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Le vol de la fusée Heavy Falcon : vers une privatisation de l’espace ?

lundi 12 février 2018 à 08:06

[L’équipe du site The Conversation France m’a demandé d’écrire un article pour commenter le lancement de la fusée Heavy Falcon de la société Space X d’Elon Musk. J’ai accepté, car le projet The Conversation me paraît extrêmement intéressant, notamment par son emploi des licences Creative Commons (CC-BY-ND), qui permet aux texte écrits par des chercheurs pour commenter l’actualité d’être republiés sur des sites extérieurs, notamment des sites de presse, afin d’en maximiser la diffusion. Et je peux aussi republier librement mon article sur mon propre blog (voir ci-dessous), The Conversation ne demandant aucune exclusivité aux auteurs. Je conseille donc vivement aux chercheurs de s’intéresser au projet The Conversation, qui a pris la forme d’une association regroupant la plateforme et des universités partenaires qui soutiennent son développement].

Le vol de la fusée Heavy Falcon : vers une privatisation de l’espace ?

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Falcon Heavy. Space X/Wikipedia.

Lionel Maurel, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La société Space X d’Elon Musk a réussi à créer l’événement la semaine dernière grâce à la spectaculaire réussite du vol de démonstration du lanceur Heavy Falcon, désormais le plus puissant au monde devant ceux que les États peuvent envoyer dans l’espace. Ce succès est autant technologique que médiatique, au vu du nombre d’internautes qui ont suivi la retransmission en direct du vol de la fusée sur YouTube.

Beaucoup de commentaires insistent sur la dimension historique de l’événement, mais ne peut-on y voir également le signe d’une certaine forme de « privatisation » de l’espace ? La question ne tient pas tellement à la dimension quasi publicitaire de cette opération, bien attestée par les images de l’expédition d’une voiture Tesla en direction de Mars, assurant la promotion de l’autre société phare d’Elon Musk. Elle se pose parce que le statut juridique des ressources spatiales connaît depuis quelques années un changement profond ouvrant la porte à une appropriation par des entreprises privées, dont Space X n’est que la représentante la plus visible.

L’espace non appropriable, un principe fragile

Jusqu’à une date récente, le statut juridique de l’espace et des ressources extra-atmosphériques était fixé par le Traité de l’Espace, adopté en 1967 sous l’égide des Nations unies. Ce texte tendait à faire de l’espace une « chose commune » (res communis) au sens où les Romains entendaient déjà ce terme et l’appliquaient à l’air ou à la mer : une ressource ne pouvant faire l’objet d’une appropriation à titre exclusif et librement utilisable par tous. Le Traité de 1967 consacre ainsi un droit de libre exploration et utilisation, tout en fixant des règles de non-revendication de souveraineté nationale sur l’espace :

« L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ».

Module lunaire, Tranquility Base. NASA

Ces principes ont longtemps constitué la clé de voûte du statut juridique de l’espace, même si leur acceptation est demeurée fragile en raison de la rivalité entre États. Pour preuve, le Traité sur la Lune de 1979, qui réaffirmait le principe de non- appropriation et incluait cet astre dans le « « patrimoine commun de l’Humanité » n’a pas été ratifié par de grandes puissances spatiales comme les États-Unis, la Russie, la Chine ou la France. Mais aujourd’hui, la crise économique durable et la réduction conséquente des budgets étatiques consacrés à l’exploration spatiale sont à l’origine de nouvelles tentations de remettre en cause ces règles.

Une brèche au profit des entreprises privées

Ce sont les États-Unis qui ont les premiers fait évoluer leur législation avec l’adoption en 2015 d’un Space Act, sous la présidence de Barack Obama. Ce texte controversé exploite l’une des « failles » du Traité de l’espace de 1967, dans la mesure où il ne remet pas directement en cause le principe de l’inappropriabilité des ressources spatiales par un État. Néanmoins, il prévoit que :

« Un citoyen des États-Unis engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue… »

Cela revient à conférer aux entreprises capables, comme Space X, d’envoyer des engins dans l’espace un titre juridique de propriété sur les ressources qu’elles pourront en extraire. Et il n’est pas surprenant que l’adoption de cette loi ait été saluée par des sociétés minières aux noms évocateurs (Moon Express, Planetary Resources, Deep Space Industries, etc.) qui entendent à présent profiter de cette opportunité pour monter des projets visant à exploiter ces ressources, à commencer par celles de la Lune.

Omran Sharaf, chef émirati de la mission spatiale vers Mars en collaboration avec la NASA.
By Abraham Que (Own work)/Wikimedia, CC BY-SA

Bien que vivement critiquée à l’ONU, cette législation américaine a ouvert une brèche dans laquelle plusieurs autres États n’ont pas tardé à s’engouffrer. Les Émirats Arabes Unis ont été les premiers en 2016 à imiter les États-Unis avec l’adoption d’un texte comparable, dans l’intention d’anticiper la fin des combustibles fossiles en regardant vers les étoiles. En 2017, le Luxembourg a été de son côté le premier pays européen à suivre cette logique, en se dotant d’une législation permettant d’accorder des permis d’extraction dans l’espace. Conséquence : des filiales de compagnies minières américaines se sont ensuite installées dans le Grand-Duché, bénéficiant au passage des avantages fiscaux liés à l’implantation dans cet État.

C’est une nouvelle forme de conquête spatiale qui paraît donc à présent se mettre en place, dans laquelle les États pourront « affréter » des compagnies privées un peu à la manière où au XVIe, les grands navigateurs espagnols et portugais se sont élancés à la découverte du Nouveau Monde avec l’appui des souverains de l’époque, mais dans le cadre d’opérations privées et avec la promesse de pouvoir s’approprier les richesses des terres découvertes.

Préserver le bien commun

L’administration de Donald Trump semble décidée à poursuivre dans la direction initiée par son prédécesseur à la Maison Blanche. Au début du mois de janvier, la présidence a redéfini les missions de la NASA en lui demandant de travailler plus étroitement avec les entreprises privées souhaitant exploiter les ressources spatiales. A cette occasion, Scott Page, le directeur exécutif de l’Agence Spatiale, a déclaré lors d’une conférence de presse :

« Nous le répétons à nouveau : l’espace n’est pas un bien commun global (global commons), ce n’est pas le patrimoine commun de l’humanité, pas plus que ce n’est une res comunis ou un bien public. Ces concepts ne figurent pas dans le traité international sur l’espace et les États-Unis ont constamment répété que ces idées ne correspondent pas au statut juridique réel de l’espace ».

Continuer à appréhender l’espace comme un bien commun paraît pourtant possible et pourrait avoir des conséquences juridiques intéressantes, notamment pour organiser une « gouvernance » partagée sur les ressources. Pour prendre une comparaison, une Autorité internationale des fonds marins a été mise en place depuis 1994 pour accorder des licences d’extraction de minéraux à des entreprises, mais en veillant à maintenir une équité entre les différents pays. Ce dispositif intègre l’idée que ces fonds constituent un « patrimoine commun de l’humanité » nécessitant une gestion par la communauté internationale. Des propositions existent pour mettre en place une structure de gouvernance similaire pour les ressources spatiales, associant des États, des universités, des entreprises et des ONG. Mais seul le soutien d’un nombre significatif de pays permettrait à cette vision alternative de prendre corps.

Exploits ou cauchemars

poster Blade Runner.
Wikipedia

La conquête spatiale a toujours fait rêver et c’est en partie ce qui explique la fascination que peut exercer sur les foules des exploits comme celui accompli par Space X. Mais nous arrivons à un point où la science-fiction paraît rejoindre la réalité. Dans le film Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve sorti l’an dernier, on croise Niander Wallace, un scientifique interprété par Jared Leto, qui relance la conquête spatiale après une catastrophe mondiale pour reprendre l’exploitation de ses ressources, alors que la Terre exsangue a épuisé les siennes. Or de l’aveu du réalisateur Denis Villeneuve, ce personnage est directement inspiré… d’Elon Musk et de ses projets de voyage vers Mars !

The ConversationLa question est à présent de savoir si l’avenir matérialisera certaines dystopies imaginées par la science-fiction. La saga Alien ou le film Avatar ont déjà mis en scène des futurs où des compagnies géantes exploitent l’espace intersidéral, à la manière de nouvelles Compagnies des Indes, dépassant en puissance les États. C’est sans doute en partie le droit qui donnera la réponse à ces interrogations avec un choix lourd de conséquences à opérer entre d’une part, l’espace vue comme un champ de ressources privatisables et marchandisables, et d’autre part, une vision garantissant les droits de tous sur la base d’un bien commun pris en charge par la communauté internationale. La question se réglera sans doute avant que la Tesla propulsée par Heavy Falcon n’atteigne Mars ! (enfin… plus exactement, « l’orbite de Hohmann », tangente à celles de la Terre et de Mars).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Pour une protection sociale des données personnelles

lundi 5 février 2018 à 09:02

Cet article a été co-écrit par Lionel Maurel et Laura Aufrère, doctorante au Centre d’Économie de Paris Nord (UMR CNRS 7234-CEPN). Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité.

Ce texte est placé sous licence Creative Commons CC-BY-SA 4.0.

Pour un meilleur confort de lecture, vous pouvez télécharger l’article en pdf ou en ePub.

Table des matières

Introduction

I Continuum des pratiques numériques et enjeux de différenciation

  1. Continuité et consentement
  2. Différenciation des régimes de travail et de vie privée : un enjeu de négociation collective

II De la difficulté à faire émerger de l’action collective à partir du cadre juridique actuel

  1. Les ambiguïtés du consentement individuel et du privacy by design
  2. Rétablir le lien entre données privées et intérêt général

III Mobiliser un nouvel imaginaire pour construire un cadre de négociation collective sur les données

  1. Dé-judiciariser la défense des intérêts collectifs
  2. Repenser les CGU sur le modèle des conventions collectives
  3. D’une portabilité individuelle à une portabilité citoyenne

IV Enjeux d’émancipation et construction de nouveaux droits

  1. Requalifier ou non les activités en emplois et en activités professionnelles
  2. Protéger des espaces de vie privée dans le contexte spécifique du 21ème siècle
  3. Construire des espaces et des pratiques tournés vers l’émancipation

Introduction

Le 28 janvier dernier avait lieu le « Privacy Day » ou Journée européenne de la protection des données, un événement lancé en 2006 par le Conseil de l’Europe pour sensibiliser aux enjeux autour de la vie privée. Cette célébration s’est inscrite cette année dans une riche actualité, avec notamment l’examen par le parlement français d’une loi visant à mettre en conformité le cadre législatif national avec le Règlement Général de Protection des Données (RGPD). La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) fêtait par ailleurs ses 40 ans, alors que la problématique de la protection de la vie privée et des données personnelles n’a sans doute jamais été aussi présente dans le débat public.

Pourtant, le sens même que l’on peut donner à l’expression « protection des données » (Data Protection) n’est ni évident, ni consensuel. C’est ce qu’ont montré deux publications parues la même semaine, questionnant les fondements de la philosophie « personnaliste » sur laquelle est basé actuellement le régime de protection des données en France et en Europe. Une première contestation est venue du Think Tank Génération libre par le biais d’un rapport défendant la thèse de la « patrimonalisation » des données personnelles. L’idée consiste à créer un droit de propriété privée sur les données personnelles de manière à ce que les individus puissent négocier leur utilisation sur une base contractuelle avec les plateformes, en se faisant éventuellement rémunérer en contrepartie. Ce point de vue sous-entend que c’est le marché qui doit réguler l’utilisation des données et que la vie privée sera plus efficacement protégée par ce biais qu’en la défendant comme un droit fondamental de la personne.

A l’opposé de cette vision ultra-libérale, Antonio Casilli et Paola Tubaro ont publié une tribune dans les colonnes du Monde, formulant une critique d’ordre « social » du système actuel. Intitulé Notre vie privée : un concept négociable, ce texte invite lui aussi à un renversement profond de perspective résumé par la phrase suivante : « la défense de nos informations personnelles ne doit pas exclure celle des droits des travailleurs de la donnée ». Les deux auteurs estiment en effet que les données personnelles sont moins « extraites » par les plateformes que « produites » ou « co-produites » par les individus dans leur interaction avec les infrastructures mises en place par ces acteurs. Cette activité productive constitue l’essence même de ce phénomène aux multiples visages qu’est le Digital Labor, et à ce titre, Antonio Casilli et Paola Tubaro appellent à une extension des missions de la CNIL, tout en rejetant au passage la thèse de la patrimonialité de Génération Libre :

Pour corriger les distorsions et les abus provoqués par cette situation, la solution consiste à élargir le domaine d’action des autorités de régulation des données comme la CNIL. Il s’agit non seulement de s’intéresser aux architectures techniques des plates-formes qui permettent l’extraction et la circulation des données personnelles, mais aussi de créer les conditions pour que le travail de production et d’enrichissement des données (autant de la part des services de microtravail que des usagers de plates-formes généralistes comme Instagram ou Google) reste respectueux des droits des personnes et du droit du travail. Le défi qui attend la CNIL est de devenir non pas un gardien de la propriété sur les données, mais un défenseur des droits des travailleurs de la donnée.

Cette invocation des « droits des travailleurs de la donnée » a selon nous l’immense mérite de replacer la question de la protection des données sur le terrain du droit social. Ce point de vue n’est pas absolument nouveau, car le droit social est déjà convoqué dans les discussions suscitées par « l’ubérisation » et la manière dont des plateformes comme Deliveroo, Uber ou Amazon Mecanical Turk font basculer les individus dans des situations « d’infra-emploi » (Bernard Friot) les privant des protections liées au salariat. Antonio Casilli et Paola Tubaro nous invitent cependant à aller plus loin et à considérer l’ensemble des relations entre les utilisateurs et les plateformes comme un « rapport social de production » que le droit doit saisir en tant que tel. S’il y a un rapport de production assimilable à du travail, alors il faut s’assurer de l’extension des régimes de protection du travail, y compris à ceux qui, de prime abord, seraient présentés comme de simples usagers ou consommateurs.

Ce changement de perspective nous paraît extrêmement intéressant, à condition de bien en percevoir la portée et d’en tirer toutes les conséquences. Il paraît en effet douteux que la CNIL puisse à elle seule assurer une défense des droits des travailleurs de la donnée, même si son champ d’action était élargi. Non pas que cette autorité soit dépassée, comme certains le laissent entendre, mais parce que la protection des travailleurs passe traditionnellement par des mécanismes juridiques et institutionnels d’une nature bien différente de la régulation assurée aujourd’hui par la CNIL. Historiquement, c’est un système de droits et la protection sociale qui se sont progressivement mis en place pour protéger les individus dans le cadre des relations asymétriques de travail. Il convient de ne pas participer à leur affaiblissement en morcelant les espaces de régulation, mais bien de faire valoir les droits sociaux existants. Nous soutenons donc que si les données sont produites dans le cadre d’activités assimilables à de nouvelles formes de travail, alors ce sont des mécanismes de protection sociale enracinés dans le droit social qu’il convient de déployer pour garantir les droits des personnes.

Afin d’éviter tout malentendu, il faut d’emblée préciser que par « protection sociale », nous n’entendons pas uniquement la sécurité sociale ou l’assurance-maladie, auxquelles on a parfois tendance à la réduire aujourd’hui. Conformément à son histoire, il faut concevoir la protection sociale en son sens le plus large, tel que le fait par exemple cette note publiée par le groupe de travail Protection sociale, ESS et Communs de la Coop des Communs :

La protection sociale est une institution centrale, un macro-système de médiations (relations sociales, juridiques et politiques) entre la sphère domestique, l’économie et la politique […]. Elle est fondée elle-même sur de multiples institutions (régime politique et de citoyenneté, droit de la famille, fiscalité et système de cotisations sociales, assurances sociales, système d’assistance sociale, travail, salariat, travail indépendant…).

[…] En protégeant les individus et les familles, la protection sociale protège en même temps la société elle-même contre les risques de désintégration qui se concrétisent chaque fois que les forces marchandes dominent toutes les sphères de la vie sociale. « Protéger » dans ce double sens, c’est permettre à l’individu de vivre en dignité en dépit de tous les aléas de la vie, et à la société de résister aux forces de désintégration qui la menacent en permanence.

Se référer à ce riche héritage juridique, institutionnel et social permettrait selon nous de dépasser certaines des insuffisances auxquelles la défense des données personnelles et de la vie privée se heurte encore trop souvent aujourd’hui. C’est notamment en suivant une telle piste qu’il nous paraît possible de réconcilier les dimensions individuelle et collective en matière de protection des données. Le système actuel reste en effet imprégné d’un individualisme méthodologique qui n’envisage la personne que de manière isolée et indépendamment des rapports sociaux dans laquelle la vie privée est toujours étroitement enchâssée.

A ce titre, la tribune parue dans Le Monde reprend une formule déjà énoncée par Antonio Casilli en 2014 dans un texte intitulé Contre l’hypothèse de la fin de la vie privée :

La vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective […] La négociation de la vie privée se vit avant tout comme une négociation collective, conflictuelle et itérative, visant à adapter les règles et les termes d’un service aux besoins de ses utilisateurs. Le processus de détermination des conditions d’usage est jalonné par une série de batailles et de controverses que les acteurs publics ont encore du mal à encadrer et résoudre – mais que les propriétaires de grandes exploitations de données et les concepteurs de plateformes de socialisation en ligne sont encore loin d’avoir gagnées.

Nous partageons ce constat, mais il ne s’agit justement plus aujourd’hui d’en rester au stade de la simple constatation : cette assertion doit devenir un mot d’ordre à l’aune duquel la protection des données doit être repensée. Si la défense du droit à la vie privée dépend aujourd’hui avant tout d’une négociation collective, alors il convient de nous doter collectivement des moyens les plus efficaces possibles pour engager, conduire et peser dans ces négociations, dont les termes restent aujourd’hui dictés par le cadre profondément déséquilibré imposé par les plateformes. Un simple appel à la CNIL sera là encore sans doute insuffisant pour changer en profondeur cette situation. C’est en réinventant la protection des données sous l’angle de la protection sociale qu’il nous paraît possible de faire émerger de nouveaux moyens d’action collective qui sortiraient l’individu de l’isolement dans lequel il reste trop souvent enfermé lorsqu’il s’agit de vie privée, que ce soit face aux plateformes ou à l’État.

Car la protection sociale renvoie plus fondamentalement à la question des solidarités et celles-ci ne peuvent être uniquement une affaire d’État. Si négociation collective autour de la vie privée il y a, celle-ci doit être le fait d’une société civile collectivement organisée, sans quoi les individus ne pourront échapper aux rapports structurellement inégalitaires auxquels les soumettent les plateformes, et la négociation ne pourra conduire qu’à la soumission collective. L’histoire de la protection sociale nous fournit des exemples de formes de socialisation, au-delà de la sphère du travail, qui permettent de gérer collectivement des institutions mettant en œuvre des droits sociaux, ancrés dans les droits humains (santé, éducation, etc.). Ces formes de socialisation pourraient pareillement être mobilisées pour mettre en œuvre les droits et protéger les usagers des plateformes et les « travailleurs de la donnée ».

C’est ce fil que nous souhaitons suivre dans cet article qui vise à explorer les différentes dimensions d’une protection des données repensée comme une protection sociale. Comme le souligne la démonstration d’Antonio Casilli et Paola Tubaro, il convient de partir de l’idée qu’il existe un continuum de pratiques entre usagers et travailleurs des plateformes. Cette continuité justifie la construction de nouveaux droits et un nouveau volet de la protection sociale, pensé dans une solidarité entre usagers et travailleurs. Cette solidarité implique dans un premier temps de faire valoir les distinctions sociales et juridiques qui composent respectivement ces deux statuts, en opérant un travail de clarification des pratiques et leur condition d’exercice. Ce travail de clarification doit faire l’objet d’un débat citoyen, car s’il intègre des questions techniques, il recouvre avant tout des enjeux de choix de société.

I Continuum des pratiques numériques et enjeux de différenciation

Il nous semble nécessaire d’expliciter en préambule ce que nous percevons des liens qui se sont tissés entre données personnelles, vie privée, usages et travail numériques. Ces liens sont remarquables et inédits à plusieurs égards : leur volume, la précision des informations que produisent nos usages, et leurs méthodes de production.

Un premier phénomène inédit surgit dans le fait que nous ne soyons pas toujours consciemment parties prenantes d’une certaine expression de notre identité numérique à travers l’exploitation des données, qui émanent pourtant de nos propres pratiques numériques. Le second phénomène inédit, intrinsèquement lié au premier, c’est le degré d’opacité des mécanismes techniques et humains de production des données qui forgent cette identité. Ce qui nous échappe, c’est donc autant la perception (y compris physique) de nos traces et signaux numériques, que les processus de production (partant de l’exploitation de ces signaux et traces) qui forgent une donnée, et enfin leur exploitation ou utilisation sous la forme d’une expression explicite de nos identités et de nos activités.

Cette triple perte de contrôle justifie à notre sens que notre relation avec les plateformes soit considérée sous l’angle d’une présomption de subordination d’usage. Elle permettrait d’acter en droit les déséquilibres de fait qui caractérisent les forces en présence, entre la société civile, les collectifs d’usagers et les travailleurs numériques d’une part, et les plateformes lucratives d’autre part. Notion distincte de la subordination des rapports de production dans l’espace du travail, elle viendrait s’articuler à elle, opérant en droit un continuum de négociation.

En effet, il nous faut considérer en cohérence le rapport de force déséquilibré et le pouvoir exorbitant qu’exercent les forces économiques lucratives de marché sur les pratiques des travailleurs comme sur celles des usagers. La forme entrepreneuriale contemporaine est déjà identifiée, en droit du travail notamment, comme une entité économique et politique qui organise des formes de domination. La subordination juridique et économique est ainsi reconnue et traditionnellement associée au statut d’employé. Mais elle déborde aujourd’hui ce cadre pour s’exercer sur les consommateurs et les usagers, également saisis par une subordination d’usage. Celle-ci intègre une logique lucrative, en ce qu’elle transforme en valeur financière – et donc « financiarise » à proprement parler – des rapports humains jusqu’alors vécus hors des sphères de production de marché orientées vers le profit.

La présomption de subordination permettrait donc de faire correspondre au continuum des pratiques d’usage et de travail, une continuité de droits, puisant pour partie leur légitimité dans le caractère exorbitant et disproportionné des rapports d’usage et de production induits à la fois par la nature propriétaire et par l’objectif d’exploitation des plateformes lucratives de marché. Pour faire émerger ce concept de « subordination d’usage », il paraît possible de s’appuyer notamment sur les travaux d’Alain Supiot, qui propose depuis la fin des années 90 des moyens conceptuels pour identifier des formes de travail « au-delà de l’emploi ». Il propose en particulier de saisir les « nouveaux visages de la subordination » à partir du critère de la « dépendance économique » qui viendrait compléter celui de la subordination stricto sensu caractérisant aujourd’hui le contrat de travail. Dans cette vision, le rapport de production est bien conçu comme incluant d’emblée un rapport de subordination face à la figure de l’entreprise capitaliste, intégrant la notion de déséquilibre exorbitant dans les rapports sociaux, que le droit et la négociation doivent participer à « civiliser » :

Le droit civil et le droit du travail ont finalement la même raison d’être, qui est de « civiliser » les relations sociales, c’est-à-dire d’y substituer des rapports de droit aux rapports de force, et d’assurer à tous le statut de sujets de droit libres et égaux.

1) Continuité et consentement

Depuis l’utilisateur de Facebook jusqu’au chauffeur Uber, au-delà d’une certaine conformité des gestes entre les deux catégories d’acteurs -usager et travailleur – (pensons aux fermes à clic), c’est bien également la situation de subordination des individus qui participe à une continuité des pratiques. Cette continuité entre ces deux régimes d’action est liée au rapport de production (des données) que nous entretenons avec les plateformes, rapport qui vient se fondre dans la problématique de la régulation du travail. Un des enjeux est de faire émerger une identification claire du travail numérique, dans un moment historique d’exploitation des travailleurs les plus fragiles et des pratiques prédatrices de délocalisation de la main d’œuvre. La dimension internationale de l’organisation des rapports sociaux numériques s’inscrit donc également dans des rapports de production « globalisés ». Les firmes jouent dans ce domaine, comme dans bien d’autres, le jeu du law shopping, s’appuyant sur des législations et des situations de dominations économiques que l’on connaît.

Compte tenu de l’existence de fait d’un rapport de production, et des conditions de subordination du travail et des usages qui lui sont attachés, se pose de façon centrale la question des conditions de consentement des individus à participer à l’effort de production. Cette dimension mérite à notre sens, un commentaire et une discussion approfondie.

En effet c’est l’encastrement des traces numériques de nos comportements individuels dans des comportements collectifs, qui permet leur exploitation en tant que valeurs économiques. Ce qui appelle un premier commentaire : le consentement du point de vue de la gestion des données ne peut pas être uniquement individuel, dans la mesure où celles-ci incluent des informations sur nos relations sociales qui engagent des tiers (pensons par exemple aux carnets d’adresses qui constituent toujours les premières informations que les plateformes essaient de récupérer). D’autre part, le rappel de la dimension collective des relations de production mérite un effort d’explicitation : la reconfiguration de la vie privée sous l’influence des pratiques numériques importe dans l’espace privé la question du travail et du consentement à la participation à un effort de production.

Il y a donc un double enjeu à mieux saisir ces rapports sociaux de production : il s’agit d’identifier ou de faire émerger plus distinctement les régimes de travail présent dans les espaces de production numérique pour mieux les encadrer d’une part, et d’autre part d’envisager les limites que nous voulons leur fixer pour protéger la vie privée et son exploitation. La difficulté consiste à discuter simultanément des nouvelles frontières de la vie privée, autant que celles du travail. S’agit-il d’une réelle collision, ou de pouvoir discuter et identifier les zones de frottement et d’inter-pénétration, pour se doter d’outils collectifs de régulation ?

Comme l’ont montré les travaux dirigés par Philippe Ariès et George Duby sur l’Histoire de la vie privée, et notamment à travers la contribution d’Alain Corbin, la vie privée est toujours à saisir en tant que processus de construction historique et a connu depuis l’Antiquité des métamorphoses successives, étroitement dépendantes des rapports de production. La pénétration du travail numérique dans notre vie privée, au sens où il est saisi par les plateformes pour le transformer en valeur économique, interroge à la fois nos conceptions et nos imaginaires contemporains relatifs à la vie privée et au travail, en particulier le travail domestique. Ce dernier est au cœur des enjeux d’émancipation, dans la mesure où se manifeste une continuité des rapports de féodalité à travers le travail domestique prolétaire. Le bouleversement des frontières entre vie privée, travail domestique et emploi subordonné est dû pour partie à l’absence de consentement explicite et volontaire à la mise au travail de notre vie privée. Ce bouleversement ravive donc des rapports de féodalité qui sont masqués par les débats empreints d’un fatalisme ou d’un déterminisme technologique. Avant même de discuter du partage éventuel de la supposée valeur créée par l’exploitation des données, il s’agit sans doute de débattre et de délibérer collectivement autour de ce qui est bien une financiarisation de notre vie privée.

Car s’il existe un droit du travail, il existe tout autant un droit fondamental au repos et au temps libre, et un impératif de respect de la dignité des personnes. La volonté d’usage que traduisent nos gestes numériques dans la vie privée, l’environnement non professionnel dans lequel ils sont effectués, mais surtout l’absence de volonté explicite des personnes de participer à un effort de production enchâssé dans un système économique marchand lucratif, rendent la qualification de ces gestes numériques en « travail » problématique. Car il s’agit bien d’une captation dans un but d’exploitation des gestes d’usagers, sans pour autant que les individus s’identifient en situation de travail. Il y a donc une tension entre le fait d’identifier plus clairement le travail caché subordonné, et en même temps lui fixer une limite qui permettrait de rediscuter des conditions d’usage des services numériques afin d’empêcher l’exploitation financière de gestes privés dépourvus d’une intention de production. Que les espaces, les gestes, et les interactions humaines pensés comme des liens et des espaces intimes, privés et non productifs, puissent être utilisés comme des sources de valeur financière souligne l’extrême violence de la financiarisation de nos sociétés.

2) Différenciation des régimes de travail et de vie privée : un enjeu de négociation collective

Si ce qui nous échappe, ce sont simultanément les gestes de production et l’expression de soi, non consentis, alors il y a violence tant par la pénétration de notre vie privée par des acteurs extérieurs, qui viennent collecter pour les exploiter les traces de cette vie, que dans le risque de voir projeter cette intimité sur la place publique, potentiellement exposée au-dehors ce que nous pensions déposer au-dedans du privé. Il s’agit d’une violence technique, économique et politique qui demande à ouvrir une conversation collective sur la façon dont nous voulons faire société.

Une patrimonialisation des données personnelles, telle qu’elle est proposée par Génération libre, ne constituerait pas un moyen d’ouvrir cette discussion collective, mais conduirait au contraire à y renoncer définitivement. En effet, la réparation de cette violence par la réaffirmation ou la revendication d’une propriété privée négociable sur un marché réduit la question politique du vivre ensemble à l’abandon total de toute volonté collective de débat démocratique – ici remplacé par la négociation sur le marché. C’est que souligne de façon particulièrement juste Irénée Régnaud, auteur du blog Mais où va le web, dans son billet « Revendre ses données « personnelles », la fausse bonne idée ». L’auteur explicite efficacement la logique politique libérale de financiarisation que sous-tend la négociation entre individus et plateformes, notamment en faisant miroiter la possibilité d’un revenu complémentaire pour l’exploitation des données :

Accepter des micro-rémunérations corrélées aux données personnelles, c’est graver dans le marbre que les discussions collectives deviennent des petites négociations individuelles […] Ce micro-revenu est d’ailleurs en parfaite cohérence avec la promotion d’un revenu universel tel le que propose Génération Libre (attention, il y a plein de revenus universels différents) façon néo-libérale : on vous donne le minimum pour ne pas trop vous ennuyer dans ce nouveau monde plein de machines (dont personne n’a discuté au préalable, faute au déterminisme technologique, mais c’est encore un autre sujet). Ce qui nous laisse avec l’amère sensation d’avoir gagné quelque chose, alors que c’est justement le projet des libertariens. L’argumentaire de Génération Libre est subtil puisqu’il explicite un certain nombre de ces problèmes (surveillance de masse, ciblage publicitaire abusif, croisements de données non choisis) tout en prétendant qu’à partir du moment où l’on se ferait payer pour ses données, on deviendrait conscient – et consentant – quant à l’usage qui pourra en être fait…).[…]

D’une part, revendre n’est pas maîtriser, c’est revendre (il y a fort à parier que le prix de vente soit le seul critère qui compte quand on devra cliquer sur « accepter » après avoir lu les conditions de vente du courtier). D’autre part, les conditions générales d’utilisation ne risquent pas de disparaître du jour au lendemain (il faut actuellement des mois pour les lire, il en sera toujours ainsi). Responsabiliser l’individu » ne le rend malheureusement pas automatiquement responsable, ça ne lui donne pas plus de temps pour lire ni pour s’enquérir des logiques géopolitiques à l’œuvre dans ces luttes entre Titans, Etats d’un côté (encore un peu démocratique, quoi qu’on en pense) et géants du numérique de l’autre (euh…).

Par rapport à cette approche en termes de propriété des données, le concept de Digital Labor possède indéniablement un puissant pouvoir critique, en permettant d’identifier et de dénoncer des situations d’exploitation. Mais en même temps, la notion est à double tranchant, car subsumer la quasi-totalité de nos activités numériques sous la notion de « travail » revient à admettre que des pans entiers de nos vies intimes et sociales sont « aspirés » dans la sphère économique de marché sous l’effet des technologies numériques. Or il importe selon nous autant, sinon davantage, de « protéger les droits des travailleurs de la donnée » que de protéger le droit, plus fondamental encore, de ne pas devenir malgré nous de tels travailleurs de la donnée.

La défense de la dignité et des libertés des personnes est centrale dans le fait de distinguer espace privé et espace de production. De fait, une part de nos gestes privés et intimes, exprimés dans des espaces numériques qui revêtent l’apparence de la sphère privée, sont accaparés dans un objectif de profit. De plus, les industries travaillent activement à influencer l’environnement et nos comportements numériques pour mieux capter la valeur issue des entrelacements de nos liens sociaux qui forment le « graphe social », reflet numérique de notre vie collective. Nous n’en avons qu’une vision très partielle en tant qu’usager, tandis qu’il est l’enjeu principal de fonctionnement que cherchent à capter les grandes plateformes. Elles participent ainsi à la fabrication de ces réseaux, incitent et influencent nos comportements individuels et collectifs pour s’assurer qu’ils participent à une production efficace de ce graphe.

Cette expression forcée, forgée hors de nous, « en deçà » de nos pratiques volontaires, par les données de notre vie privée et de notre intimité nous fait en même temps ressentir le risque d’un basculement, d’une absorption de cette expression de nous-même dans la sphère « publique » du marché lucratif. L’irruption et l’utilisation potentielle de ces données par les plateformes mobilisent donc potentiellement deux registres : l’indécence et l’obscène d’exposer le privé et l’intime en public ; et le registre de l’exploitation au sens d’une récupération, d’une extraction de notre vie privée.

Il est urgent de revendiquer collectivement une régulation efficace contre ces phénomènes d’exploitation, mais aussi le soutien et l’encouragement au développement d’outils numériques émancipateurs. Car comme le souligne Irénée Régnauld, cette exploitation et cette violence ne sont pas des fatalités technologiques :

Ajoutons à cela que de nombreux services en ligne (moteurs de recherche comme Qwant, réseaux sociaux comme Whaller) fonctionnent parfaitement sans collecter abusivement vos données – donc pas la peine de crier à la mort de l’innovation, il sera toujours possible d’innover même sans collecter toutes les données de tout le monde. Tout comme le font de nombreux services utilisant l’intelligence artificielle (voir par exemple : no, you don’t need personal data for personalization). Attention, nous ne disons pas que les données ne servent à rien (elles peuvent même être très utiles dans des tas de domaines, comme la médecine par exemple – doit-on la laisser à Google dans ce cas ? avec quelles garanties ?) mais que leur collecte démesurée repose aussi sur un dogme (et que la stratégie de revente des données personnelles n’est peut-être qu’une excuse pour aller un peu plus loin, par exemple en vous payant pour collecter votre génome, qui sait).

Il s’agit donc d’une part d’appréhender la vie privée dans sa dimension numérique en dépassant l’enjeu technique de la production des données pour reconsidérer la problématique comme un moment de construction historique de la notion de vie privée, attaché aux droits humains et à la dignité des personnes. Le débat citoyen s’impose alors comme une continuité cohérente des droits citoyens et des droits humains garantis collectivement, qui régulent déjà l’espace privé.

D’autre part, il s’agit de replacer le droit fondamental à une protection sociale pour les travailleurs sur les nouveaux régimes de travail numérique, afin de le rendre opératoire et opposable, en s’appuyant sur un effort de clarification d’un régime de travail décent. Cette question n’est pas propre aux travailleurs du numérique, mais elle recouvre ici des questions techniques spécifiques qui doivent pouvoir être soulevées. Historiquement, le droit du travail a d’ailleurs su intégrer une protection de cette dimension intime, à travers notamment les questions d’hygiène et de sécurité, qui touchent au corps même des travailleurs. La jurisprudence reconnaît aussi que les travailleurs ne sont pas privés de leur droit à la vie privée, y compris sur leur lieu de travail (et spécialement dans leur usage des outils numériques, comme les messageries ou les réseaux sociaux). La diminution du temps de travail et les congés renvoient enfin à la possibilité de s’extraire du rapport de production et cette protection était conçue pour autoriser le développement d’une sphère individuelle extérieure à la production.

Il s’agit également d’envisager le retour en force, dont la légitimité semble étonnamment tout acquise, de tâches et de formes d’emploi qui n’ont plus rien du métier, compris comme un ensemble de savoir-faire partagés par un collectif de travailleurs qui permet d’avoir une certaine prise sur la définition du contenu (et le sens) de son travail, pour reprendre les mots d’Alain Supiot. Le retour de ces formes d’exploitation autour du travail domestique prolétaire (de marché) nous amène aux frontières du travail décent, tel que défini par exemple par l’Organisation Internationale du Travail:

Le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes.

Que reste-t-il des aspirations et du sens investi collectivement dans le travail lorsque l’on exerce des « métiers » de tâcherons développés par les industries numériques ? Au-delà des déséquilibres économiques, c’est la dignité des personnes qui est à protéger face au retour des modèles d’exploitation féodaux. De même, il apparaît combien notre conception du travail sous-tend nos conceptions de la société dans son ensemble, et les perspectives de progrès social et de progrès humain partagé qu’il nous revient de discuter collectivement.

Compléter l’action de protection de la vie privée en l’articulant avec les enjeux de respect du droit du travail et la protection des travailleurs pourrait permettre d’enrichir le débat en réintroduisant les notions de consentement et d’intentionnalité, mais aussi d’intimité, associés à la notion de vie privée moderne, à réencastrer dans nos comportements au sein des plateformes. Relier l’exploitation des données et de la dimension potentiellement intime qu’elle recouvre, avec la question centrale d’un régime de travail décent des travailleurs professionnels, pourrait permettre de poser plus distinctement l’enjeu de rapports éthiques numériques, entre usagers, consommateurs et travailleurs, tels qu’ils sont discutés au sein des autres espaces de production (industrie du textile, agro-alimentaire, filières de production et de commerce éthique notamment).

Il s’agit au fond que dans sa vie numérique, l’individu puisse toujours savoir clairement qu’il est engagé dans un rapport de production ; que s’il décide d’y rester, il puisse bénéficier d’un ensemble de protections traditionnellement associées au travail et qu’il puisse toujours choisir de ne pas entrer dans ce rapport de production ou d’en sortir si telle est sa volonté. C’est sur ces éléments que doit porter la négociation collective sur les données décrite par Antonio Casilli et Paola Tubaro.

II De la difficulté à faire émerger l’action collective à partir du cadre juridique actuel

Si l’enjeu consiste à faire émerger des formes institutionnelles pour accueillir et organiser la négociation collective sur les données, force est de constater qu’il sera difficile d’y parvenir en restant dans le cadre juridique actuel, car celui-ci demeure largement surdéterminé par un paradigme individualiste qui fait de l’individu et de ses choix le centre de gravité de la régulation des données. Dépasser cette approche nécessite de se donner les moyens de refaire le lien entre l’individu isolé autour duquel s’organise le droit à la protection des données et la figure du citoyen en tant qu’agent capable de participer à des discussions collectives.

1) Les ambiguïtés du consentement individuel et du privacy by design

De manière presque provocatrice, Antonio Casilli et Paola Tubaro affirment dans leur tribune qu’«il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle.» Ce point de vue a longtemps paru iconoclaste par rapport à la tradition « personnaliste » qui domine la doctrine en France, mais de plus en plus d’analyses convergent aujourd’hui pour critiquer la manière dont le droit appréhende « les informations à caractère personnel ». Depuis la loi de 1978, celles-ci sont saisies à travers leur capacité à identifier les individus et c’est exclusivement à ce titre que ceux-ci se voient attribuer par la loi des droits pour en contrôler la collecte et l’utilisation.

Or les données personnelles sont bien toujours également des « données sociales », parce que la vie privée elle-même est toujours enchâssée dans un tissu de relations sociales (amicales, familiales, professionnelles, territoriales, citoyennes, etc.). L’interconnexion des données, via les outils numériques, constitue par ailleurs un préalable indispensable à leur valorisation, y compris financière, comme l’explique bien Silvère Mercier:

Il nous faut comprendre la différence essentielle entre les données d’un individu et le graphe qui est exploité. Facebook et Google n’ont que faire des données prises séparément, c’est pourquoi le fait de permettre à l’utilisateur de télécharger ses données est tout sauf une solution. Non ce qui est décisif, c’est le graphe, le croisement de ces données, les relations entre elles […]

Il y a donc d’emblée une double dimension collective caractéristique de nos données « personnelles », qui s’exprime au sens d’un usage du monde « en lien » dans nos pratiques numériques, de la connexion et de la mise en relation – autant que du point de vue des rapports de production qui sont nécessaires à l’existence et l’exploitation des données. Ces deux répertoires d’actions numériques sont difficiles à distinguer précisément car l’approche centrée sur « l’émission » de données est marquée par une grande continuité des effets, sinon des pratiques individuelles et collectives.

Le droit des données personnelles reste aujourd’hui largement « aveugle » à cette double dimension collective et pour la chercheuse Antoinette Rouvroy, cette construction individualiste du statut des données est précisément ce qui entraîne aujourd’hui une « inadéquation des régimes de protection » :

Le défi qui serait le nôtre aujourd’hui, relativement à la protection des données, pourrait donc s’énoncer ainsi: comment tenir compte, de la nature relationnelle, et donc aussi collective, à la fois de la donnée (une donnée n’est jamais que la transcription numérique d’une relation entre un individu son milieu, laquelle n’acquiert d’utilité, dans le contexte d’analyses de type big data, que mise en rapport avec des données « émises » par les comportements d’autres individus), et de ce qui mérite d’être protégé, y compris à travers la protection des données ?

Le paradigme individualiste ici à l’œuvre a des conséquences juridiques importantes, car il tend à « surdéterminer » les moyens de protection mis à la disposition de l’individu. La loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 est souvent présentée comme enracinée dans une approche « personnaliste », mais dans les faits, elle avait plutôt pour objectif initial d’instaurer un équilibre sous la forme d’un « faisceau de droits d’usage » répartis entre les individus, les entreprises et les autorités publiques. Avec le temps, le régime de protection des données a néanmoins eu tendance à « s’individualiser » en donnant une place de plus en plus centrale au « consentement » de la personne. Cette approche culmine à présent avec le RGPD qui fait du « consentement libre et éclairé » un principe à portée générale et la pierre angulaire de la protection au nom du droit à « l’auto-détermination informationnelle » des individus.

Cette évolution est souvent présentée comme protectrice pour l’individu, mais il y aurait un lien à faire entre ce recentrement sur le consentement des personnes et la manière dont les dernières réformes du droit du travail ont renversé le « principe de faveur » qui donnait une prééminence aux normes supérieures (lois, accords de branche, conventions collectives) sur les accords d’entreprises et le contrat de travail. Pour Alain Supiot, ce poids donné à la plus petite échelle de négociation, et donc au niveau le moins collectif du consentement, dans la relation foncièrement inégalitaire qui caractérise les relations de travail, conduit au rétablissement des liens d’allégeance et des relations de féodalité caractéristiques de la période médiévale. Il y a lieu de se demander si le poids accordé au consentement individuel en matière de protection des données n’est pas la traduction d’un processus similaire de « vassalisation » des utilisateurs de plateformes.

Miser sur le consentement revient à faire reposer la régulation du système sur des choix que les individus devront prendre dans une situation d’isolement et de déséquilibre structurel face aux plateformes. C’est ce qu’exprime Valérie Peugeot dans un billet paru récemment sur le site de l’association Vecam :

[…] l’un des reproches que l’on peut faire au RGPD est son approche centrée sur l’individu. Le consentement, qui était déjà très présent dans le droit de la protection des données personnelles, notamment pour l’accès aux données sensibles, devient véritablement la clé de voûte de l’édifice juridique. Un consentement, supposé libre et éclairé, mais dont on sait à quel point il peut bien souvent n’être qu’éclairé à la chandelle, voire plongé dans le noir des CGU, les conditions générales d’usages, incompréhensibles pour le commun des citoyens. Un consentement que l’on doit accorder dans la solitude du dialogue avec l’écran de son ordinateur ou son téléphone mobile.

Pour contrebalancer ce biais, le législateur européen a notamment introduit dans le règlement l’obligation de « protection de la vie privée dès la conception » (privacy by design) qui doit amener les organisations, publiques comme privées, à penser leurs choix technologiques et organisationnels, le parcours de l’utilisateur dans le service, de telle manière que celui-ci puisse comprendre quels sont les choix qui s’offrent à lui. Reste à voir comment concrètement ces injonctions se traduiront et jusqu’à quel point elles permettront une forme de montée en compétence de l’utilisateur sur ses droits numériques.

Le « privacy by design » permettrait de garantir que la personne exerce son consentement dans un cadre paramétré de manière à garantir par défaut sa protection. Mais la comparaison entre le droit du travail et celui de la protection des données personnelles permet là encore de comprendre le caractère foncièrement ambigu de ce mécanisme. Avec l’érosion du principe de faveur, le droit social a été fragilisé parce qu’on permet à présent aux travailleurs de déroger aux conventions collectives ou à la loi par le biais d’un consentement qui s’exprime au moment de la formation du contrat de travail. De manière identique, le RGPD va certes imposer aux plateformes de paramétrer par défaut leurs outils et services dans un sens protecteur pour les utilisateurs, mais en modifiant ces paramètres, les individus pourront « déroger » à ce réglage initial, en participant par eux-mêmes à la fragilisation de leurs droits d’une manière d’autant plus redoutable qu’ils exprimeront à cette occasion leur consentement. On butte ici sur l’ambiguïté des pratiques numériques individuelles qui se retrouvent de fait enchâssées et conduites par des outils dessinés par et pour des fins économiques lucratives. Le privacy by design ne tient pas assez compte de l’environnement dans lequel se déploient les pratiques qui sont orchestrées par des plateformes orientées vers l’objectif d’un profit financier.

On ne peut dès lors que partager les analyses d’Antoinette Rouvroy qui reste sceptique face aux promesses de la généralisation du consentement individuel et du privacy by design, estimant que ces nouveaux mécanismes ne permettront pas d’enrayer une massification de l’usage des données personnelles que le RGPD chercherait en réalité davantage à accompagner qu’à freiner :

[…]il faut bien se rendre à l’évidence : ni le principe du consentement individuel au traitement des données personnelles, ni les systèmes les mieux intentionnés de « privacy by design » ne sont de nature à endiguer le tsunami de données. Au contraire, même, pourrait-on dire : les privacy enhancing technologies permettent d’intensifier encore la prolifération des données en la rendant «conforme » à l’état du droit positif dont on vient d’exposer l’incapacité à faire face aux défis nouveaux que posent les données massives. Et il est bien dans la logique du droit européen de favoriser – plutôt que de ralentir – la croissance et l’accélération des flux de données, favorables, dit-on partout, à l’innovation, notion absolument vague, élevée au statut de valeur finale.

2) Rétablir le lien entre données privées et intérêt général

Si l’on veut sortir de cette vision « atomiste » de la protection des données, il importe de reconstruire un lien entre la figure de l’individu souhaitant protéger sa vie privée et celle du citoyen capable de se mobiliser avec ses semblables pour défendre les droits humains fondamentaux. Pour ce faire, nous proposons un détour par la notion de « données d’intérêt général », qui avait été envisagée au moment du vote de la loi République numérique comme un moyen de reprendre du pouvoir sur les plateformes. S’appuyer sur cette notion peut s’avérer utile pour trouver un fondement à l’action collective sur les données, mais à condition d’en renverser complètement la signification.

Avec les données d’intérêt général, on songeait à donner à l’Etat une forme de pouvoir de « réquisition » de données détenues par des acteurs privés dans une série de secteurs stratégiques (santé, énergie, environnement, logement, etc.) ou pour faire face à des situations de crise. Ce concept a fait l’objet de nombreuses critiques et s’il a été maintenu dans la version finale du texte, ce n’est qu’au prix d’une profonde transformation, puisqu’il se réduit désormais à une simple obligation d’ouverture des données imposée aux personnes privées délégataires de service public. Peut-être valait-il mieux d’ailleurs que le concept original de données d’intérêt général soit abandonné par le législateur, car on aurait mis dans les mains de l’Etat un pouvoir très puissant, alors que ce dernier se comporte parfois comme un Leviathan tout aussi inquiétant que les grandes plateformes, comme l’a montré l’an dernier l’affaire du méga-fichier TES.

Néanmoins, il nous semble que le concept de « données d’intérêt général » mérite d’être conservé, à condition de l’investir d’un sens complètement nouveau. Le rôle central donné à l’Etat dans la détermination de ce que seraient des données d’intérêt général vient du fait que cette notion a été forgée en s’inspirant de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Mais on pourrait considérer qu’il ne s’agit pas de données dont l’Etat ou une autorité publique a décidé qu’elles étaient d’intérêt général, mais plutôt que toutes les données relatives aux individus doivent par nature être considérées comme des données d’intérêt général, et pas uniquement comme des données « privées ». Nos données personnelles sont produites dans le cadre de comportements qui, par ailleurs, sont identifiés du point de vue du droit comme appartenant à des espaces de la vie civile, là où nous exprimons notre citoyenneté et où nous vivons ensemble. On pourrait donc considérer que les traces numériques relèvent de l’intérêt général en tant que données « citoyennes ». Il y a bien lieu de parler à leur sujet d’intérêt général, parce que les plateformes ne devraient pas avoir le droit d’utiliser ces données sans nous demander un consentement individuellement, mais aussi et surtout, collectivement.

Dans son billet déjà cité plus haut, Irénée Régnauld utilise une analogie intéressante entre les données personnelles et le droit de vote en démocratie. Les votes considérés un par un ne « valent rien » et ne « changent rien », car c’est seulement l’ensemble des votes de tous citoyens qui fait sens et entraînent le résultat du scrutin. De la même manière, les données personnelles n’ont de sens et de valeur qu’une fois qu’elles sont reliées au sein du graphe social. Mais l’analogie entre le vote et les données se révèle surtout pertinente par le fait qu’à la dimension collective des données doit être attaché un pouvoir de décision collectif appartenant irréfragablement et solidairement à la collectivité, tout comme le droit de vote individuel est la conséquence de la souveraineté reconnue au groupe pour assurer la maîtrise de son destin. On retrouve une idée proche sous la plume de Zeynep Tufekci dans un article à propos de la vie privée publié par le New York Times :

Data privacy is not like a consumer good, where you click “I accept” and all is well. Data privacy is more like air quality or safe drinking water, a public good that cannot be effectively regulated by trusting in the wisdom of millions of individual choices. A more collective response is needed.

Cette citation est intéressante, car si elle contient une référence à l’intérêt général (voire au bien commun, en raison de la polysémie du terme public good en anglais), elle introduit aussi une nuance entre la forme que devrait prendre cette « réponse collective » et le mécanisme du vote démocratique. Zeynep Tufekci souhaite qu’un pouvoir de décision collective sur les données émerge, mais pas qu’il s’exprime à la manière d’un scrutin agrégeant des « millions de choix individuels ». De la démocratie, on peut garder l’idée que c’est dans la figure des citoyens que doit s’enraciner la délibération collective sur les données, mais cette discussion ne devrait pas prendre la forme d’un vote ou d’un référendum. Il s’agit davantage d’ouvrir un espace de débat, au nom de l’intérêt collectif ou général, pour mettre en discussion les conditions d’utilisation des données et surtout le sens du processus de production qu’elles rendent possible.

Une « démocratie des données » conçue sur un mode purement arithmétique risquerait de nous faire retomber dans la « gouvernance par les nombres » dénoncée par Alain Supiot, avec ses dérives majoritaires et la faible capacitation pour les individus qui caractérise nos démocraties électives. On relèvera d’ailleurs qu’il y a quelques années, Facebook avait instauré des procédures de vote des utilisateurs destinées à valider les changements de Conditions Générales d’Utilisation (CGU). Les conditions de validité étaient fixées de telle manière (quorum de 30% minimum de vote des utilisateurs inscrits) que jamais la plateforme n’a été mise en situation de voir ses propositions rejetées et Facebook a finalement choisi de supprimer ce dispositif en 2012. Mais une certaine forme de « votation » continue à subsister sourdement dans le fonctionnement même de la plateforme, ne serait-ce que par l’effet de l’acceptation individuelle des CGU à l’inscription. Le RGPD va par ailleurs imposer un recueil du consentement des utilisateurs lors de la modification des CGU qui s’apparentera de facto à une sorte de vote. Pour parodier Ernest Renan, on pourrait donc dire que Facebook fonctionne grâce à un « plébiscite de tous les jours » et comme tous les plébiscites, celui-ci renforce sans doute davantage le pouvoir de la plateforme qu’il ne permet de le contrôler collectivement…

Si les données personnelles sont toujours des « données d’intérêt général » et si cette notion traduit l’idée que nous disposons d’un droit inaliénable à décider collectivement des conditions de leur usage, alors il nous faut inventer de nouvelles formes de discussions collectives, distinctes des figures imposées de la démocratie politique, en allant par exemple chercher de l’inspiration du côté des institutions de la démocratie sociale.

III Mobiliser un nouvel imaginaire pour construire un cadre de négociation collective sur les données

Repenser la protection des données sous la forme d’une « protection sociale » ouvrirait de nouvelles pistes pour imaginer des cadres collectifs d’action en faveur des droits humains fondamentaux. Il en est ainsi parce que la reconnexion des droits fondamentaux avec la gestion (et pas seulement la protection) des données implique la mise en œuvre d’institutions et d’espaces de négociation nécessaires à cette gestion collective, et qui font défaut actuellement.

1) Dé-judiciariser la défense des intérêts collectifs

Comme l’affirment A. Casilli et P. Tubaro dans leur tribune, il est indéniable que la vie privée résulte davantage aujourd’hui d’une négociation collective que de l’application des droits individuels prévus par les textes de loi. Ce processus associe de manière complexe les grandes plateformes, les pouvoirs publics et les individus. Mais dans les circonstances actuelles, le rapport de forces est tellement asymétrique que la voix des individus, et les voies de leur négociation, ne peuvent avoir qu’un poids infinitésimal. Des mobilisations collectives surviennent parfois, mais elles prennent des formes fugitives et éruptives, lorsque les utilisateurs expriment par exemple leur colère lors du rachat d’une plateforme par une autre ou en cas de changement des conditions d’utilisation jugés abusifs. Ces mouvements attestent d’une conscience collective que des droits sont bafoués et méritent d’être défendus, mais sans que cette volonté d’agir trouve une forme institutionnelle dans laquelle se couler.

Une des pistes pour donner consistance à l’action collective en matière de protection des données réside dans les recours collectifs (actions de groupe ou class actions), qui autorisent des individus à déléguer la défense de leurs droits individuels à des représentants comme des associations, de manière à les faire valoir en justice face aux plateformes. Il se trouve que ce mécanisme déjà introduit en France en matière de protection des données personnelles par la loi numérique va sans doute bientôt être renforcé, car l’Assemblée nationale s’achemine vers la reconnaissance de la possibilité d’obtenir de réparations financières pour préjudice subi en cas d’atteinte à la vie privée. Valérie Peugeot estime que cet élargissement de l’action de groupe est de nature à compenser, dans une certaine mesure, l’approche individualiste de l’empowerment inhérente au RGPD. Sans minimiser cette avancée, on peut douter cependant qu’une simple addition de revendications de droits individuels puisse déboucher à elle seule sur une action réellement collective. Comme l’explique la juriste Judith Rochfeld :

Il y a bien un « groupe procédural », mais qui agit en coalition de cas particuliers, chacun continuant à porter son propre intérêt individuel.

Néanmoins cette conception « individualiste » n’est pas une fatalité, car les actions de groupe peuvent aussi avoir pour finalité la défense d’intérêts collectifs. Pour l’instant, les différents textes qui ont introduit les recours collectifs en France les cantonnent à la réparation de préjudices individuels, mais ces mécanismes pourraient être envisagés d’une autre manière :

Une deuxième compréhension est plus collective et se manifeste d’ailleurs dans les actions traditionnelles des associations : elles agissent non pour représenter des intérêts individuels coalisés mais défendre un intérêt collectif (par exemple la protection de l’environnement). C’est d’ailleurs le type d’action qui a connu la plus forte résistance tant la différence entre intérêt collectif et intérêt général n’est pas toujours facile à tracer. Or, dans notre tradition française très ancrée sur l’Etat, la défense de l’intérêt général revient à ce dernier […]

Pour la défense des données, cela signifierait que l’on admettrait qu’une association puisse agir, non pour faire cesser la violation que subit chaque personne concernée (action en cessation), mais l’intérêt collectif de cette protection en tant que telle, voire — si les propositions récentes devaient aboutir — une réparation de la lésion de ce préjudice collectif, fût-il moral (action en réparation du préjudice moral collectif).

Cette perspective est intéressante, car elle ouvre une possibilité pour le droit de saisir la dimension collective attachée aux données, directement et non à travers une agrégation d’intérêts individuels. Mais si un tel intérêt collectif existe en matière de protection des données, il n’est pas certain que l’action en justice constitue le meilleur levier institutionnel pour le défendre. Il y aurait en effet intérêt à « dé-judiciariser » la prise en compte de cet intérêt collectif pour imaginer un autre cadre dans lequel celui-ci pourra être pris en charge. Les institutions du droit social offrent de ce point de vue une source d’inspiration pour construire des espaces de négociations collectives et les imposer aux plateformes.

2) Repenser les CGU sur le modèle de conventions collectives

Le droit du travail comporte notamment un ensemble de mécanismes qui permettraient de prendre au mot l’idée d’une vie privée « négociable » avancée par Antonio Casilli et Paola Tubaro, en renforçant la position des utilisateurs. On pourrait ainsi imaginer que les conditions générales d’utilisation des plateformes (CGU) puissent faire l’objet, non seulement de recours en justice, mais aussi de négociations collectives, tout comme les conditions de travail dans les entreprises sont définies à travers des discussions professionnelles conduisant à l’élaboration de conventions collectives. Avant que la loi El-Khomri et les ordonnances Macron ne portent un coup presque fatal aux fondements même du droit social, ces négociations étaient organisées de manière à tenir compte du déséquilibre structurel entre les parties en présence. Cette protection légale prenait notamment la forme du « principe de faveur« , déjà cité plus haut, en vertu duquel les conventions collectives ne pouvaient déroger à la loi que pour améliorer les droits des travailleurs et non les restreindre.

Une telle « hiérarchie des normes » pourrait aussi s’appliquer avec profit en matière de protection des données. Des textes comme le RGPD ou la loi République numérique constituent déjà des socles de droits fondamentaux auxquels les CGU des plateformes ne peuvent (en théorie…) déroger. Des négociations collectives avec des représentants des utilisateurs, formalisées et encadrées par la loi, pourraient intervenir ensuite pour obtenir des conditions plus favorables de la part des plateformes. Ces discussions pourraient se dérouler secteur par secteur, de la même manière que les négociations collectives en droit du travail se font au niveau des branches, permettant aux utilisateurs de s’organiser sur une base concrète. Il y aurait aussi intérêt à ce que ces négociations puissent s’ouvrir au niveau local, par exemple celui des métropoles, car on sait que c’est à cette échelle que des conflits peuvent naître à propos de l’utilisation des données avec des plateformes comme AirBnB, Uber ou Waze et qu’il existe des enjeux importants en termes de récupération des données pour la conduite de politiques publiques infrastructurelles (dans les transports, le logement, l’urbanisme, etc.). Pourquoi d’ailleurs ne pas continuer à filer la métaphore avec le droit social et imaginer que l’effet des conventions plus favorables obtenues dans une ville ou une région puisse être étendu à l’ensemble du territoire, de la même manière que l’effet des conventions collectives est étendu à l’ensemble des salariés d’une branche ?

Vis-à-vis des formes collectives d’organisation permettant une mobilisation légitime dans ce type de négociations, la figure institutionnelle du syndicat parait particulièrement intéressante : elle permettrait aux usagers de construire une mobilisation autour d’un ensemble de pratiques autant que d’intérêt socio-politique convergents. La forme syndicale permet également une approche sectorielle : pensons aux transports, à l’alimentation, aux pratiques culturelles, qui pourraient ainsi être discutés par les usagers du point de vue de leurs pratiques numériques (que l’on songe aux enjeux autour de l’étiquetage, de la billetterie, de la cartographie, etc.). Enfin, la forme syndicale permettrait la construction de coordinations intersectorielles qui pourraient aborder de façon plus transversale les perspectives socio-politiques de la défense de l’intérêt général.

Il ne s’agirait pas pour autant dans une telle perspective de supprimer le consentement individuel pour le remplacer par ces discussions collectives, mais plutôt de faire en sorte qu’un ensemble de protections juridiques, emboîtées les unes dans les autres, entourent l’individu pour lui permettre, in fine seulement, d’exprimer son consentement dans une relation avec les plateformes rendue la moins asymétrique possible. De la même manière dans un régime de travail réellement protecteur pour les personnes, le contrat de travail ne devrait venir en bout de chaîne pour fixer les conditions et les limites des rapports de production qu’à la condition que ce moment critique de l’expression du consentement ne soit jamais retourné contre l’individu pour le faire participer à l’affaiblissement de ses propres droits. Un tel mécanisme de protection sociale interdit de renvoyer l’individu à être le seul responsable de lui-même dans une situation de domination. Et transposé à la question des données, cet objectif ne peut être atteint que si la question de l’intimité numérique est repositionnée dans un cadre de négociation collective qui puisse concevoir de manière solidaire l’intérêt général avec la protection des individus.

L’analogie avec la démocratie sociale a néanmoins des limites, qu’il convient d’apercevoir clairement pour ne pas se fourvoyer dans une métaphore trompeuse. Car en droit du travail, les employés disposent avec le droit de grève d’un moyen de pression leur permettant de déclencher des conflits sociaux obligeant les employeurs à négocier et à conclure des accords. De tels rapports de force sont très difficiles à provoquer avec de grandes plateformes numériques, même si depuis plusieurs années, les chauffeurs Uber ou les coursiers Deliveroo ont pu provoquer des conflits sociaux en se coordonnant collectivement pour bloquer le fonctionnement de ces services. Il en est ainsi parce que les services d’Uber et Deliveroo restent malgré tout dépendants pour leur fonctionnement de prestations effectuées par des humains dans l’environnement physique, ce qui permet encore à ces derniers de peser collectivement sur le processus de production.

Les choses sont différentes avec les plateformes comme Facebook ou Google qui s’appuient sur le « travail gratuit » de simples utilisateurs ne pouvant agir pour bloquer l’outil de production (ils pourraient certes cesser de recourir à ces services, mais jusqu’à présent, même les plus grands scandales n’ont pas entraîné des exodes massifs d’internautes hors de l’écosystème des GAFAM…). On pourrait dire que le rapport de forces qui pouvait être construit par la grève dans le monde industriel devient impossible à cause d’une forme de « lock-out immatériel » que subissent les utilisateurs. Là où les patrons empêchaient physiquement les ouvriers d’occuper les sites de production en leur barrant l’entrée pendant les grèves, les utilisateurs des grandes plateformes ne peuvent réellement les « occuper » pour provoquer une situation de conflit. Non seulement la plateforme n’a pas besoin de barrer l’entrée aux contestataires, mais l’attachement « social » liant les individus les uns aux autres joue en sens inverse en les dissuadant de quitter leur réseau, alors que c’est pourtant le dernier moyen de pression qui leur resterait : love it or (never) leave it.

Néanmoins, c’est précisément à cet endroit qu’une institution comme la CNIL pourrait retrouver un rôle dans un dispositif de protection des données repensé comme une forme de protection sociale. La CNIL dispose en effet de pouvoirs de mise en demeure et de sanction activables en cas de violation par un acteur de la réglementation sur les données personnelles. Longtemps restées assez symboliques, ces sanctions vont être considérablement renforcées par le RGPD avec des amendes pouvant aller jusqu’à 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires mondial, à même de faire trembler même des géants comme les GAFAM. Imaginons un instant que ce pouvoir de mise en demeure puisse être utilisé par la CNIL pour obliger une plateforme en infraction à entrer dans un processus de négociation avec ses utilisateurs, organisés collectivement. Voilà qui serait à même de reconstituer en matière de protection des données « l’obligation de venir négocier » que le droit de grève rend traditionnellement possible dans les relations entre employeurs et salariés. A l’échelle locale, les villes disposent aussi de moyens de pression qui pourraient être utilisés pour forcer des acteurs à entrer dans une négociation collective. Certaines municipalités ont par exemple choisi d’interdire l’implantation du service d’une plateforme sur leur territoire (exemple récent de la ville de Londres face à Uber ou de New York face à AirBnB). Ce pouvoir de blocage aux mains des villes pourrait se substituer à celui dont ne disposent pas les utilisateurs des plateformes pour enclencher des conflits à même d’initier des négociations collectives sur les conditions d’utilisation.

3) D’une portabilité individuelle à une portabilité citoyenne

Le droit à la portabilité des données constitue également une bonne illustration de l’intérêt d’adopter une approche renouvelée en termes de protection sociale. Introduit par la loi République numérique et prévu également dans le RGPD, le droit à la portabilité est construit pour l’instant comme un droit individuel permettant aux utilisateurs d’un service en ligne de récupérer les données confiées à un opérateur pour les transférer à un concurrent ou les utiliser à leurs propres fins. Des initiatives comme le programme MesInfos de la FiNG essaient de donner un sens concret à ce nouveau droit en imaginant des dispositifs renforçant la capacité des personnes à réutiliser par elles-mêmes leurs propres données. De nouveaux prestataires de services, à l’image par exemple de Cozy Cloud basé sur des logiciels libres, offrent aux internautes des espaces dans lesquels ils pourront conserver, organiser, gérer et croiser les données récupérées à partir des plateformes. Ces projets sont intéressants dans la mesure où ils reconstituent au bénéfice des utilisateurs des environnements basés sur le contrôle et la confiance, à partir desquels le consentement pourra s’exercer de manière plus maîtrisée en offrant à l’individu la possibilité de s’extraire des rapports asymétriques auxquels il est soumis sur les grandes plateformes.

Néanmoins, même si la portabilité individuelle présente un potentiel pour la reprise en mains des données, ce mécanisme va inévitablement se heurter à certaines limites, en raison des présupposés individualistes à partir desquels il est pensé actuellement. En effet, permettre à l’individu de récupérer uniquement ses propres données ne fait pas complètement sens, attendu que c’est dans le graphe social au sein duquel elles sont insérées que ces données prennent leur signification et leur valeur. L’intérêt pour les utilisateurs d’exercer ce droit est donc limité et il faudrait par ailleurs encore qu’ils choisissent d’en faire massivement usage pour que la portabilité ait une incidence réelle sur les grandes plateformes en provoquant une « hémorragie de données » à même de les vider de leur substance au profit d’alternatives.

Mais imaginons à présent un « droit à la portabilité collective » qui puisse être actionné par des groupements d’individus agissant au sein d’associations ou de syndicats tels qu’évoqués plus haut, et plus seulement par des individus isolés revendiquant leur droit à la vie privée. Un tel droit collectif pourrait être opposé aux plateformes lorsque ces acteurs parviendraient à apporter la preuve que la récupération des données est nécessaire pour l’exercice de droits et libertés fondamentaux. On changerait alors l’échelle, mais aussi le sens même de la portabilité, car ce serait bien alors des portions entières du graphe qui pourraient être récupérées collectivement de cette manière, en conservant leur valeur « sociale » sans que celle-ci ne soit dissoute par l’atomisation que provoque fatalement la portabilité individuelle.

Dans son cahier « Smart City et données personnelles« , la CNIL n’est pas très loin d’envisager une telle évolution en imaginant un « droit à la portabilité citoyenne » :

[Le droit à la portabilité] qui permettra aux utilisateurs de migrer d’un écosystème de services à l’autre (concurrent ou non) avec leurs propres données pourrait leur permettre d’actionner une « portabilité citoyenne » au profit de missions d’intérêt général.
Des communautés d’utilisateurs pourraient exercer leur droit à la portabilité vis-à-vis d’un service pour mettre leurs données à disposition d’un acteur public, pour une finalité spécifique en lien avec une mission de service public. […]

Ce scénario aurait pour inconvénient la masse critique à atteindre, l’adhésion et la participation devant être conséquentes pour permettre la constitution de jeux de données pertinents. L’intégration de systèmes d’opt in simplifiés, innovants et peu contraignants pourrait cependant favoriser la participation.

Cette proposition est intéressante, mais elle montre aussi les difficultés qui surviennent immanquablement lorsqu’on essaie de construire des droits collectifs à partir de simples agrégations de droits individuels. Pour arriver à une réelle « portabilité citoyenne », il est nécessaire d’accomplir un « saut logique » en repensant le mécanisme d’emblée sur un fondement collectif, en considérant les données privées comme des « données d’intérêt général » ouvrant la possibilité à des associations ou des syndicats d’agir au nom de la défense d’intérêts collectifs.

IV) Enjeux d’émancipation et construction de nouveaux droits

« La défense de nos informations personnelles ne doit pas exclure celle des droits des travailleurs de la donnée ». Nous avons essayé dans cet article de donner corps à cette piste proposée par Antonio Casilli et Paola Tubaro, en explorant les conséquences d’une appréhension de nos relations avec les grandes plateformes comme un rapport de production, pouvant être saisi à ce titre à travers les concepts du droit social. Si cette optique paraît féconde, il importe néanmoins selon nous d’interroger l’idée selon laquelle nos pratiques numériques pourraient s’inscrire dans un tel « continuum ». Peut-on réellement assimiler les utilisateurs de services généralistes comme Instagram ou Google, en passant par les micro-travailleurs d’Amazon Mechanical Turk jusqu’aux livreurs et chauffeurs de Deliveroo et Uber, au motif que toutes ces activités relèveraient d’une nouvelle forme de « travail » (le Digital Labor) ?

Si l’objectif est de réinventer la protection des données sous la forme d’une « protection sociale » à même de préserver la dignité et les droits fondamentaux des individus, n’importe-t-il pas de nous poser en amont la question de savoir si nous devons nous résigner à ce que toutes ces activités basculent dans des rapports de production, y compris lorsque nous ne l’avons pas choisi, individuellement et collectivement ? Si l’idée d’une « protection sociale des données » a un sens, ne devrait-elle précisément pas résider dans une faculté de déterminer quelle part de nos vies nous voulons voir saisies dans un rapport de production et quelle part nous voulons au contraire en préserver ?

Admettre d’emblée que toutes nos activités numériques sont assimilables à du Digital Labor ne revient-il pas à entériner que ce basculement dans des rapports de production est inéluctable et que plus rien de nous permettra d’échapper à cette « financiarisation » forcée de nos vies, y compris dans ce qu’elles ont de plus intime ? Si tel était le cas, la « protection sociale des données » pourrait recevoir la même critique que celle qu’on adresse parfois à la protection sociale tout court : que ces mécanismes, installés dans leur forme actuelle pendant la période fordiste, visent simplement à « compenser » les rapports de domination imposés aux individus dans la sphère du travail et non à remettre en cause le principe même de la soumission qu’ils impliquent.

Pour conjurer ce risque, il importe selon nous d’être au contraire capable d’opérer des distinctions claires au sein même du continuum de pratiques décrites comme du Digital Labor, en les repositionnant soigneusement par rapport à l’idée de protection sociale.

1) Requalifier (ou non) des activités en emplois et en activités professionnelles

Pour certaines des activités rattachées au Digital Labor, l’enjeu réel consiste sans doute moins à créer de nouveaux mécanismes de protection sociale qu’à les faire rentrer à nouveau dans les cadres juridiques traditionnels qui permettent à l’individu de bénéficier de droits sociaux.

On songe en premier lieu aux chauffeurs Uber ou aux livreurs Deliveroo que ces plateformes forcent, selon les termes de Bernard Friot, à basculer dans des situations d’infra-emploi en les assimilant à des travailleurs indépendants, alors même qu’ils sont soumis à de nouvelles formes de subordination induites par la soumission à une « gouvernementalité algorithmique » et une situation de dépendance économique extrême. Face à ces situations de fragilisation brutale des individus, il importe de réactiver les principes de base de la protection sociale, en appelant à ce que les juges ou le législateur fassent preuve de volontarisme en requalifiant ces activités en emplois salariés. C’est de cette manière que le législateur a procédé par exemple avec les intermittents du spectacle dans les années 1990 en instaurant une présomption de salariat, alors même que ces activités s’exercent dans un cadre où la subordination traditionnellement associée à la situation d’emploi n’est pas nécessairement caractérisée. Même s’il y aurait beaucoup à dire sur les lacunes de la protection sociale des intermittents, il n’en reste pas moins que ce rattachement à l’emploi salarié participe à la sécurisation du parcours des individus œuvrant dans ce secteur. Ce que le législateur a été capable d’accomplir dans le passé pourrait l’être à nouveau aujourd’hui et ce changement pourrait aussi intervenir par le biais d’une évolution de la jurisprudence qui prendrait en compte la situation de dépendance économique pour requalifier une relation de travail en emploi salarié.

Si une telle requalification de certaines activités paraît souhaitable, ce n’est pourtant pas le cas pour tout ce que l’on range sous l’étiquette du Digital Labor. S’il est clair que raccrocher l’activité d’un chauffeur Uber à l’emploi salarié aurait un effet protecteur, il serait au contraire désastreux de faire de même avec un micro-travailleur d’Amazon Mechanical Turk. La prolétarisation extrême à laquelle sont soumis les individus effectuant ces tâches morcelées interdit, au nom même du respect de la dignité humaine, de considérer que l’on puisse y voir des activités professionnelles pouvant donner lieu à l’exercice d’un « métier ». Du point de vue d’une protection sociale entendue comme participant à la construction d’un « régime de travail réellement humain », on peut se demander si la seule option souhaitable ne consiste pas pour le législateur à interdire purement et simplement que l’on rémunère ce type de tâches à la pièce. Aucune « protection sociale » ne pourra jamais venir compenser après coup les dégâts causés par la réduction d’humains au rang de « tâcherons du clic » et l’accepter reviendrait à porter un coup mortel à l’idée que le travail puisse constituer une activité « réellement humaine ».

La décision de qualifier ou non une activité comme du travail professionnel revêt donc une grande importance symbolique et juridique, et cette qualification relève en réalité d’un choix de civilisation qui ne devrait résulter que d’une décision collective à caractère politique. Que voulons-nous réellement accueillir dans la « Cité du travail », dont parlait Bruno Trentin, ou plutôt que pouvons-nous y accueillir qui ne détruise l’idée même que le statut de travailleur et celui de citoyen puissent continuer à aller de pair ? La question est loin d’être évidente : pour les livreurs de Deliveroo, il y a lieu par exemple de se demander si nous voulons réellement améliorer leurs conditions de travail ou si l’enjeu réel ne consiste pas plutôt à ne pas accepter le développement de ce type d’activités par le biais desquelles la société salariale fabrique une « nouvelle classe de serviteurs », comme André Gorz l’avait déjà très bien diagnostiqué dès le début des années 90. La réponse à une telle question est cruciale du point de vue de la protection sociale, car dans un cas, il s’agira d’appliquer à cette activité les droits sociaux associés à l’emploi et à l’activité professionnelle, tandis que dans l’autre, protéger l’individu consistera à ne surtout pas reconnaître cette qualité à ces activités.

2) Protéger des espaces de vie privée dans le contexte spécifique du XXIème siècle

S’il existe un enjeu de protection sociale aujourd’hui, c’est celui de toujours permettre aux individus de savoir clairement lorsqu’ils inscrivent leur intimité dans un rapport de production à visée économique et de pouvoir décider, individuellement et collectivement, de ne pas le faire si telle est leur volonté. De cette faculté dépend en réalité la possibilité même de préserver l’existence d’une « vie privée » au XXIème siècle.

Dans les Métamorphoses du travail, André Gorz a bien montré que l’époque moderne se caractérise par ce moment où le travail est sorti de la sphère privée pour s’inscrire dans un espace public et que ce mouvement a été un vecteur d’émancipation pour les individus, en permettant en retour que se constitue une sphère privée protectrice de l’intimité. Contrairement à la période antique, au cours de laquelle le travail était au contraire étroitement cantonné dans la sphère privée de l’Oikos et incompatible avec le statut de citoyen, c’est par sa participation à un travail socialisé que l’homme moderne accède à la citoyenneté.

En imposant aux individus d’inscrire leur intimité dans un rapport de production, les plateformes provoquent en réalité un effondrement de la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, phénomène qu’Hannah Arendt a identifié comme un des mécanismes par lesquels le totalitarisme s’empare des sociétés. Le cadre analytique du Digital Labor traduit donc une certaine vérité, car à l’époque moderne c’est bien le fait de faire apparaître une activité dans l’espace public qui la transforme presque mécaniquement en « travail ». Mais dans le même temps, cette « publicisation forcée » détruit la possibilité de préserver l’intimité, car celle-ci a nécessairement besoin d’une sphère privée séparée pour exister. Si par protection sociale, on entend des dispositifs qu’une société se donne pour échapper aux «risques de désintégration qui se concrétisent chaque fois que les forces marchandes dominent toutes les sphères de la vie sociale », alors on comprend que le cœur même d’une protection sociale des données doit consister en la préservation d’un droit fondamental pour les individus « à ne pas travailler » en tant que condition de possibilité de la vie privée.

Cela implique donc, lorsque nous utilisons des services numériques, de toujours être en mesure de savoir clairement si nous sommes engagés dans un rapport de production et de pouvoir en sortir, si nous le voulons. Sachant que cette possibilité reste en réalité illusoire si n’existent pas des alternatives tangibles dans lesquelles nos activités sociales pourraient s’inscrire sans qu’on les soumette à des dominations à visée économique. C’est la raison pour laquelle une protection sociale des données personnelles passe nécessairement aussi par la construction de Communs numériques, basés sur des logiciels libres.

3) Construire des espaces et des pratiques numériques tournées vers l’émancipation

Les débats soulevés par les conditions de production et d’exploitation des données sont essentiellement orientés vers les comportements induits par l’activité des grandes plateformes entrepreneuriales, qui maîtrisent désormais l’essentiel des infrastructures qui rendent possible l’existence de pratiques numériques, GAFAM en tête.

Compte tenu de ce contexte, il s’agit bien de construire une protection sociale des données en même temps que de revendiquer des conditions de travail dignes et réellement humaines pour les personnes impliquées professionnellement dans leur production. Cette double dimension collective dans la gestion et la production des données ouvre sur un vaste enjeu de solidarité, en action, dans la coordination de nos usages « amateurs »/non-professionnels avec ceux des travailleurs des plateformes. Discuter collectivement le fondement d’une éthique dans l’agencement de nos relations numériques nous amène nécessairement à regarder en face les grands équilibres économiques, l’exploitation et les mécanismes de prédation des grandes firmes sur les travailleurs les plus précaires, et souligne tout autant l’urgence de la construction de responsabilités collectives pour y répondre.

Il ne faut pourtant pas nous priver de penser des environnements et des pratiques numériques beaucoup plus émancipatrices, en s’appuyant sur ce que le monde du logiciel libre, le mouvement des communs et de l’économie solidaire, proposent conjointement : participer à la construction du progrès social et des capabilités numériques individuelles et collectives, permettant de prendre une part active dans l’organisation de nos pratiques. A cet égard, les activités d’éducation populaire développées par l’association Framasoft sont tout à fait remarquables, en ce qu’elles articulent des solutions logicielles alternatives avec un travail de fond d’éducation populaire – au sens d’une éducation qui prend en compte la dimension profondément politique de la construction et de la circulation des savoirs et des savoir-faire. Témoins de leur engagement dans le monde associatif, auprès des réseaux de l’économie solidaire et des communs, du travail de sensibilisation, de pédagogie et des coopérations rendues possibles par Framasoft, nous sommes optimistes face à ces vibrantes illustrations de la force d’une société civile organisée pour affronter les transformations numériques contemporaines.

Dans cette même perspective, qualifier les données d’intérêt général, c’est aussi ne pas laisser s’échapper le caractère profondément politique de leur usage : c’est réaffirmer la dimension sociétale de nos usages individuels et collectifs. Aborder les données par le prisme de la propriété comme le voudrait Génération Libre, c’est faire précéder le bien (la donnée produite) – qui de fait n’est pas directement produit par nos usages – au lien, qui pourtant est premier dans nos usages et qui les anime. Nos usages expriment d’abord la volonté du lien, d’un rapport au monde (des services connectés) et non pas la volonté du bien, c’est à dire la volonté de production ou de propriété sur ce monde. Cette dimension sociale et humaine, doit pouvoir être préservée à travers la requalification et le repositionnement de nos usages dans des liens numériques éthiques, aux cadres collectivement négociés. Une approche et une organisation en communs de nos usages pourraient correspondre à cet objectif qui réintègre l’enjeu de liberté de nos pratiques. C’est ce que souligne bien Aral Balkan dans son article Encouraging individual sovereignty and a healthy commons, proposé en français par Framasoft sous le titre Facebook n’est pas un réseau social, c’est un scanner qui nous numérise :

À partir du moment où nous comprenons que notre relation à la technologie n’est pas une relation maître/esclave mais une relation organisme cybernétique/organe ; à partir du moment où nous comprenons que nous étendons notre moi par la technologie et que notre technologie et nos données font partie des limites de notre moi, alors nous devons nous battre pour que légalement les protections constitutionnelles du moi que nous avons gravées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et mises en application dans la myriade des législations nationales soient étendues à la protection du moi en tant qu’être cybernétique. […]

Pour contrer cela, nous devons construire une nouvelle infrastructure pour permettre aux personnes de regagner cette souveraineté individuelle. Ces aspects de l’infrastructure qui concernent le monde qui nous entoure doivent appartenir aux biens communs et les aspects qui concernent les gens – qui constituent les organes de notre être cybernétique – doivent être détenus et contrôlés par les individus eux-mêmes.

Les systèmes d’exploitation ne valent que dans la mesure où nos comportements d’usagers se pensent de façon déconnectée de ceux des travailleurs, dans un monde contemporain qui organise une violence inouïe dans les rapports de production et de consommation. A la précarité des travailleurs répond la faiblesse de notre organisation collective pour forger des relations numériques réciprocitaires, respectueuses de la dignité des personnes. Faire le lien entre éthique du modèle utilisateur et conditions décentes de production correspondrait finalement à la dimension inséparable des droits fondamentaux entre eux.

Réguler les plateformes : La (fausse) piste de la propriété intellectuelle ?

jeudi 25 janvier 2018 à 08:41

En novembre dernier, j’ai participé à la Biennale du numérique de l’ENSSIB, dont le thème portait sur «La place des plateformes dans l’activité des professionnels du livre». Invité à intervenir lors d’une table-ronde « Régulation, droit et loi », j’ai choisi de traiter la question de la régulation des plateformes en lien avec la réforme en cours de la directive européenne sur le droit d’auteur, où ce sujet occupe une place centrale.

Ci-dessous le pitch de la présentation que j’avais proposée et vous trouverez également la vidéo de l’intervention (à partir de 25 mn). Je vous recommande aussi en première partie de la vidéo l’exposé de Jacques Serris sur la régulation des algorithmes.

Réguler les plateformes : La (fausse) piste de la propriété intellectuelle ?

La question de la régulation des plateformes apparaît aujourd’hui comme une ardente nécessité. Elle est notamment au cœur d’une consultation lancée par le Conseil National du Numérique en octobre dernier. Le droit est souvent convoqué comme un instrument capable de limiter l’emprise de ces acteurs accusés de « disrupter » des secteurs entiers. Face à des entités comme Google, Apple ou Amazon, la filière du livre a obtenu pour se protéger des mécanismes de plusieurs natures, comme par exemple le prix unique du livre numérique.

Mais c’est à présent souvent la propriété intellectuelle qui est présentée comme un moyen d’aboutir à une régulation efficace des plateformes, par le biais d’un partage plus juste de la valeur et un contrôle des usages. C’est sur cette base notamment que dans les années 2000/2010 le grand conflit autour du projet Google Books s’est articulé. Aujourd’hui, ces débats sont relancés au niveau de l’Union européenne, à l’occasion de la révision de la directive sur le droit d’auteur. Deux mesures en particulier soulèvent de vives polémiques : une obligation générale de filtrage automatique qui serait imposée aux plateformes et un nouveau droit voisin pour les éditeurs de presse qui toucherait aux liens hypertexte.

Il est pourtant loin d’être certain qu’un durcissement de la propriété intellectuelle soit en mesure de mieux réguler les plateformes. Certaines d’entre elles, notamment dans le secteur du livre (Amazon, par exemple), ont parfaitement su s’en accommoder par le passé, en utilisant à leur avantage les DRM pour construire leur position dominante. Beaucoup d’autres pistes pourraient en réalité être mobilisées comme l’évolution de la fiscalité, le renforcement de la protection des données personnelles, une refonte des règles de la concurrence ou la défense de la neutralité du net. C’est même la condition pour sortir de l’ambition minimaliste de « réguler » les plateformes pour retrouver la volonté de « règlementer », au sens fort du terme, l’environnement numérique dans le souci de protéger les personnes et les droits fondamentaux.

Refonder les relations entre auteurs et bibliothèques sur les droits culturels

dimanche 21 janvier 2018 à 19:30

Cette semaine aura donc vu la conclusion de la polémique qui durait depuis de longs mois autour de la taxation des lectures publiques gratuites. Affrontant depuis plusieurs semaines un tollé généralisé, la SCELF (Société Civile des Editeurs de Langue Française) a finalement annoncé dans un communiqué paru jeudi dernier qu’elle accordait une exonération valable 5 ans et renouvelable pour les lectures publiques non-marchandes, qu’elles soient effectuées en bibliothèque ou par l’auteur lisant son propre texte. Le Ministère de la Culture a salué cette décision comme une «avancée sur les droits de représentations», dans la lignée des déclarations de Françoise Nyssen selon laquelle la redevance de la SCELF constituait une « absurdité symbolique ». De leur côté les auteurs, notamment à travers l’organisation de la Charte des Illustrateurs, ont également salué cette décision en rappelant que s’ils étaient attachés au droit d’auteur, ils ne voulaient pas que celui-ci soit exercé de manière « maximaliste » par les éditeurs contre leur volonté. Enfin, l’ABF (Association des Bibliothécaires de France) a déclaré que cette solution relèvait à ses yeux « d’un juste équilibre entre le droit d’auteur et les droits culturels de pouvoir diffuser les oeuvres littéraires« .

Lancée par un collectif d’auteurs et de bibliothécaires pour défendre la gratuité des lectures publiques, la pétition « Shéhérazade en colère » a recueilli plus de 30 000 signatures.

Il reste à présent pour ces acteurs à conclure dans les jours qui viennent un accord formalisant cette exemption, avec quelques points de vigilance encore à régler, comme la (légitime) revendication des auteurs d’être également exonérés de la redevance lorsqu’ils effectuent des lectures publiques en étant rémunérés ou le fait de savoir si l’exemption s’étendra aussi aux associations de bénévoles. Mais globalement, ce conflit aura débouché sur un résultat qui satisfait les revendications des représentants des auteurs et des bibliothèques opposés à la SCELF. Cette alliance constitue d’ailleurs en elle-même un élément remarquable, qui a joué un grand rôle dans cette affaire. Depuis 10 ans que je m’intéresse et que j’agis sur cette question des usages collectifs en bibliothèque, je n’avais jamais eu l’occasion de voir une telle alliance se nouer entre auteurs et bibliothèques. Il faut remonter au grand débat sur le droit de prêt en bibliothèque au début des années 2000 pour trouver l’exemple d’une telle convergence, attendu que le consensus parmi les auteurs était moindre à l’époque que celui qui s’est établi sur cette question de la gratuité des lectures publiques.

Or il me semble que la constitution de ce front commun a un sens particulier sur lequel il convient de s’arrêter. J’ai pu voir certains de mes collègues bibliothécaires rester dubitatifs ou déçus par rapport au fait que la SCELF n’ait accordé qu’une exemption pour 5 ans et qui auraient préféré que l’affaire se termine par l’adoption d’une exception au droit d’auteur en bonne et due forme. A mon avis, c’est une erreur d’analyse, car cette exemption constitue au contraire une manière efficace et immédiate de garantir les droits collectifs liés aux lectures publiques, bien davantage sans doute que ne l’aurait permis une exception. Par ailleurs, ce mécanisme inédit ouvre peut-être des perspectives intéressantes pour refonder les relations entre auteurs et bibliothécaires autour de la question des droits culturels.

Comme le dit l’ABF dans son communiqué, cette exemption traduit un « juste équilibre entre le droit d’auteur et les droits culturels » et il me semble qu’il faut s’efforcer de tirer toutes les conséquences du changement de paradigme qui s’est fait jour dans cette affaire des lectures publiques, en  regardant les perspectives qui se dessinent au-delà.

Un large consensus autour des droits culturels liés aux lectures publiques

L’élément qui a « cimenté » l’alliance entre les auteurs et les bibliothécaires, c’est la conscience partagée de l’importance des usages culturels en jeu au travers des lectures publiques gratuites. A contrario, les prétentions de la SCELF cherchant à les soumettre à une autorisation préalable et à une redevance ont paru violemment illégitimes, quand bien même cette société d’éditeurs pouvait se prévaloir d’avoir la légalité de son côté. C’est ce que traduit la pétition « Shérézade en colère » initiée par un collectif d’auteurs et de bibliothécaires, qui a recueilli plus de 30 000 signatures.

En octobre 2016, lorsque j’ai publié mon premier billet pour réagir aux prétentions de la SCELF en incitant mes collègues bibliothécaires à résister, il m’a paru essentiel de positionner le débat sur le terrain du respect des droits culturels. Or c’est bien cet angle de contre-attaque que l’ABF a adopté ensuite pour justifier son refus de se plier à ces exigences :

les lectures publiques et les heures du conte relèvent de plusieurs droits culturels reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme tel que le droit de participer librement à la vie culturelle.

Cette référence aux droits culturels est importante, car ceux-ci ont été reconnus par  la loi NOTRe du 7 août 2015, ainsi que par la loi Création du 7 juillet 2016. Ils trouvent leur source au niveau international dans la Convention de l’Unesco de 2005 sur la la diversité des expressions culturelles, ainsi que dans des instruments comme la Déclaration de Fribourg de 2007.

Si les bibliothécaires ont rapidement invoqué explicitement les droits culturels, ce sont pourtant les représentants des auteurs qui en ont le mieux traduit l’esprit dans leurs protestations face à la SCELF. En effet, les différentes organisations d’auteurs (SGDL, Charte, CPE, etc.) qui sont montées au créneau pour défendre les lectures publiques gratuites ont été très claires depuis le début sur le fait qu’elles ne demandaient pas à ce que le droit d’auteur soit mis à l’écart. Mais elles exigeaient néanmoins qu’il ne soit pas appliqué pour faire obstacle à l’exercice de pratiques culturelles qu’elles jugeaient essentielles. Il ne s’agissait pas de nier l’existence du droit d’auteur et de sa légitimité, mais de le concilier avec d’autres droits fondamentaux, comme le droit de participer à la vie culturelle dont la liberté pour les lectures publiques est la condition.

Or l’essence même des droits culturels – et ce qui fait sans doute leur force symbolique – consiste à affirmer le caractère indissociable des droits fondamentaux et le fait que nul ne peut utiliser un droit culturel pour empêcher autrui d’exercer le sien. Ce qui est apparu ici, c’est que les lectures publiques ne constituaient pas un droit des auteurs, ni un droit des bibliothèques, mais un droit indissociable appartenant de manière solidaire à l’ensemble de ces acteurs, au nom de valeurs partagées à défendre ensemble. Pouvoir lire des livres à des enfants sans autorisation à demander, ni redevance à verser ; pouvoir faire découvrir des auteurs en lisant leurs textes et éveiller le goût de la lecture ; pouvoir faire rayonner la diversité culturelle à travers la lecture à haute voix : voilà les principes fondamentaux qui étaient en jeu dans cette affaire et c’est sur la base de cette conscience partagée que l’alliance entre auteurs et bibliothécaires a pu se nouer.

De son côté, la position de la SCELF était à l’opposé de cette lecture en terme de droits fondamentaux. Son raisonnement consistait à dire que puisque les lectures en public relève du droit de représentation inclus dans le droit d’auteur, alors celui-ci devait mécaniquement être appliqué. Dans cette vision, tous les usages d’une oeuvre sont considérés comme des préjudices infligés à l’auteur et aux ayants droit comme les éditeurs, ce qui justifie qu’ils fassent l’objet d’une autorisation préalable et d’une redevance à titre de compensation. Mais s’agissant des lectures publiques gratuites en bibliothèque, ou même des lectures payantes effectuées par l’auteur lisant son propre texte, on voit bien que l’interprétation en termes de préjudice subi ne peut tenir.

C’est donc à mon sens une prise de conscience collective de l’importance de la prise en compte des droits culturels qui a animé la mobilisation de ces dernières semaines et qui lui a donné la force pour faire plier la SCELF en lui arrachant une exemption des usages pour les 5 années à venir.

L’exemption, mieux qu’une exception ?

On pourrait néanmoins considérer que si les lectures publiques gratuites sont légitimes et nécessaires à l’exercice de droits fondamentaux, elle devraient logiquement faire l’objet d’une exception législative aux droits d’auteur, comme c’est le cas par exemple depuis 2006 en France pour les usages pédagogiques d’oeuvres protégées. J’ai pour ma part souvent défendu l’élargissement des exceptions au droit d’auteur et je persiste à penser que c’est une solution qui devrait davantage être mobilisée par le législateur.

Mais en ce qui concerne les lectures publiques, je pense au contraire que l’exemption obtenue par la coalition des auteurs et des bibliothécaires constitue la meilleure solution et je ne militerai pas pour que le législateur intervienne à présent pour transformer cette exemption en une exception. Des raisons de plusieurs ordres me conduisent à cette conclusion.

La première est pragmatique : l’exemption ici accordée va permettre immédiatement à la tolérance qui avait prévalu jusque ici d’être reconduite, ce qui signifie que les usages vont bien rester libres et gratuits. La SCELF exigeait notamment que les bibliothèques lui adressent une demande d’autorisation minimum trois mois à l’avance pour pouvoir lire un livre à leur public, même dans le cadre d’une Heure du Conte ! Ce genre de délires est complètement mis de côté, de même que les 100 euros de paiement forfaitaire à l’année que la SCELF avait un moment proposé comme solution de repli. Liberté et gratuité complètes : c’est le bénéfice immédiat que permet d’atteindre l’exemption et il me semble qu’il faut s’en réjouir.

Pourrait-on obtenir un résultat identique par le biais d’une exception ? Rien n’est moins certain. On peut par exemple faire la comparaison avec l’exception pédagogique et de recherche, qui a été introduite en 2006 par la loi DADSVI. Les usages en question ne sont pas moins légitimes que les lectures publiques. Pourtant, l’exception pédagogique a été formulée d’une manière extrêmement complexe, qui la rend difficilement applicable en pratique, avec de nombreuses limitations. Par ailleurs, elle n’est pas gratuite et le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de l’Education Nationale doit verser plus de 2 millions d’euros par ans à des sociétés de gestion collective en compensation du « préjudice » subi. Ce résultat bancal n’est pas un accident, mais le produit de « l’infériorisation structurelle » qui frappe les exceptions au droit d’auteur. En France, on considère qu’elles ne sont justement que des exceptions et pas de véritables droits, ce qui explique les « mutilations législatives » dont elles font l’objet. La plupart des nouvelles exceptions introduites depuis le début des année 2000 (exception conservation, exception pour la numérisation des oeuvres orphelines, liberté de panorama, Text et Data Mining) ont été affectées ce phénomène, si bien qu’il n’en résulte souvent que des « trompe-l’oeil » législatifs, sans réel efficience sur les usages.

Par ailleurs, quand bien même le législateur français voudrait introduire une exception au droit d’auteur en faveur des lectures publiques gratuites, sans doute ne le pourrait-il pas, car sa marge de manœuvre en la matière est limitée par la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur. Ce texte contient une liste limitative d’exceptions que les Etats membres peuvent choisir de transposer, mais ils ne sont normalement pas autorisés à aller au-delà. La directive de 2001 est actuellement en cours de révision devant le Parlement européen, dans un contexte houleux (en partie parce que des exceptions sont en discussions…). Mais pour l’instant, aucune proposition n’a été faite pour créer une nouvelle exception en faveur des lectures publiques. Il en résulte que la France n’aurait pas eu le droit de légiférer sur le sujet et qu’elle ne l’aura sans doute toujours pas à l’avenir…

L’exemption accordée par la SCELF était donc sans doute la seule manière d’avancer pragmatiquement sur les lectures publiques et il me semble aussi que politiquement, c’était la meilleure voie à emprunter. Si les bibliothécaires avaient en effet revendiqué le bénéfice d’une exception plutôt que la défense des droits culturels (de même que s’ils cherchaient à le faire à présent), on peut penser que cela aurait pour effet de rompre immédiatement l’alliance avec les représentants des auteurs qui verront cette revendication comme une menace contre l’existence de leurs droits. L’exemption accordée par la SCELF n’a pas la même signification symbolique qu’une exception (même si paradoxalement, son effet pratique est plus puissant) : le droit de représentation des auteurs est bien toujours présent en arrière-plan sans être remis en cause dans son existence, mais en vertu d’une décision collective, il ne sera pas appliqué à un certain nombre de situations.

Il me semble donc que pour garantir l’effectivité du droit de lire en public, il valait mieux en passer par une exemption qu’une exception, et qu’il n’y a donc rien à regretter à l’issue de cette affaire. Mieux encore, ce mécanisme d’exemption pourrait être à mon sens être étendu à d’autres types d’usages en bibliothèque, qui n’ont toujours pas trouvé à ce jour de solutions satisfaisantes.

Transformer la bibliothèque en une sphère libre d’usages non-marchands ?

Ce qui vient de se passer à propos des lectures publiques reflète en réalité des pathologies profondes affectant la condition juridique des bibliothèques. Un certain nombre d’usages – en non des moindres – s’exercent en bibliothèque sur la base de simples tolérances de fait, qui pourraient donc à tout moment être remises en cause par les ayants droit, tout comme la SCELF a tenté de le faire avec les lectures à haute voix. Nombreuses sont par exemple les bibliothèques qui proposent des jeux vidéo à leurs usagers, mais sans aucune base légale, comme l’admettait un rapport de l’Inspection Générale des Bibliothèques en 2015. Mettre à disposition des utilisateurs un outil comme un scanner est encore aujourd’hui quasiment impossible à faire dans le respect de la légalité. Et je ne parle pas du prêt de CD qui depuis des décennies s’exerce illégalement, faute d’être encadré par la loi sur le droit de prêt…

Le cadre législatif applicable aux bibliothèques reste encore en 2018 profondément lacunaire, ce qui en fait une « institution-pirate » malgré elle. Certes, l’absence de réaction des ayants droit montre qu’il existe en réalité un consensus social assez large pour que ces activités s’exercent en dépit de leur illégalité. Mais cela revient à courir un risque de remise en cause brutale et l’affaire de la SCELF a montré que ces faiblesses peuvent d’avérer très dangereuse si des ayants droit sont décidés à aller jusqu’au bout, car ils ont alors avec eux la puissance du droit. Pour remédier à cette situation, on pourrait imaginer bâtir un système complet d’exceptions au droit d’auteur couvrant l’ensemble des activités en bibliothèque. C’est notamment ce que propose depuis plusieurs années l’IFLA (International Federation of Libraries Associations) dans le cadre de négociations à l’OMPI. Mais ce processus est pour l’instant enlisé dans une impasse politique qui risque encore de durer de nombreuses années, en raison de l’opposition des ayants droit.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas chercher à remédier à ces problèmes dans le cadre d’exemptions discutées avec l’ensemble des parties prenantes, sous l’égide des pouvoirs publics ? Dans cette perspective, l’exemption accordée par la SCELF pourrait être vue comme la première étape d’un processus de négociations collectives ayant vocation à se dérouler tous les 5 ans pour évaluer la manière dont les droits culturels s’exercent en bibliothèque et quels sont les obstacles susceptibles d’être levés par voie d’exemptions.

Un premier chantier pourrait concerner la représentation des oeuvres en bibliothèque, au-delà des seules lectures publiques.  Actuellement, la représentation des oeuvres dans les espaces physiques des bibliothèques est organisée sur la base de plusieurs mécanismes juridiques différents. Si rien n’a été mis en place pour les lectures publiques de textes ou les jeux vidéo, il n’en est pas de même pour la musique, où la SACEM a mis en place des tarifs pour la sonorisation des espaces qui se payent à l’année dans le cadre d’un contrat signé avec la collectivité de tutelle de la bibliothèque. Pour les oeuvres audiovisuelles, un système de droit de consultation sur place des DVD s’est établi au fil du temps sur une base contractuelle dans le cadre d’offres proposées par des intermédiaires comme l’ADAV ou Colaco. Mais il reste assez imparfait, dans la mesure où il est loin de couvrir l’intégralité de l’offre audiovisuelle.

Ce régime bigarré pose de multiples questions par rapport à ce qui vient de se passer à propos des lectures publiques. Si une redevance sur les lectures publiques constitue une « absurdité symbolique », comme le dit la Ministre de la Culture Françoise Nyssen, en quoi serait-elle plus légitime pour l’écoute de musique, le visionnage d’oeuvres audiovisuelles ou l’utilisation de jeux vidéo ? Si l’on se place dans l’optique du respect des droits culturels, ne doit-on pas aller jusqu’au bout de la logique et considérer que l’espace de la bibliothèque devrait devenir une sphère d’usages libres et gratuits pour tous les types d’œuvres figurant dans ses collections ?

On pourrait imaginer l’ouverture de négociations collectives pour faire progressivement entrer dans les faits ce projet sur la base de plusieurs exemptions formalisées par des accords passés entre les acteurs concernés : auteurs, intermédiaires comme les ayants droit ou les producteurs, bibliothécaires, représentants des collectivités locales et de l’Etat, mais aussi des représentants du public à travers des associations culturelles. Car c’est aussi une autre caractéristique fondamentale des droits culturels : ils doivent faire l’objet d’une discussion démocratique associant toutes les parties prenantes, de manière à leur permettre de jouer un rôle actif dans la mise en oeuvre de leurs droits.

Construire des solidarités actives entre bibliothèques et auteurs

On me dira certainement que cette idée est irréaliste et que dans les faits, elle porterait préjudice aux auteurs, qui touchent déjà une rémunération sous la forme des redevances perçues par la SACEM pour la sonorisation des espaces ou par des intermédiaires comme l’ADAV pour les oeuvres audiovisuelles. La critique serait en effet fondée, mais je vais compléter ma proposition en précisant que je suis favorable à ce que les bibliothèques versent quelque chose aux auteurs, à condition que cela se fasse en accord avec la logique des droits culturels.

Actuellement, les rémunérations versées au titre des actes de représentation dans les bibliothèques se font sur la base de l’idée que ces usages constituent un préjudice infligé aux auteurs et à leurs ayants droit. Or je rejette cette idée qui ne correspond pas à la réalité : l’usage des œuvres en bibliothèque est l’une des manifestations du « droit de participer à la vie culturelle » reconnu par les textes fondamentaux sur les droits culturels, et à ce titre, on ne devrait pas interpréter ces pratiques comme un préjudice causé appelant réparation.

Néanmoins, les droits culturels sont indissociables des autres droits fondamentaux et ceux-ci comportent en leur sein l’impératif de la justice sociale. Or si je suis sensible à la question des usages collectifs de la culture, je ne le suis pas moins à l’idée que la société doit offrir en son sein une juste place aux créateurs. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet impératif de justice sociale est très imparfaitement réalisé aujourd’hui. On sait que la condition des créateurs reste encore très précaire pour ceux qui veulent s’adonner complètement à cette activité et de très fortes inégalités existent entre les créateurs eux-mêmes. Seule une petite minorité arrive à vivre effectivement et dignement des revenus tirés de leurs pratiques, tandis que la grande majorité doit survivre dans des conditions parfois très difficiles.

Dès lors, je pense que les bibliothèques pourraient verser aux auteurs une « contribution de solidarité », à condition que celle-ci ne soit pas considérée comme la contrepartie d’un préjudice causé par leurs activités, mais comme un instrument de réalisation de la justice sociale et de concrétisation des droits culturels. De la sorte, des usages comme les lectures publiques resteraient bien « gratuits » et on pourrait même envisager de construire par voie d’exemptions progressives une sphère libre d’usages non-marchands pour tous les types d’oeuvres en bibliothèque. Mais pour autant, les bibliothèques prendraient leur part dans la chaîne de solidarités nécessaires pour qu’une société fasse une place juste aux créateurs en son sein.

Chaque bibliothèque publique pourrait ainsi verser au titre de cette contribution une somme calculée sur la base du nombre d’usagers inscrits. Ces versements mutualisées pourraient ensuite servir à deux objectifs : verser une « rémunération socialisée » aux auteurs et renforcer leurs droits sociaux. Sur le premier point, un complément de rémunération pourrait ainsi être versé aux auteurs individuels, qui viendrait s’ajouter à leurs droits d’auteur, en prenant comme clé de répartition les achat de supports effectués par les bibliothèques. Chaque année, la SOFIA publie ainsi un bilan des sommes qu’elle reverse aux auteurs au titre du droit de prêt et ce qu’elle montre, c’est que les achats des bibliothèques se répartissent sur un nombre de titres bien plus large que celui des acheteurs individuels sur le marché de la culture. C’est en cela que les bibliothèques sont des acteurs importants pour promouvoir la diversité culturelle à côté du marché, qui tend au contraire à concentrer l’essentiel des rémunérations sur un petit nombre d’oeuvres et d’auteurs (effet best sellers, hits, blockbusters, etc.). Voilà pourquoi il y aurait intérêt à ce qu’une partie de la contribution de solidarité des bibliothèques serve à financer un « revenu socialisé » pour les auteurs.

Une autre piste d’emploi pour la contribution de solidarité des bibliothèques serait de renforcer les droits sociaux des auteurs. On pourrait en la matière s’inspirer de ce qui existe déjà avec le droit de prêt des livres en bibliothèque, dont une partie de la rémunération sert depuis 2003 à financer la retraite des auteurs de l’écrit. J’ai déjà eu l’occasion de dire que ce mécanisme de solidarité devrait être étendu en ce qui concerne les livres numériques en bibliothèque, mais on pourrait aussi imaginer renforcer ou financer de nouveaux droits sociaux pour les auteurs par le biais d’une contribution de solidarité. Cela pourrait notamment être un levier pour abaisser le seuil d’affiliation à l’Agessa (8703 euros de revenus artistiques par an) qui fait que seule une petite partie des artistes-auteurs ont accès à une couverture sociale (maladie, maternité, invalidité, prestations familiales, retraites). Cela pourrait aussi être l’occasion d’explorer des pistes plus innovantes, comme celle de mettre en place un régime d’intermittence pour les artistes-auteurs qui avait été proposée par certains partis lors de la campagne présidentielle.

Financer les solidarités ou subventionner le marché culturel ?

On me rétorquera sans doute que ces propositions sont irréalistes, car les finances publiques sont exsangues, tant au niveau local que national et les bibliothèques publiques ne  supporteraient pas la charge supplémentaire que représenterait cette contribution de solidarité. Mais je dis voire !

Car le gouvernement est bien en train de plancher pour mettre en place, dès septembre 2018, son fameux « Passe Culture » issu des promesses de campagne du candidat Macron, sous la forme d’une aide de 500 euros versés chaque année aux jeunes de 18 ans pour financer des dépenses culturelles. Le montant de cette opération serait, d’après ce que l’on peut lire dans la presse, de l’ordre de 450 millions d’euros par an, une somme considérable que le gouvernement a pourtant bien l’air décidé à rassembler malgré l’état des déficits publics.

Mais cette mesure du « Passe Culture » est à l’opposé de la vision des droits culturels, des solidarités actives et de la justice sociale que j’essaie de défendre dans ce billet. Car elle reviendra à procéder chaque année à des injections massives d’argent public directement dans le marché de la Culture, qui continuera à répartir ces sommes selon la logique inégalitaire qui le caractérise, en bénéficiant surtout à une toute petite minorité d’auteurs. Loin de contribuer à favoriser la diversité culturelle, ce dispositif ne peut que creuser encore les inégalités qui existent entre les auteurs.

Dans l’intérêt même de l’immense majorité des créateurs, il vaudrait mieux que ces financement aillent à des mécanismes de solidarité qui vendrait contrebalancer les effets négatifs du marché de la culture.

***

L’exemption accordée par la SCELF pour les lectures publiques n’est donc pas une fin en soi et elle pourrait même devenir le début de quelque chose de beaucoup plus profond, à condition que les différents acteurs se saisissent de l’opportunité politique unique que leur alliance de circonstance a fait naître. Ce serait une manière de sortir enfin de la guerre de tranchée stérile  qui a opposé auteurs et bibliothécaires depuis des années que nous pouvons aujourd’hui dépasser en nous repositionnant sur le champ des droits culturels.

 

Création culturelle : où en sont les Creative Commons aujourd’hui ?

vendredi 19 janvier 2018 à 08:25

En décembre dernier, j’ai été invité au Paris Open Source Summit pour faire une intervention pendant la plénière « Ecosystème » au sujet des licences Creative Commons.

Plus exactement, on m’avait demandé de faire une chose intéressante : un bilan de la situation de ces licences, 15 ans après leur création, mais en « mode lucide », c’est-à-dire en pointant aussi bien leurs mérites et leurs réussites que leurs limites et leurs insuffisances (merci au passage à Bastien Guerry pour cette proposition !).

C’est à cet exercice que je me suis essayé et vous pouvez retrouver la vidéo de l’intervention ci-dessous :

Je poste également la présentation sur laquelle je me suis appuyé.

A noter concernant les Creative Commons, la publication d’un intéressant rapport publié ces jours derniers par le CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique). Je n’ai pas le temps d’en faire une analyse détaillée, mais j’y reviendrai sans doute, car de manière assez surprenante, ce rapport est globalement positif et il contient plusieurs propositions intéressantes qui mériteraient d’être appuyées. C’est dire que de l’eau a coulé sous les points, car le CSPLA n’est pas l’institution la plus progressiste en matière de droit d’auteur (euphémisme…).

Comme je le dis dans la présentation, avec maintenant 15 années de recul, on peut dire que les licence Creative Commons n’auront pas suffi à elles seules à faire advenir une culture participative en capacité de devenir prédominante, mais elles n’en constituent pas moins une des briques essentielles qui ont permis que s’ouvre un espace alternatif.

Comme le dit la fondation Creative Commons elle-même : « Creative Commons are a patch, not a fix, for the problems of the copyright system« . Et c’est donc dans la réforme des lois sur le droit d’auteur que se trouve encore et toujours l’objectif à atteindre.

Pour ne pas s’en tenir uniquement à une Culture libre, mais obtenir un jour une véritable libération de la Culture…