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Le RGPD interdit-il aux individus de « vendre » leurs données personnelles ?

samedi 12 mai 2018 à 06:41

Le site de l’observatoire « Mes datas et moi » a publié hier un article au titre assez provocateur (Bientôt tous rentiers grâce à nos données personnelles ?), qui a suscité des échanges intéressants sur les réseaux sociaux. L’auteure défend en effet la thèse, a priori surprenante, selon laquelle le RGPD ouvrirait la possibilité pour les individus de revendre leurs données à caractère personnel :

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Le Règlement européen de protection des données (RGPD) qui entre en vigueur le 25 mai prochain ouvre la voie à la vente par chaque internaute européen de ses données personnelles. […]

A partir du 25 mai, les internautes européens deviennent légalement propriétaires de leurs données personnelles sur Internet. Le Règlement européen de protection des données (RGPD) qui entre en vigueur à cette date impose aux géants du numérique de lister toutes les données qu’ils recueillent sur chaque utilisateur, et de solliciter son consentement explicite. Il renforce en outre le droit à l’oubli (effacement des données personnelles sur demande de l’utilisateur) et permet la portabilité des données (autrement dit, un internaute pourra récupérer les données collectées par une entreprise pour les transmettre à une autre entité). De fait, ce nouveau texte permet aux internautes européens d’être réellement propriétaires de leurs données et de maîtriser leur exploitation. De là à imaginer que chacun puisse s’enrichir en revendant ses données personnelles collectées, il n’y a qu’un pas.

Les termes employés font immédiatement penser aux propositions du Think Tank Génération Libre, défenseur de la thèse de la « patrimonialité des données numériques« , d’ailleurs cité plus loin dans l’article :

Le think tank GénérationLibre a publié en janvier dernier un rapport défendant l’idée d’une « patrimonialité » des données. Gaspard Koenig, son président, estime en effet qu’« il s’agit de rendre aux citoyens ce qui leur appartient ». S’inspirant de l’essayiste américain Jaron Lanier qui prônait une rémunération des données pour tous dès 2012, il propose que chaque internaute négocie avec les grands groupes du numérique, et passe contrat pour l’utilisation de ses données personnelles via la technologie Blockchain.

L’article commet en réalité une confusion en assimilant les nouveaux droits que le RGPD consacre au profit des individus (droit à l’effacement, droit à la portabilité) à une forme de propriété privée. Ce terme n’est employé nulle part dans le règlement et le texte s’inspire au contraire de la philosophie « personnaliste » qui protège les données comme des attributs de la personnalité, et non comme une propriété. Mais si l’article part d’emblée sur une fausse piste, il n’en soulève pas moins une question connexe intéressante : même si le RGPD ne consacre pas un droit de propriété sur les données personnelles, est-ce qu’il empêche un individu de vendre ses données à un tiers contre une rémunération ? Imaginons par exemple qu’une société propose aux internautes la somme de 20 euros pour leur acheter leur historique de navigation ou leur géolocalisation via leur téléphone mobile. Est-ce que de telles transactions seraient juridiquement valables ?

On va voir qu’il n’est en réalité pas si simple d’apporter une réponse à cette question et qu’il va nous falloir pour cela plonger dans les profondeurs du RGPD…

Vendre des données personnelles contre une rémunération, le pacte faustien par excellence.

De la difficulté de construire une « vente » de données personnelles sur la base du RGPD

Partons de l’hypothèse qu’un individu veuille effectivement procéder à une vente de données personnelles au profit d’un tiers contre rémunération. Une telle opération pourrait s’appuyer sur la base légale du consentement, prévue à l’article 6 du RGPD : « Le traitement n’est licite que si […] la personne concernée a consenti au traitement de ses données à caractère personnel« .

Néanmoins, le texte ajoute immédiatement une condition supplémentaire importante, puisque que le consentement doit nécessairement être donné « pour une ou plusieurs finalités spécifiques« . A la différence de la vente d’un bien qui implique un véritable transfert de propriété, l’entreprise qui collecterait des données personnelles contre rémunération serait donc obligée d’indiquer une ou plusieurs finalités précises de traitement qui la lierait ensuite dans le temps.

On ne serait donc pas réellement dans une « vente », mais plutôt dans l’octroi d’une simple licence, un peu à la manière de ce qui se passe avec les autorisations accordées au titre du droit d’auteur. Mais la comparaison n’est pas non plus exactement pertinente, car une « cession » des droits vers un tiers ne peut pas être opérée en matière de données personnelles. En effet, le RGPD prévoit que l’individu doit pouvoir retirer son consentement à tout moment aussi simplement qu’il l’a accordé, ce que ne peut faire un auteur une fois qu’il a cédé ses droits à un éditeur, par exemple.

Malgré le versement d’une rémunération, il n’y aurait donc pas réellement de « vente », ni de « cession » des données personnelles, mais plutôt une simple « location » au titre de laquelle l’acheteur n’obtiendrait qu’un bail extrêmement précaire, puisque révocable à tout moment par l’intéressé sans avoir à se justifier. On peut donc certes rémunérer l’individu pour effectuer les tâches nécessaires à la collecte (remplir un formulaire par exemple), mais sans que cela produise ensuite les effets complets d’une « vente » en terme d’aliénation.

Notons que ces contraintes font également qu’il serait extrêmement difficile pour cet acheteur de revendre ensuite ces données à un tiers, même en l’indiquant comme une des finalités poursuivies et si l’individu concerné l’accepte, car il faudrait alors que ce tiers auquel les données sont revendues fixe lui aussi des finalités de traitement et obtienne à nouveau le consentement de l’individu en revenant vers lui.

Cette chaîne d’obtention de consentements au fil des « reventes » n’est peut-être pas complètement impossible à mettre en place, mais elle serait compliquée à construire de manière à garantir la sécurité juridique des opérations. Aux Etats-Unis, on trouve déjà des entreprises qui se positionnent comme des « courtiers de données personnelles » agissant comme intermédiaires entre les individus qui leur confient des données et des tiers qui veulent les acheter. L’une d’elles s’appelle Datacoup et j’avais consacré en 2014 un billet à son mode de fonctionnement.

Datacoup n’achète pas directement les données à ses utilisateurs, mais elle leur demande via des applications la remise de leurs données qu’elle offre ensuite sur une place de marché à des tiers. Lorsqu’une entreprise fait une demande d’achat, Datacoup le signale aux individus et leur verse une (micro)rémunération en prélevant au passage une commission.

Achat de données sur Datacoup.

Ce modèle n’est sans doute pas complètement impossible à faire fonctionner dans le cadre du RGPD. Mais il faudrait que l’intermédiaire obtienne chaque fois le consentement spécifique de l’individu pour chaque transaction, en lui indiquant les finalités précises pour lesquelles un tiers souhaite obtenir ses données. Même en procédant ainsi, on ne pourrait pas parler d’une « vente » au sens propre du terme, notamment à cause de la réversibilité du consentement que l’individu pourrait toujours faire jouer pour retirer le droit d’usage accordé.

Une récompense positive induit-elle un vice du consentement « libre » ?

On pourrait cependant même aller plus loin et considérer que le RGPD interdit structurellement de livrer valablement ses données personnelles à un tiers en échange d’une rémunération. En effet, le texte est porteur d’une conception exigeante de la qualité du consentement qui, pour être validé, doit pouvoir être dit « libre ».

Or le G29 (le regroupement des autorités de régulation des données en Europe) a émis des lignes directrices pour interpréter le sens de la notion de « consentement libre » en l’assimilant à un consentement « inconditionné ». Le G29 explique notamment que :

le RGPD prévoit que si la personne concernée n’a pas un véritable choix, se sent contrainte de consentir ou subira des conséquences négatives si elle ne consent pas, alors son consentement n’est pas valide.

C’est le cas notamment lorsqu’une entreprise impose un « chantage au service » à ses utilisateurs en les mettant devant l’alternative de devoir choisir entre accepter un traitement de leurs données ou de cesser d’utiliser un service. Sur cette base, la CNIL a notamment adressé une mise en demeure à Facebook, parce qu’il avait imposé aux utilisateurs de Whatsapp d’accepter un transfert de leurs données vers Facebook, en ne leur laissant que la possibilité de désinstaller l’application pour s’y opposer.

On voit donc que le G29 considère que le consentement ne peut être dit « libre » s’il est donné dans une situation où l’individu est soumis au risque de subir une « conséquence négative ». Mais on peut se poser la question de savoir s’il n’en est pas de même si on lui demande d’acquiescer à un traitement en lui offrant en contrepartie des « conséquences positives » comme une rémunération. Les lignes directrices du G29 ne contiennent pas d’éléments explicites allant dans ce sens, mais si on retient une conception vraiment exigeante de la « liberté du consentement », alors on doit sans doute considérer qu’une « récompense » peut s’avérer tout aussi redoutable pour l’exercice de la volonté d’un individu qu’une sanction.

Si on admet cette interprétation, peu importe qu’un individu accepte ou non de remettre ses données à un tiers comme une rémunération : cette opération ne serait pas valide d’un point de vue juridique et exposerait l’entreprise qui s’y livre à des sanctions. Cela reviendrait à dire que les données personnelles sont bien implicitement placées « en dehors du commerce » par le RGPD et qu’elles ne peuvent être transformées en marchandises.

Mais une faille avec « l’exécution du contrat » ?

Néanmoins, le RGPD est un texte tortueux et il existe peut-être une « faille » sur la base de laquelle un achat de données personnelles pourrait valablement s’opérer. En effet, le consentement des personnes ne constitue qu’une base légale parmi six sur lesquelles s’appuyer pour effectuer des traitements de données personnelles.

Or l’une de ces bases alternatives consiste en « l’exécution d’un contrat » :

[Le traitement est licite s’il] est nécessaire à l’exécution d’un contrat auquel la personne concernée est partie ou à l’exécution de mesures précontractuelles prises à la demande de celle-ci.

Il est clair par exemple que si vous effectuez l’achat d’un bien via un cybermarchand comme Amazon et que vous demandez à vous faire livrer à domicile, le site va nécessairement avoir besoin de collecter votre adresse sans que ce traitement se fonde sur votre consentement. Vous consentez bien à la base à un contrat commercial avec le site, mais c’est un consentement distinct de celui visé à l’article 6 du RGPD et le traitement de données à caractère personnel s’effectuera alors sur la base du fondement de l’exécution du contrat. Dans cette hypothèse, le site doit néanmoins se borner à utiliser les données personnelles uniquement pour remplir ses obligations dans le cadre du contrat et ne pas aller au-delà, sinon il est obligé de repasser par le consentement de l’utilisateur pour lui faire valider ces finalités.

Il n’en reste pas moins que ce fondement de l’exécution du contrat peut devenir une faille importante dans le RGPD, qui permettrait aux entreprises de contourner l’obligation de recueillir le consentement des individus si on lui donnait une extension trop forte. La CNIL fait d’ailleurs une interprétation restrictive de la notion en veillant à ce que le traitement qui s’appuie sur ce fondement soit réellement nécessaire à l’exécution du contrat et pas simplement accessoire. C’est ainsi qu’elle a par exemple estimé à propos de Facebook que :

l’objet principal du service est la fourniture d’un réseau social […], que la combinaison des données des utilisateurs à des fins de ciblage publicitaire ne correspond ni à l’objet principal du contrat ni aux attentes raisonnables des utilisateurs [et qu’il incombe donc à Facebook] de veiller à ce que les droits des personnes concernées soient respectés et notamment à ce que l’exécution d’un contrat ne les conduise pas à y renoncer.

Néanmoins si l’on revient à l’hypothèse de la « vente » de données personnelles contre une rémunération, on serait bien alors face à un contrat dont l’objet même porterait sur la remise de données en contrepartie d’un paiement et on pourrait donc considérer que le fondement du « traitement nécessaire à l’exécution d’un contrat » peut être invoqué. Si c’est le cas, les conséquences pour l’individu sont importantes, car comme la transaction ne s’effectue plus sur la base du consentement, celui-ci ne peut plus être « retiré à tout moment ». L’opération se rapprocherait bien alors d’une forme de « cession », même si elle ne libérerait pas l’entreprise de l’obligation de fixer des finalités précises pour le traitement.

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Le RGPD contient peut-être des dispositions de nature à écarter une telle interprétation, car un de ses articles explique comment « articuler » la question du consentement et celle de l’exécution des contrats :

Au moment de déterminer si le consentement est donné librement, il y a lieu de tenir le plus grand compte de la question de savoir, entre autres, si l’exécution d’un contrat, y compris la fourniture d’un service, est subordonnée au consentement au traitement de données à caractère personnel qui n’est pas nécessaire à l’exécution dudit contrat.

Sur cette base, est-ce qu’une distinction pourrait être faite entre un traitement de données nécessaire à l’exécution d’un contrat et un contrat dont l’objet porterait sur la remise de données contre rémunération (ce qui revient à dire un contrat dont l’objet n’est pas de « fournir un service », mais de transformer des données en marchandises) ? Difficile de répondre avec certitude, même si on sent bien que la philosophie générale du RGPD n’accueillera sans doute pas aisément ce genre de montages…

Une question loin d’être théorique…

Si l’article de « Mes datas et moi » s’égare en voyant dans le RGPD une consécration de la propriété privée sur les données personnelles, il pose quand même une question intéressante (et épineuse) à propos des transactions monétaires qui pourraient être proposées en échange de données. En novembre dernier, le Parlement européen a semblé hostile à cette idée, en adoptant une position dans le cadre de la discussion sur le règlement ePrivacy dans laquelle il estimait que :

les données personnelles ne peuvent être comparées à un prix et, ainsi, ne peuvent être considérées comme des marchandises.

Mais il visait en réalité les cas où les utilisateurs « payent » des services gratuits avec leurs données personnelles (comme par exemple sur les sites de presse recourant à du ciblage publicitaire). L’hypothèse de la « vente » de données est différente, et même inverse, puisque c’est alors à l’utilisateur que l’on propose un prix pour qu’il accepte de livrer ses données. Le premier cas revient à « monétariser des données » tandis que le second constitue au sens propre une « marchandisation des données ».

Rappelons que toute l’affaire Cambridge Analytica a commencé ainsi, puisque c’est en proposant à des internautes sur Amazon Mechanical Turk de renseigner un questionnaire via une application à installer sur Facebook contre une somme de 2 à 5 dollars que les données de millions d’utilisateurs ont été aspirées pour ensuite être revendues. Cette opération ne serait cependant pas légale sur la base du RGPD, car ses finalités n’ont pas été loyalement annoncées aux utilisateurs. Mais c’est cet aspect qui pose problème plus que le fait d’avoir payé des individus pour leur faire remettre des données.

Source : The Guardian.

Une autre question annexe mérite d’être posée. Si un site comme Facebook met en place une offre payante avec une formule Premium excluant par défaut le ciblage publicitaire, comme l’entreprise semble y réfléchir sérieusement, ne peut-on pas considérer qu’elle « achèterait » alors quelque part les données des utilisateurs choisissant de rester dans l’offre gratuite, puisque celle-ci leur ferait économiser le prix de l’abonnement ? Et dans ce cas, le consentement des utilisateurs pourrait-il encore être considéré comme « libre », puisque le seul moyen de s’opposer au ciblage publicitaire serait de payer une somme d’argent pour éviter certains traitements de données ?

***

Vastes questions auxquelles il n’est pas simple d’apporter réponse… Elles montrent à quel point il aurait été préférable que le RGPD déclare explicitement les données personnelles « hors commerce », comme le sont les organes au nom de l’indisponibilité du corps humain, ou mieux encore, que le texte les érigent en « biens communs » inappropriables et inaliénables pour prévenir les conséquences désastreuses sur le plan collectif d’une telle auto-marchandisation des données.

L’anti-protection sociale de Facebook et l’avènement du « providentialisme de plateforme »

dimanche 6 mai 2018 à 08:41

Dans un article publié en février dernier, Laura Aufrère et moi-même avions mis en avant l’idée de repenser la protection des données personnelles sous la forme d’une « protection sociale » en la reliant à la dimension collective des données, ainsi qu’à la nécessaire prise en compte du phénomène du Digital Labor auquel les acteurs du capitalisme numérique soumettent les individus. Mais à partir de cette grille d’analyse, il est possible également de jeter un nouveau regard sur le fonctionnement d’une plateforme comme Facebook et de constater que celle-ci met d’ores et déjà en oeuvre une certaine forme de « protection sociale ».

C’est du moins ce que la firme de Mark Zuckerberg essaie de nous faire croire, car un examen plus attentif montre que Facebook déploie plutôt une « anti-protection sociale » qui renverse littéralement la logique sur laquelle les droits sociaux ont été construits. Alors que la protection sociale possède une dimension « universelle », la protection que Facebook déploie obéit en effet, via le profilage des individus, à une logique « assurantielle » (forme à laquelle le néo-libéralisme cherche d’ailleurs à réduire méthodiquement l’ensemble des droits sociaux).

Un certain nombre d’auteurs, comme Olivier Ertzscheid, insistent sur le fait qu’une plateforme comme Facebook véhicule implicitement un projet politique, mais on peut dire que cette « crypto-politique » de Facebook contient déjà une dimension sociale et peut-être serait-il même plus juste d’affirmer qu’il s’agit avant tout d’une « politique sociale ». D’autres observateurs ajoutent que le degré de puissance atteint par Facebook fait de plus en plus ressembler la plateforme à un « Quasi-Etat ». Or cet embryon d’Etat possède en réalité davantage les traits d’un Etat social que ceux d’un Etat gendarme.

C’est assez logique étant donné que, comme l’Etat-providence, le site de Mark Zuckerberg assoie son pouvoir sur les « statistiques » à savoir la maîtrise des informations collectées à propos de la population. Si on avait déjà l’habitude de parler de « capitalisme de plateforme » à propos des GAFAM, sans doute faut-il ajouter une dimension à ce cadre d’analyse en identifiant l’avènement d’un « providentialisme de plateforme » qui en constitue le prolongement.

Protection des « groupes vulnérables »

Un des premiers éléments qui font songer à une « protection sociale » mise en oeuvre par Facebook est celui de sa politique de modération de contenus. Suite au scandale Cambridge Analytica, la plateforme a cherché à faire preuve de transparence en publiant les règles complexes que ses armées de modérateurs doivent appliquer pour décider de la suppression de contenus jugés inappropriés ou choquants. Or on constate que cette modération est articulée à la notion de « groupes vulnérables » auxquels une protection plus forte est accordée :

Facebook officialise dans ces documents l’existence de « groupes vulnérables », qui disposent de protections supplémentaires, comme « les chefs d’Etat, les témoins et sources, les militants et les journalistes ». Mais aussi de « caractéristiques protégées » contre les propos haineux : « La race, l’ethnie, le pays d’origine, la religion, l’orientation sexuelle, le sexe, le genre, l’identité de genre, le handicap ou la maladie. » Facebook apporte aussi, depuis l’an dernier, « certaines protections » aux migrants.

On est bien ici dans une logique de « protection » et, à première vue, on pourrait la dire « sociale » dans la mesure où les individus sont protégés en fonction des groupes auxquels ils appartiennent. Mais cette façon de prendre en charge les « vulnérabilités » est justement aux antipodes de la manière dont la protection sociale « étatique » fonctionne. Le bénéfice des droits sociaux ou l’accès aux services publics est construit sur la base d’un principe d’égalité, qui n’empêche certes pas la prise en compte de la situation concrète des personnes, mais qui interdit d’opérer des discriminations sur la base de caractéristiques ethniques, sexuelles ou identitaires.

Or ici, la « protection » assurée par Facebook vis-à-vis de ses membres fonctionne intrinsèquement sur le mode du profilage, et donc incorpore dès l’origine une dimension « discriminante » (quand bien même celle-ci pourrait être vue comme « positive »). C’est ce lien avec le « profil » des individus qui rattache ce mode de fonctionnement à la logique des assurances privées, dont les prestations et le prix peuvent varier selon les caractéristiques des individus (les fameux bonus/malus), tandis que la protection sociale universelle bénéficie justement indistinctement à tous. On est donc bien ici face à ce que l’on pourrait appeler une « anti-protection sociale ».

Intérêts légitimes de Facebook et bien social

Un autre lien intéressant entre la « politique sociale » et Facebook est apparu avec la mise à jour des conditions d’utilisation en vue de leur mise en conformité avec le RGPD (Règlement Général de Protection des Données) avant son entrée en vigueur le 25 mai prochain. Un des principes importants de ce texte est qu’il soumet les plate-formes à l’obligation de recueillir un « consentement libre et éclairé » des utilisateurs pour pouvoir opérer des traitements de données à caractère personnel. Comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler, c’est d’ailleurs en grande partie sur l’interprétation de la portée de cette notion que va se jouer la capacité du RGPD à apporter une protection réelle aux données personnelles. Mais le texte comporte néanmoins aussi une « faille » qui permet aux plateformes de contourner l’obligation de recueil du consentement en se basant sur un autre fondement pour traiter des données. Elles peuvent en effet invoquer pour cela un « intérêt légitime » à effectuer tel ou tel traitement, sachant que la notion n’est pas réellement définie dans le RGPD.

Or il est extrêmement intéressant de regarder comment Facebook a défini dans ses nouvelles conditions d’utilisation ses « intérêts légitimes ». Il en mentionne une série, qui sont quasiment tous plus ou moins directement rattachés à une question de « protection des personnes ». La société met notamment en avant l’impératif d’assurer la sécurité du site contre les intrusions ou les piratages, ainsi que de garantir un environnement sûr pour les mineurs (ce qui fait à nouveau penser à la notion de « groupes vulnérables ») :

  • Offrir, personnaliser et améliorer les Produits Facebook. Pour les personnes n’ayant pas atteint l’âge du consentement dans leur État membre, nous modifions nos Produits Facebook afin d’assurer des protections spéciales et des fonctionnalités restreintes concernant les données utilisées en matière de sélection publicitaire. Ceci inclut le traitement des informations que les personnes en dessous de l’âge requis nous ont autorisés à recevoir par l’intermédiaire des paramètres de l’appareil qu’elles activent, afin d’offrir les fonctionnalités et les services couverts par ces paramètres.
  • Promouvoir la sécurité et l’intégrité, notamment par l’intermédiaire d’outils conçus spécialement pour contrer les menaces qui pèsent sur les personnes qui n’ont pas atteint l’âge de la majorité.

Mais de manière plus surprenante, Facebook revendique également comme un intérêt légitime le fait d’agir dans le sens du « bien social » :

Faire des recherches et innover pour le bien de tous. L’intérêt légitime sur lequel nous nous appuyons pour ce traitement est le suivant :

  • améliorer les connaissances actuelles et la connaissance académique des questions sociales importantes afin de changer notre société et le monde de manière positive.

On est donc bien ici à nouveau dans l’idée d’une « politique sociale » mise en oeuvre par la plateforme à partir du traitement des données de ses utilisateurs. On peut aussi relever que Facebook s’efforce de donner l’impression que « l’intérêt légitime » prévu par le RGPD ne renvoie pas à « son » intérêt privé, mais qu’il s’agit en réalité de l’intérêt de la société dans son ensemble (et donc de l’intérêt général).

Le lien affiché avec la recherche est aussi significatif et certains observateurs ont déjà fait remarquer que c’est en s’associant à des programmes de recherche que Facebook commence développer une forme de « politique sociale ». Dominique Boullier a ainsi publié un article remarquable sur InternetActu à propos d’un projet de recherche conduit en partenariat avec l’université de Stanford portant sur les inégalités sociales, pour lequel Facebook a remis à des chercheurs l’intégralité des données de ses utilisateurs américains :

Facebook (et plus précisément Mark Zuckerberg) décide de s’attaquer aux inégalités et se donne donc un agenda politique, ce qui est plutôt intéressant alors que toutes les firmes ont de fait un agenda politique qui n’est jamais explicité, mais mis en acte et souvent révélé après coup (du fait de leurs conséquences en matière de discriminations, d’environnement, etc.) […] Si Facebook choisit d’investir dans une telle politique, ce choix a plus de poids que celui de bon nombre d’États, mais il a « l’avantage » d’être soustrait à toute décision politique publique. Facebook se dote donc comme n’importe quel état d’une politique sociale pourrait-on dire, sans pour autant avoir de compte à rendre comme n’importe quel gouvernement : la politique sans les inconvénients de la politique en quelque sorte.

Paternalisme industriel 2.0

Cette « politique sociale » de Facebook reste souvent implicite ou difficile à déceler, mais elle apparaît aussi parfois de manière éclatante. Ce fut le cas cette semaine lorsque Mark Zuckerberg a révélé lors de la conférence F8 l’arrivée prochaine d’une fonctionnalité de « Dating » sur la plateforme, destinée à concurrencer des sites comme Tinder ou AdopteUnMec en favorisant les rencontres amoureuses. Cette évolution était assez prévisible, mais ce qui est plus surprenant, c’est que Faceboook a surtout annoncé son intention de se démarquer des applications existantes en « encourageant les relations authentiques et durables, pas seulement les aventures d’un soir« .

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Après de telles déclarations, qui peut sérieusement douter que Facebook n’ait pas une « politique sociale », articulée autour d’une certaine vision de la société et des rapports humains qu’elle entend faire advenir dans la réalité par le biais de ses fonctionnalités et de ses algorithmes ? Si les éléments précédents pouvaient rapprocher Facebook d’un Quasi-Etat, ici c’est plutôt le visage d’une « Quasi-Eglise » qu’il prend, car seules les institutions religieuses se permettent de faire à ce point intrusion dans les rapports interpersonnels par le biais de la morale. Dans le billet qu’il a consacré à ces nouvelles évolutions liées au dating, Olivier Ertzscheid pointe aussi la volonté « totalisante » qui anime Facebook :

Le métier de Facebook c’est de produire une réalité sociale englobante et aussi immersive que possible […] Tout doit naître, croître et mourir dans la plateforme qui se vit comme une matrice à la fois sociale, économique et politique. Et cette réalité sociale englobante et immersive ne peut pas se permettre de faire l’économie de la rencontre amoureuse. Pour le dire autrement, il n’est pas « tolérable » pour l’ADN de Facebook que ce qui est tout de même le ressort essentiel de nos vies et de nos émotions puisse échapper au regard de la plateforme ou se jouer en dehors de ses murs.

Or outre les églises, on peut trouver dans l’histoire d’autres exemples d’institutions desquelles on pourrait rapprocher Facebook dans cette volonté d’englober l’individu dans toutes les facettes de son existence. Ce fut aussi le dessein des grandes entreprises « paternalistes » de la fin du 19ème siècle qui fournissaient à leurs ouvriers une certaine forme de protection (logement, soins, éducation, etc.) en contrepartie d’un contrôle accru débordant largement de la sphère du travail dans la vie privée.

L’article Wikipédia consacré au paternalisme industriel contient de ce point de vue ce passage intéressant :

L’efficacité du paternalisme est un avantage incontestable pour les ouvriers. Pour attirer la main-d’œuvre, l’emploi industriel doit être désirable : l’entreprise se devait donc de se différencier de ses concurrents en offrant « quelque chose en plus ». Fixer la main-d’œuvre est nécessaire. Pour cela, le départ de l’ouvrier lui était rendu coûteux par l’offre d’avantages suffisants pour que le coût d’opportunité de son départ soit dissuasif. L’entreprise paternaliste pénètre tous les aspects de la vie privée de ses ouvriers : logement, consommation, éducation, protection sociale, loisir… 

Le paternalisme industriel visait un contrôle total ; il complétait hors de l’usine la discipline industrielle. Selon Perrot, le paternalisme suppose le soutien des employés à ce mode de gestion : « il ne peut y avoir de paternalisme sans consentement. » La relation entre le patron et le travailleur est telle une relation père/fils. Le patron se donne comme père à travers l’existence d’une autorité de père dont le seul souci est le « bien commun ». Il est également mère par son souci de bien-être matériel et moral qui le conduit à mettre à la disposition des ouvriers logements, écoles, lieux de loisir… Goff analyse le paternalisme comme « le silence et la parole » ; il permettrait :

  • d’intégrer la vie hors usine du travailleur dans un espace privé, identifié à l’entrepreneur et placé sous son contrôle,
  • de trouver le moyen de faire consentir les ouvriers à l’autorité du patron.

A l’heure du Digital Labor qui transforme les simples utilisateurs de services en « travailleurs de la donnée« , il n’est pas si étonnant de voir les grands capitalistes numériques emprunter le même chemin pour déployer un « Paternalisme industriel 2.0 », sachant que le paternalisme fut historiquement l’une des racines de la protection sociale, à côté du mutualisme imaginé par les ouvriers eux-mêmes, avant que l’Etat-providence ne prenne le relais en assumant l’essentiel de ces fonctions. Chez Facebook, ce paternalisme d’un nouveau genre n’apparaît jamais aussi clairement que lorsque Mark Zuckerberg s’adresse à la « communauté » de ses utilisateurs par de grands discours qu’il prononce annuellement. En juin 2017, il tenait ces propos où l’idée de protection sociale affleure à nouveau :

Ces 10 dernières années, Facebook s’est consacré à connecter amis et familles. Sur cette base, notre prochain objectif sera de développer une infrastructure sociale pour notre communauté : pour nous soutenir, pour nous garder en sécurité, pour nous informer, pour l’engagement civique et pour l’inclusion de tous.

Se protéger de l’individu comme risque social

Si l’on peut dire que Facebook commence à mettre en oeuvre une « anti-protection sociale », c’est parce qu’il inverse littéralement le sens que l’on peut donner à l’idée d’une protection contre les risques sociaux. Le Préambule de la Constitution de 1946 indique quel était le sens de la protection sociale au sens traditionnel du terme :

La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.

Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.

Il s’agissait donc, au nom d’un principe de solidarité, de mettre en place des institutions visant à garantir les individus contre des risques sociaux (maladie, accident, chômage, etc.) ou à leur fournir des prestations nécessaires à leur développement et à leur dignité (éducation, retraite).

Pour comprendre pourquoi « l’anti-protection sociale » de Facebook fonctionne en sens inverse, il me semble important de faire un détour par le cauchemardesque Social Credit System qui est en train d’être mis en place en Chine pour attribuer un « score de confiance » aux individus à partir de multiples données liées à leur comportement social.

La chercheuse Antoinette Rouvroy a donné récemment une interview à ce sujet comportant ce passage qui me paraît important pour comprendre le but réel visé par ce dispositif :

Ce projet de social credit scoring implique une surveillance continue. Son objectif est la normalisation des comportements : réformer les psychismes en vue de produire des sujets ayant (ré) intégré l’idéal de fiabilité. L’évaluation continue des individus par la publication d’une « note de fiabilité » individuelle évolutive, calculée à partir de l’ensemble des données numériques émanant des comportements, est de nature à décourager l’insincérité, la déloyauté, l’infidélité…  […]

[La gouvernementalité algorithmique] épuise par avance – par l’optimisation et la préemption – la part d’incertitude radicale des comportements humains, ce qui résistait au calcul.

On comprend ici mieux en quoi consiste l’inversion : la protection sociale traditionnelle était le moyen qu’une société se donnait pour garantir les individus contre la réalisation de risques sociaux imprévisibles, là où le Social Credit System protège au contraire la société contre les « risques » liés à l’imprévisibilité des comportements humains, en cherchant à les standardiser au maximum et en prévenant les « déviances » par rapport à une norme sociale encodée algorithmiquement. Protéger l’individu contre les risques pour qu’il puisse exercer ses libertés dans la société ou se protéger des libertés de l’individu considérées comme un risque pour la société : tel est le sens de l’inflexion en cours qui renverse le sens de la protection sociale. Et à terme ce lien s’établira de manière plus directe encore, puisque le gouvernement chinois a l’intention de subordonner le bénéfice des prestations sociales au maintien d’un score élevé. L’anti-protection sociale aura alors dévoré la protection sociale classique en la soumettant à sa logique.

***

Ne nous y trompons pas : il n’existe en réalité qu’une différence de degré, et non de nature, entre le Social Credit System chinois et la direction que prend peu à peu Facebook. La différence réside essentiellement dans la séparation qui persiste encore chez nous entre l’Etat et ces grandes entreprises numériques, là où elle est en train de s’effrondrer en Chine. Mais la volonté de plus en plus manifeste de Facebook de mettre en oeuvre une politique sociale ouvre la voie à un « providentialisme de plateforme » de plus en plus agressif. Et il est d’autant plus inquiétant de ce point de vue de voir nos Etat-Providence affaiblis commencer déjà à abandonner aux GAFAM certaines de leurs fonctions, comme des formations aux étudiants et aux chômeurs, la réalisation d’applications de santé à partir des données des malades ou l’aménagement de zones urbaines.

Vers une libération des usages pédagogiques en ligne ?

vendredi 27 avril 2018 à 07:14

Le droit d’auteur est une matière souvent désespérante tant parait encore important le fossé entre les possibilités offertes par le numérique en matière d’accès à la connaissance et les restrictions juridiques qui entravent toujours ce potentiel. La frustration est particulièrement importante en ce qui concerne les usages pédagogiques pour lesquels Internet pourrait offrir de formidables opportunités. Mais ils sont organisés en France sur la base d’une exception au droit d’auteur qui, si elle s’est un peu élargie au fil du temps depuis son introduction dans la loi en 2006, reste encore largement inadaptée dès qu’il s’agit de réutilisation et de diffusion de contenus sur Internet. Une discussion est en cours au niveau européen pour revoir ce mécanisme dans la future directive sur le droit d’auteur, afin de favoriser notamment l’usage d’œuvres protégées dans l’enseignement à distance. Mais les débats au Parlement européen sont terriblement âpres et il n’est même pas certain que la nouvelle mouture du texte apporte des améliorations significatives par rapport à ce qui est déjà prévu dans la loi française…

Image par GotCredit. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Mais…

On est décidément jamais à l’abri d’une bonne surprise et c’est au niveau de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) qu’une avancée décisive est peut-être en train de se dessiner. Une juridiction allemande lui a en effet renvoyé une affaire dans laquelle un photographe a attaqué en justice une école (si,si… vous ne rêvez pas), parce qu’un élève avait récupéré un de ses clichés figurant avec son accord sur le site d’une revue de voyages pour réaliser un travail pédagogique qu’il a ensuite été poster en ligne sur le site de l’établissement. Ce grand humaniste a considéré qu’il y avait là une violation de son droit d’auteur et réclamait le retrait de l’image, assorti d’une amende de 400 euros…

L’avocat général de la Cour a rendu ses conclusions cette semaine et il recommande à la CJUE d’adopter la solution suivante :

L’insertion sur le site Internet d’un établissement scolaire, sans but lucratif et en indiquant la source de l’image, d’un travail scolaire contenant une photographie à laquelle tous les internautes avaient un accès libre et gratuit ne constitue pas une mise à la disposition du public […] lorsque cette image figurait déjà, sans avertissement quant à ses restrictions d’utilisation, sur le site Internet d’une revue de voyages.

Si la Cour se prononce en ce sens (ce qu’elle n’est pas obligée de faire, même si elle tend généralement à suivre son avocat général), il en résulterait une libération considérable des usages pédagogiques en ligne, mais aussi une redéfinition sensible des équilibres entre les exclusivités du droit d’auteur et les usages collectifs de la Culture.

Communication à un nouveau public ?

Pour comprendre le raisonnement suivi par l’avocat général, il faut revenir rapidement sur la notion de communication au public, qui occupe dans la jurisprudence de la Cour une place importante depuis quelques années et qui était ici invoquée par la défense pour se dégager de l’accusation de violation du droit d’auteur.

La CJUE a élaboré une doctrine complexe sur la communication au public, initialement à propos du statut des liens hypertexte. Pendant longtemps établir un lien hypertexte vers un contenu en ligne est resté un acte qui n’était pas saisi en tant que tel par le droit d’auteur, car il ne s’agit à la lettre ni d’une reproduction, ni d’une représentation de l’oeuvre. Mais les choses ont changé à partir de 2014, lorsque la Cour a commencé à estimer qu’un lien hypertexte constituait bien une communication au public, notion qui figure dans la directive sur le droit d’auteur de 2001. En faisant ce choix, elle a fait basculer les liens hypertexte sous l’empire du droit d’auteur, mais en y apportant un tempérament important. Lorsqu’une oeuvre a déjà été mise en ligne sur Internet en libre accès avec l’accord des titulaires de droits, la CJUE estime que faire un lien hypertexte ne revient pas à la communiquer à un « nouveau public » puisque celui-ci dans les deux cas s’identifie avec Internet tout entier. Plus tard, la CJUE a aussi étendu ce raisonnement à la transclusion de contenus (c’est-à-dire au fait de faire des embeds à partir d’oeuvres accessibles licitement en ligne).

Les choses se sont néanmoins compliquées l’an dernier avec l’arrêt GS Media (dit aussi Playboy) dans lequel la Cour a examiné le cas où un lien hypertexte est établi vers un contenu posté en ligne sans le consentement du titulaire de droits. La CJUE a alors estimé qu’il fallait opérer une distinction selon la nature de la personne qui établit le lien hypertexte. S’il s’agit d’un acteur poursuivant un but non-lucratif, on doit postuler sa bonne foi et considérer qu’il a placé ce lien sans avoir connaissance du caractère illégal de la mise à disposition initiale de l’oeuvre. Si au contraire, l’acteur poursuit un but lucratif (cas d’un site de presse par exemple), on doit postuler au contraire qu’il avait conscience de cette illégalité et qu’il a établi ce lien en connaissance de cause. Beaucoup de commentateurs ont fait remarquer que cette jurisprudence risquait d’être extrêmement négative, car elle soumet les professionnels à un risque important chaque fois qu’ils font un lien hypertexte en les obligeant à effectuer des vérifications préalables très complexes.

Un tableau qui illustre l’effroyable casse-tête du statut des liens hypertexte après l’arrêt GS Media. Source : IPKAT.

Mais la Cour a aussi introduit avec cette décision une distinction potentiellement intéressante, en faisant du critère du but lucratif une sous-condition d’application de la notion de communication au public. Or c’est ce qui rejaillit ici dans les conclusions de l’avocat général, qui propose de retenir ce mode de raisonnement dans un cas qui va au-delà du simple établissement de lien hypertexte. En effet, la photo a été téléchargée à partir d’un site internet puis repostée sur un autre, ce qui implique des actes de reproduction. Mais l’avocat général estime qu’il n’y a pas réellement lieu de tenir compte de ce contexte différent :

Selon moi, tout indique que la reproduction préalable de l’image, quel que soit le moyen qui a été utilisé (par copie sur une clef USB ou sur l’ordinateur), et son chargement ultérieur sur un site Internet correspondent à la même technique que celle employée par la revue de voyages pour charger cette photographie sur son site Internet.

Le fait que cette technique s’applique, en l’espèce, différemment de celle utilisée avec les liens hypertexte (pour lesquels l’action a uniquement lieu sur Internet) n’implique pas de modification des critères d’examen de la condition relative à l’« acte de communication ». Par conséquent, il convient de déterminer si le public visé par l’œuvre placée sur le site Internet de l’école constituait un public nouveau

Or si l’on transpose à ce cas les principes de la jurisprudence sur les liens hypertexte, il n’y a pas ici non plus de « public nouveau », puisque la photographie avait déjà été postée en ligne à destination de l’ensemble des internautes et que cela n’a pas matériellement changé suite à la republication sur le site de l’école. Cela signifie donc qu’une publication en un point du web est identique du point de vue de l’acte de communication à une publication en n’importe quel autre point :

[…] dans la présente affaire, aucune mesure (inexistante) de protection n’a été enfreinte ni aucun accès donné à une œuvre se trouvant sur Internet sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur. L’absence de ces deux éléments objectifs, associée à la continuité substantielle dans le nombre de consultants potentiels des deux sites Internet où se trouvait la photographie, permet d’affirmer qu’il n’y a pas eu de communication à un public nouveau, au sens précédemment exposé.

L’importance du contexte pédagogique et non-lucratif

L’avocat général ne propose cependant pas qu’une image postée légalement sur Internet devienne ipso facto réutilisable n’importe où et à n’importe quelle fin. Suivant le raisonnement de la CJUE en matière de liens hypertexte, il explique qu’on doit aussi tenir compte de l’intention « subjective » dans laquelle l’image a été republiée et cela entraîne l’application d’un certain nombre de critères supplémentaires.

Tout d’abord, l’avocat relève que le but poursuivi par l’élève n’était pas de republier l’image en elle-même, mais de l’utiliser pour illustrer son exposé réalisé dans le cadre d’un travail pédagogique demandé par son enseignante. L’usage de l’image doit donc présenter un « caractère accessoire » par rapport au travail de l’élève :

Bien que cela puisse paraître évident, en plaçant un travail pour le cours d’espagnol sur le site Internet de l’école allemande, l’intention de l’élève et son enseignante n’était pas directement de publier la photographie en tant que telle, mais l’exposé dans son ensemble, dont l’image litigieuse de Cordoue fait partie.

On en déduit donc qu’on ne pourrait bénéficier de ce raisonnement si l’intention consistait simplement à rediffuser une image ailleurs que sur son site original (ce qui paraît un peu difficile à comprendre, car on ne voit pas en quoi ce caractère accessoire influe réellement sur le fait de communiquer l’œuvre à un « public nouveau »).

Par ailleurs, l’avocat insiste aussi sur le caractère non-lucratif du contexte de réutilisation de l’image. Le recours à ce critère renvoie directement à la jurisprudence GS Media sur les liens hypertexte. Il n’a pas ici pour but de signifier qu’un usage non-lucratif serait autorisé parce qu’il ne causerait pas de préjudice aux titulaires de droits. Il sert plutôt à établir que l’utilisateur non-professionnel bénéficie d’une présomption de bonne foi quant au fait qu’il ne « savait pas » que l’oeuvre ne pouvait pas être réutilisée :

La Cour a lié l’existence du but lucratif et la présomption d’un comportement en pleine connaissance de la nature protégée de l’œuvre et de l’absence de consentement à sa publication sur Internet. Bien qu’elle ne le dise pas expressément, elle considère que, lorsque l’action a eu lieu sans but lucratif, il convient de prouver la connaissance du caractère illégal du placement de l’œuvre sur Internet, en tenant compte de l’ensemble des circonstances et des éléments propres à chaque affaire.

Ce que propose ici l’avocat est toute de même assez différent de la décision GS Media. Dans ce jugement, la poursuite d’un but non-lucratif induisait la présomption que la personne ne savait pas que l’oeuvre avait été illégalement postée en ligne. Ici, ce n’est pas le cas : la photo a bien été mise en ligne avec l’accord du photographe sur le site d’origine, mais la poursuite d’un but non-lucratif induit la présomption que la personne ne savait pas de bonne foi qu’elle ne pouvait pas la réutiliser. Cela revient à une sorte de suspension du principe Nul n’est censé ignorer la loi.

Caractère accessoire et but non-lucratif : l’avocat général propose de faire jouer ces deux critères qui favorisent les usages pédagogiques, mais en se basant de manière un peu artificielle sur la jurisprudence rendue à propos des liens hypertexte, ce qui le conduit à rajouter une autre condition supplémentaire qui risque hélas de limiter la portée de l’innovation proposée.

Maintien d’un « fantôme d’opt-out » ?

Comme on l’a vu, les principes de la jurisprudence sur les liens hypertexte obligent l’avocat général à se placer du point de vue « subjectif » de la personne qui réutilise l’image, en se demandant si l’on peut raisonnablement présumer qu’elle ne savait pas que le photographe n’avait pas donné son consentement à la republication . Or ici, un élément de l’affaire retient particulièrement son attention : le fait que l’image figurait sur le site de la revue de voyages sans mention du nom du photographe et sans indication de restrictions quant à sa réutilisation.

il n’y avait pas de mention à l’auteur de la photographie sur le site spécifique de la revue de voyages sur lequel cette photographie se trouvait […] la photographie était facilement accessible (étant donné qu’elle n’était assortie d’aucun type de restriction ou avertissement sur ce site Internet). Cela a pu contribuer, avec ce qui précède, à ce que l’élève et son enseignante présument, à nouveau légitimement, sans nécessité de recherches supplémentaires, que la photographie était à la libre disposition du public.

En l’absence d’indications spécifiques, l’avocat estime que l’élève et l’enseignante pouvaient s’en tenir là, en présumant que le photographe n’était pas opposé à la réutilisation dans un cadre pédagogique :

La répartition des responsabilités entre l’utilisateur normal d’Internet, dépourvu d’intérêt professionnel, et le titulaire du droit d’auteur ne saurait conduire, de manière systématique et généralisée, à ce qu’il soit demandé au premier une plus grande diligence qu’au second s’agissant de la protection des droits d’auteur. En particulier, je ne trouve pas logique qu’il faille imposer à un utilisateur présentant de telles caractéristiques la charge de rechercher si les images qui se trouvent sur Internet sans restriction ni avertissement sont protégées par un droit d’auteur, lorsqu’il souhaite les utiliser à des fins telles que celles liées à l’enseignement. Dans ces conditions, cet utilisateur peut présumer que l’auteur ne voit pas d’inconvénients à l’utilisation restreinte de ces images, à des fins d’enseignement.

Ce raisonnement paraît assez étrange, car la protection accordée par le droit d’auteur est normalement automatique et, contrairement à une idée répandue, il n’est pas nécessaire d’appliquer une mention de type (C) Tous droits réservés pour pouvoir revendiquer le bénéfice des exclusivités liées aux droits de reproduction et de représentation. Or si la CJUE suit l’avocat général, elle risque de se faire reprocher d’imposer aux titulaires de droits l’accomplissement de « formalités » pour être en mesure de bénéficier ou d’exercer leurs droits, ce qui est en principe interdit par la Convention de Berne.

Les titulaires de droits se trouveraient dans la situation où ils devraient exercer une forme d’opt-out (option de retrait), en apposant à côté de leurs oeuvres une mention explicite pour s’opposer aux usages pédagogiques (des sortes d’anti-Creative Commons, en somme…). C’est d’autant plus surprenant que la CJUE s’est prononcée contre ces dispositifs d’opt-out dans l’affaire ReLIRE, à propos de la numérisation des livres indisponibles (même si les choses sont en fait plus nuancées, puisqu’elle admet dans cette décision que l’on puisse déduire de l’inaction du titulaire de droits une autorisation implicite).

Néanmoins, je trouve que cette condition supplémentaire posée par l’avocat général affaiblit la cohérence de son raisonnement et il faut espérer que la CJUE ne le suive pas sur ce point, car loin de faciliter les choses, une telle solution imposerait aux utilisateurs d’effectuer des vérifications laborieuses, à l’opposé de l’idée d’une « bonne foi présumée » dont ils devraient pouvoir bénéficier en tant que non-professionnels. On devrait simplement déduire de manière générale lorsqu’une image a été postée en ligne que son auteur n’est pas opposé à un usage pédagogique.

Un grand progrès pour l’effectivité des droits culturels ?

En dépit de cette réserve, il faut bien voir à quel point la proposition de l’avocat général constituerait une avancée significative pour l’accès à la connaissance. Ce qu’il propose (nous y reviendrons plus loin) n’est pas de créer une nouvelle exception au droit d’auteur, mais de considérer que la republication sur internet d’une oeuvre dans un but pédagogique et sans visée lucrative constitue bien un acte libre que le droit d’auteur n’a pas à réguler. Il ne s’agit pas non plus d’introduire un mécanisme de type fair use (usage équitable) qui existe aux États-Unis, notamment pour les usages pédagogiques. Sans aller jusqu’à dire que la publication en ligne provoquerait ipso facto un « épuisement du droit d’auteur« , l’avocat justifie la solution qu’il suggère par l’invocation de droits fondamentaux reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne :

S’il n’en allait pas ainsi, l’utilisation des énormes quantités d’informations fournies par Internet serait restreinte. Cette restriction pourrait porter atteinte aux libertés d’expression et d’information, consacrées à l’article 11 de la Charte. Dans la présente affaire, cela aurait en outre une incidence négative sur le droit à l’éducation visé à l’article 14, paragraphe 1, de la Charte.

Cette logique constitue à mon sens une grande avancée pour l’effectivité de ce que l’on appelle les droits culturels, dont je parle depuis quelques temps régulièrement sur ce blog. Issus de plusieurs grands textes internationaux portés notamment par l’UNESCO, ces droits renvoient au droit de participer à la vie culturelle, mais plus largement, aux droits à la communication et à l’information, à l’éducation et à la formation, comme on peut le lire notamment dans la Déclaration de Fribourg de 2007 :

Dans le cadre général du droit à l’éducation, toute personne, seule ou en commun, a droit, tout au long de son existence, à une éducation et à une formation qui, en répondant à ses besoins éducatifs fondamentaux, contribuent au libre et plein développement de son identité culturelle dans le respect des droits d’autrui et de la diversité culturelle.

Si la Cour suit son avocat général, on pourra en déduire que le droit d’auteur, en tant que droit de propriété, ne pourra plus par défaut être opposé à la réutilisation à des fins pédagogiques de contenus disponibles en ligne. C’est une manière de limiter la portée de la propriété à laquelle se rattache le droit d’auteur et de rendre Internet à ce qui était sa vocation initiale : constituer une bibliothèque universelle pour l’accès au savoir et à la connaissance. Tout titulaire de droits qui poste des contenus en ligne devrait dorénavant être présumé adhérer à cette aspiration à la diffusion des connaissances et à la réalisation effective des droits culturels, à moins qu’il ne manifeste explicitement une volonté contraire. Le droit d’auteur serait ainsi renvoyé à ce qu’il était historiquement : un dispositif de régulation des relations entre créateurs et intermédiaires économiques, qui n’aurait jamais dû être dévoyé de sa destination originelle pour servir à brider les usages collectifs de la Culture qui concourent à la réalisation des droits humains.

Quel impact potentiel en France ?

Si la Cour suit l’avocat général dans ses propositions, cela provoquerait des retombées importantes en France. Comme je l’ai dit dans l’introduction de ce billet, les usages pédagogiques bénéficient actuellement d’une exception législative au droit d’auteur. Celle-ci permet d’utiliser des extraits d’œuvres à des fins d’illustration de l’enseignement et de la recherche, mais sa portée est en réalité assez limitée dès qu’il s’agit d’usages en ligne. Le texte contient en effet une restriction quant au public visé qui doit être «composé majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs directement concernés».

Des accords sectoriels définissant les modalités concrètes d’application de l’exception en ont déduit que l’utilisation des oeuvres protégées ne pouvaient avoir lieu que sur des réseaux sécurisés de type intranet, extranet ou ENT. Seuls quelques rares usages peuvent néanmoins avoir lieu en ligne (diffusion de thèses comportant des images protégées, de sujets d’examen ou de captations de conférences, colloques ou séminaires incorporant des extraits d’oeuvres). La solution proposée par l’avocat général ferait voler en éclat ce carcan, en autorisant la publication en libre accès sur Internet de contenus pédagogiques réalisés à partir d’oeuvres récupérées sur Internet à partir de sources licites.

Notons que même si la CJUE ne suit pas son avocat sur cette question de la communication au public, il reste encore dans ses conclusions le potentiel de faire bouger les lignes en France. Car il examine également à la fin de son propos la question de savoir si cette republication est couverte par l’exception pédagogique prévue par la directive de 2001 sur le droit d’auteur. Or il estime que celle-ci peut être mobilisée pour la diffusion sur Internet de supports incorporant des images protégées, à condition que ce soit fait – par les enseignants ou les élèves – dans un cadre éducatif, en citant la source et sans but lucratif, même à partir d’une image récupérée en ligne. On peut donc en déduire que la restriction à la diffusion sur Internet imposée en France par les accords sectoriels est incompatible avec la définition de l’exception pédagogique dans la directive et qu’elle serait privée d’effet si la Cour suit son avocat général sur ce point.

***

Avec sa jurisprudence sur la communication au public, la CJUE a incontestablement fragilisé les liens hypertexte, mais de manière surprenante, les mêmes principes pourraient avoir des effets positifs en ce qui concerne les usages pédagogiques en ligne. Il faudra surveiller attentivement la décision finale de la Cour, mais aussi la jurisprudence qui en découlera ensuite, car il n’y a pas de raison objective de cantonner ce raisonnement au seul secteur pédagogique, et c’est l’ensemble des usages non-lucratifs en ligne qui pourraient à terme bénéficier de davantage de libertés si la CJUE continue à tirer ce fil.

« Veuillez accepter nos conditions » : la fabrique du consentement chez Facebook (et les moyens d’y mettre fin)

dimanche 22 avril 2018 à 08:10

Facebook s’y était engagé cette semaine et cela s’est produit hier : des millions d’utilisateurs en Europe ont reçu un mail de la plateforme les invitant à accepter les nouveaux paramètres de confidentialité mis en place pour de se mettre en conformité avec le Règlement Général de Protection des Données (RGPD) qui entrera en vigueur le mois prochain. Le message était intitulé « Veuillez accepter nos conditions d’utilisation avant le 25 mai pour continuer à Facebook » et en elle-même, cette formulation est problématique, car elle revient une nouvelle fois à exercer sur les utilisateurs une forme de « chantage au service ».

L’interprétation de la notion de « consentement libre et éclairé » va être centrale dans l’application du RGPD.

Alors que le scandale Cambridge Analytica est encore dans tous les esprits, Facebook a déployé beaucoup d’efforts pour tenter de rassurer ses utilisateurs européens, allant jusqu’à acheter des publicités en pleine page dans la presse pour vanter les mérites du RGPD et afficher sa volonté de s’y conformer.

La page de publicité payée par Facebook dans la presse européenne pour informer sur l’entrée en vigueur du RGPD.

A vrai dire, ce texte n’était pas particulièrement rassurant, notamment à cause de cette phrase : « Conformément aux nouvelles règles, vous devrez revoir vos choix concernant l’utilisation de vos données personnelles sur Facebook« . Car cela revient encore une fois à renvoyer les individus à la responsabilité de la protection de leurs propres données, alors que c’est l’entreprise elle-même qui devrait revoir ses principes de fonctionnement pour se mettre en conformité avec le RGPD.

Indépendamment de leurs contenus, la manière dont Facebook a demandé à ses utilisateurs d’accepter ce changement de ses conditions d’utilisation fait très sérieusement douter de sa volonté de respecter les principes du RGPD, à commencer par l’obligation de recueillir un « consentement libre et éclairé » qui n’est ici manifestement pas satisfaite.

Dans la « fabrique du consentement » de Facebook

On doit l’expression « fabrique du consentement » à Edward Herman et Noam Chomsky, qui l’ont forgée pour décrire la manière dont les médias exercent une influence déterminante sur les élections aux Etats-Unis. Mais il a matière à reprendre cette formule pour désigner ce qui sera un des enjeux les plus importants de l’application du RGPD : le texte requiert en effet – dans la plupart des cas – que les personnes expriment leur consentement à un traitement de données à caractère personnel. Il sera donc crucial pour les plateformes d’arriver à « faire consentir » leurs utilisateurs et la manière dont Facebook a présenté cette modification de ses CGU constitue un véritable cas d’école de « consentement assisté ».

Quatre points principaux étaient en jeu dans cette révision des conditions d’utilisation :

Comme le relève le site Techcrunch, il y avait déjà une certaine ambiguïté dans le design même des pages par lesquelles Facebook a demandé à ses utilisateurs de consentir à ces changements :

A toutes les étapes, vous pouvez appuyer sur le joli bouton bleu « J’accepte et je continue » sans avoir nécessairement scrollé pour lire les informations. Si vous appuyez sur le vilain bouton gris « Modifier les paramètres », vous devez en passer par des écrans intermédiaires où Facebook vous présente des arguments pour essayer de vous dissuader de retirer des informations avant de vous laisser faire votre choix. Il semble que tout ait été pensé pour que les utilisateurs passent leur chemin sans opposer de résistance, tout en introduisant des « frictions » lorsqu’ils souhaitent effectuer des changements.

Les interfaces simplifiées utilisées par Facebook pour faire accepter ses nouvelles CGU.

Mais il y a surtout des différences significatives dans la manière dont ces quatre choix ont été présentés aux utilisateurs.

Pour le partage des informations sensibles et la reconnaissance faciale, il semble que Facebook ait bien fait l’effort de se conformer aux prescriptions du RGPD. Concernant ces deux points, les fonctionnalités sont en effet désactivées par défaut et il faut que l’utilisateur aille volontairement cocher des cases pour exprimer son consentement à ce que ces informations soient partagées ou la reconnaissance faciale activée. On est donc bien dans un consentement « libre » dans la mesure où le refus n’est pas bloquant et ne cause pas de préjudice à l’utilisateur, en l’obligeant notamment à supprimer son profil.

L’activation de la reconnaissance faciale requiert une action volontaire de l’utilisateur.

Pour l’utilisation des données partenaires à des fins de ciblage publicitaire, les choses sont déjà subtilement différentes, puisque l’option est activée par défaut et qu’il faut que l’utilisateur aille plonger dans ses paramétrages de confidentialité pour y mettre fin. On peut se demander dans quelle mesure cette modalité d’approbation est bien conforme aux principes de « privacy by default » et de « privacy by design«  figurant dans le RGPD, qui impliquent que les personnes obtiennent d’emblée le plus haut niveau de protection possible de leurs données.

L’écran de désactivation des publicités basées sur les « données de partenaires de Facebook ».

Mais c’est surtout pour la dernière partie de l’acceptation des modifications des CGU que la manière de procéder de Facebook est problématique. Notamment pour ce qui a trait au partage de données entre Facebook, Instagram, WhatsApp et Oculus, l’utilisateur n’a en réalité que le choix de les valider ou de supprimer son profil, comme on le voit sur l’écran ci-dessous :

Facebook nous dit que nous avons « plusieurs options » si nous ne souhaitons pas accepter ces changements, mais en réalité, il n’y a aucune alternative à la suppression du compte en cas de refus. La plateforme propose juste de télécharger ses données avant de la quitter, ce qui permet à l’utilisateur d’exercer le droit à la portabilité prévu dans le RGPD.

Violation du consentement libre

Il est surprenant que Facebook ait choisi de procéder ainsi, car en acculant ses utilisateurs à accepter ou à quitter la plateforme, il viole l’obligation de recueillir un « consentement libre ». C’est déjà cette forme de « chantage au service » qui lui avait été reproché en décembre dernier par la CNIL à l’occasion d’une mise en demeure liée au partage de données entre WhatsApp et Facebook :

Le consentement des utilisateurs n’est pas valablement recueilli car il n’est pas libre – le seul moyen de s’opposer à la transmission des données […] est de désinstaller l’application.

Cette interprétation résulte de lignes directrices que le G29 (le groupement des autorités de protection des données en Europe) a émises à la fin de l’année dernière à propos de la notion de consentement. Elles expliquent notamment que « le RGPD prévoit que si la personne concernée n’a pas un véritable choix, se sent contrainte de consentir ou subira des conséquences négatives si elle ne consent pas, alors son consentement n’est pas valide. » Il est également précisé que « le RGPD garantit que le traitement de données personnelles pour lequel le consentement est demandé ne peut pas devenir, directement ou indirectement, la contrepartie d’un contrat ».

Cela signifie qu’une plateforme ne peut placer ses utilisateurs devant une option de type « take it or leave it« . Si les individus donnent leur consentement dans une situation où ils y sont contraint pour pouvoir continuer à bénéficier d’un service, alors ce consentement n’est tout simplement pas valide. Dans un billet précédent, j’expliquais que cette interprétation du G29 est extrêmement importante, car elle va empêcher que les plateformes n’instrumentalisent le consentement des individus pour les faire participer à la fragilisation de leurs propres droits :

Ce caractère « libre, spécifique, éclairé et univoque » du consentement constitue autant de critères « objectifs » qui vont permettre de déterminer des conditions dans lesquelles un individu ne pourra pas consentir valablement à un traitement de données. Il s’agit donc moins en réalité de donner à l’individu un pouvoir de consentir que de définir, au contraire, ce à quoi il ne peut pas consentir.

Le résultat est donc que peu importe que des millions d’individus aient sans doute accepté les modifications de CGU proposées hier par Facebook, cela ne peut pas constituer une base légale pour traiter leurs données personnelles, car les personnes ne pouvaient valablement exprimer leur consentement vu les conditions dans lesquelles elles étaient placées pour exercer leur choix.

La métaphore trompeuse du restaurant

Lorsque j’ai essayé d’expliquer ce problème hier sur Twitter, je me suis rapidement heurté à un certain nombre d’objections de la part de personnes qui trouvaient normal que Facebook procède de cette manière pour faire valider ses nouvelles CGU. Et plusieurs d’entre elles ont utilisé la métaphore d’un restaurant et de ses clients pour justifier leur point de vue :

<script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

Cela peut paraître relever du bon sens, mais en réalité, cette comparaison est profondément trompeuse. En effet, la relation entre un restaurant et ses clients est d’emblée marchande, alors que le RGPD – du moins dans la manière dont le G29 l’interprète – vise à éviter justement que les données personnelles soient « marchandisées ». Plus exactement, le texte vise à empêcher que les données des utilisateurs servent de « monnaie » en échange de l’accès à un service. C’est aussi ce que le Parlement européen a affirmé en novembre dernier à l’occasion de l’examen du règlement ePrivacy :

Les données personnelles ne peuvent être comparées à un prix et, ainsi, ne peuvent être considérées comme des marchandises.

Si cette interprétation exigeante de la notion de « consentement libre et éclairé » s’impose, alors il en sera fini de ce modèle de fausse gratuité basée sur la publicité ciblée où les internautes devaient « payer » les services avec leurs données et leurs libertés.

***

Malgré les déclarations de Mark Zuckerberg, Facebook s’est donc à nouveau moqué de ses utilisateurs en procédant de la manière dont il l’a fait pour leur faire accepter ces modifications de CGU. Et il est assez piquant de constater qu’alors il présentait ces changements comme une mise en conformité avec le RGPD, il en a en réalité violé l’esprit.

Mais tout l’enjeu à présent va être de pouvoir faire valoir ces droits que le RGPD garantit, car ils resteront sinon lettre morte et aucun bénéfice réel n’en découlera. C’est la raison pour laquelle il est crucial de soutenir les actions de groupe que La Quadrature du Net est en train de lancer contre les GAFAM, car elles s’appuient précisément sur la notion de « consentement libre » du RGPD (et la première visera Facebook dès le 25 mai prochain).

Le but poursuivi n’est pas seulement d’obtenir des modifications à la marge des CGU de Facebook, mais de détruire le modèle économique hyper-toxique sur lequel Facebook a construit son empire :

Le modèle économique de Facebook est en train d’être drastiquement remis en cause. Il n’est plus permis de rémunérer un service en contrepartie de libertés fondamentales. Facebook ne va pas forcément disparaître, mais ne pourra plus continuer à se rémunérer de la même façon.

Mais qu’importe : nous n’avons pas besoin de Facebook pour pouvoir continuer d’utiliser des services gratuits et de qualité. Il existe déjà de nombreuses alternatives aux services des GAFAM qui sont réellement gratuites (c’est-à-dire qui n’impliquent pas de « monnayer » nos libertés), car leur financement repose sur le modèle originel d’Internet : la décentralisation, qui permet la mutualisation des coûts en stockage, en calcul et en bande passante.

[…]

Rejoindre collectivement ces alternatives est bien l’objectif final de nos actions, mais nous pensons pouvoir n’y parvenir qu’une fois chacun et chacune libérée de l’emprise des GAFAM. Nous pourrons alors construire l’Internet de nos rêves, libre et décentralisé, que notre alliée Framasoft construit déjà chaque jour ardemment !

Pour cela, il importe d’être les plus nombreux possibles à l’occasion de ces actions de groupe pour peser en faveur d’une interprétation la plus stricte possible du RGPD, en mettant la pression sur la CNIL pour qu’elle reste fidèle à la vision qu’elle a mise en oeuvre en décembre dernier face à WhatsApp. Donc prenez le temps de cliquer sur ce lien : se joindre à la procédure est gratuit , sans risque légal et cela ne requiert que… votre libre consentement dont vous avez l’occasion de faire une arme plutôt qu’un instrument de soumission !

PS : suite à la publication de ce billet, j’ai supprimé mon profil Facebook, ainsi que la page associée à ce blog (et c’est une sacrée galère…).

PPS : de nombreux internautes m’ont signalé que des sites comme Airbnb ou BlablaCar exercent eux aussi un « chantage au service » pour faire valider leurs changements de CGU en vue de l’entrée en vigueur du RGPD…

Digital Labor, Zoomorphisme et Travail réellement humain

mardi 17 avril 2018 à 07:05

La semaine dernière, Jean-Michel Salaün a réactivé son blog pour publier un billet intitulé «Digital Labor, plateformes et données» dans lequel il critique la notion de Digital Labor, telle qu’elle apparaît notamment dans les travaux d’Antonio Casilli. Il y conteste que l’on puisse considérer comme le « résultat d’un travail » les traces que nous laissons sur Internet, y compris lorsque cette activité est exploitée économiquement par les grandes plateformes, type GAFAM.

Son propos reprend des arguments déjà avancés par certains sociologues du travail, qui reprochent au concept de Digital Labor son imprécision, la trop grande diversité des situations qu’il embrasse et, par là, le risque d’assimiler potentiellement à du travail toute forme d’activité liée au numérique :

[…] l’expression semble avoir été prise au pied de la lettre par [Antonio Casilli], qui y voit une transformation du travail de l’internaute et reprise assez largement dans les médias et sur les réseaux sociaux aboutissant à des extrapolations discutables. Il semble bien pourtant que l’élargissement est alors abusif. […]

Plusieurs sociologues du travail ont critiqué la formulation d’Antonio Casilli (voir dans la Nouvelle revue du travail ou encore avec plus de précisions dans Tracés). La critique de cette proposition d’un digital labor élargi à toutes nos activités sur le réseau tient en résumé dans le fait que le travail, qu’il soit compris comme une activité professionnelle ou élargi aux activités de loisirs (le « travail ouvert » de Patrice Flichy), qu’il soit consenti ou contraint, est un engagement de celui qui l’exerce et résulte donc d’une intentionnalité. On ne travaille pas par défaut, fortuitement sans le savoir.

Jean-Michel Salaün ne se limite cependant pas à la reprise de cette critique « sociologique » du Digital Labor ; il la complète en faisant un détour plus original par les sciences de l’information. Pour cela, il mobilise notamment la célèbre « métaphore de l’antilope » tirée des travaux pionniers de Suzanne Briet sur la documentation pour apporter la démonstration que les internautes « ne travaillent pas » sur/pour les plateformes :

[…] l’exploitation des traces de navigation des internautes donne bien lieu aussi à une production, une création de valeur. Elle nourrit le calcul des algorithmes et peut, par exemple, alimenter le profilage des utilisateurs et, entre autres, autoriser des annonces publicitaires ciblées. Cette création de valeur serait le résultat de notre travail selon A. Casilli. Nous pourrions alors travailler sans le savoir et il faudrait réviser le concept traditionnel de travail. Et, pourquoi pas ?, réclamer d’être rémunérés ou réclamer un droit sur les données que nous créons, avoir notre mot à dire sur leur utilisation ou au moins en déduire une couverture sociale. Pourtant il s’agit d’une fausse évidence, et bien d’ un sophisme qu’un détour par les sciences de l’information peut éclairer.

Suzanne Briet a proposé au début des années 50 de considérer qu’une antilope dans un zoo était un document, tandis qu’une antilope en liberté dans la savane ne l’était pas. On peut discuter sa proposition, mais son raisonnement mérite qu’on s’y arrête. Elle voulait montrer par là que le système documentaire constitué par le zoo transformait l’antilope en objet d’observation, pouvant alimenter les connaissances des scientifiques et du public. Pourtant l’antilope du zoo ne travaille pas plus que celle de la savane, mais les zoologues qui l’ont capturée, enfermée, observée, répertoriée, décrite et présentée au public ont, eux, beaucoup travaillé et, par là, créé de la valeur, des connaissances partagées avec le public.

L’antilope dans un zoo qui va être la « mascotte » de ce billet… Image par Katie Chan. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

J’y reviendrai plus loin, mais la comparaison entre l’internaute et l’antilope est ici employée à mon sens complètement à tort, car contrairement à l’animal dans un zoo, l’utilisateur d’une plateforme participe activement à sa propre documentation dans le cadre d’un processus « d’indexation de soi », assimilable en tant que tel à un travail. Cela ruine déjà une bonne partie de l’argumentation de Jean-Michel Salaün, mais je trouve néanmoins intéressant de s’attarder en elle-même sur la métaphore « animalière » à laquelle il a recours. En effet, il ne s’agit pas d’un cas isolé et il est même assez fréquent que les internautes soient comparés à des animaux dans la littérature consacrée au numérique. Cette tendance au « zoomorphisme » mérite d’être questionnée : pourquoi ceux qui s’efforcent de penser le comportement des individus sur Internet éprouvent-ils le besoin d’en passer par la figure de l’animal ?

Le registre de l’animalité est généralement mobilisé pour dénoncer des situations d’exploitation (procédé classique que l’on retrouve déjà chez Hésiode, dans le Roman de Renart ou dans les Fables de la Fontaine), mais il sert aussi implicitement, comme le fait Jean-Michel Salaun dans son billet, à écarter l’hypothèse que l’activité des internautes puisse être assimilée à du travail. Car dans l’imaginaire collectif, il est sous-entendu que, par définition, les animaux ne travaillent pas, même s’ils peuvent être utilisés par des humains pour réaliser des taches (voir en ce sens cet éditorial de la revue Sociologie du travail où l’argument de « l’intentionnalité » est aussi invoqué) :

Pour une partie des sociologues du travail, le concept de travail relève d’une action volontaire et réfléchie. En ce sens, les esclaves, comme les animaux ou les machines, parce qu’ils ne sont pas libres de vendre ou de troquer leur force de travail, encore moins de se soustraire à la volonté de leur maître, ne sauraient à proprement parler « travailler ».

Tout ceci relève pourtant d’une fausse évidence, car s’il est vrai qu’une certaine tradition philosophique (de John Locke à Karl Marx en passant par Adam Smith) a fait du travail le « propre de l’homme », il existe d’autres approches, comme celle d’Hannah Arendt par exemple qui, renouant avec la pensée des grecs anciens, assimile au contraire l’homme au travail à un animal laborans (animal qui travaille), pour mettre en évidence le caractère déshumanisant de ce type d’activités.

Le loup et le chien. Une fable de La Fontaine qui parle de servitude, de liberté… et de travail !

On touche ici à une certaine forme de « malaise dans la pensée » qui révèle l’ambivalence foncière de la notion de « travail », tour à tour envisagée comme un facteur de réalisation de l’humanité ou au contraire comme sa négation. Cette « tension ontologique » apparaît de manière très claire dans le texte de la Constitution de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) adoptée en 1919 à la suite de la Première Guerre mondiale, alors que venait de se révéler l’horreur du processus d’industrialisation appliqué à l’humain comme à une matière première (la « chair à canon »). A la recherche d’une planche de salut à laquelle raccrocher la civilisation, les nations s’étaient alors mutuellement engagées à mettre en place à travers leurs législations un « régime de travail réellement humain » conçu comme une garantie pour le maintien de la « paix universelle et durable ».

Cette expression est assurément belle, mais sa signification reste ambiguë, car si le besoin s’est fait sentir de dire dans ce texte que le travail devait rester «réellement humain», cela signifie bien a contrario qu’il puisse aussi être «inhumain». Or aujourd’hui, on peut se demander si une étape supplémentaire ne devrait pas être franchie pour considérer que le travail puisse aussi être « Non-Humain » (au sens où Bruno Latour ou Philippe Descola emploient cette expression), c’est-à-dire en faire une catégorie susceptible d’être partagée avec d’autres êtres vivants, comme les animaux ? Souhaiter que le travail soit « réellement humain » est en soi parfaitement légitime, mais cela implique-t-il nécessairement que le travail soit « uniquement humain » ?

Les sciences sociales s’intéressent de plus en plus aux relations entre Humains et Non-Humains. Et cette évolution concerne aussi la manière dont les sciences sociales appréhendent le travail.

Le concept de Digital Labor a le mérite de nous replonger en plein cœur de ces débats théoriques, sans doute parce que cette approche pousse la notion de travail dans ses retranchements en l’étendant à des types d’activités inhabituelles. Pour Antonio Cassili, il n’y a par exemple pas de difficulté à considérer qu’une personne portant un bracelet connecté enregistrant son rythme cardiaque pendant son sommeil ou son jogging puisse être considérée comme « au travail », dès lors que ces données sont captées par un intermédiaire à des fins d’exploitation économique. L’élément « intentionnel », mis en avant par Jean-Michel Salaün, disparaît ici complètement de ces activités d’émission de données que certains chercheurs, comme Sébastien Broca, désignent sous le terme de « biotravail » pour souligner justement leur ancrage dans cette vie organique que nous partageons avec les animaux.

Construire le concept de travail comme intrinsèquement lié à une « intentionnalité » revient donc à la fois à en faire un « privilège » pour l’être humain (les animaux étant par définition dénués « d’intention ») et à limiter sévèrement le champ d’application de la notion de Digital Labor. Or cette corrélation n’est pas fortuite et c’est elle que je voudrais questionner dans ce billet, en contestant tour à tour la validité des deux branches de ce raisonnement.

Rats, cochons et fourmis (numériques)

Comme je le disais, Jean-Michel Salaün n’est pas le seul à comparer les internautes à des animaux et il s’agit même d’une figure de style assez courante, dont je voudrais donner quelques exemples avant d’aller plus loin.

Suite au scandale Cambridge Analytica, Giovanni Buttarelli, le contrôleur européen de la protection des données, a ainsi récemment comparé les utilisateurs de Facebook à des « rats de laboratoires » :

Il y a des jours où l’on a l’impression que les gens sont traités comme des animaux élevés en batterie ou des rats de laboratoire. On nous traite comme si nous étions dans des « fermes à données » (data farms). Nous sommes enfermés dans des enclos et chacune de nos actions est surveillée.

La métaphore est d’autant plus pertinente que c’est bien à partir d’un « projet de recherche » conduit par l’universitaire britannique Aleksandr Kogan que les données de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook ont été siphonnées pour être ensuite revendues à la firme Cambridge Analytica. Et l’on sait également que l’entreprise de Mark Zuckerberg, qui développe de vastes programmes de recherche à partir des données collectées, n’a pas hésité par le passé à manipuler le fil d’actualité de centaines de milliers d’utilisateurs pour réaliser une expérience de psychologie sur la « propagation des émotions ». La comparaison a le mérite de frapper les esprits, mais elle évacue aussi d’emblée la catégorie du travail, car le rat de laboratoire est, par définition, un être qui ne travaille pas : c’est au contraire une créature réduite à n’être plus qu’un «outil de travail» utilisé par autrui.

CC0. Source : pxhere.

La métaphore de la ferme et des animaux de batterie apparaissant dans les propos de Buttarelli est aussi employée par Tristan Nitot dans son ouvrage Surveillance et dans les interventions qu’il donne pour sensibiliser le public à la question de la reprise du contrôle des données personnelles. Pour dénoncer le modèle économique de la « fausse gratuité » mis en oeuvre par les services web se finançant grâce au ciblage publicitaire, il compare les internautes à des cochons engraissés par un fermier :

Il y a un adage qui dit : « Si c’est gratuit, c’est vous le produit ». Effectivement ! Donc vous voyez, là c’est une ferme industrielle de cochons, et on ne comprend pas toujours très bien, mais le cochon, je vous le dis tout de suite, le cochon n’est pas le client du fermier. Il y a un moment où il faut revenir sur la base. C’est-à-dire que le cochon, il est nourri gratuitement, il est logé gratuitement, mais aucun de nous, d’ailleurs nous ne sommes pas des cochons, donc on peut avoir une certaine distance vis-à-vis du sujet, nous savons, indéniablement, que le cochon n’est pas le client du fermier. Le client c’est celui qui mange le saucisson. Il y a un parallèle intéressant, d’ailleurs, entre le cochon et nous, utilisateurs du numérique, je n’ai pas dit clients du numérique, mais utilisateurs du numérique, c’est que, finalement, on va peut-être finir en saucissons.

La fameuse diapo de Tristan Nitot, où il compare les internautes à des cochons.

La violence de l’image exclut là encore que l’on puisse parler de travail à propos de ces animaux d’élevage, conduits à la mort par l’éleveur et in fine transformés en produits de consommation. Si la métaphore aide bien à comprendre que l’utilisateur de Facebook n’est pas son « client », elle a aussi pour effet indirect d’interdire de le voir comme un « travailleur de la donnée ».

Le dernier exemple de « zoomorphisme » que je voudrais citer se situe dans un registre un peu différent, et il me paraît même plus intéressant que les deux précédents, car il utilise la figure des animaux non pas uniquement pour dénoncer des formes d’exploitation, mais pour questionner le rapport des internautes au travail. Bernard Stiegler considère en effet que les « traces » que nous laissons sur Internet peuvent être comparées à des « phéromones numériques », à l’image des signaux chimiques que les fourmis laissent au cours de leurs déplacements pour coordonner leurs actions avec celles de leurs congénères par le biais de phénomènes d’intelligence collective (appelée aussi stigmergie, du grec stigma « marque, signe » et ergon « travail, action »).

Cette comparaison est intéressante, parce qu’elle a le mérite de mettre en évidence la dimension intrinsèquement « sociale » et « collective » des données que l’on appelle généralement (et bien à tort) « personnelles ». Par ailleurs, bien qu’ils s’agissent d’animaux et qu’elles soient dépourvues « d’intentionnalité », nous sommes portés à accepter que les fourmis « travaillent », parce qu’elles effectuent des taches spécialisées en se coordonnant pour le bien de la collectivité (renvoyant à la fameuse « division du travail » décrite par Adam Smith).

Pour autant, les fourmis constituent plutôt un repoussoir pour Stiegler qui voit en elles une figure de la « désindividuation » à laquelle nous soumet la « gouvernementalité algorithmique » à l’œuvre sur Internet :

De fait, les connexions individuelles ne cessant de se multiplier, un individu connecté aux réseaux mondiaux, qui est déjà géo-localisé sans le savoir, sur une trame dont les mailles sont variables, émet et reçoit des messages du ou vers le réseau des serveurs où s’enregistre la mémoire du comportement collectif, tout comme la fourmi qui sécrète ses phéromones inscrit son comportement sur le territoire de la fourmilière tout en décodant et sommant, sous forme de gradient, le comportement des autres fourmis. Et, dans la mesure où le système cardino-calendaire intégré conduit les individus à vivre de plus en plus en temps réel et dans le présent, à se désindividuer en perdant leurs mémoires – aussi bien celle du je que celle du nous auquel il appartient -, tout se passe comme si ces agents “cognitifs” que nous sommes encore tendaient à devenir des agents “réactifs”, c’est-à-dire purement adaptatifs – et non plus inventifs, singuliers, capables d’adopter des comportements exceptionnels et en ce sens imprévisibles ou “improbables”, c’est-à-dire radicalement diachroniques, bref : actifs.

Image par Geoff Gallice. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Pour indiquer une porte de sortie désirable, Stiegler ne fait pas retour vers l’être humain, mais oppose à la fourmi un autre insecte social (et tout aussi « travailleur ») : l’abeille, dont il fait le symbole de « l’économie pollen » qu’il voudrait voir advenir :

La valorisation du temps hors production (et la redéfinition de ce que signifie produire), c’est ce qui relève de ce que Yan Moulier Boutang appelle « l’économie pollen ». L’économie contemporaine repose de plus en plus sur une telle « pollinisation ». Le pollen, on le sait bien de nos jours, est ce que les abeilles et autres hyménoptères transportent entre les sexes du règne végétal et qui rend possible la reproduction du vivant dans son ensemble. C’est une telle valeur que produisent les communautés de pairs. Cependant, les systèmes de traçabilité qui se sont installés avec le social engineering ressemblent plus à des fourmilières qu’à des ruches : les internautes qui tracent leurs activités plus ou moins involontairement et inconsciemment sont très comparables à ces fourmis qui émettent des phéromones chimiques et indiquent ainsi et en permanence à toute la fourmilière ce qu’elles font – ce qui permet la régulation de l’ensemble du système et un contrôle quasiment parfait de l’ordre « social » (qui n’a précisément rien de social de ce fait même). La question de l’automatisation est aussi celle-là : abeilles ou fourmis ?

Avec ces trois exemples de métaphore animale, nous avons une bonne illustration des tensions conceptuelles qui peuvent exister à propos du Digital Labor. Dans les deux premiers exemples – celui des rats et des cochons -, la figure animale est mobilisée parce qu’elle permet d’illustrer l’absence de conscience des individus vis-à-vis des mécanismes d’exploitation auxquels les plateformes les soumettent. La comparaison sert à appuyer l’idée que cette situation est tellement violente qu’elle en devient inhumaine et la catégorie du « travail » s’en trouve presque mécaniquement disqualifiée. Chez Stiegler au contraire, on constate un rapport différent à cette question de l’intentionnalité : ni les fourmis, ni les abeilles n’ont en effet conscience des mécanismes auxquelles elles participent, mais cela n’empêche pas pour autant de continuer à penser leur activité – et partant celles des internautes auxquels elles sont comparées – comme des formes de « travail », puisque les hyménoptères sociaux sont assimilés dans l’imaginaire collectif à des « animaux-travailleurs ».

L’abeille, choisie par Napoléon comme un des symboles impériaux pour ses nombreuses significations, dont la référence au travail. On la retrouve aussi dans la célèbre « Fable des Abeilles » de Bernard de Mandeville, en tant que métaphore des hommes au travail dans la société.

Le Digital Labor est-il le propre de l’animal laborans ?

Nous allons retrouver l’abeille, aux côté de l’araignée, chez Karl Marx dans ce passage du Capital où il cherche à établir que le travail est « le propre de l’homme » :

Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

Cette citation est reprise par Sébastien Broca dans un article de la revue Tracés où il critique l’extension trop forte de la notion de Digital Labor en appelant à la circonscrire en recourant au critère de « l’intentionnalité » ou de la « subjectivité » :

Lorsqu’on considère le fait de disséminer incidemment des données comme du travail, on occulte le fait que la catégorie de travail se définit d’abord comme une activité dont le produit est indissociable de la volonté d’un sujet.

On retrouve une approche similaire chez d’autres penseurs éminents du travail, comme le juriste Alain Supiot, qui accorde une place centrale aux représentations dans la définition du travail, en s’appuyant sur les travaux antérieurs de Simone Weil :

« C’est par le travail, écrit-elle, que la raison saisit le monde, et s’empare de l’imagination folle. » Pour Simone Weil, le travail est le point d’articulation entre le caractère illimité de nos représentations mentales et le caractère situé de notre existence physique. C’est dans la rencontre avec l’obstacle extérieur que l’imagination est domestiquée et devient un instrument de la maîtrise et de la transformation de la nature.

Ce détour par la dimension symbolique exclut donc mécaniquement les animaux de la sphère du travail, tout comme il interdirait théoriquement que l’on puisse travailler «par défaut, sans le savoir», comme le dit Jean-Michel Salaün pour contester la pertinence de la notion de Digital Labor.

Il existe pourtant une tout autre manière d’articuler les concepts de travail, d’humanité et d’animalité, que l’on trouve en particulier chez Hannah Arendt dans son ouvrage « Condition de l’homme moderne » (voir ici le chapitre complet relatif au travail).

Son propos consiste justement à tenter de dépasser les contradictions patentes du marxisme s’agissant de la question du travail, présenté dans Le Capital comme le « propre de l’homme » et le moyen privilégié par lequel l’Humanité se réalise, mais qui, paradoxalement, devrait disparaître une fois advenue la société communiste idéale :

L’attitude de Marx à l’égard du travail, c’est-à-dire à l’égard de l’objet central de sa réflexion, a toujours été équivoque. Alors que le travail est une «nécessité éternelle imposée par la nature», la plus humaine et la plus productive des activités, la révolution selon Marx n’a pas pour tâche d’émanciper les classes laborieuses, mais d’émanciper l’homme, de le délivrer du travail ; il faudra que le travail soit aboli pour que le « domaine de la liberté» supplante le «domaine de la nécessité». Car «le domaine de la liberté ne commence que lorsque cesse le travail déterminé par le besoin et l’utilité extérieure», lorsque prend fin la «loi des besoins physiques immédiats ». Des contradictions aussi fondamentales, aussi flagrantes, sont rares chez les écrivains médiocres ; sous la plume des grands auteurs, elles conduisent au centre même de l’œuvre.

Pour Hannah Arendt, la contradiction chez Marx vient du fait que, comme d’autres penseurs avant lui (John Locke, Adam Smith), il ne distingue pas deux types différents d’activités qui se superposent dans l’appréhension moderne du travail, alors que les Anciens les séparaient nettement. Le « travail » ne doit pas être confondu pour Arendt avec « l’oeuvre », qui est le propre de l’homo faber, l’hommeartisan fabriquant des objets durables à partir de ses représentations pour constituer un monde commun. Ce qui doit être appelé « travail » n’a en revanche rien de spécifiquement humain, au point qu’Hannah Arendt assimile l’homme au travail à un animal laborans, et ce non pas comme une métaphore mais au sens propre du terme, en allant même jusqu’à écrire de manière provocatrice :

L’animal laborans n’est, en effet, qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre.

Il en est ainsi parce que chez Arendt, le travail n’est justement pas défini par l’intentionnalité (notion qui renvoie à l’oeuvre), mais par la nécessité d’entretenir sans cesse les cycles de la vie, que nous partageons avec les animaux. Mathieu Cochereau donne un bon résumé de la vision d’Arendt dans ce passage du petit livre qu’il lui a consacré :

Il faut faire la différence entre une activité proprement humaine (l’oeuvre) et une activité qui rattache l’homme à son simple aspect vital. D’ailleurs, Arendt parle d’animal laborans pour qualifier l’homme en tant qu’il utilise sa force pour transformer la nature en quelque chose de consommable. Tel est en effet le but de l’animal laborans : produire les moyens de sa propre survie. C’est pourquoi on peut comparer le travail à un cercle : il est cette activité qui à peine terminée doit toujours recommencer. Une fois que le boulanger a terminé sa journée de labeur il doit tout recommencer le lendemain. La vie se caractérise donc par une itération fondamentale : elle est l’éternel retour du même, cycle sans fin. Alors que l’expression animal rationale (animal raisonnable) est contestable parce que le fait d’utiliser la raison est ce qui nous différencie des animaux, celle d’animal laborans est pleinement justifiée parce que le labeur nous englue dans la vie […] C’est pourquoi Hannah Arendt est fondée à faire du travail la moins spécifiquement humaine des activités.

On pourrait penser que ce cadre d’analyse s’applique aux seules sociétés où les humains doivent encore lutter pour leur survie et que nous avons été délivrés de ces contraintes par le progrès. Mais tout au contraire, Hannah Arendt montre que la période moderne est celle où le travail domine toutes les autres formes d’activités (l’oeuvre de l’homo faber et l’action politique), notamment sous l’effet du passage à la société de consommation qui transforme toute chose en marchandise « consommable » destinée à être remplacée le plus rapidement possible. Bien qu’ancrée dans la philosophie des grecs anciens, la vision d’Hannah Arendt s’avère donc redoutablement pertinente pour penser la situation présente, et notamment le délire de l’obsolescence programmée qui sévit durement dans la sphère numérique. Ses analyses font aussi écho à ce que Bernard Stiegler dénonce lorsqu’il parle de « désindividuation » ou de « prolétarisation » (perte des savoir faire, des savoir vivre et des savoirs théoriques). Je cite à nouveau en ce sens Mathieu Cocherau :

Si le travailleur ne fait que produire des objets destinés à être détruits immédiatement – tendance exacerbée par la naissance et le développement de la société de consommation -, on ne lui demande pas de singulariser ses gestes mais bien plutôt de se fondre dans une société anonyme où chacun n’est personne et est réduit à sa simple force de travail. La société moderne à travers ses avatars que sont le capitalisme ou le totalitarisme repose sur la victoire de l’animal laborans sur toutes les autres dimensions humaines.

Hannah Arendt pense à la fois le totalitarisme et le travail, et il y a bien évidemment un lien entre la « victoire » de l’animal laborans qu’elle analyse et la manière dont le travail a été instrumentalisé dans les camps de la mort par les nazis. C’est d’ailleurs un procédé « zoomorphique » qu’Art Spiegelman utilise dans sa BD Maus pour exprimer ce processus radical d’aliénation qui affecte tant les victimes que leurs bourreaux, représentés respectivement sous la forme de souris et de chats.

Cette grille de lecture est extrêmement précieuse pour nous aider à penser le Digital Labor, car au travers de ce prisme, il n’y a alors plus d’obstacle à qualifier de « travail » des activités exercées sans que l’intentionnalité joue un rôle prépondérant, et on pourrait même dire au contraire que ce sont celles qui sont les plus directement ancrées dans les fonctions basales de l’animal laborans qui méritent davantage l’appellation de « travail », par opposition à ce qui relève du champ de l’oeuvre ou de l’action.

Dans ses analyses du Digital Labor, Antonio Casilli insiste à juste titre sur le fait que ce phénomène s’inscrit dans un long processus historique de parcellisation et d’émiettement du travail, qui atteint son point culminant avec les modes d’exploitation des internautes par les plateformes :

[…] les fruits du digital labor ne sont pas seulement des contenus qui demandent des compétences, des talents, ou des spécialisations particulières. Les traces et les manifestations passives de la présence
en ligne sont d’autant plus monétisables. Le capitalisme numérique profite surtout des tâches non spécialisées et à faible niveau d’implication des usagers. De fait, chaque clic, chaque «j’aime» ou commentaire lapidaire, chaque recommandation est insérée dans des processus de production spécifiques.

Sans doute, une telle conception du travail éjectant « l’intentionnalité » de l’équation peut paraître de prime abord dérangeante, mais cette sensation de malaise découle de l’incapacité à distinguer « oeuvre » et « travail », comme nous y invite Hannah Arendt. Dans « Condition de l’homme moderne« , elle constate aussi une tendance à ce que les « oeuvres » – créations stables destinées à faire exister un « monde commun » entre les hommes – se « dégradent » en un simple « travail » impersonnel :

[…] nous avons changé l’œuvre en travail, nous l’avons brisée en parcelles minuscules jusqu’à ce qu’elle se prête à une division où l’on atteint le dénominateur commun de l’exécution la plus simple […]

Le Digital Labor traduit en réalité une prolongation et une amplification paroxystique de ce mouvement d’appauvrissement des activités humaines. Antonio Casilli montre bien comment les plateformes s’intéressent de moins en moins aux « oeuvres » produites par les internautes pour se concentrer sur le produit de leur « travail », au sens de micro-tâches sans cesse plus « émiettées » au point de ne plus contenir aucune trace de compétence, ni même de conscience du sens « productif » de l’acte accompli :

Dans les années 2000, l’essor du crowdsourcing était accompagné par la promesse de mettre en contact les meilleurs talents avec les meilleurs acteurs du marché. Avec le digital labor, l’accent porte sur l’extraction pure et simple de données de la masse des usagers, non plus seulement des plus spécialisés et qualifiés d’entre eux. Ce régime de production n’a pas besoin de présupposer une compétence ou une formation préalable.

Par ailleurs, en poussant à sa limite extrême ce raisonnement, nous pourrions identifier la forme paradigmatique du digital labor dans l’acte même d’être en ligne. Être connecté à un service suffit, car on peut parler d’extraction d’informations à plus forte raison quand l’entreprise enregistre et analyse les données d’une requête insérée dans un moteur de recherche, une authentification pour accéder à une plateforme, une synchronisation de dispositifs mobiles qui sont tracés en permanence et produisent des informations qui viennent nourrir des bases et calibrer des algorithmes.

L’aboutissement ultime de ce processus réside dans les formes de « biotravail » évoquées en introduction de ce billet, où les données sont directement extraites par des capteurs à partir de processus vitaux comme le sommeil, la course, l’alimentation, etc. Et contrairement à ce que ce soutient Jean-Michel Salaün, il s’agit bien encore de « travail » au sens où c’est l’animal laborans « à l’état pur » qui est ainsi exploité à travers ses cycles corporels. On pourrait même dire que la violence inouïe de l’exploitation à laquelle le capitalisme numérique soumet les individus met ici à nu la vérité du travail en tant qu’activité ne pouvant par définition être « réellement humaine ». Nous atteignons alors un point limite et pour aller plus loin, il faudrait sans doute que les humains soient utilisés, comme dans le film Matrix, en tant que piles électriques destinées à produire du courant pour les machines. On arriverait alors à la toute fin du processus historique d’engloutissement de l’humain par l’animal laborans, mais il y aurait encore lieu de parler de « travail » au sens d’Hannah Arendt.

Reprenons à présent la métaphore de l’antilope au zoo que Jean-Michel Salaün pensait pouvoir utiliser pour disqualifier la notion de Digital Labor :

[…] l’antilope du zoo ne travaille pas plus que celle de la savane […]

Si l’on garde en tête le lien consubstantiel entre travail et animal laborans, nous comprenons que cette métaphore animalière est peut-être le pire argument qui pouvait être choisi pour soutenir une telle position et que dans une perspective « arendtienne », il n’y a en réalité aucune contradiction à affirmer que l’utilisateur « documenté » par un intermédiaire numérique est bien encore « au travail ». Mais je vais aller plus loin, en prenant l’exemple de l’antilope, non pas seulement comme une métaphore de la condition des internautes, mais carrément au pied de la lettre. Car si le travail n’est pas une activité spécifiquement humaine, nous devrions considérer que même une « vraie » antilope dans sa cage travaille, parce qu’il n’y a pas de raison fondamentale – sinon la persistance d’un « préjugé naturaliste »- à admettre qu’un animal puisse « travailler » au sens propre du terme.

Penser le travail des Non-Humains

Contrairement à ce que laisse entendre Jean-Michel Salaün, les sociologues n’adhèrent pas tous de manière unanime à la conception « intentionnaliste » ou « subjectiviste » du travail. Certains seraient même prêts à abandonner le point de vue anthropocentrique pour admettre le concept de « travail animal », en tant que condition nécessaire à la reconnaissance de la dignité des animaux lorsqu’ils sont employés par des humains pour réaliser des taches (chiens d’aveugle, chiens sauveteurs ou policiers, animaux de cirque ou de cinéma, éléphants employés à des travaux de construction, etc.) :

Loin d’être abstraites, les discussions théoriques sur les frontières entre travail libre et aliéné, humain ou non humain, renvoient à des catégorisations ordinaires. Pour les professionnels qui collaborent avec les animaux, que ce soit pour transporter des personnes ou des marchandises, sauver des personnes disparues, accompagner des personnes en situation de vulnérabilité, intervenir dans des dispositifs de défense et de sécurité publique, réaliser des performances scéniques (au cirque, au cinéma ou au zoo) et sportives, il est entendu que les bêtes ont acquis des compétences, qu’elles sont qualifiées, qu’elles connaissent leur métier, en d’autres termes, qu’elles « travaillent ». Certains même vont jusqu’à brouiller les frontières inter-espèces : ces êtres vivants sont pour eux des partenaires à part entière, doués d’une expertise, d’une volonté consentante et d’une subjectivité, dignes d’être écoutés et respectés dans leur besoins, émotions et désirs propres. Le travail reprend alors son sens premier d’activité non servile, socialement distincte de temps considérés comme du non-travail. A contrario, pour certains défenseurs de la cause animale, l’usage des animaux (comme outil ou comme ressource) entre dans un rapport d’exploitation et le mot « travail » est pris dans son sens étymologique de torture, tant des bêtes que des travailleurs qui sont directement chargés de les rendre productives.

Cette manière d’envisager les choses correspond quelque part à l’autre versant logique du concept d’animal laborans. Admettre que le travail n’est pas une activité spécifiquement humaine permet à la fois de penser ce qui peut « déshumaniser » l’humain au travail, mais aussi paradoxalement ce qui pourrait rendre plus dignes certains des rapports qu’entretiennent les humains et les animaux.

C’est en suivant un tel raisonnement que certains vont jusqu’à envisager une « citoyenneté animale », comme le font Sue Donaldson et Will Kimlicka dans leur ouvrage « Zoopolis, une théorie politique du droit des animaux ». Le coeur de l’argumentation de l’ouvrage est résumé comme suit dans cet article de Libération :

Dans le cas des hommes, on dispose de cadres sociaux bien établis pour penser ces droits de façon relationnelle : employeur/employé, parent/enfant, enseignant/élève, etc. Il s’agira dès lors d’«identifier des catégories similaires dans le contexte animal, de décrire avec précision […] les devoirs positifs qui leur correspondent». Et ce, en sachant d’une part que les animaux, même s’ils ne sont pas domestiques (renards, écureuils, cerfs, chauves-souris…) font partie de la société et sont «affectés chaque fois que nous abattons un arbre, que nous obstruons une voie navigable, que nous construisons une route, un lotissement ou une tour», et que, d’autre part, ils entretiennent des relations dont il est aisé de voir qu’elles sont celles qu’il revient à la politique de traiter, à savoir la capacité de suivre des normes, la possibilité d’être autonomes ainsi que les «différentes formes de souveraineté territoriale, de colonisation, de migration, d’appartenance sociale». Il s’agit donc bien de penser une zoopolis, de concevoir une politique des droits des animaux, fondée sur l’idée de communauté citoyenne, où seraient associés droits négatifs universels et droits positifs différenciés, pour les animaux comme pour les hommes.

La proposition énoncée dans ce livre ne consiste pas uniquement à faire des animaux des « sujets de droits », en les dotant par exemple de la personnalité juridique comme certains tribunaux étrangers l’ont déjà admis pour de grands singes. Il s’agit de penser plus largement des statuts différenciés pour les animaux en fonction des types de relations qu’ils entretiennent avec les humains (animaux domestiques, animaux-résidents proches des habitations ou animaux sauvages), comme l’explique la vidéo ci-dessous (à partir de 11.40).

Le projet exposé dans Zoopolis consiste à instituer des « droits des animaux » en prenant pour modèle certaines formes de « droits sociaux » qui ont déjà été instaurés dans le but d’encadrer des relations déséquilibrées de pouvoir entre humains. Le droit régule ainsi les relations entre parents et enfants par le Code civil, entre enseignants et élèves par le Code de l’éducation et entre employeurs et employés par le Code du travail. Ces systèmes juridiques de protection des « subordonnés » offrent un paradigme pour penser des relations renouvelées entre Humains et Non-Humains.

Il ne s’agit cependant pas de légitimer par là l’exploitation animale et ces droit des animaux pourraient aussi bien sûr inclure un droit fondamental « à ne pas travailler », c’est-à-dire à ne pas être exploité à des fins économiques. On a pu en voir une manifestation la semaine dernière, avec la revendication de l’interdiction des animaux dans les cirques. Ce n’est pas d’ailleurs sans rappeler l’interdiction au XIXème siècle du travail des enfants qui constitua l’acte fondateur du droit social.

On voit donc qu’il est possible dans cette perspective de concevoir un travail animal, tout en se donnant les moyens d’en penser les nécessaires limites, tout comme c’est le cas pour le travail humain. Mais on peut aller encore plus loin, car il n’y a pas de raison de s’arrêter en si bon chemin et de réserver la notion de travail aux seuls animaux parmi les Non-Humains.

Jean-Michel Salaün poursuit en effet son argumentation contre la notion de Digital Labor en faisant valoir que la Nature étudiée par des scientifiques par le biais de données captées ne « travaille pas », toujours dans l’intention de faire un parallèle avec la condition des internautes :

Si on élargit le raisonnement au domaine de la science, tous les académiques admettront facilement que le réel ne travaille pas lorsqu’ils en dégagent des données pour alimenter leurs modèles et analyses, même les sociologues ou les anthropologues dont l’objet d’observation est constitué d’individus. Ce sont les chercheurs qui créent la valeur en recueillant les données, en les traitant et en partageant les résultats de leurs analyses en publiant des articles scientifiques et celle-ci est encore accrue par les systèmes documentaires qui permettent d’accéder aux résultats de leurs observations, d’en assurer la pérennité et de les faire circuler. Le même raisonnement peut être élargi encore à tous les producteurs d’information.

De la même façon, les opérateurs des plateformes et leurs partenaires qui nous proposent des réseaux sociaux et nous y enferment, nous observent en, notamment, analysant les traces que nous y laissons. Ces traces alimentent leur système documentaire qui calcule par leurs algorithmes des profils ou d’autres représentations, donnant l’occasion de monétiser une économie de l’attention. Dans ce processus nous, les internautes, ne travaillons pas plus que l’antilope du zoo. Bien plus encore, les opportunités de calcul des ordinateurs et de transmission des réseaux ont conduit à multiplier les capteurs. Certains animaux de la savane en portent, comme des plantes, des minéraux, des machines pour mesurer divers phénomènes. Tous ces éléments produisent des données, ils ne travaillent pas pour autant.

Or cette vision paraît bien courte et en cherchant à s’accrocher à tout prix à ce critère si commode de l’intentionnalité, elle fait l’impasse sur certains des développements les plus intéressants des sciences sociales qui cherchent à repenser sous un nouveau jour la question des relations entre Humains et Non-Humains, notamment dans le champ de l’épistémologie. C’est en particulier le cas de la théorie de l’acteur-réseau développée par Bruno Latour pour penser la production des connaissances non comme un rapport entre un sujet humain actif et des « objets naturels » passifs, mais comme des relations entre des collectifs « d’agents » Humains et Non-humains tous dotés d’une certaine « puissance d’agir ». Dans cette perspective renouvelée, c’est simplement un « préjugé naturaliste » (la croyance en une coupure radicale entre Nature et Culture) qui nous fait voir, à l’image de Jean-Michel Salaün, les chercheurs comme seuls « au travail » face à une Nature livrant passivement ses données.

Parmi les chercheurs cherchant à se débarrasser de ce préjugé « naturaliste » pour penser « l’agentivité » dans les réseaux d’acteurs Humains et Non-Humains, on peut citer au premier chef Anna Tsing, dont l’ouvrage « Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme » offre un exemple particulièrement convaincant de la fécondité de ces nouvelles approches. Or les premières pages de son livre contiennent justement une remise en question assez radicale de l’idée selon laquelle que les Non-Humains « ne travaillent pas » :

Fabriquer des mondes n’est pas réservé aux humains. Nous savons que les castors modifient le courant des rivières quand ils construisent des barrages, des canaux et des gîtes. Et, plus généralement, il appartient à tous les organismes d’aménager des habitats viables sans que soient au passage altérés la terre, l’air et l’eau. En outre, sans cette capacité de réappropriation et de réagencement, les espèces disparaîtraient. Ce faisant, chaque organisme a le pouvoir de changer le monde des autres. Des bactéries sont à la base de l’oxygène présent dans notre atmosphère et des plantes participent à son maintien. Des plantes poussent dans la terre parce que des champignons l’enrichissent grâce à leur faculté à digérer des pierres. Comme le suggèrent ces exemples, différents mondes, au cours même de leur développement, peuvent se chevaucher, ôtant l’idée d’un privilège d’une seule et même espèce.

On voit combien cette vision est éloignée de celle de Marx citée plus haut qui cherchait faire du travail « le propre de l’homme » en instrumentalisant à cette fin le critère de « l’intentionnalité » (Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles). Chez Anna Tsing, c’est bien seulement « l’agentivité » qui est prise en compte, ce qui permet dans l’absolu de ne pas réserver la catégorie du « travail » aux seuls Humains. Cette vision est en définitive proche de la conception du travail chez Hanna Arendt, pour qui cette activité revient essentiellement à « métaboliser l’environnement », ce que font aussi bien les humains que les animaux, mais aussi les végétaux. Anna Tsing va même (beaucoup) plus loin qu’Hannah Arendt, car chez elle c’est jusqu’à l’oeuvre, en tant que capacité à fabriquer des mondes habitables, qui cesse d’être l’apanage des seuls Humains.

Tout ceci a des implications juridiques et politiques qui vont à mon sens plus loin encore que les propositions de « citoyenneté animale » de Donaldson et Kymlicka. On commence en effet à voir des écosystèmes entiers reconnus comme des personnes juridiques, dotées de droits ressemblant à des droits sociaux. C’est le cas depuis l’an dernier pour le Gange et la rivière Yamuna en Inde ; pour la rivière Wanganui et le Mont Taranaki en Nouvelle Zélande ; pour le fleuve Atrato et la forêt amazonienne en Colombie. Or ce sont les mécanismes débridés d’exploitation économique auxquels sont soumis ces milieux naturels qui provoquent en retour le besoin de les protéger en leur attribuant la personnalité juridique. On pourrait donc dire qu’après avoir été « mis au travail » pendant des siècles par les humains, le droit intervient à présent pour « civiliser » les relations avec les Non-Humains, tout comme le droit du travail s’est interposé entre employés et travailleurs pour protéger leurs droits fondamentaux et leur dignité.

On pourra trouver cette comparaison forcée, mais elle a au contraire un sens très profond. Dans son ouvrage La Grande Transformation, l’historien hongrois Karl Polanyi montre comment l’avènement du capitalisme n’a pu survenir au tournant du 19ème siècle qu’en transformant la Terre, le Travail et la Monnaie en « marchandises fictives » pour que le marché puisse se désencastrer du contrôle de la société et devenir un système « auto-régulé » :

L’étape ultime pour que se forme une société de marché cohérente et généralisée, est que toutes les marchandises doivent être soumises à la logique marchande, et en particulier l’activité humaine (le travail), la nature (la terre) et la monnaie. Ces biens ne sont pas des marchandises car ils n’ont pas été produits, ou ne l’ont pas été pour être commercialisés. Pourtant, le marché leur accorde un prix (le salaire pour le travail, la rente pour la terre et le taux d’intérêt pour la monnaie) comme aux autres marchandises. Karl Polanyi parle alors de quasi-marchandises ou marchandises fictives . Les relations sociales (travail), politiques (monnaies) et écologiques (terre) sont alors englobées dans l’économie de marché.

Il existe donc un lien consubstantiel entre la marchandisation du Travail et la marchandisation de la Nature, et il n’est donc pas très étonnant que certains en arrivent à penser que la Nature « puisse travailler », tout comme on voit des mécanismes ressemblant à des formes de « protection sociale » se mettre en place pour donner à des écosystèmes les moyens juridiques de se défendre face à la prédation économique grâce à de nouveaux « agencements » entre Humains et Non-humains.

Si les animaux travaillent, si les écosystèmes travaillent, alors il faut nous demander si la notion de « travail réellement humain » de la Constitution de l’OIT a encore un sens. Ne faut-il pas lui préférer la traduction anglaise de decent work (travail décent) qui a le mérite de ne pas porter la marque du « préjugé naturaliste », en pouvant s’appliquer aussi bien aux Humains qu’aux Non-humains ? Ce serait un moyen de donner un « supplément d’âme » au texte de 1919, en l’enracinant dans la justice environnementale en plus de la justice sociale (les deux étant indéfectiblement liées).

Sciences sociales, démarche critique et émancipation

Le lecteur qui aura eu le courage d’arriver jusqu’ici aura donc compris à quel point je suis en désaccord avec le point de vue de Jean-Michel Salaün et combien je pense qu’il manque sa cible en croyant pouvoir utiliser cet exemple de l’antilope dans un zoo contre la notion de Digital Labor. A vrai dire, mon désaccord est encore plus profond, car il touche à la vision que l’on peut se faire de la fonction même des sciences sociales à l’époque où nous vivons.

Le principal intérêt de la notion de Digital Labor réside son potentiel « critique » et dans sa capacité à faire apparaître des situations d’exploitation et de domination auxquels les plateformes soumettent leurs utilisateurs. Or c’est un ressort à part entière de ces nouvelles formes d’exploitation de mobiliser de la « violence symbolique » (au sens où Bourdieu entendait cette notion) dans le but de faire participer les dominés à leur propre soumission. L’invisibilisation du travail effectué par les internautes sur les plateformes constitue de ce point de vue un des principaux moyens pour elles de maintenir les individus hors de possibilité de revendiquer un changement dans leur condition et le respect de leurs droits fondamentaux. Si nous travaillons en ligne « par défaut, fortuitement sans le savoir », c’est parce que tout est fait pour que nous le sachions pas. Dès lors, construire la catégorie du travail sur « l’intentionnalité des individus » ou sur « l’action volontaire et réfléchie » est éminemment problématique, car cela revient à incorporer dans la notion même de travail cette violence symbolique que les plateformes exercent, en contribuant par là à renforcer son efficacité.

Une dernière métaphore animalière pour clore ce billet : ne pas parler de Digital Labor, ne pas voir le Digital Labor, ne pas écouter ceux qui parlent de Digital Labor. Voilà le secret du bonheur pour les sciences sociales ! ;-)

Par leur activité sur les plateformes, les individus sont pris dans de nouvelles formes de « rapports de production » constituant l’infrastructure économique de notre temps, et comme ce fut le cas à chaque époque, une superstructure symbolique s’est mise en place qui constitue le reflet de ce sous-bassement et empêche dans le même temps les individus de prendre clairement conscience des rapports de domination auxquels ils sont soumis. Nous sommes pourtant à un tournant historique décisif où le modèle « fordo-kéneysien » du siècle dernier croule de toute part, appelant une large mobilisation collective pour réussir à arracher au capitalisme numérique un nouveau compromis social, comme il a été possible de le faire après la Seconde Guerre mondiale avec le capitalisme industriel. Dans ces circonstances, la notion de Digital Labor à un rôle important à jouer, en tant que moyen d’identifier et de dénoncer des situations d’exploitation, mais aussi comme point d’appui politique pour négocier de nouveaux droits vis-à-vis des géants du numérique et des États.

De ce point de vue, aucune science sociale ne peut se dire « neutre » et tous les chercheurs sont confrontés à une alternative : consolider la superstructure et se faire, consciemment ou non, les agents de sa violence symbolique ou embrasser la démarche critique en œuvrant à contre-courant dans le sens de l’émancipation. Ce débat est devenu classique en économie où « l’école hétérodoxe » doit lutter pied à pied pour faire entendre sa voix face à un champ disciplinaire largement contrôlé par des économistes « orthodoxes » cherchant à s’arroger le monopole de la scientificité et à disqualifier les dissidences. Il n’y a pas de raison que les sciences de l’information échappent à ce type de conflits et les débats autour de la notion de Digital Labor constituent une bonne illustration de ces antagonismes.

A chacun de choisir le rôle qu’il veut jouer et de prendre ses responsabilités…