d’Etat devait trancher : entre d’une part le Code de propriété intellectuelle et d’autre part le Code Général de Propriété des Personnes Publiques. La société Josse avait en effet fait valoir que les oeuvres qu’elle voulait photographier appartenaient au domaine public au sens de la propriété intellectuelle  et elle soutenait que « la période de soixante-dix ans mentionnée à l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle étant échue, l’exploitation de ces oeuvres [est] libre et gratuite, de sorte que la commune de Tours ne saurait y faire obstacle« . A vrai dire, il était beaucoup plus logique de se situer sur le terrain de la propriété intellectuelle que sur celui de la domanialité publique. Car lorsqu’on photographie un tableau, c’est n’est pas tant le support physique que l’on « utilise » que l’oeuvre qui y est représentée.

Pourtant, le Conseil d’Etat a balayé d’un revers de la main cet argument, en écartant le Code de propriété intellectuelle, sans même prendre la peine de réellement le justifier :

Les dispositions de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle, qui prévoient qu’à l’expiration des soixante-dix années suivant l’année civile du décès de l’auteur d’une oeuvre, il n’existe plus, au profit de ses ayants droit, de droit exclusif d’exploiter cette oeuvre, n’ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’application à des oeuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d’une autorisation devant être regardée comme tendant à l’utilisation privative de ce domaine public mobilier.

La lecture de ce passage péremptoire est assez fantastique, car il y avait au contraire des arguments solides pour justifier  l’application du Code de propriété intellectuelle. Celui-ci contient en effet à l’article L. 111-3 un des principes fondamentaux de la matière, dit « principe d’indépendance des propriétés intellectuelle et matérielle » :

La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel.

Or ici, le Conseil d’Etat méconnaît l’esprit de cette disposition, car il s’appuie sur la propriété de l’objet matériel pour reconstituer, en passant par la domanialité publique, un crypto-droit de propriété incorporelle sur l’oeuvre, là où il ne devrait plus y en avoir. A quoi sert-il que le législateur ait fixé une durée déterminée aux droits patrimoniaux sur une oeuvre si le propriétaire public du support peut faire renaître à sa guise un équivalent au droit de reproduction et de représentation ? Le Conseil d’Etat admet « l’application à des oeuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles  découlant de ce code », or le CGPPP n’a jamais été conçu pour s’appliquer à des oeuvres de l’esprit, mais uniquement aux objets matériels formant les collections des musées visées par cet article.

On est dans une situation où le domaine public a une nouvelle fois pâti de n’être défini que de manière négative dans le Code de propriété intellectuelle. Cette « infériorité structurelle » permet au Conseil d’Etat de le balayer allègrement face au droit de propriété des personnes publiques qui bénéficie d’une consistance légale bien plus affirmée. En 2013, lorsque la députée Isabelle Attard a déposé une proposition de loi pour consacrer une définition positive du domaine public, nous avions pris la précaution d’anticiper ce conflit de lois potentiel avec un article 10 qui prévoyait justement que les dispositions du Code Général de Propriété des Personnes Publiques devaient s’interpréter comme s’appliquant « sans préjudice » des principes posées par le Code de propriété intellectuelle. Le Conseil d’Etat a fait exactement l’inverse dans cet arrêt…

Cette jurisprudence va donc continuer à vider peu à peu de sa substance le domaine public de la propriété intellectuelle. Comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises sur ce blog, la loi Valter adoptée en décembre 2015 a déjà donné aux institutions culturelles le pouvoir de contrôler les reproductions qu’elles réalisent à partir des objets figurant dans leurs collections, en les assimilant (encore une fois artificiellement) à des « données publiques ». A ce verrouillage en aval vient donc s’ajouter à présent un verrouillage en amont qui va permettre au musée d’interdire ou de faire payer la prise de vue par des tiers lorsqu’ils agissent dans un but commercial.

Le domaine public de la propriété intellectuelle devient ainsi de plus en plus « théorique », enseveli peu à peu sous des couches de droits connexes qui neutralisent son effectivité.

Des justifications rétrogrades avalisées sans discussion par le Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat a donc reconstitué au profit des musées un pouvoir d’autoriser ou d’interdire, presque aussi puissant que celui d’un titulaire de droit de propriété intellectuelle. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un pouvoir complètement discrétionnaire, dans la mesure où le Conseil d’Etat a examiné les justifications qui étaient avancées par le musée :

les motifs avancés par la commune pour justifier la décision de refus […] étaient tirés de ce qu’elle entendait conserver un contrôle sur les conditions dans lesquelles sont établies et diffusées des reproductions photographiques des oeuvres exposées dans le musée et de ce qu’une diffusion excessive de telles reproductions pourrait préjudicier à l’attractivité de ce musée et nuire à sa fréquentation par le public.

Le problème, c’est que le Conseil d’Etat s’est contenté de vérifier que ces motifs étaient de nature à justifier l’interdiction, en relevant qu’ils « se rapportent à l’intérêt du domaine public et de son affectation ». C’est extrêmement léger et la discussion aurait dû porter un minimum sur la validité de ces arguments. En effet, il est assez incroyable d’entendre en ce début de 21ème siècle un musée justifier une interdiction de photographie par la crainte que les visiteurs désertent les salles si des reproductions venaient à se diffuser à l’extérieur. Un tel lien de cause à effet n’a jamais été démontré et l’idée que des images d’oeuvres culturelles puissent faire l’objet d’une « diffusion excessive » est proprement hallucinante. Des oeuvres comme la Joconde, la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace ont fait l’objet d’une immense diffusion et ce sont pourtant celles que le public continue à aller voir en priorité lorsqu’il se rend au Louvre…

L’argument est donc déjà en lui-même suspect, mais quand bien même la diffusion des images occasionnerait une baisse de fréquentation des musées, il resterait irrecevable. Car l’essence de la mission des musées n’est pas de remplir leurs salles, mais de diffuser la culture le plus largement possible. L’intérêt général qu’ils servent n’est pas l’intérêt propre de l’établissement, mais celui du public entendu aujourd’hui à l’échelle planétaire. Imposer aux visiteurs de venir sur place pour voir les oeuvres constitue une vision particulièrement rétrograde de la fonction des musées et c’est pourtant celle que le Conseil d’Etat a choisi d’analyser, sans même la discuter.

Notons qu’à l’étranger, plusieurs établissements ont mis en place des politiques radicalement opposées en mettant à disposition du public des reproductions numériques en haute définition des objets de leurs collections sur leur site et en autorisant très largement les réutilisations, y compris dans un cadre commercial. C’est le cas par exemple du Rijksmuseum d’Amsterdam, qui a choisi depuis plusieurs années de placer plus de 500 000 images sous licence CC0, y compris les trésors les plus précieux conservés par l’établissement. Or cette stratégie a accru considérablement la visibilité de l’institution, sans lui occasionner aucune perte de fréquentation, bien au contraire !

Une nouvelle « ligne Maginot » sur la Culture

Cet arrêt du Conseil d’Etat est donc incohérent sur le plan juridique et rétrograde quant à l’image qu’il renvoie des musées, en plus de porter atteinte aux droits du public qui devraient être protégés à travers le domaine public de la propriété intellectuelle. C’est typiquement le genre de décisions qui discréditent le juge administratif en renforçant le soupçon qu’il est avant tout un « juge de l’administration » plutôt qu’un garant des droits fondamentaux, surtout quand on voit la pauvreté et la faiblesse de la motivation du jugement.

La domanialité publique a normalement pour but de faire en sorte que certains biens restent affectés « à l’usage du public » par le biais des services publics pris en charge par les administrations. Ici, elle est au contraire instrumentalisée et atrophiée à travers une lecture « propriétariste » qui donne à l’administration un pouvoir discrétionnaire de trier parmi les usages afin de se réserver un monopole de diffusion que plus rien ne justifie à l’heure du numérique.

Sans compter que cette nouvelle « Ligne Maginot » érigée autour de la Culture sera sans doute inefficace. En effet, les principes posés par le Conseil d’Etat concernent les photographies réalisées dans un but de commercialisation des reproductions. Mais rien n’interdit aux simples visiteurs de continuer à prendre des photos des oeuvres et, lorsque celles-ci appartiennent au domaine public, de les rediffuser largement y compris sur Internet. Par ailleurs, une fois qu’un visiteur a pris une photo, il est parfaitement possible de la placer sous une licence comme la CC0 ou la Public Domain Mark, qui ne restreignent pas les usages commerciaux. Cela permettra de continuer à alimenter des sites comme Wikimedia Commons ou Internet Archive, qui sont aujourd’hui les véritables gardiens des droits du public sur la Culture, là où les institutions culturelles sombrent si souvent dans une vision mercantile et étriquée de leur rôle.

Ce qui est regrettable dans cette histoire, c’est qu’en 2014 le Ministère de la Culture avait fait paraître une charte « Tous Photographes » consacrée aux « bonnes pratiques dans les musées et autres établissements nationaux ». Ce document était porteur d’une vision équilibrée dans la mesure où il incitait les musées à encadrer, mais à ne pas interdire la pratique de la photographie, en allant même jusqu’à prendre en compte la notion de domaine public au sens de la propriété intellectuelle. A l’inverse d’une vision frileuse, la charte recommandait même aux établissements de « mettre à disposition gratuitement sur son site internet des reproductions numériques de ses collections avec mention claire des conditions d’utilisation  conformément à la doctrine du ministère de la Culture et de la  Communication en faveur de l’ouverture et du partage des données  publiques culturelles. »

Mais il aurait fallu aller plus loin qu’une simple Charte et mettre ces principes dans la loi pour les imposer aux établissements et les placer hors d’atteinte du juge administratif, ce que ni la loi Création, ni la loi numérique n’ont permis de faire, bien au contraire.

***

Il reste à espérer que les directions des musées, et les collectivités dont elles dépendent, sauront mettre en place des politiques d’ouverture plutôt que de se tirer une balle dans le pied, comme le Conseil d’Etat les invite à le faire…

 

 


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Une énorme faille dans la loi Valter sur les données culturelles ?

mardi 13 décembre 2016 à 12:45

La loi pour une République numérique (dite Loi Lemaire) va avoir en France un impact important en matière d’ouverture des données publiques, puisqu’elle institue un principe d’Open Data par défaut, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler plusieurs fois dans ce blog (ici ou ). Mais ceux qui ont suivi attentivement cette évolution savent qu’il y a un secteur qui a réussi à conserver une position de privilège pour ne pas participer à cette dynamique d’ouverture : celui de la culture et du patrimoine.

Head in Hands
Facepalm pour la politique de réutilisation des données culturelles en France. (Images par Alex E. Proimos. CC-BY. Source : Wikimedia Commons).

C’est notamment l’effet de la loi du 28 décembre 2015 relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public (dite aussi loi Valter). Ce texte ainsi que son décret d’application vont permettre aux établissements culturels (bibliothèques, archives, musées) – là où la quasi-integralité des autres administrations sont désormais soumises à un principe de gratuité – de continuer à lever des redevances pour la réutilisation d’informations issues des opérations de numérisation de leurs collections (et des métadonnées associées).

Du côté de SavoirsCom1, nous avons fermement combattu cette politique de maintien d’un statut dérogatoire pour les établissements culturels, notamment parce qu’elle revient à institutionnaliser les pratiques de Copyfraud sur les reproductions fidèles d’oeuvres du domaine public et à neutraliser les libertés qu’il autorise. C’est la raison pour laquelle nous avions poussé pour que la loi Lemaire consacre la notion de « domaine commun informationnel » afin de sanctuariser les oeuvres du domaine public contre les tentatives de réappropriation. Mais les arbitrages politiques ont joué en notre défaveur, malgré le soutien du Conseil National du Numérique et de plusieurs députés.

Aspiration de données pour Filae.com

C’était donc la soupe à la grimace sur le volet culturel de l’ouverture des données publiques, jusqu’à ce qu’un événement survienne la semaine dernière qui montre que la « ligne Maginot » érigée par la loi Valter comporte visiblement une brèche béante dans laquelle certains ont décidé de s’engouffrer. La société genealogie.com a en effet lancé une nouvelle version de son portail, en le rebaptisant pour l’occasion Filae.com. Or un grand changement a eu lieu au niveau du contenu disponible puisque le site contient à présent la quasi-intégralité de l’état civil français, récupéré sur les sites d’archives départementales, soit plus de 100 millions d’images numérisées.

filae
La page d’accueil du nouveau site Filae.com.

Il faut savoir que cette entreprise est restée pendant longtemps en conflit avec plusieurs départements qui refusaient de lui fournir l’état civil numérisé. L’affaire a même dégénéré en contentieux devant les tribunaux administratifs qui ont rendu plusieurs décisions contradictoires, jusqu’à ce la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux vienne trancher en mai 2015 en défaveur de la société. Dans cette décision, qui a fait couler beaucoup d’encre, la Cour a estimé que le département de la Vienne pouvait valablement opposer à la société son droit sui generis de producteur de base de données, ce qui revenait à neutraliser en pratique le droit à la réutilisation des informations publiques.

Mais la situation a changé avec les lois Valter et Lemaire. Tout d’abord, le droit des bases de données ne constitue plus un obstacle, y compris dans le champ des institutions culturelles. La loi République numérique contient en effet un article 11 rédigé comme suit :

Sous réserve de droits de propriété intellectuelle détenus par des tiers, les droits des administrations mentionnées au premier alinéa de l’article L. 300-2 du présent code, au titre des articles L. 342-1 et L. 342-2 du code de la propriété intellectuelle, ne peuvent faire obstacle à la réutilisation du contenu des bases de données que ces administrations publient en application du 3° de l’article L. 312-1-1 du présent code.

Cela signifie que les administrations (sauf lorsqu’elles gèrent des SPIC – services publics à caractère industriel et commercial) ne peuvent plus désormais opposer leur droit de producteur de bases de données aux demandes de réutilisation d’informations publiques, et les institutions culturelles ne bénéficient d’aucun privilège en la matière. C’est ce qui explique que la société ait pu aspirer en masse les données d’état civil pour alimenter son site Filae.com (actes constituant des « extractions substantielles » normalement interdites au titre de la protection des bases de données).

Des règlements de réutilisation devenus caducs

Par ailleurs, la majorité des services d’archives départementales avaient mis en place des tarifs de réutilisation, établis sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 relative à la réutilisation des informations publiques (l’ancienne loi CADA, aujourd’hui transposée dans le Code des Relations entre le public et l’administration). Mais la loi Valter a prévu à son article 10 – II une période transitoire au cours de laquelle les établissements doivent mettre en conformité leurs licences avec les nouvelles dispositions de la loi, notamment en ce qui concerne les modalités de calcul des redevances qui ont été modifiées. Or c’est ici que le texte présente une brèche, car visiblement, les départements n’ont pas respecté ces délais pour mettre à jour leurs règlements, ce qui les a rendus… caducs !

C’est la raison que la société avance pour justifier la manière dont elle a agi et ces arguments sont aussi détaillées par l’avocate Virginie Delannoy dans cet intéressant billet :

L’article 10-II de la loi Valter a fixé aux départements un délai transitoire, expirant le 1er décembre 2016, pour mettre leurs règlements et licences de réutilisation en conformité avec les nouvelles règles cardinales de la gratuité ou de la fixation d’une redevance modérée orientée vers les coûts spécifiques engendrés par la numérisation des données (article 15 de la loi du 17 juillet 1978 modifiée).

On peut donc déduire de tout ce qui précède que les services d’archives départementales se sont retrouvées ces derniers jours dans un véritable état d’apesanteur juridique : plus de droit des bases de données opposable et plus de licence de réutilisation valide. Cela ouvrait la voie à une aspiration systématique des fichiers par Filae.com qui ne s’est pas gêné pour le faire. Je ne sais pas exactement ce qui va se passer à présent : on peut s’attendre à ce que les départements adoptent en catastrophe de nouveaux règlements de réutilisation, mais pourront-ils les faire valoir à l’encontre de l’entreprise pour l’obliger à verser une redevance pour les données qu’elle exploite ? Filae.com met les autorités publiques devant le fait accompli et devient le seul acteur à disposer de la quasi-intégralité de l’état civil en un point centralisé. 

Sur son blog, Filae.com soutient que les Lois Valter et Lemaire ont eu pour effet de faire passer les données d’archives en Open Data :

Ce projet a été rendu possible grâce aux travaux de numérisation des registres originaux principalement réalisés par les départements français. En vertu de la loi Valter « relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public » et de la loi Lemaire « pour une République Numérique », ces données officielles numérisées sont, depuis le 1er décembre 2016, librement réutilisables en Opendata par tout un chacun : citoyen, startup, associations…

En réalité, c’est faux. La combinaison des lois Valter et Lemaire fait que l’on est certain à présent que les services d’archives ne peuvent plus refuser des demandes de réutilisation commerciale de leurs données, mais ils peuvent encore fixer des redevances et il restera à présent à déterminer si les départements vont pouvoir opposer à la société leurs nouveaux règlements après régularisation. Il n’est d’ailleurs pas impossible que l’affaire suscite de nouveaux contentieux devant la justice administrative et bien malin qui pourra en déterminer l’issue… 

Quelles conséquences au-delà des archives ?

Mais prenons un peu de recul par rapport à cette affaire Filae.com et examinons les conséquences plus larges que pourrait avoir la révélation de cette « brèche » dans la loi Valter. D’autres institutions culturelles vont être (et même sont déjà) affectées par le même problème, bien au-delà des services d’archives. Un certain nombre d’établissements ont en effet établi les conditions d’utilisation de leurs sites sur la loi du 17 juillet 1978. C’est le cas par exemple de Gallica à la Bibliothèque nationale de France :

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d’oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.
Leur réutilisation s’inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :
– La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.
– La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l’objet d’une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

[…]

3/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

[…]

5/ L’utilisateur s’engage à respecter les présentes conditions d’utilisation ainsi que la législation en vigueur. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d’une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

A l’image de ce qui s’est passé pour les services d’archives départementales, ces CGU ont perdu toute valeur, car le droit des bases de données est devenu inopposable et les licences établies sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 doivent être révisées. Il en résulte que, dans l’intervalle, les contenus de Gallica peuvent être librement employés à toutes fins. Il est donc possible de les réutiliser dans un cadre commercial, mais aussi de les rediffuser sur des sites comme Wikimedia Commons ou Internet Archive, ce qui n’était pas possible jusqu’à présent, en vertu des restrictions imposées à l’usage commercial (non que ces sites fassent eux-mêmes un usage commercial des contenus, mais ils permettent aux tiers d’en effectuer).

De l’urgence à repenser la politique de diffusion des données culturelles

Un nombre important de bibliothèques, archives et musées s’appuient aussi sur la loi du 17 juillet 1978 dans leurs CGU et à défaut d’être en Open Data, leurs sites sont donc passés jusqu’à nouvel ordre en mode Open Bar !  L’incident Filae.com pourrait donc avoir des incidences beaucoup plus fortes sur le secteur et c’est toute la stratégie de « Ligne Maginot » des institutions culturelles françaises qui va peut-être brusquement s’écrouler… Cela fait pourtant à présent des années que des groupes comme SavoirsCom1 disent que ces politiques sont ineptes et plaident pour une autre approche du rapport aux usages commerciaux et aux plateformes de libre diffusion comme Wikimedia Commons et Internet Archive.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, je n’ai aucune sympathie particulière pour des initiatives privées comme Filae.com, qui par leur caractère centralisateur peuvent être génératrices de nouvelles enclosures sur le bien commun que constituent des ressources comme l’Etat civil numérisé. Mais c’est la raison pour laquelle nous étions plusieurs à plaider pour que ces données passent sous un régime de partage à l’identique, n’empêchant pas les réutilisations commerciales, mais imposant aux acteurs privés la libre rediffusion des données. Cette solution, qui a été retenue par certaines institutions minoritaires comme les archives municipales de Toulouse, se serait avérée bien plus protectrice au final que les licences payantes de réutilisation, réduites à présent à l’état de « tigres de papier »…

Au final, cet épisode tragi-comique est révélateur de l’errance des politiques culturelles en matière de réutilisation des données. On  notera par exemple que le 5 décembre dernier le Ministère de la Culture a ouvert un nouveau portail Open Data sur lequel il diffuse une (petite) trentaine de jeux de données. Les pages de présentation du projet nous disent que « Le Ministère de la culture et de la communication est pleinement engagé dans la politique en faveur de l’ouverture et du partage des données publiques, ainsi que dans le développement d’une économie numérique culturelle. » Mais la réalité est hélas différente : le Ministère de la Culture a en effet effectué un travail de lobbying forcené au moment de l’adoption de la loi Valter pour que les établissements culturels conservent le privilège d’échapper à l’Open Data par défaut. Et son portail n’est qu’un arbre masquant la forêt, car les données les plus importantes en matière culturelle ne sont pas au niveau du Ministère, mais chez les opérateurs que sont les services de musées, d’archives et de bibliothèques (au niveau national et au niveau des collectivités locales).

***

Il est piquant de remarquer  que la même semaine où ouvrait cette belle façade d’Open Data ministériel se lançait le site Filae.com alimenté par une opération cavalière d’aspiration massive des données des services d’archives départementales, qui se croyaient pourtant à l’abri derrière leurs licences payantes. C’est un bon résumé de la situation schizophrénique dans laquelle se trouve l’Open Data culturel dans notre pays et on espère que ce fail retentissant révélé par l’affaire Filae.com sera l’occasion de résorber enfin ces contradictions dans le sens de l’ouverture.


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