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Tout ce que vous pensiez qu’il est interdit de faire en bibliothèque… mais qui en réalité est permis !

dimanche 15 novembre 2015 à 22:26

J’ai eu l’occasion d’intervenir récemment devant des collègues du SCD de Lyon I pour une formation sur l’application du droit d’auteur en bibliothèque. Mais on m’avait demandé d’aborder le sujet d’une manière originale, en insistant pour une fois davantage sur ce qu’il est permis de faire plutôt que sur ce qui est interdit.

« Tout ce que vous pensez qu’il est interdit de faire en bibliothèque en raison de la propriété intellectuelle… mais qui en réalité est permis ! »  : voilà la thématique que je devais traiter et il m’a rapidement semblé que la meilleure manière de le faire était de réaliser une carte heuristique répertorier et classer les usages autorisés des oeuvres en bibliothèque (cliquez sur l’image ci-dessous pour accéder à cette carte).

carte

Les différents types d’usages sont inventoriés à partir de la liste suivante :

A chaque usage est associée une pastille de couleur indiquant si la bibliothèque dispose d’une autorisation (et sur la base de quel fondement juridique) :

légende

La pastille est verte pour les usage couverts par une exception ou une limitation au droit d’auteur, ce qui dispense la bibliothèque d’avoir à demander une autorisation préalable aux titulaires de droits. J’ai indiqué en jaune les hypothèses où ont été mis en place des systèmes de licences légales ou de gestion collective obligatoire qui facilitent les usages, généralement en faisant intervenir une société de gestion collective. Enfin, la couleur rouge signale les cas les plus contraignants où  la bibliothèque va devoir recueillir le consentement du ou des titulaires de droits et le formaliser par le biais d’un contrat.

J’ai ajouté également une catégorie « zone grise », signalée par une pastille bleue, pour les usages qui sont manifestement illégaux, mais pour lesquels une forme de tolérance de fait s’est installée, les ayants droit n’attaquant pas les bibliothèques en justice (on pense par exemple au prêt de CDs qui n’est couvert par aucun mécanisme légal, mais il existe un certain nombres d’autres hypothèses similaires).

Un symbole « dollars ($) » signale par ailleurs si les usages font  l’objet, d’une manière ou d’une autre, d’une rémunération ou d’une compensation financière versée aux titulaires de droits.

Au final, cet exercice s’est avéré particulièrement intéressant. On constate par exemple que c’est dans le champ de la reproduction que les bibliothèques disposent des marges de manoeuvre les plus étendues, du fait qu’elles bénéficient d’un nombre relativement important d’exceptions au droit d’auteur introduites par le législateur. Pour ce qui concerne le prêt d’oeuvres, les possibilités sont bien plus réduites, car la licence légale instaurée en 2003 se limite au seul domaine du livre papier et ne couvre pas les autres types de supports. Pour tous les autres types d’oeuvres les bibliothèques sont tributaires de la mise en place d’autorisations contractuelles, qui font encore parfois défaut. La diffusion des oeuvres est clairement le secteur dans lequel les marges de manoeuvre sont les plus réduites et la situation est encore plus fermée pour tout ce qui touche au numérique et à Internet.

J’ai ajouté des liens hypertexte pour renvoyer au bout de chaque branche de la carte vers des textes de référence. Si vous pensez à des hypothèses que je n’ai pas envisagées, n’hésitez pas à me les signaler en commentaire à ce billet et je les ajouterai dans la carte. J’ai placé ce document sous licence Creative Commons BY et il est donc librement téléchargeable, rediffusable et modifiable par ceux qui le souhaiteraient.

PS : la formation a été filmée et j’ajouterai à ce billet la vidéo lorsqu’elle sera disponible.


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels Tagged: Bibliothèques, droit d'auteur, exceptions, licence légale, Propriété intellectuelle

Trois ans après la mort d’Aaron Swartz, où en sommes-nous ?

dimanche 1 novembre 2015 à 22:31

Vendredi dernier, j’ai eu le grand plaisir d’intervenir dans le cadre du Festival des Libertés, organisé à Bruxelles. L’association Bruxelles Laïque m’a demandé de faire une présentation à la suite de la projection du documentaire « The Internet’s Own Boy » consacré à la vie et à la mort de l’activiste Aaron Swartz.

Près de trois ans après cette disparition tragique, cette conférence m’a donné l’occasion de faire un point sur les grands sujets en lien avec la trajectoire d’Aaron Swartz : l’évolution des lois sur les crimes informatiques, l’accès aux articles scientifiques et aux textes de loi, la réforme du droit d’auteur et la progression de nouvelles menaces pour les libertés sur Internet.

Voici ci-dessous le support que j’ai utilisé (sous licence Creative Commons BY) qui revient en détail sur ces thématiques :

En fin de semaine dernière, un événement s’est produit qui a montré que le combat d’Aaron Swartz pour la diffusion de la connaissance gardait toute son acuité. La Renaissance Society of America s’est vue signifier par la société américaine ProQuest que l’accès à la base Early English Books Online (EEBO) lui serait coupé au 31 octobre. Proquest se plaignait visiblement de la trop forte utilisation de la base par les membres de la société, au point d’envisager en couper l’accès. Pour mémoire, la base EEBO est constituée de reproductions d’ouvrages anciens, issues des collections de bibliothèques-partenaires avec qui ProQuest conclut des contrats de numérisation avec clause d’exclusivité.

Ce comportement a soulevé une vague de protestations chez les chercheurs, qui a rapidement dépassé la Renaissance Society of America pour exploser sur Twitter, où de nombreux universitaires ont dénoncé ces pratiques en utilisant le hashtag #ProQuestGate. L’une d’entre eux, Jessica Ottis (@jotis13) , a même appelé à lancer une action FrEEBO (« Free English Ebooks Online ») en mettant en ligne les scans téléchargés à partir des bibliothèques afin de « libérer » cette base.

Nombreux sont ceux qui ont fait le lien entre cette proposition et ce qu’avait fait Aaron Swartz à propos de la base JSTOR, en téléchargeant massivement son contenu depuis la bibliothèque du MIT ; action pour laquelle il avait été poursuivi avec acharnement par le FBI et la justice fédérale jusqu’à le pousser au suicide. Pour sortir de cette spirale, John Overholt, un bibliothécaire américain, propose de son côté que les livres constituant la base EEBO soient numérisés à nouveau par les bibliothèques publiques pour être mis en ligne en accès gratuit pour tous. Il appelle à un sursaut collectif pour que ce projet soit mené de manière collaborative.

Face au tollé soulevé par son comportement, ProQuest a finalement choisi de battre en retraite en annonçant que la Renaissance Society of America pourrait conserver son accès à la base. La compagnie essaie de faire croire qu’un simple « malentendu » expliquerait toute cette affaire, sans parvenir à convaincre grand monde. Son recul calmera sans doute un temps les critiques, mais il laisse entier la question du modèle délétère sur lequel repose son activité.

Rappelons que la BnF a choisi en janvier 2013 – juste après la mort d’Aaron Swartz – de faire affaire avec la société ProQuest  pour la numérisation de collections de livres anciens, en lui accordant une exclusivité de 10 ans, malgré les protestions de nombreuses associations lui reprochant de porter atteinte au domaine public et aux droits du public.

Plus grave encore, la loi Valter qui va transposer en France la nouvelle directive sur la réutilisation des informations publiques, s’apprête à graver dans le marbre la possibilité pour les établissements culturels de numériser leurs collections dans le cadre de partenariats public-privé, en octroyant des exclusivités pouvant aller jusqu’à 15 années.

Autant dire que l’enclosure et la privatisation de la connaissance dénoncées par Aaron Swartz ont hélas encore de beaux jours devant elles, mais cela ne fait que renforcer l’importance de garder à l’esprit les combats qu’il a menés.

 

 

 


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Comment l’affaire Google Books se termine en victoire pour le Text Mining

mercredi 21 octobre 2015 à 10:29

Google a lancé son projet géant de numérisation des livres en 2004 et dès l’année suivante, un ensemble d’auteurs et d’éditeurs ont attaqué le moteur de recherche devant les tribunaux pour violation du droit d’auteur. Le procès Google Books est certainement l’un des plus importants de ce  début du 21ème siècle, car il va redéfinir profondément les équilibres en matière d’adaptation du droit d’auteur à l’environnement numérique. Dix ans après le début de l’affaire, une Cour d’appel américaine a finalement donné raison à Google en lui reconnaissant la semaine dernière le bénéfice du fair use (usage équitable). Elle confirme la décision rendue en  2013 par le juge Denny Chin et elle pourrait bien marquer le point final de la procédure, même si les auteurs encore en litige face à Google agitent à présent la menace de saisir la Cour suprême.

J’ai déjà beaucoup écrit sur S.I.Lex à propos de cette affaire Google Books (peut-être plus d’ailleurs que sur aucun autre sujet…) en m’efforçant de couvrir ses différentes phases, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Ce qui me frappe à la lecture de ce nouveau jugement, c’est le déplacement graduel des enjeux sous-jacents qui s’est opéré au fil du temps. En 2005, la question principale portait sur la réutilisation de contenus protégés (la numérisation, puis la revente de livres) ; aujourd’hui, le vrai problème concerne les données contenues dans les ouvrages et l’usage qui peut en être fait. Le procès Google Books rejoint finalement la problématique du Text et Data Mining (fouille de textes et de données), dont on parle aussi beaucoup en ce moment au niveau européen et en France.

La décision Google Books va constituer un formidable vecteur pour les pratiques d’exploration de textes. Mais ces marges de manoeuvre ne seront ouvertes qu’aux Etats-Unis seulement, en creusant au passage encore plus l’écart avec l’Europe en la matière…

Le glissement des contenus aux données

C’est essentiellement à partir de cette question de l’usage des données contenues dans les livres que les juges d’appel ont accordé le bénéfice du fair use à Google, en considérant que le service qu’il offrait à ses utilisateurs était susceptible d’apporter un bénéfice à la société en termes d’accès à la connaissance, justifiant que l’on écarte l’application des droits exclusifs des auteurs.

Mais ce faisant, ce jugement a conjuré une des grandes craintes que l’on pouvait avoir à propos de cette affaire Google Books : il n’a pas accordé une sorte de privilège exclusif sur cette activité au moteur de recherche, bien au contraire. La firme de Mountain View ne sera en effet pas la seule dorénavant aux Etats-Unis à pouvoir numériser des livres protégés pour fournir des services de recherche et de d’exploration de données. Grâce au fair use, cette même faculté a été ouverte à tous ses concurrents commerciaux, aussi bien qu’aux bibliothèques publiques et aux chercheurs académiques. L’issue de l’affaire Google Books va donc créer aux Etats-Unis un véritable écosystème ouvert en faveur de l’exploration de textes, qui libérera le potentiel offert par ces nouvelles technologies d’analyse computationnelle, sans en réserver les bénéfices à un seul acteur.

La situation outre-Atlantique offre un contraste saisissant avec l’Union européenne, où mis à part l’Angleterre qui a introduit en 2014 une exception en faveur du Text Mining à des fins de recherche, le reste de la zone se débat encore avec la difficulté à réformer le cadre du droit d’auteur. C’est particulièrement vrai pour la France, où la conception « propriétariste » étroite du droit d’auteur qui constitue l’idéologie dominante bloque pour l’instant toute possibilité d’évolution dans le sens des usages.

L’intérêt du public avant tout

L’un des aspects les plus intéressants de cette décision d’appel, c’est d’avoir offert aux trois juges qui composaient le tribunal l’opportunité de rappeler la philosophie générale de la loi sur le droit d’auteur aux Etats-Unis. Ils expliquent notamment que le monopole temporaire reconnu légalement aux auteurs n’a été instauré que pour servir une cause plus élevée de diffusion de la connaissance dans un but d’intérêt général :

Le but ultime du droit d’auteur est de favoriser la progression du savoir et de la connaissance, ce que le droit d’auteur s’efforce d’atteindre en donnant aux créateurs potentiels un droit exclusif de contrôle sur les copies de leurs oeuvres, leur offrant par là une incitation à créer des oeuvres enrichissantes intellectuellement à destination du public […] Ainsi, si les auteurs sont sans aucun doute des bénéficiaires importants du droit d’auteur, le bénéficiaire ultime doit être le public et c’est pour favoriser l’accès du public à la connaissance que des récompenses sont accordées aux auteurs.

La Constitution américaine formulait déjà de tels principes, en affirmant que le droit d’auteur existe pour « favoriser le Progrès de la Science », mais jamais encore la jurisprudence n’avait eu l’occasion de dire aussi nettement que le copyright constitue en réalité avant tout un droit du public.

L’exploration de textes au regard de l’usage équitable

Sur la base de telles prémisses, la Cour d’appel s’est donc logiquement tournée vers une appréciation des buts poursuivis par Google dans son projet et de l’utilité sociale procurée par les services mis à disposition du public. Contrairement aux juges français lorsqu’ils ont été saisis de la même affaire lors du procès Google/La Martinière, les trois juges américains ne se sont pas arrêtés au fait que Google a effectué des copies d’oeuvres protégées ; ils ont aussi cherché à savoir pourquoi il avait opéré ces reproductions.

Dans l’état actuel des choses, Google Books propose essentiellement une fonctionnalité de recherche en plein texte au coeur des livres numérisés, indiquant à l’utilisateur la localisation des occurrences des termes recherchés, ainsi que la visualisation de trois brefs extraits (snippets) et non de l’intégralité des ouvrages. Google propose aussi un service d’exploration de textes (Google Ngram Viewer), permettant de visualiser sous forme de graphiques l’évolution des occurrences d’un terme au fil du temps sur l’ensemble des livres numérisés (ou au choix des sous-ensembles ciblés du corpus).

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Visualisation de résultats dans Google Ngram Viewer.

Pour les juges, résoudre l’affaire a consisté à déterminer si ces usages était bien « transformatifs » (un des quatre critères du fair use) ou s’ils constituaient au contraire pour l’utilisateur un « substitut » aux livres originaux. La réponse à cette question a été que les fonctionnalités de recherche et de fouille de textes présentent en elles-mêmes un caractère « hautement transformatif » :

Le but de Google en copiant les livres originaux protégés est de rendre disponible des informations pertinentes à propos de ces livres, permettant à un chercheur d’identifier ceux contenant un mot ou une expression l’intéressant, tout comme ceux n’incluant pas une telle référence. De plus, avec l’outil Ngrams, Google autorise les lecteurs à connaître la fréquence des usages de mots sélectionnés dans le corpus global des livres publiés à différentes périodes historiques. Nous n’avons aucun doute que le but de ces copies correspond au type de but transformatif décrit [dans la jurisprudence sur le fair use].

La question de l’offre de substituts aux livres originaux se posait particulièrement à propos des entrefilets (snippets) affichés par Google en regard des réponses aux requêtes. Mais là encore, les juges admettent sans difficulté leur caractère « transformatif » quand bien même le texte d’origine est présenté à l’utilisateur :

La séparation des pages en courts entrefilets opérée par Google est conçue pour montrer au chercheur une portion suffisante du contexte dans lequel apparaît le terme recherché pour l’aider à évaluer si le livre correspond bien à ses centres d’intérêt (sans révéler suffisamment de contenus pour menacer les intérêts légitimes de l’auteur). Dès lors, les entrefilets contribuent de manière importante au caractère hautement transformatif de l’objectif consistant à identifier des livres correspondants aux centres d’intérêt du chercheur.

Entrefilets (snippets) affichés par Google en fonction d’une requête.

On notera aussi que le fait que Google soit une société commerciale n’a pas été retenu comme un critère pertinent pour écarter le bénéfice du fair use, et ce pour deux raisons : 1) Google ne vend plus de livres protégés sans accord explicite des titulaires de droits, ni n’affiche de publicité dans l’interface même de Google Books, 2) de nombreux usages d’oeuvres protégées couverts par le fair use comme la citation, la critique, le commentaire ou la parodie peuvent tout à fait être réalisés dans un but de profit.

Un droit à l’extraction automatisée des informations

Lorsqu’on lit un livre papier, l’esprit humain est capable d’en extraire les informations pertinentes et c’est de cette manière que s’opère la transmission du savoir que favorise la lecture. Les partisans du Text et Data Mining estiment que ce « Droit de Lire » doit être reconduit dans l’environnement numérique en permettant l’extraction automatisée d’informations à partir de reproductions d’oeuvres, sans interférence du droit d’auteur qui n’a pas à entraver ce type d’usages (voir la déclaration de La Haye et la campagne « The Right To Read Is The Right To Mine »).

C’est exactement ce qu’ont consacré les trois juges d’appel en rappelant que le droit d’auteur sur une oeuvre protégée ne s’applique pas aux informations sous-jacentes qu’elle peut contenir. Le passage ci-dessous est lumineux de ce point de vue :

La faculté d’un entrefilet à satisfaire le besoin d’un chercheur pour un livre protégé donné découle du fait que l’entrefilet contient un fait historique que le chercheur a besoin de vérifier. Par exemple, un étudiant écrivant un travail sur Franklin D. Roosevelt peut avoir besoin de connaître l’année où Roosevlet a été frappé par la polio. En tapant « Roosevelt Polio » dans Google Books, l’étudiant sera conduit (parmi de nombreuses autres sources) vers un entrefilet correspondant à la page 31 du livre « The Making of Franklin D. Roosevelt » écrit par Richard Thayer Goldberg (1981), expliquant que cette attaque de polio est survenue en 1921. Cela répondra au besoin du chercheur, éliminant certes au passage tout besoin d’acheter ce livre ou de l’obtenir par le biais d’une bibliothèque. Mais ce que le chercheur a obtenu par le biais de l’entrefilet est un fait historique. Le droit d’auteur de Goldberg ne s’étend pas aux faits communiqués à travers son livre. Ils ne protègent que la manière dont l’auteur les a exprimés.

Dès lors les informations – même « encapsulées » dans les livres – doivent rester disponibles. Cela allait de soi à propos de l’opération de lecture individuelle, qui est toujours restée un acte entièrement libre et les juges américains n’ont fait que reconduire cette liberté fondamentale à propos de la lecture automatisée. La différence fondamentale est qu’ils admettent ici l’extraction d’informations y compris s’il est nécessaire de réaliser une reproduction intermédiaire pour l’effectuer.

Un horizon qui s’ouvre pour l’exploration de textes… aux Etats-Unis !

Les acquis de cette décision Google Books vont profiter par ricochet à toutes les bibliothèques partenaires ayant reçu des doubles des copies numériques des ouvrages. On a ici confirmation qu’elles peuvent offrir à leur public des services de recherche et de fouille de données à partir de ces corpus. Ce sera notamment le cas pour le grand entrepôt numérique Hathi Trust, né d’un regroupement d’institutions publiques partenaires de Google, qui a aussi été vainement attaqué en justice par des auteurs américains lui contestant la possibilité d’utiliser ces reproductions.

Plus largement, tous les chercheurs aux Etats-Unis se verront désormais ouvrir des possibilités considérables en matière de Text et Data Mining. En vertu de ce jugement, ils pourront en effet :

  1. Numériser des ensembles très larges de contenus protégés par le droit d’auteur dès lors qu’ils sont accessibles à partir d’une source licite ;
  2. Conserver ces corpus sans limite dans le temps et sans obligation de les détruire une fois utilisés ;
  3. Les transmettre à des tiers, comme l’a fait Google avec ses bibliothèques partenaires, les mutualiser au sein d’entrepôts partagés comme le fait Hathi Trust ;
  4. Développer des fonctionnalités d’indexation et de recherche au sein de ces ensembles ;
  5. Effectuer des analyses computationnelles, en soumettant ces contenus à des traitements opérés par des algorithmes ;
  6. Afficher des extraits des contenus – limités à de courts entrefilets pour ne pas constituer un substitut au texte original – , affiché en regard des résultats de recherche pour les contextualiser ;
  7. Et le tout, même si le projet de recherche possède une dimension commerciale, du moment que les contenus en eux-mêmes ne sont pas revendus !

Avec cette jurisprudence Google Books, les États-Unis viennent donc d’ouvrir à leurs chercheurs un champ immense pour pratiquer le Text Mining, leur conférant un avantage significatif sur leurs homologues européens, même par rapport à l’Angleterre où l’exception introduite l’an dernier est beaucoup moins souple que cette application du fair use américain.

Pendant ce temps, en France…

J’avais déjà analysé dans S.I.Lex une étude récente ayant montré que dans les pays dotés d’une exception dédiée ou d’un système de fair use, les recherches s’appuyant sur le Text et Data Mining étaient en moyenne trois fois plus nombreuses que dans les autres.

Trois fois plus de recherches utilisant le TDM dans les pays de fair use…

La France de son côté – comme souvent hélas pour tous les sujets impliquant le droit d’auteur – fait pâle figure. La loi numérique préparée actuellement par Axelle Lemaire contenait bien à l’origine une exception (limitée) en faveur de l’exploration de textes et de données, mais cette disposition a sauté au fil des pressions exercées par les éditeurs. La question est revenue sur le tapis à l’occasion de la consultation ligne sur le texte qui s’est achevée la semaine dernière. Mais il n’est pas assuré que le gouvernement trouve le courage politique de réintroduire cette exception dans le texte qu’il présentera au Parlement… Le projet ReLIRE à propos des livres indisponibles, que l’on présente souvent abusivement comme la réplique française à Google Books est lui-aussi en complet décalage, puisqu’il n’a consisté qu’à mettre en place une grosse librairie numérique, sans se préoccuper des enjeux pourtant essentiels liés au Text Mining.

Le problème qui affecte la France est en réalité très profond. Là où la justice américaine est capable de dire que le droit d’auteur est avant tout un droit du public, nous restons paralysés par une vision « propriétariste » étriquée, qui rend imperméable les juges à la prise en compte de l’intérêt général. Les vieilles notions figurant dans le Code (la reproduction, la représentation, la courte citation et en général, notre conception étroite des exceptions) sont bien trop pauvres pour appréhender la complexité mouvante des réalités numériques par rapport à l’adaptabilité dont fait preuve le fair use.

Mais le droit n’est pas le seul en cause et les œillères idéologiques jouent aussi un rôle puissant. Lorsque le CSPLA – organe rattaché au Ministère de la Culture – a produit par exemple en 2014 un rapport sur le Text et Data Mining, le juriste Jean Martin, à qui était confiée cette mission, commence dès l’introduction à assimiler l’exploration de textes et de données à une forme de « parasitisme » des oeuvres protégées pour recommander au final au gouvernement… de ne rien faire ! De son côté, l’avocat Richard Malka, dans son pamphlet « La gratuité, c’est le vol » commandé par le SNE,  consacre des  développements particulièrement acerbes au Text et Data Mining :

Une possibilité serait donnée aux utilisateurs de reproduire gratuitement, dans des bases de données numériques, des œuvres protégées afin de permettre des recherches sur ces œuvres visant à produire, par extraction, des données nouvelles.

Si de tels investissements pouvaient être légalement pillés, aucun éditeur n’engagerait désormais le moindre financement pour créer de tels outils. Il n’existe, en réalité, aucune activité économique au monde dont les productions peuvent être librement expropriées pour cause d’utilité publique et sans dédommagement.

[…] Cette destruction de valeur ne profiterait en réalité qu’à des acteurs tels que Google, qui ne tirent pas leur rémunération des banques de données elles-mêmes, qu’ils pourraient ainsi «aspirer», mais de la monétarisation publicitaire du contenu qu’ils offrent. Un tel processus reviendrait ainsi à confier un pouvoir exorbitant sur la connaissance à quelques sociétés, ce qui serait l’opposé de l’objectif affiché.

Le problème, c’est que l’issue du procès Google Books contredit complètement ces prédictions quasi-eschatologiques. Par le biais du fair use, les États-Unis ont au contraire redistribué de manière équitable la capacité d’explorer automatiquement les textes et les données à tous les acteurs commerciaux sans discrimination, mais aussi à leurs institutions publiques et à leurs équipes de chercheurs afin de maximiser l’utilité sociale de ces nouvelles technologies. Quelque part, cette issue est l’une des pires possibles pour Google, qui a longtemps cherché dans cette affaire à s’arroger une exclusivité pour rentabiliser les investissements énormes avancés pour la numérisation des livres. Le risque majeur de l’affaire Google Books, c’était que le moteur de recherche acquiert un titre exclusif sur l’utilisation des contenus. Et le moment où on a frôlé une telle catastrophe, c’est précisément lorsque Google a réussi à négocier un règlement avec les homologues américains du SNE, heureusement dénoncé par la justice ! Heureusement l’affaire est repartie ensuite sur le terrain du fair use et dorénavant, la combinaison de deux facteurs – la transmission de doubles des fichiers à des établissements publics et les possibilités d’usage consacrées par le fair use – garantissent l’ouverture du système, en permettant à une pluralité d’acteurs d’opérer à présent dans le champ du Text et Data Mining.

***

Il devient urgent que les pouvoirs publics français se libèrent de l’emprise des maximalistes du droit d’auteur qui leur hurlent des contre-vérités à l’oreille, avant que les dégâts à l’échelle internationale, notamment pour la recherche, ne deviennent irréversibles.

 

 

 


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ..., Regards d'ailleurs, regards ailleurs (droit comparé et actualités internationales) Tagged: copyright, droit d'auteur, fair use, Google, google books, livres, Numérisation, text et data mining

Pourquoi nous avons besoin d’un droit de citation audiovisuelle

samedi 17 octobre 2015 à 11:58

Dans le cadre de la consultation en cours sur le projet de loi numérique, le collectif SavoirsCom1 a fait une proposition visant à instaurer un droit de citation audiovisuelle en France. C’est une idée qui figurait aussi initialement dans le rapport proposé par l’eurodéputée Julia Reda, mais qui n’a hélas pas été retenue suite au vote du Parlement européen.

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Image par ClkerFreeVectorImages. CC0 Public Domain. Source : Pixabay.

La conjonction de deux actualités, l’une venant de France et l’autre venant des États-Unis, me donne l’occasion une nouvelle fois de montrer pourquoi nous avons réellement besoin d’un droit de citation audiovisuelle pour protéger la liberté d’expression et comment il est possible de l’instaurer dès maintenant en utilisant les marges de manoeuvre appréciables offertes par le droit français et européen.

Le droit de citation audiovisuelle contre la censure

La première histoire concerne à l’origine un reportage diffusé en septembre 2013 par l’émission Envoyé Spécial sur France 2, intitulé « Villeneuve, le rêve brisé ». Dépeignant la question de la violence dans une banlieue de Grenoble de manière particulièrement caricaturale, cette émission avait déclenché la colère des habitants qui ont attaqué en justice la boîte de production pour « diffamation ». Les juges ont finalement rejeté en 2014 leur plainte pour des raisons de procédure (défaut d’intérêt pour agir de l’association représentant les habitants), mais sans se prononcer sur le fond. En revanche, le CSA a adressé un avertissement à la chaîne pour « manquement aux obligations déontologiques » pour ce reportage jugé « discriminant », preuve d’un profond malaise…

L’affaire ne s’arrête cependant pas là, puisque la chaîne Public Sénat a l’intention de diffuser ce soir à 22h00 une contre-enquête intitulée « La Villeneuve, l’utopie malgré tout » destinée à dénoncer la stigmatisation des banlieues et à « poser les bases d’une nouvelle relation constructive entre médias et quartiers populaires ». Ce beau projet porté par la société de production ON Y VA! a été financé en partie suite à une opération de crowdfunding sur KissKissBankBank.

Le problème, c’est qu’Amandine Chambelland, la réalisatrice du reportage diffusé en 2013 dans Envoyé Spécial ne l’entend pas de cette oreille. Elle reproche à ON Y VA! d’avoir utilisé des extraits de deux minutes pour illustrer son propos et elle va même jusqu’à invoquer une atteinte à son « droit moral » pour « atteinte à l’intégrité » de son oeuvre. Elle est visiblement allée jusqu’à menacer de déposer une action en référé devant la justice pour essayer d’empêcher la diffusion du reportage par Public Sénat ce soir  (même si elle semble avoir renoncé depuis). De son côté, ON Y VA! se défend en faisant valoir la liberté d’expression et un « droit à la citation » des images.

Hélas, un tel « droit de citation » n’existe pas actuellement dans la loi française. On trouve seulement une exception de courte citation dans le Code de Propriété Intellectuelle, étroitement limitée et interprétée de manière restrictive par la jurisprudence. Si la citation de courts extraits de texte est permise pour critiquer une oeuvre ou illustrer une analyse, il n’en est pas de même pour les images fixes, la vidéo ou la musique. Il en découle une situation profondément déséquilibrée, puisque là où la critique est possible pour un livre, elle devient beaucoup plus difficile ou risquée pour un reportage. Cette affaire montre bien comment le droit d’auteur – et jusqu’au droit moral – peut être instrumentalisé à des fins de censure, ce qui est inacceptable au regard de la liberté d’expression.

Ici, la réalisatrice n’a certes pas osé aller jusqu’au bout en saisissant la justice, mais c’est sans doute par peur de provoquer un effet Streisand plus qu’en raison de doutes sur ses chances de succès, car en l’état actuel du droit français, les juges auraient très bien pu lui donner raison..

L’usage équitable pour la liberté d’expression

Cette affaire « La Villeneuve » fait écho à une décision de justice, rendue cette fois aux Etats-Unis, dont on a appris l’existence cette semaine (merci @Pouhiou !). Elle concerne Equals Three, une des chaînes mythiques sur YouTube, créée à l’origine par Ray William Johnson, dont le format a inspiré chez nous des vidéastes français comme Antoine Daniel avec What The Cut ou Mathieu Sommet avec Salut les Geeks. Le principe consiste à chaque épisode à commenter de manière humoristique trois vidéos repérées sur Internet, en réutilisant des extraits (voir ci-dessous).

Néanmoins, une société appelée Jukin media, dont j’ai déjà parlé dans un billet précédent ce mois-ci, s’est spécialisée dans l’obtention des droits sur des vidéos virales qu’elle repère, en négociant un partage des recettes publicitaires avec leurs créateurs. Elle agit ensuite comme un agent en envoyant des plaintes pour violation du copyright, notamment sur des plateformes comme Youtube ou Facebook qui mettent à sa disposition des outils automatisés de filtrage (les fameux « robocopyrights »).

Sur cette base, Jukin Media a agi à 41 reprises à l’encontre de la chaîne Equals Three, en lui envoyant des notifications de retrait de vidéos réutilisant des contenus sur lesquels elle bénéficie des droits. Equals Three a réussi à obtenir le rétablissement en ligne de ces vidéos en contestant les signalements, mais elle a perdu au passage les revenus publicitaires engendrés par leur diffusion, ce qui a fini par lui causer de sérieux soucis. Elle a donc choisi de contre-attaquer Jukin Media en justice pour revendiquer le bénéfice du fair use (usage équitable), prévu dans la loi américaine sur le droit d’auteur.

Ce dispositif, destiné à protéger la liberté d’expression, permet à un utilisateur de s’exonérer de sa responsabilité pour violation du droit d’auteur lorsque son usage d’une oeuvre protégée peut être dit « loyal », à partir de l’application d’un certain nombre de critères (comme la proportion utilisée ou le but poursuivi). Les juges accordent notamment de l’importance au fait que l’utilisateur ait cherché à critiquer ou à commenter l’oeuvre, ainsi qu’à produire une création « transformative » (pas de reprise telle quelle, mais avec une valeur ajoutée propre).

C’est précisément ce qu’a fait le juge saisi par Equals Three dans cette affaire. Il a estimé que dans 19 cas la réutilisation des vidéos par la chaîne était bien couverte par le fair use et que les notifications envoyées par Jukin Media étaient donc sans fondement. C’est notamment le caractère « transformatif » de l’usage qui a emporté sa décision et le fait d’avoir utilisé les images pour produire un commentaire (je traduis) :

La narration opérée par le plaignant ne se contente pas de décrire simplement ce qui est montré dans les vidéos de Jukin ; Au contraire, le plaignant fait des commentaires à propos des vidéos de Jukin pour faire ressortir leur caractère ridicule en produisant des dialogues fictifs mettant en lumière la manière dont les événements apparaissent, en opérant des comparaisons ou en se moquant directement des événements décrits et des personnes impliquées.

En revanche (et c’est intéressant), il a refusé de reconnaître le bénéfice du fair use à la reprise d’une vidéo (celle – célèbre ! – où l’on voit le premier acheteur d’un iPhone 6 le faire tomber par-terre en ouvrant fébrilement la boîte), parce qu’elle n’était pas accompagnée de suffisamment de commentaires pour considérer qu’il y a « transformation » (voir ci-dessous à partir de 1m45).

On voit bien ici que ce que le fair use autorise – à l’inverse droit français -, c’est un usage « citationnel » des images, comme le décrit le chercheur spécialisé en culture visuelle André Gunthert dans cet article, en montrant qu’il est indispensable au libre exercice de la critique.

Instaurer un droit de citation audiovisuelle en France

Nous avons cherché du côté de SavoirsCom1 à apporter une réponse à ce problème, non pas en proposant la reconnaissance d’un « fair use à la française » (idée qui heurte la tradition juridique continentale), mais en agissant simplement sur le champ d’application de l’exception de citation figurant dans notre Code. Nous nous sommes basés notamment sur les conclusions du rapport rendu par la juriste Valérie Laure Benabou au CSPLA à propos des « oeuvres transformatives » fin 2014. Ce travail a notamment montré qu’il existait de réelles marges de manoeuvre pour faire évoluer la loi française dans le respect du droit européen. L’idée consiste à aller moins loin que l’introduction d’une exception en faveur des mashups ou des remix, mais simplement de permettre l’exercice du droit de citation pour tous les types de contenus, au-delà du seul texte.

Je reproduis ci-dessous notre proposition de nouvelle rédaction de l’exception de citation, ainsi que l’explication qui l’accompagne :

Créer un droit de citation audiovisuelle :

A l’article L. 122-5 du Code de Propriété Intellectuelle, le a) du 3° est supprimé et remplacé par :

a)      Les analyses et citations concernant une oeuvre protégée au sens des articles L.112-1 et L. 112-2 du présent Code, justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées et effectuées dans la mesure justifiée par le but poursuivi.

Explications :

La jurisprudence actuelle de la Cour de Cassation réserve l’application de l’exception de courte citation au domaine de l’écrit exclusivement. Cette restriction constitue une contrainte importante pour la création et interdit de réaliser des citations musicales, graphiques ou audiovisuelles. Néanmoins, la Cour de Justice de l’Union Européenne a clairement spécifié dans sa décision Eva-Maria Painer qu’il n’y a pas lieu pour les Etats-membres de restreindre l’application de l’exception de citation au domaine de l’écrit. Le rapport Lescure, ainsi que le rapport remis par la juriste Valérie Laure Benabou au CSPLA sur les œuvres transformatives, recommandent de réformer l’exception de citation dans le sens des usages. L’amendement proposé s’appuie sur les marges de manœuvre laissées par la directive européenne sur le droit d’auteur pour étendre l’exception de citation à tous les types d’œuvres et remplacer la« courte citation » par une citation « proportionnée au but poursuivi ». Il résultera de cette modification une plus grande latitude ouverte aux créateurs pour citer des oeuvres préexistantes de tous types afin de les commenter ou de s’en servir pour illustrer un propos critique.

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Si vous estimez que cette proposition mérite d’être soutenue, vous pouvez encore le faire jusqu’à ce soir, sur la plateforme de consultation du projet de loi numérique. 

 

 

 

 

 


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Propriété intellectuelle et Communs de la connaissance dans l’environnement numérique (conférence)

mardi 13 octobre 2015 à 06:50

J’ai eu l’occasion le mois dernier d’intervenir pour la première fois devant une université populaire, dans le cadre d’une conférence organisée à la médiathèque Jean-Jacques Rousseau de Chambéry sur le thème « Propriété intellectuelle et Communs de la connaissance dans l’environnement numérique ».  Grâce à des membres de l’association Alpinux, cette intervention a pu être filmée, et je poste ci-dessous la vidéo montée par Damien Jost (merci à lui !).

Je poste également ci-dessous le support qui m’a servi pour cette conférence (sous licence CC-BY).

Sur le sujet des biens communs, un certain nombre d’articles intéressants ont été publiés ces derniers jours, à l’occasion du festival le Temps des Communs, qui bat son plein depuis 15 jours et qui va se prolonger jusqu’au 18 octobre.

Je vous recommande notamment ces lectures pour prolonger cette vidéo :

L’émission Pixel de France Culture consacre également un dossier complet aux biens communs :


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