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Crowdfunding sans licences libres = piège à gogos ?

vendredi 10 janvier 2014 à 08:00

J’ai déjà écrit à plusieurs reprises sur le financement participatif (crowdfunding), notamment pour montrer qu’il pouvait constituer un modèle économique intéressant pour financer la création d’oeuvres placées sous licences libres ou de libre diffusion. Le financement en amont permet en effet de lever tout ou partie de la réservation des droits, le créateur s’engageant à mettre en partage son oeuvre si l’opération est réussie. C’est un modèle équitable où le public reçoit en retour de ce qu’il donne et on trouve déjà des cas extrêmement intéressants d’articulation entre les licences Creatives Commons et des plateformes de crowdfunding comme Kickstarter ou Ulule.

Le crowdfunding, toujours un cercle vertueux ? Voire ! (Par Rocio Lara. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Le crowdfunding connaît par ailleurs un véritable essor en ce moment. Kickstarter vient encore d’enregistrer une nouvelle année record aux États-Unis et le décollage paraît également se manifester en France, à tel point que le gouvernement envisage un encadrement législatif du financement participatif. Mais j’ai vu passer ces derniers temps un certain nombre d’exemples qui me font m’interroger sur les liens entre le crowdfunding, le droit d’auteur et les licences libres, dans le cadre de la production d’oeuvres de type livres, films, musique, jeux vidéos et autres créations culturelles. Certes le crowdfunding est intéressant pour financer des oeuvres libres, mais est-il à l’inverse logique, ou du moins équitable, qu’une oeuvre financée grâce aux dons du public soit ensuite diffusée de manière propriétaire sous un régime de "copyright :  tous droits réservés" ? N’y a-t-il pas là une sorte de perversion de ce système, si ce n’est même d’arnaque fondamentale, dans la mesure où la notion de risque financier associée à la création s’estompe et parfois même disparaît complètement ?

Ce sont des questions qui méritent à mon sens d’être posées.


L’information qui m’a fait tiquer à propos du crowdfunding est celle du succès considérable de la campagne de financement du film "Veronica mars" sur la plateforme Kickstarter. L’opération a permis de lever près de 6 millions de dollars auprès d’une communauté de fans qui souhaitaient voir cette héroïne revivre sous forme de film, alors que la chaîne The CW avait décidé en 2007 de mettre fin à la série la mettant en scène. Grâce à cette manne, un film a pu être produit et il sortira aux États-Unis en mars prochain.

Jusque là, on pourrait penser qu’il s’agit d’une belle histoire. Mais ce film n’a rien d’une production indépendante. C’est Warner Bros qui est aux commandes du projet et les fans qui ont très largement contribué à ce qu’il se concrétise vont devoir payer pour voir le film en salle ou ensuite sur Internet. Sollicité en amont du processus de création, le public le sera aussi en aval lors de la diffusion. Et pire encore, les fans français devront se contenter d’une sortie en VOD, Warner Bros. ne voulant pas "prendre le risque" de faire paraître en salle le film dans un pays où Veronica Mars est peu connue. Mais où est la prise de risque puisque le financement a déjà été assuré en amont ? Par ailleurs, le film sortira sous copyright, aussi propriétaire que toutes les oeuvres produites par la Warner. Il ne sera pas partageable en ligne et restera protégé pendant des décennies.

Ce qui me paraît assez dérisoire dans ce type de processus, c’est le "miroir aux alouettes " constitué par les contreparties offertes aux contributeurs en échange de leurs dons, détaillées ici par Numerama :

Alors qu’il demandait "seulement" 2 millions de dollars, Thomas a obtenu 5,7 millions de dollars de la part des 91 600 internautes qui pouvaient précommander un tshirt de Veronica Mars, une copie du script, une copie téléchargeable du film (quelques jours après la sortie en salle), une entrée à une conférence dédiée aux fans, une vidéo personnalisée enregistrée par un acteur de son choix, ou encore un accès au tournage.

Les plus généreux (8 000 dollars de "don") pouvaient aussi choisir le nom d’un personnage du film, être figurant dans une scène, et déjeuner avec l’équipe du film. Pour 10 000 dollars, un donateur a même pu jouer une scène avec une ligne de dialogue à dire, dans laquelle il (ou elle) incarne un serveur apportant l’addition au couple formé par Veronica Mars et son petit ami.

Aucun des internautes-contributeurs ne sera cependant intéressé financièrement au succès du film.

Il existe en effet des formes de financement participatif où les contributeurs deviennent véritablement co-producteurs et acquièrent des parts dans le projet, avec un retour financier au cas où des bénéfices seraient réalisés (MyMajorCompany ou TousCoProd en France). Dans ce cas, on reste dans un schéma de prise de risque relativement classique. Mais lorsque l’on est dans une logique de dons, les contreparties apparaissent plutôt comme de la "verroterie", destinée à satisfaire l’égo des individus, mais qui "dupe" littéralement le public d’un point de vue collectif, puisque l’oeuvre reste verrouillée.

J’avoue que cette question du caractère équitable du financement participatif m’a aussi traversé l’esprit à propos du plus gros succès français en la matière : l’adaptation en films de la websérie "Noob", qui est parvenue à lever plus 680 000 euros sur la plateforme  Ulule.  Voilà typiquement le cas d’une oeuvre diffusée à l’origine en ligne sur YouTube dans un cadre amateur, qui aura été littéralement portée par sa communauté de fans pour atteindre une nouvelle étape. Mais au final, les trois films prévus suite à l’opération resteront sous un régime classique de droit d’auteur, sans que le public obtienne un juste retour.

Dans le domaine de la production de films ou de musique, comme dans celui de l’édition de livres, la protection au titre de la propriété intellectuelle est en partie liée dans sa légitimité au fait qu’un risque économique soit assumé par un acteur pour que l’oeuvre advienne à l’existence. Avec le crowdfunding, on n’est pas en présence d’oeuvres "à compte d’auteur", mais d’oeuvres "à compte du public". Et il paraît incohérent que les créations, au terme des opérations de crowdfunding réussies, rentrent comme les autres dans une logique propriétaire.

A titre de contre-exemple dans le domaine du cinéma, je voudrais citer à nouveau l’exemple du film Le Cosmonaute du producteur espagnol Riot Cinema, paru l’an dernier.

Financé en partie par le biais du crowdfunding, ce film a été diffusé dès sa sortie directement en ligne sous licence Creative Commons et les créateurs de cette oeuvre avaient nettement pour intention que les droits du public, parce qu’il avait participé au financement de l’oeuvre, devaient être élargis en retour :

Nous croyons que notre public/nos utilisateurs/nos fans devraient avoir le droit :

  • D’être en mesure de décider quand, comment et où ils veulent voir le film ;
  • D’avoir au moins une option pour le regarder gratuitement (pour leur laisser décider par eux-mêmes si cela vaut la peine de payer pour cela ou non) ;
  • De pouvoir le partager avec leurs amis et le copier autant de fois qu’ils le voudront ;
  • De pouvoir le projeter en public avec des gens qu’ils connaissent ou d’autres personnes ;
  • De pouvoir le modifier s’ils le souhaitent, créer leurs propres versions, de nouvelles narrations et d’autres projets à partir d’éléments du film.

Le Cosmonaute prouve d’ailleurs que les choses peuvent ne pas être toute noires ou toute blanches. Le film a été financé seulement en partie par du crowdfunding sous forme de dons. Les internautes pouvaient aussi prendre des parts dans la production avec intéressement à partir d’un certain seuil versé et, grâce à la réservation de l’usage commercial (licence CC-BY-NC-SA), Riot Cinema n’a pas renoncé à la diffusion en salle de cinéma ou sur les chaînes de télé, ni à vendre des produits dérivés tirés de l’univers du film. Il n’en reste pas moins que ce modèle économique hybride fait une large place aux droits du public et au partage.

Malgré ces potentialités, des informations qui ont circulé ces derniers jours me font hélas penser que l’on risque d’assister de plus en plus à une dérive "propriétaire" du crowdfunding. Le rapport Bonnell est en effet paru hier, portant sur la question du financement du cinéma français, très attendu après les polémiques allumées l’an dernier par Vincent Malaval à propos des dysfonctionnement de la filière. Or parmi les 50 mesures avancées, l’une d’elles recommande de faciliter le recours au financement participatif (sans rien dire bien entendu des licences libres, à cet endroit ou à un autre). Mais dans le même temps, une autre étude réalisée par BFM Business a révélé une information assez sidérante : seulement un film français sur 10 aurait été rentable en 2013. J’avoue avoir été frappé par ce chiffre, car cela signifie dans une certaine mesure que 90% du cinéma français n’a tout simplement pas de modèle économique viable… Il est clair que ce qui fait tenir le cinéma dans ce pays, ce sont avant tout les subventions massives d’argent public et les redirections de taxes diverses et variées que reçoit ce secteur très protégé. Mais cela veut aussi que le modèle classique du droit d’auteur en réalité N’EST PAS un modèle économique, malgré le discours sans cesse rebattu qu’il est indispensable que la protection du droit d’auteur soit maximale pour permettre le financement de la création. Le rapport Bonnell a même le culot de recommander encore un surcroît de mesures répressives du partage en ligne

J’ai souvent entendu dire que la faiblesse de la Culture libre était de ne pas permettre de rémunérer les créateurs. Mais la vraie différence entre le cinéma libre et le cinéma propriétaire tient au fait que les subventions pleuvent sur le second, alors que le premier doit trouver ses financements à partir de zéro. Dans ce contexte, voir le rapport Bonnell recommander le recours au crowdfunding me paraît assez cocasse, surtout si l’appel au public se traduit par des films cadenassés par le droit d’auteur. Et plus largement, on devrait même se demander s’il ne serait pas justice qu’un secteur aussi dépendant de l’argent public que le cinéma français aboutisse au moins en partie à des oeuvres placées sous licences ouvertes ! Ce serait logique et légitime qu’une filière spéciale au CNC par exemple soit dédiée au soutien du cinéma libre.

Un dessin qui vaut mieux qu’un long discours : le financement du cinéma en France…

Pour revenir au crowdfunding, j’ai également relevé cette semaine le beau billet de Jean-Noël Lafarge sur son blog, intitulé "pourquoi donner". Grand adepte du financement participatif, il y explique que le crowdfunding correspond pour lui à une forme de consommation éthique, lui permettant de soutenir des projets incarnant des valeurs qu’il souhaite défendre :

Chaque fois que l’on achète un poireau ou un céleri au maraîcher-producteur qui fait pousser ses légumes à dix kilomètres (j’en ai un comme ça), on échappe au circuit complexe de la grande distribution, à son impact écologique et au coût social souvent exorbitant de ses bas prix. Quand on donne dix euros à un ami d’ami qui monte sa petite boite, on réduit la puissance de grosses sociétés, et on participe au succès de quelqu’un qui viendra peut-être nous aider le jour où nous aussi nous aurons un projet. Faire un don à une société qui développe les logiciels libres que nous utilisons chaque jour, c’est aussi un moyen de leur permettre de vivre et de prospérer, non pas au sein du contexte commercial concurrentiel auquel ils veulent échapper, mais dans l’intérêt des utilisateurs. Chaque fois qu’on investit dans quelque chose que l’on trouve bien, on améliore le monde.

Dans le domaine de la création d’oeuvres culturelles, il me semble essentiel de faire le lien entre le crowdfunding et les licences libres, sous peine que l’apparente générosité de la démarche ne se transforme en un véritable piège à gogos, permettant au système de perdurer avec tous ses défauts. Le public a des droits culturels qui devraient être reconnus de manière générale par la législation. A fortiori lorsqu’il est sollicité en amont pour participer au financement des oeuvres, une ouverture devrait être mise en place pour rendre au public ce qui lui revient, et pas seulement sous la forme de quelques récompenses "gadgets" à destination des individus…

Pour terminer ce billet, je voudrais vous inciter à donner pour deux projets intéressants qui s’inscrivent dans des rapports équitables entre les créateurs et leur public.

Le premier est celui des manuels scolaires sous Creative Commons de Yann Houry, professeur de français, qu’il diffuse gratuitement sur son site "Ralentir Travaux". Ayant choisi à l’origine une licence Creative Commons comportant une clause NC (Pas d’usage commercial), Yann a décidé à présent d’aller plus loin dans le sens de l’ouverture en faisant passer ces manuels de français sous la licence libre CC-BY-SA. Mais il a besoin pour continuer à produire des contenus de qualité de renouveler son matériel informatique et il a lancé à cette fin un appel aux dons. Vous pouvez d’ores et déjà donner sur le site, mais un projet de crowdfunding sur une plateforme spécialisée est visiblement en cours de lancement. A suivre !

Le second projet que je vous recommanderai de soutenir est celui de l’auteur de nouvelles fantastiques Neil Jomunsi. Celui-ci s’est lancé le défi un peu fou d’écrire une nouvelle chaque semaine pendant un an, soit 52 pièces au final. Intitulé "Projet Bradbury" en hommage à l’auteur des Chroniques martiennes, le projet de Neil peut être suivi au jour le jour sur un site hébergé par Actualitté. Neil vend ses nouvelles sur différentes plateformes et il propose aussi une souscription de 40 euros pour s’abonner à l’ensemble du projet et recevoir un texte toutes les semaines. Ce qui est très intéressant dans sa démarche, c’est que bien que s’inscrivant à l’origine dans le cadre du "copyright : tous droits réservés", Neil en est venu au fil des semaines à réfléchir sur le partage et sur son propre modèle économique, pour placer son projet sous licence Creative Commons (CC-BY-NC-ND). L’expérience change à présent de nature pour s’inscrire dans la mouvance de la Culture libre. Il ne s’agit pas à proprement parler de crowdfunding, mais je vous incite vivement à soutenir cet auteur en souscrivant un abonnement. Vous ne le regretterez pas, car ces nouvelles sont excellentes et sa plume ne fait que gagner en qualité à mesure que le projet avance.

Je soutiens ces deux projets, car je pense comme Jean-Noël Lafarge qu’il importe en matière culturelle de "voter avec notre porte-monnaie". A vous de jouer également ! Mais n’oubliez pas la prochaine fois que vous participerez à une opération de crowdfunding de vous demander si les droits du public sont bien respectés ou si on est en train de vous prendre pour des gogos !


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre, Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: cinéma, Creative Commons, crowdfunding, dons, kickstarter, licences libres, livres, modèles économiques, noob, partage, public, ulule, veronica mars

Du mème au mythe : à qui appartient le Slender Man ?

vendredi 27 décembre 2013 à 09:26

Dans un billet précédent, consacré notamment à Tintin et à la légende arthurienne, j’avais avancé l’idée que notre époque est la première dans l’histoire à s’interdire que ses oeuvres accèdent au statut de mythe, à cause de la durée trop longue du droit d’auteur qui "fige" les créations dans le temps et entrave les phénomènes d’appropriation collective.

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Image tirée de l’application "Slender Man".

Mais une découverte que j’ai faite récemment montre que ce mode de création "folklorique", proche de celui des contes et légendes d’autrefois, est toujours à l’oeuvre aujourd’hui sur Internet, par le biais des mécanismes du copier-coller, de la viralité, des mèmes et du crowdsourcing.

En octobre 2012, la BBC consacrait une émission à la figure du "Slender Man" qu’elle qualifiait de "premier grand mythe de l’histoire d’Internet". Le Slender Man est un personnage fictif d’horreur, né en 2009 sur un fil de discussion du forum Something Awful. Les caractéristiques de ce monstre sont fluctuantes, mais il apparaît généralement sous la forme d’un homme grand et longiligne, portant un costume noir, une chemise blanche et une cravate, avec des bras et des jambes démesurément étirés (parfois également des tentacules sortant de son dos) et une tête blanche sans visage. Il est réputé hanter les forêts, kidnapper de jeunes enfants et tourmenter ses victimes en les plongeant dans la folie.

La vidéo ci-dessous, réalisée par l’excellent YouTubeur "le Fossoyeur de Films", explique la manière très particulière dont cette figure a été créée et comment elle s’est propagée sur Internet.

Le rôle de l’intelligence collective dans la création et la diffusion du Slender Man interroge en profondeur les schémas traditionnels du droit d’auteur, même si vous allez voir que certains tentent de se réapproprier cette figure par le biais du copyright, à mesure que celle-ci gagne en popularité et se rapproche de la culture mainstream.

De la discussion sur un forum à l’avènement d’un mème

En juin 2009, les membres du forum Something Awful ("Quelque chose d’effrayant") lancent un concours de retouche de photos pour "créer des images paranormales". L’un d’eux dénommé Victor Surge (Eric Knudsen de son vrai nom) poste les deux photographies ci-dessous, avec l’étrange silhouette d’un personnage, accompagnée de courts textes évoquant un monstre kidnappeur d’enfants appelé le Slender Man. Ces clichés illustreraient des faits, présentés comme ayant réellement eu lieu dans les années 80.

slenderman-1-708110slenderman-2-784777Les membres du forum se piquent au jeu et décident de créer une nouvelle "légende urbaine" autour de cette figure. Plusieurs personnes postent de nouvelles photos et ajoutent des éléments à l’histoire du Slender Man qui commence à s’étoffer. Avant la fin du mois de juin, la figure de ce nouveau monstre s’échappe du forum Something Awful, pour gagner la section "/x/ paranormal" du site 4chan, réputé pour être LE grand générateur de mèmes sur Internet. Les membres de cette communauté poursuivent la discussion à propos du Slender Man et produisent de nouvelles représentations de la créature, notamment sous la forme de fanart.

Un exemple de fanart autour du Slender Man.

Dans le même temps, d’autres communautés créatives sur des forums ou des sites de partage, comme Deviant Art ou Kongregate, s’emparent de cette figure, à tel point que sa propagation devient virale. La diffusion du monstre est accélérée par sa reprise sous la forme de "Creepypasta"(une déclinaison des "copypasta" ou "copié-collé") : des photographies retouchées accompagnées de textes destinées à être copiées facilement pour propager des histoires effrayantes sur Internet.

Un exemple de "creepypasta" mettant en scène le Slender Man.

A partir de ce stade, le Slender Man était devenu un "mème" (répertorié en tant que tel sur le site Know Your Meme) : un "élément culturel reconnaissable répliqué par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus". Mais contrairement à d’autres mèmes Internet, comme le Nyan Cat ou le Pedobear, le Slender Man a connu une destinée particulière, jusqu’à atteindre la consistance d’un véritable mythe.

Du mème à la naissance d’un mythe moderne

La communauté qui s’est attachée à l’origine à développer le Slender Man a rapidement cherché à le rattacher à des mythes préexistants, comme celui du Wendigo (créature des forêts des légendes indiennes) ou des Noppera-bo (fantômes sans visage du folklore japonais), ou de manière encore plus intéressante, à lui créer de toutes pièces de faux antécédents mythologiques. On passe ainsi du folklore au "fakelore" : de la "contrefaçon mythologique" en quelque sorte, destinée à donner une épaisseur symbolique au personnage.

Plusieurs personnes ont par exemple détourné des gravures allemandes de la Renaissance pour relier le Slender Man à d’autres figures monstrueuses, comme le "Großmann" ou le personnage "Der Ritter" apparaissant sur une gravure de Hans Holbein le jeune.

Ces références à la mythologie traditionnelle ont été étoffées au fil des réutilisations, pour former ce que les aficionados appellent le "Slenderverse", l’univers du Slender Man (décrit ici sur un wiki dédié). L’un des aspects les plus intéressants de la figure du monstre est son caractère fuyant et multiforme. Ayant été développé par une multitude de contributeurs au fil des réutilisations successives, le Slender Man possèdent aujourd’hui des traits imprécis, voire même contradictoires, ce qui le rapproche des créatures mythologiques. On voit ici toute la différence entre une figure qui a pu se développer librement et les oeuvres nées sous le signe du droit d’auteur, qui demeurent sous le contrôle de leur créateurs.

Par ailleurs, le personnage du Slender Man n’est pas inspiré uniquement de références anciennes. Il entretient aussi des liens avec des créations contemporaines, comme le héros de l’Étrange Noël de Monsieur Jack, les Men in Black ou les Gentlemen apparaissant dans Buffy contre les Vampires. Dans certaines déclinaisons, le Slender Man est une créature qui a des affinités avec la technologie et qui hante ses victimes à travers Internet. Certains vont d’ailleurs jusqu’à faire un lien entre l’apparence du Slender Man et le costume sans tête, symbole des Anonymous. Ce rapprochement est judicieux, car le Slender Man a fait ses premiers pas sur 4chan, qui est aussi le siège de la communauté des Anonymous.


Le premier univers fictionnel autonome secrété par Internet ?

Par bien des aspects, le Slender Man diffère de la plupart des autres mèmes Internet. André Gunthert dit des mèmes qu’ils constituent des "jeux appropriables de décontextualisation de motif". Ici, même si cette dimension ludique est présente, on est plutôt en présence d’un motif ouvert qui a invité les individus à reconstituer un contexte, par le biais du crowdsourcing propre aux communautés en ligne. Beaucoup de mèmes sont engendrés à partir d’emprunts à des oeuvres populaires produites par les industries culturelles classiques (Le "Je suis ton père" de Star Wars, le "You Shall Not Pass !" du Seigneur des Anneaux ou le "This Is Sparta !" de 300). On est alors proche du phénomène des fandoms, où des communautés de fans créatifs s’inscrivent dans des univers préexistants pour les développer et les enrichir.

Mais avec le Slender Man, les choses sont différentes, car il est peut-être un des premiers cas où un univers fictionnel a été directement créé (ou plutôt "secrété") par des communautés amateurs, sans s’appuyer sur un produit culturel préexistant. C’est même plutôt la trajectoire inverse que suit à présent le Slender Man, car il a fait l’objet depuis sa création de réutilisations de plus en plus élaborées et "professionnelles", qui le rapprochent progressivement de la culture mainstream.

Dès juin 2009, une websérie intitulée Marble Hornets publiée sur YouTube a commencé à mettre en scène un groupe de jeunes adultes tourmentés par une créature appelée The Operator, reprenant les traits du Slender Man, mais lui ajoutant de nouvelles caractéristiques qui ont contribué à enrichir le mythe en formation. Se présentant comme un documentaire volontairement minimaliste, avec un style rappelant Le Projet Blairwitch, Marble Hornet constitue en réalité un ARG (Alternate Reality Game), embarquant les internautes dans une expérience horrifiante intense. Il s’agit bien encore d’une création amateur, réalisée par Troy Wagner, un habitué du forum Something Awful ayant suivi le fil original de discussion où est né le Slender Man, mais qui est parvenue à toucher une large audience (65 millions de vues) et la série se poursuit toujours aujourd’hui. Elle a aussi été à l’origine de plusieurs autres séries vidéos comme TribeTwelve, EverymanHYBRID, ou DarkHarvest00, formant les éléments saillants de toute une galaxie de Slenderblogs, racontant en vidéo des histoires horrifiques impliquant le monstre sur Blogger, Tumblr ou WordPress.

L’autre média qui s’est rapidement emparé du Slender Man est celui du jeu vidéo. En 2011, Marcus "Notch" Persson, le créateur de Minecraft introduisit dans son jeu une créature appelée "Enderman" qui est une citation directe du Slender Man. Des jeux indépendants avaient également commencé à réutiliser ce monstre, mais c’est en 2012 avec le jeu d’horreur à la première personne "Slender : the Eight Pages" que le développeur indépendant Parsec Productions remporta un grand succès. Ce jeu réputé pour être particulièrement effrayant est à l’origine de toute une série de titres qui ont repris à leur tour la figure du Slender Man.

Image tirée du jeu "Slender : the Eight Pages"

Une création collective, directement née dans le domaine public ?

Avec le temps, on trouve des traces du Slender Man dans des créations de plus en plus mainstream. Certain pensent par exemple que les Silents, des créatures apparaissant dans la série Doctor Who, sont inspirées du Slender Man. La diffusion de cette figure a fini par soulever des questions juridiques et certains s’interrogent sur le statut  de ce personnage. A qui appartient le Slender Man, vu son mode très particulier de création ?

La manière dont ce monstre s’est disséminé dans la culture numérique rappelle beaucoup la destinée singulière des zombies modernes, créés par Georges Romero dans son film "La nuit des Morts Vivants". En effet, en raison d’une erreur d’enregistrement, le film n’a jamais protégé par le copyright et son appartenance dès l’origine au domaine public a grandement favorisé la diffusion fulgurante des zombies dans toutes les branches de la culture moderne. On peut également trouver des ressemblances entre le Mythe de Cthulhu créé par H.P. Lovecraft et celui du Slender Man. Lovecraft encourageait explicitement des tiers à reprendre les créatures qu’il inventait, ainsi que des objets présentés comme étant réels, à l’image du livre maudit "Le Necronomicon", ce qui nous renvoie au fakelore.

Mais avec le Slender Man, les choses sont cependant différentes, à cause du caractère radicalement collectif de l’invention de cette mythologie. Il existe bien un créateur original, en la personne de Victor Surge/Eric Knudsen, à qui l’on doit le nom du Slender Man et ses premiers traits, mais celui-ci a davantage été un initiateur du processus qu’un "créateur" et encore moins "un auteur", au sens que le droit attache à ce terme. Les communautés en ligne reconnaissent un statut particulier à Victor Surge, en tant que "commenceur" du mythe du Slender Man, mais lui-même n’a pas cherché à revendiquer une "propriété" sur le personnage.

Dans une interview donnée à Know Your Meme, Surge/Knudsen déclarait :

C’était étonnant de voir les gens apporter chacun une petite contribution au Slender Man pour perpétuer son existence. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se propage au-delà des forums de Something Awful. Et quand c’est arrivé, cela a ressemblé à une sorte de légende urbaine accélérée et j’ai trouvé ça intéressant [...]

J’espère que d’autres groupes créeront de nouveaux concepts et feront de nouvelles séries de vidéos. Pas forcément dans le genre de l’horreur ou en rapport avec le paranormal, mais des productions traitant toutes sortes de sujets et s’inscrivant dans de multiples genres [...]

Autrefois, vous aviez des anges et des succubes, des fantômes et des esprits, aujourd’hui nous avons des créatures de l’ombre et des êtres inter-dimensionnels. Le Slender Man, et d’autres entités créées de nos jours, sont juste de nouvelles additions qui prolongent une très ancienne tradition humaine.

La chercheuse en sciences de l’information, Shira Chess, qui a consacré des travaux au Slender Man, a trouvé elle aussi des similitudes entre la manière dont les folklores traditionnels produisent les légendes et les principes de l’Open Source, à l’oeuvre sur Internet dans les communautés en réseau. Le fait que le Slender Man soit né sur un forum, dans un fil de discussion, le rattache d’ailleurs à cette tradition orale de la création.

Les monstres, depuis toujours des matrices pour l’imaginaire et la création. Source : Wikimedia Commons.

D’un point de vue juridique, tout s’est passé comme si le Slender Man était né directement dans le domaine public, sans être saisi par les mécanismes du droit d’auteur. Dans ce billet intitulé "Slender Man and the role of Folk Monsters in the Public Domain"", le blogueur Adam Hofbauer écrit :

[Le Slender Man démontre] que les principes de la propriété intellectuelle sont potentiellement inadaptés pour aborder ce qui se passe sur Internet. Bien qu’engendré par Victor Surge, un des membres du forum Something Awful, le Slender Man a ensuite été créé de manière collaborative par crowdsourcing. Différents groupes et individus ont ajoutés – ou ignorés – des éléments à la figure centrale créée par Surge pour développer une mythologie. Bien que les lois sur le droit d’auteur peuvent couvrir certains usages particuliers du Slender Man, comme dans la websérie EverymanHybrid, ces lois ne sont pas vraiment applicables à la création originale qui a fait naître ce personnage. Personne jusqu’à présent n’a revendiqué de droits sur lui, mais les choses pourraient changer si une major du cinéma ou une chaîne de TV décidait de réaliser une production de masse utilisant le personnage du Slender Man. Pour l’instant, aucune des personnes impliquées dans le processus créatif n’a revendiqué de forme de propriété, alors même que la popularité du personnage a débouché sur des utilisations commerciales. [L'existence du Slender Man] comme création collective montre que le droit d’auteur pourrait potentiellement évoluer en se détachant de la notion de propriété.

Mais une créature aujourd’hui hantée par le copyright…

Pourtant, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réappropriation de la figure du Slender Man par le droit d’auteur, comme l’avait d’ailleurs prédit ci-dessus Adam Haufbauer. C’est un phénomène plus général qui touche parfois les mèmes à mesure qu’ils gagnent popularité. Cette année, des personnes ont par exemple cherché à faire valoir des droits de propriété en justice sur deux des plus célèbres des mèmes Internet, le Keyboard Cat et le Nyan Cat, en s’appuyant sur le droit d’auteur et le droit des marques, alors qu’il est plus que contestable que de telles figures puissent être protégées par ce biais.

En 2012, le réalisateur A.J. Meadows lança une campagne de financement participatif sur la plateforme Kickstarter pour un film intitulé The Slender Man. Bien qu’il réussit à atteindre l’objectif de 10 000 dollars qu’il s’était fixé, il subit une mystérieuse demande de retrait pour violation du droit d’auteur et il dut renoncer à publier en ligne le film terminé, comme prévu initialement.

Un autre incident étrange est survenu quelques mois après, à propos du jeu vidéo indépendant Faceless. Alors qu’il devait être diffusé sur la plateforme de crowdfunding Steam Greenlight, la compagnie Valve Corp. en charge de sa gestion a refusé de l’homologuer, et ce alors que les développeurs de Facelesss avait pris la précaution de solliciter l’accord d’Eric Knudsen, qui leur avait gracieusement accordé. Interrogé sur la raison de ce refus, Valve a indiqué que l’accord de Knudsen n’était pas suffisant, car un tiers prétendait détenir les droits pour accorder des licences en cas d’adaptation commerciale du Slender Man sous forme de jeux, de films ou à la télévision.

L’identité de ce mystérieux tiers détenteur de droits n’a pour l’instant pas été révélée, mais Troy Wagner a déjà visiblement sous-entendu que le projet Marble Hornets avait lui aussi été inquiété. Apparemment, ce tiers n’a pas de rapport avec Eric Knudsen, l’homme à l’origine du Slender Man. Il pourrait s’agir d’un titulaire de droits sur une création antérieure proche du Slender Man, qui joue sur des ressemblances pour revendiquer des droits sur les déclinaisons commerciales de la créature.

Aujourd’hui, beaucoup de créateurs amateurs souhaitant réutiliser le Slender Man dans les romans, dans des jeux ou dans des scénarios se demandent s’ils ont le droit de le faire. Le retour du droit d’auteur a hélas commencé à exercer son effet paralysant sur la légende.Et la question des droits sur le Slender Man pourrait bientôt rebondir, puisque l’équipe de Marble  Hornets a été approchée pour une adaptation au cinéma de leur série.

***

Il n’est pas certain que le Slender Man reste indéfiniment dans ce domaine public "primordial" dans lequel il est né et s’est développé pour acquérir le statut de mythe moderne, grâce aux mécanismes de diffusion virale à l’oeuvre sur Internet. Mais ce "croquemitaine" de l’âge numérique aura au moins apporté la preuve que des créations riches et fécondes peuvent toujours naître de nos jours dans la "Vallée du Folklore". Et sans doute si nous étions davantage libérés des schémas réducteurs et fallacieux véhiculés par le concept de "propriété intellectuelle", verrions-nous davantage de nouvelles créations collectives enrichir la trame des mythes qui forment depuis toujours la matrice véritable des grandes oeuvres humaines.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: création, Domaine public, droit d'auteur, folklore, internet, Marble Hornets, mèmes, monstres, mythologie, Slender Man

Peut-on échapper à la « télévisionnisation » de YouTube ?

lundi 23 décembre 2013 à 09:04

Voilà à présent deux semaines qu’un vent de panique souffle sur YouTube, suite à un changement dans la politique de gestion des droits d’auteur de la plateforme. Une vague de plaintes sans précédent s’est abattue sur un grand nombre de vidéos postées par des utilisateurs de YouTube. Elle frappe en priorité les « YouTubeurs », cette frange d’utilisateurs entre les pro et les amateurs, qui monétisent leurs vidéos par le biais de publicités. Pour eux, la règle du jeu semble avoir subitement changé. Alors qu’ils pouvaient auparavant réutiliser des contenus protégés en bénéficiant d’une relative immunité, voilà à présent que leurs vidéos sont épinglées, avec pour conséquence le reversement des revenus générés par la publicité au profit des ayants droit.

youtube

Cette modification a un impact profond sur le fonctionnement de YouTube et certains vont jusqu’à parler d’une Copyright Apocalypse qui aurait frappé la plateforme. C’est en fait une nouvelle étape dans la "télévisionnisation" de YouTube, qui choisit de favoriser les producteurs traditionnels de contenus au détriment des amateurs. La question à présent est de savoir s’il est possible d’échapper à ce processus ou si les YouTubeurs sont pris au piège. A mon sens, cet épisode révèle surtout le danger de se placer dans la dépendance contractuelle d’un acteur comme YouTube, capable de changer les règles du jeu du jour au lendemain. Mais il existe heureusement des moyens de contenir cette dépendance : légaliser les usages transformatifs d’oeuvres préexistantes et instaurer une contribution créative pour le financement des amateurs.

La fin d’un havre pour les usages "transformatifs"

Beaucoup des créations produites par les YouTubeurs reprennent des contenus protégés, qu’il s’agisse par exemple de parties commentées de jeux vidéos ou de tutoriels, de critiques de films incluant des extraits ou de sketchs humoristiques incorporant des références à des œuvres préexistantes. Ce ne sont pas au sens propre des mashup ou des remix, mais il s’agit bien de pratiques « transformatives » s’appuyant sur des contenus protégés pour analyser, commenter, critiquer, illustrer, parodier et bien d’autres finalités créatives. Il ne s’agit pas pour les Youtubeurs de reprendre tels quels des films ou des musiques (pratique qui existe aussi sur YouTube à grande échelle), mais bien de produire « autre chose », en apportant une valeur ajoutée. La chronique ci-dessous par le Fossoyeur de films, consacrée à "la mythologie au cinéma" donne un bon exemple de ce que peuvent être ces usages "transformatifs" :

 A l’origine du problème, on retrouve le fameux robot de Google : Content ID, qui scanne en permanence le contenu de YouTube pour le comparer à une base d’empreintes fournies par les titulaires de droits. Celui-ci jusqu’à présent épargnait certaines chaînes YouTube, lorsquelles étaient affiliées à un « Multi-Chanel Network ». Ces Networks constituent des intermédiaires qui prennent en échange la négociation des droits avec les titulaires, pour ensuite proposer à des YouTubeurs de s’affilier à leur réseau, en échange d’une « protection juridique ». Les YouTubeurs et les NetWorks sont liés par des contrats (parfois dénoncés comme abusifs), prévoyant un reversement d’une part des recettes publicitaires au profit du réseau. Celui-ci reverse à son tour une part aux titulaires de droits et YouTube prélève aussi également un pourcentage, ce qui crée une chaîne de valeur à part entière.

 Ce système est intéressant, car il a permis d’instaurer une sorte de « havre » sur YouTube, où le droit d’auteur était en quelque sorte « suspendu ». Cette zone de tolérance a permis l’éclosion de nouvelles formes de créativité, incarnées par les YouTubeurs, en relative bonne intelligence avec les titulaires de droits qui trouvaient aussi leur intérêt dans le fait que ces vidéos fassent une « promotion » de leurs produits et fédèrent une communauté autour d’eux.

 Retour à la case "télévision" ?

Mais les règles du jeu ont a présent changé : YouTube a décidé de soumettre les chaînes affiliées aux Netwoks au contrôle de Content ID et la sensiblité du robot a même été augmentée, ce qui fait que même de courts extraits d’oeuvres protégées, inclus dans les vidéos ou dans la bande-son sont repérées et font l’objet de sanctions. L’intervention du robocopyright de YouTube a pour conséquence la redirection de l’intégralité des recettes publicitaires générées par les vidéos aux titulaires de droits. La protection procurée par des derniers est neutralisée et le système d’affiliation qu’ils proposaient va sans doute rapidement perdre de son intérêt.

Google a visiblement pris cette décision de son propre chef, puisque certains titulaires de droits (notamment des éditeurs de jeux vidéo) semblent avoir été aussi surpris que les YouTubeurs par ce changement soudain et ont indiqué qu’ils ne souhaitaient ni bloquer les vidéos des YouTubeurs, ni capter leurs revenus publicitaires. Certains avancent que YouTube a pris cette décision pour limiter la puissance des Networks, qui commençait à devenir trop importante. D’autres estiment plutôt que ces nouvelles règles permettent à Google de montrer patte blanche aux titulaires de droits, grâce au "cadeau" constitué par la redirection des revenus publicitaires.

Avec ces nouveaux principes de fonctionnement, YouTube s’oriente vers une forme de « télévisionnisation ». Content ID favorisera désormais les chaînes officielles, ouvertes directement par les titulaires de droits pour promouvoir leurs contenus. Les Networks, qui étaient le domaine de prédilection des amateurs, risquent de décliner, car peu d’individus auront la capacité de négocier des autorisations directement avec les titulaires de droits. YouTube se rapproche donc de la télévision, dans la mesure où il favorise la diffusion top-down, où un petit nombre d’émetteurs privilégiés diffusent des contenus en direction d’un public passif. C’est aussi une certaine économie des pratiques amateurs qui va disparaître avec ces nouvelles orientations. Très peu de YouTubeurs tiraient suffisamment de recettes publicitaires pour se consacrer à plein temps à la production de contenus. Mais pour une frange non négligeable, ces revenus constituaient tout de même un appoint pour dégager du temps et développer des compétences créatives.

 La question qui se pose à présent est de savoir s’il est possible d’échapper à ce processus de « télévisionnisation » de YouTube. Certains commentateurs ont écrit ces derniers jours que les YouTubeurs vont peut-être « voter avec leurs pieds » pour migrer vers d’autres plateformes de streaming (Dailymotion, Vimeo, etc). Mais un tel mouvement est assez improbable, compte tenu du poids acquis par YouTube et du fait que rien ne garantit à terme que ses concurrents n’en viendront pas à mettre en place des politiques identiques.

Légaliser les pratiques transformatives pour ne plus dépendre des contrats de YouTube

Pourtant des solutions existent et le revirement de YouTube n’en montre même que de manière plus éclatante l’intérêt aujourd’hui. La position des YouTubeurs est fragilisée par le fait que leurs pratiques « transformatives » les conduisent à intégrer des contenus préexistants protégés par le droit d’auteur dans leurs créations. Aux États-Unis, ce type d’usages peut être juridiquement couvert par le fair use (usage équitable) reconnu par la loi. Mais le fair use reste trop imprévisible et difficile à faire valoir pour offrir une protection efficace. Avec ses nouvelles règles, YouTube semble d’ailleurs complètement s’asseoir sur le fair use et faire comme s’il n’existait plus. En France, la situation est pire encore. Si l’exception de parodie offre une certaine protection en cas de reprises de contenus, elle n’est pas adaptée aux productions de la plupart des YouTubeurs qui n’ont pas d’intention parodique. L’exception de courte citation est par ailleurs très étroite et si elle fonctionne pour le texte, ce n’est pas le cas pour la musique et pour la vidéo.

Une partie de la solution consisterait donc à introduire dans la loi une exception solide en faveur des pratiques transformatives. Or c’est justement une option qui est actuellement à l’étude au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique, qui a été saisi par le Ministère de la Culture d’une mission suite aux conclusions du rapport Lescure. Des marges de manœuvre sérieuses existent, soit pour élargir significativement l’exception de citation, soit pour créer une nouvelle exception en faveur des usages « transformatifs ». Cette dernière option est envisagée en ce moment en Irlande, où un rapport a montré que telle exception pourrait être créée sans contrevenir à la directive européenne sur le droit d’auteur.

Consacrer clairement les pratiques transformatives dans la loi, c’est offrir aux YouTubeurs un moyen de se défaire de leur dépendance au système mis en place par Google. En effet, une plateforme comme YouTube a en réalité tout intérêt à ce que les pratiques transformatives ne soient pas légalisées, car cela lui laisse le pouvoir d’organiser sur une base contractuelle en son sein un espace où elles pourront trouver refuge. YouTube y gagne un énorme avantage concurrentiel par rapport à d’autres plateformes et il peut capter la valeur issue du trafic généré par ces contenus.

Instaurer une contribution créative pour investir dans les pratiques amateurs

Légaliser les pratiques transformatives permettrait d’éviter que YouTube ne crée une sorte « d’ordre juridique parallèle » où il est maître en son domaine. Mais même si cela peut protéger les usages, la création d’une nouvelle exception ne règlera pas pour autant la question du modèle économique. Car en effet, si une exception en faveur des usages transformatifs était instaurée, ce serait sans doute uniquement dans une sphère non-marchande. Il existe déjà un précédent au niveau mondial, celui du Canada où une exception en faveur du remix a été votée en 2012, mais elle n’est valable que si les œuvres dérivées créées ne sont pas utilisées à des fins commerciales.

Sur la base d’une telle exception, les YouTubeurs pourraient réutiliser des contenus préexistants avec une sécurité juridique, comme c’était le cas lorsqu’ils bénéficiaient d’une affiliation avec un Network. Mais ils ne pourraient pas monétiser leurs contenus par le biais de publicités, sous peine de perdre le bénéfice de l’exception. Or YouTube a montré qu’il y a un intérêt à ce que des créateurs amateurs bénéficient de ressources, même relativement limitées, car c’est un processus qui leur permet de dégager du temps et de gagner peu à peu en compétences, pour évoluer vers des formes de professionnalisation. Les YouTubeurs illustrent cette catégorie des « pro-am », qui sont depuis des années porteurs d’innovation et de créativité sur Internet.

Or la publicité n’est pas la seule source de financements pour ce type de créateurs. Dans leur intérêt même, il serait préférable que le financement des pratiques amateurs s’autonomise par rapport à la publicité, car elle les tient dans la dépendance de gros acteurs centralisés comme YouTube. Et pour le public, la publicité a aussi comme revers de la médaille l’exploitation à large échelle des données personnelles et le profilage intrusif. Tout l’écosystème a donc intérêt à limiter autant que possible la pollution publicitaire.

Or une alternative possible à la publicité existe pour financer des contenus du type de ceux que les YouTubeurs produisent : il s’agit de financements mutualisés pour la création, comme la contribution créative, défendue notamment par la Quadrature du Net. Le cas des YouTubeurs montre d’ailleurs tout l’intérêt qu’il aurait à coupler la légalisation des usages transformatifs avec la mise en place de la contribution créative. La contribution créative consiste à légaliser le partage non-marchand des œuvres entre individus, en échange d’une redevance de quelques euros par mois prélevée sur chaque foyer connecté à Internet. Ces sommes sont mutualisées et reversée aux créateurs de contenu original en fonction de leur taux d’utilisation. Or les vidéos produites par les YouTubeurs, lorsqu’elles apportent une valeur ajoutée et du contenu propre, constituent des créations originales (de nouvelles œuvres dérivées), qui seraient parfaitement éligibles pour toucher une part de la contribution créative.

Ces créateurs trouveraient là une source de revenus, sans pas plus élevée que celle qu’ils touchent actuellement via YouTube, mais qui présenterait beaucoup d’avantages. Le premier serait d’être déconnecté de la publicité, ce qui hautement préférable, à la fois pour les créateurs et pour le public. Le second serait d’être indépendant de YouTube, qui ne pourrait plus soumettre les producteurs de vidéos à des changements brutaux de politique, comme celui auquel on assiste actuellement. Avec la contribution créative, c’est la société qui investirait alors dans les pratiques amateurs et pas un acteur privé comme YouTube, comme c’est le cas actuellement. Après tout, le système des Networks n’était rien de moins qu’une sorte de « licence globale privée », instaurée sur une base contractuelle par un acteur puissant. A cette licence privée, il y a tout lieu de préférer un système public, instauré par la loi et indépendant de ces puissances.

Retourner vers des formes décentralisées de diffusion

Légalisation des pratiques transformatives et contribution créative constituent deux mesures dont l’action conjointe peut enrayer le processus de « télévisionnisation » enclenché par YouTube, mais qui frappe aussi l’ensemble d’internet aujourd’hui. A terme, c’est aussi le recours à des plateformes centralisées de diffusion qu’il faut interroger, car c’est lui qui a conduit à l’émergence de Leviathans incontrôlables comme YouTube, qui ont changé le sens profond d’Internet et appauvri ses potentialités. Appuyés par la loi et bénéficiant de financements mutualisés, les créateurs de contenus en ligne gagneront une indépendance qui facilitera le retour à des formes de diffusion décentralisées , par le biais de sites personnels. Lutter contre la « télévisionnisation » de l’Internet, c’est aussi nous attacher à reconstruire des réseaux de médiation et de recommandation autonomes, pour restaurer l’économie de l’attention sur des bases saines.

C’est assurément un défi, mais il mérite largement d’être relevé.


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Proposer des "grainothèques" en bibliothèque pour favoriser le partage des semences libres

mercredi 18 décembre 2013 à 18:28

Mon intérêt pour les biens communs m’a peu à peu fait découvrir la problématique des semences, dont les enjeux sont aujourd’hui considérables et rejoignent par certains côtés ceux de la Culture libre. J’ai eu déjà eu par exemple l’occasion sur S.I.Lex de consacrer des billets à des projets de licences libres appliquées aux semences ou à la question du domaine public végétal.

Alors que les semences constituent un patrimoine millénaire qui s’est développé par le biais du partage de graines entre paysans, cette pratique est aujourd’hui fragilisée par des restrictions légales, faisant courir un risque à la biodiversité. Les variétés végétales tout comme les oeuvres de l’esprit, peuvent en effet être saisies par la propriété intellectuelle, par le biais de certificats d’obtention végétale ou de brevets protégeant les intérêts de l’industrie semencière. Le mois dernier, la discussion au Sénat d’une loi sur la contrefaçon a fait rejaillir de nombreuses inquiétudes, dans la mesure où la production de semences par les agriculteurs, voire même par des jardiniers amateurs, pourrait finir par être assimilée à une forme de "piratage" .

Le sujet est donc de première importance et récemment, une initiative a attiré mon attention. L’Association Graines de Troc, qui développe une plateforme en ligne d’échange de semences, propose en effet à des bibliothèques d’accueillir des "grainothèques", sous la forme de boîtes en carton contenant des sachets de graines. Les usagers de la bibliothèques sont invités à venir piocher dans ces boîtes des graines, correspondant à des variétés traditionnelles ou paysannes, pour les cultiver dans leur jardin ainsi qu’à se documenter sur la manière de produire leurs propres semences pour alimenter la grainothèque à leur tour.

Souhaitant en savoir davantage sur cette idée que je trouve excellente, j’ai posé quelques questions à Sébastien Wittevert à l’origine du projet Graines de troc, qui a eu la gentillesse de bien vouloir y répondre.

La médiathèque de Lagord en Charente maritime a déjà adopté une de ces grainothèques proposées par Graines de Troc. J’espère que la lecture de ces lignes pourra contribuer à susciter d’autres vocations parmi les bibliothécaires en France. Aux Etats-Unis, le "prêt" de graines se pratique déjà dans certaines bibliothèques, à côté du prêt de livres ou de DVD, avec des programmes parfois ambitieux comme celui de la Richmond Public Library en Californie. Il serait intéressant que cette démarche se développe en France, afin que les bibliothèques deviennent un lieu où se croisent les Biens communs de la Connaissance et ceux de la Nature.

1) Pourrais-tu nous présenter brièvement la plateforme Graines de Troc et les objectifs que vous poursuivez ?

La plateforme est issue d’une initiative individuelle, suite à une prise de conscience. Il s’agissait de faire de son mieux pour défendre la biodiversité cultivée, dont l’état est très préoccupant. Nul besoin d’être spécialiste pour s’en rendre compte

http://grainesdetroc.fr/

Encouragé par les membres et les nombreux soutiens, nous nous sommes réunis en association pour poursuivre collectivement nos objectifs.

Nous avons conçu un système d’échange innovant de graines par voie postale. Ce système met virtuellement en commun l’ensemble des semences proposées par chacun des troqueurs et les échanges sont facilités par une sorte de monnaie virtuelle, les "jetons". Malgré sa jeunesse, l’efficacité du système est remarquable : après un an de rodage, 3000 échanges de variétés en 2013, actuellement 600 par mois, pour 1250 troqueurs, et 1300 variétés différentes disponibles de légumes et de fleurs.

Le partage des savoir-faire associé à la reproduction de semences étant tout aussi essentiel, nous y dédions la plateforme, de par les ressources disponibles, la mise en avant des échanges locaux, des rencontres, des ateliers et formations sur la reproduction de semence. Nous essayons d’inciter le jardinier, mais, finalement, tout citoyen à reprendre en main la question fondamentale de la semence. Quelque chose se joue en ce moment auquel nous devons prendre part. C’est de l’avenir des semences de notre patrimoine commun dont il s’agit. Au moins être conscient, au mieux agir.

2) Pourquoi mettre l’accent sur le partage des graines ? En quoi cette pratique est-elle importante et contribue notamment à la biodiversité ?

C’est par le partage qu’elles ont voyagé et nous sont parvenues. C’est un geste ancestral qui a construit véritablement la biodiversité.

Chacune de nos espèces s’est lentement adaptée dans un champ ou un jardin, puis partagée dans un autre, avec parfois des différences, qui a la longue, ont véritablement construit une immense diversité de variétés de légumes.

L’accès libre a cette biodiversité est essentiel afin de pouvoir la conserver, et l’entretenir dans la diversité de nos environnements, idéalement localement, pour que s’exprime le potentiel de chaque variété.

L’abondance et la profusion des graines invite naturellement à leur partage.

En ce qui concerne les agriculteurs, la législation menace ce geste, ainsi que, c’est d’actualité, la simple reproduction de ses propres graines.

Je ne vois pas comment pourrait se concrétiser une interdiction de partager ou reproduire nos graines au jardin, mais aujourd’hui, peu importe puisque la majorité des semences des jardins provient bien, en amont, des agriculteurs.

C’est la que le partage, des graines ET des savoir faire pour les reproduire semble particulièrement important.

3) Quelle est la différence entre les semences traditionnelles ou paysannes, dites "libres" et les semences issues de l’industrie semencière ? Pourquoi y a-t-il un enjeu à favoriser les premières ?

L’industrie semencière répond au seul objectif du profit et non à celui "de nourrir la planète".

Ce n’est pas celui des semences traditionnelles qui étaient d’être adaptées à chaque usage, à chaque terroir, à chaque façon.

Généralement mieux adaptées et rustiques, elles ont pas ou peu besoin d’engrais ou pesticides.

Les agriculteurs ont confié leurs semences à cette industrie qui proposa de moderniser les rendements à grand renforts de lucratifs machines, engrais et pesticides.

Dès lors les semences traditionnelles n’apportant pas ou peu de profits complémentaires sont progressivement retirées des catalogues, et non entretenues, disparaissent.

Aujourd’hui, on ne mange plus une tomate pour son goût, mais pour sa résistance aux chocs..

Ajoutez le fait que la concentration de ces entreprises semencières, la ou jadis chaque paysan assurait l’entretien d’une petite partie d’une immense richesse variétale, aujourd’hui crée une inévitable standardisation des semences proposés, et vous comprendrez l’origine de l’effondrement de notre biodiversité cultivée, constatée par la FAO.

Ce n’est pas sans intérêts financiers puisque, ne pouvant plus reproduire ses semences, techniquement par la généralisation des semences hybrides, ou légalement par brevet ou interdiction, l’agriculteur, comme le jardinier doit recourir chaque année à l’achat des graines, quel qu’en soit le prix.

A mon sens, nous devons rapidement regagner en autonomie en nous ré-appropriant les semences libres avec les savoir-faire associés.

Chose que l’on nous présente bien entendu comme irréaliste, alors qu’autrefois nous le faisions tous, ainsi s’étant construite la diversité.

4) Vous proposez à des bibliothèques d’installer des "grainothèques" dans leurs locaux pour favoriser le partage des semences ? En quoi consiste exactement cette initiative et comment vous est venue l’idée d’associer des bibliothèques à votre démarche ?

Il s’agit d’une simple boite, disposée dans un endroit public, ou chacun peut y déposer et y prendre les graines de son choix. Une explication est proposée pour expliquer la démarche.

C’est une pratique courante qu’une semence se "prête", et se "rende" après avoir fait des petits. Ce n’est pas pour rien que le concept est déjà bien développé dans les bibliothèques notamment aux États-Unis.

Ce qui est nouveau peut être, c’est de les planter à la mode des Incroyables Comestibles, et d’inviter à l’essaimage. En phase avec les objectifs de ce mouvement qui propose la "nourriture à partager", nous proposons les "semences à partager".

D’autres lieux s’y prêtent : écoles, lieux alternatifs, locaux associatifs…

Attention, ce n’est pas une vocation conservatoire qui demande des compétences précises et une logistique plus importante.

Il n’est pas question de faire n’importe comment non plus. Nous invitons les jardiniers à comprendre et apprendre les techniques simples pour reproduire leurs semences.

Beaucoup pensent qu’il est facile de récupérer des graines de courges, et bien plus compliqué pour la tomate. C’est pourtant l’inverse..

Dans toute chose il faut savoir ce que l’on fait. La règle du jeu est dans la boite. Nous prenons le parti de faire confiance.

Schématisons qu’une graine en donne 100, (pour la salade c’est 10000, les courges 200) il suffirait donc qu’une personne sur 100 qui en prenne, dépose à son tour un sachet de graines pour que la boite "fonctionne".

Les perspectives ouvertes par cette initiative semblent  prometteuses… si on considère la sensibilisation, les graines prises semées dans les jardins, l’apprentissage, le don, le partage, sans compter que certains ne vont pas en rester là pour aller plus loin encore.

Il me semble important de sensibiliser au-delà de la sphère jardinière. Les graines doivent sortir des jardins, et regagner une place essentielle dans l’esprit de tous, comme le sont les livres, pas seulement pour les libraires, les greniers ou les rats.

Je vous rassure, nous ne pensons pas que les grainothèques vont remplacer le travail de nos semenciers militants, tout comme les bacs Incroyables Comestibles ne vont pas nous empêcher de nous retourner vers nos maraîchers locaux. Au contraire, elles interrogent et c’est cela le but. Nous avons besoin de nous reposer les bonnes questions, être ensemble, dans le partage et la construction. C’est essentiel pour les défis qui nous attendent.

Nous avons semé des graines de grainothèque. Et bien, étonnement, elles poussent.. Ce sont déjà 5 grainothèques qui ont été installées en France.

5) Certains considèrent les bibliothèques comme des "fabriques du citoyen". Sur le site de Graines de Troc, le partage des semences est présenté comme une forme d’engagement citoyen. Est-ce que tu peux développer cet aspect ?

Alors pour le moment, ce sont plutôt des citoyens qui fabriquent des grainothèques …

Alors qu’aujourd’hui une majorité de gens voient la protection de l’environnement comme une priorité absolue. Ce n’est pas l’impression que me donnent nos élus.

Concernant les semences, on peut rêver que l’industrie change ses pratiques. Les agriculteurs et maraîchers subissent d’insupportables pressions pour pouvoir s’en occuper.

Il ne reste donc que le jardinier et le citoyen, capables du sursaut, et pour épauler agriculteurs et collectifs engagés. Et je crois que c’est ce qui se passe un peu partout. A défaut d’une démarche publique, le citoyen finit par prendre le taureau par les cornes. On ne compte plus les projets de reconversions et de retour à la terre..

Considérant cela, il peut légitiment paraître difficile de trouver l’énergie de signer et relayer les multiples pétitions, qui de toute façon n’arrivent même pas sur les bureaux. Il est urgent de se mettre au travail pour conserver ces graines.

Il faut trouver des solutions, par l’échange et la conservation dans les jardins, mais aussi, et c’est indispensable, dans les champs de nos agriculteurs.

A notre niveau, nous essayons d’inspirer et d’apporter à chacun les moyens d’agir concrètement depuis chez lui, en semant, en récoltant et en partageant ses graines.

Le jeton qui permet que le site fonctionne aussi simplement, est une belle expérience du concept des monnaies complémentaires, un outil de la transition.

La grainothèque, c’est une invitation à se mobiliser : un petit geste d’insubordination, une petite désobéissance civile, une liberté prise ici quand on nous la menace ailleurs, une façon de dire que nous trouverons de toute façon un moyen de prendre soin de nos semences.

On ne demande pas à ce que nous redevenions tous jardinier mais d’autres formes d’engagement existent. Il y a toujours le soutien financier aux collectifs (Réseau Semences Paysannes, Kokopelli, ou même nous. Plus concrètement, les amaps par exemple sont un excellent outil pour favoriser des pratiques différentes. De nombreux agriculteurs ont besoin de notre soutien lorsqu’ils ont le courage de prendre un autre chemin.

Une autre forme d’engagement : avec quelques personnes issues du groupe local colibri (pays rochelais), nous essayons de nous pencher sur la question de la semence. Nous avançons, citoyennement, pas si lentement que cela, nous nous organisons, semons, apprenons.. Nous avons notamment inaugurer la première grainothèque, nous nous intéressons aux semences locales, nous proposons des ateliers, et nous nous engageons à apporter notre aide à un magnifique programme de conservation local de 7000 variétés potagères.

Pour saisir l’enjeu général, j’essaye parfois de me représenter mentalement :

Chaque graine de chaque variété a été semé, récolté, année après année, transmise de génération en génération, de jardins en jardins et de peuple en peuple, partout sur la planète depuis 10000 ans, avec bienveillance..

Excusez moi pour la répétition : partout sur la planète, de peuple en peuple, de jardins en jardins, de génération en génération, chaque variété, chaque graine semé… en s’adaptant ainsi à nos usages, à nos environnements.

Je crois, aujourd’hui, qu’il est question de savoir ce que l’on fait de tout ça, et d’être un maximum à être sûrs de ce que l’on va en faire.

6) Concrètement si des bibliothèques veulent mettre en place une grainothèque, quelle est la démarche à suivre et peut-on vous contacter ?

Oui, n’hésitez pas à nous contacter, que ce soit pour parler de la démarche, commander un kit ou pour partager la bonne nouvelle de l’inauguration.

Pour l’installation, si c’est la bibliothèque qui le souhaite, c’est facile, si vous souhaiteriez que votre bibliothèque en héberge une, il faudra convaincre le responsable..

Passé ce cap, nous invitons à construire sa propre boite, et s’approprier la démarche. Il est très facile de transformer un simple carton en un joli présentoir.

Nous proposons sur le site les documents et visuels à imprimer. Mais nous proposons aussi une grainothèque en kit, avec les documents, et quelques graines.

Il est nécessaire de s’en occuper à minima, en remplaçant les modes d’emplois épuisés, aussi nous conseillons qu’il y ait un référant, mais la bibliothèque peut très bien y veiller.

Ce n’est pas grave si la boite ne contient plus de graines, c’est une invitation au dépôt.

C’est peut être la première chose à faire ensuite : proposer aux jardiniers du coin d’amener les premières graines lors de l’inauguration.

Nous avons quelques suggestions pour les bibliothèques qui souhaitent y associer un fonds documentaire.

N’hésitez pas à partager les photos de la grainothèque que vous installerez, de l’inauguration, et célébrons ensemble nos actions. C’est très motivant de voir pousser les grainothèques sur une carte !

Ensuite, c’est comme au jardin, pour voir ce que cela donne, il faudra faire preuve de patience.

***

Site internet : http://www.grainesdetroc.fr

Page Facebook :www.facebook.com/Grainesdetroc.fr

Grainothèque : www.grainesdetroc.fr/got/


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Des partenariats Public-Privé aux partenariats Public-Communs (A propos du Google Cultural Institute)

vendredi 13 décembre 2013 à 08:58

L’ouverture du Google Cultural Institute aura marqué les esprits cette semaine, notamment à cause de la décision de la Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, de boycotter la cérémonie et de la réaction du gouvernement qui a envoyé Fleur Pellerin à la place dans une certaine confusion.

Mais ces péripéties gouvernementales ont fait oublier ce qui était sans doute le plus important : à savoir que Google a mis en place avec le Google Cultural Institute un site appelé à jouer un rôle non négligeable dans l’environnement numérique, rassemblant plus de 6 millions d’oeuvres en provenance de plus de 400 établissements culturels dans le monde. Voilà ce qu’en dit Le Mouv’ :

L’Institut culturel consiste donc en une plate-forme, sorte de gallerie des oeuvres et créations du monde, qui permet d’accéder à tout un tas d’oeuvres d’arts, mais aussi de monuments ou de merveilles naturelles. Telle une Google Map customisée, cette plate-forme permet aussi bien de voir les Alpes, d’admirer un Van Gogh ou de se balader à l’intérieur du musée d’Orsay. Pour un résultat, il faut le reconnaître, assez bluffant: 40 000 images d’oeuvres sont disponibles, certaines d’entre elles peuvent être étudier à un niveau de détail inégalé et la recherche par date, médium, artiste… est très pratique. Le rêve pour tout étudiant en Histoire de l’art ou Arts Plastiques.

Le site du Google Cultural Institute

Le site du Google Cultural Institute

Faisant suite au Google Art Project lancé en 2011, cette nouvelle plateforme offre aux institutions la possibilité de présenter leurs collections sous la forme d’expositions virtuelles. L’outil est de grande qualité et il restait pour l’instant ouvert uniquement à des institutions partenaires de Google. Mais à l’occasion de cette inauguration du Google Cultural Institute à Paris, la firme de Moutain View a annoncé le lancement d’un autre site, Google Open Gallery, qui permettra à n’importe quel musée, archives, bibliothèque, mais aussi artiste individuel, de charger ses propres images et de les éditorialiser avec des outils gratuits. D’une certaine manière, Google s’oriente vers une forme assez révolutionnaire de "YouTube de l’art et de la culture", avec la force de frappe qu’on lui connaît.

Une "cage de verre" pour le domaine public numérisé

Tout ceci pourrait paraître comme un mouvement positif, offrant à des institutions culturelles le moyen de gagner en visibilité, mais les choses sont plus complexes que cela lorsque l’on regarde dans le détail. Creative Commons France a publié un billet, intitulé "Institut Culturel Google et les oeuvres du domaine public" qui pointe un problème majeur déjà évoqué par Adrienne Alix notamment, il y a deux ans, à propos du Google Art Project. Parmi les oeuvres numérisées figurant sur la plateforme, une très large proportion appartiennent au domaine public, mais pourtant ses conditions d’utilisation placent les contenus sous "copyright : tous droits réservés". Pire encore, Google Open Gallery n’a rien de spécialement "Open", puisque les conditions générales des services Google s’y appliquent, ce qui signifie que la firme se voit accorder une licence d’utilisation très large sur les contenus postés par les utilisateurs.

google

Google Open Gallery.

Malgré la qualité des outils de visualisation et d’éditorialisation fournis par Google aux institutions culturelles, le Google Cultural Institute constitue une sorte de "cage de verre" qui rajoute une couche de droits sur le domaine public numérisé et empêche sa libre réutilisation. Pire, le clic droit est même désactivé ce qui empêche jusqu’à la copie des contenus à des fins personnelles. On est bien en présence d’une forme de copyfraud et d’enclosure posée sur le domaine public.

Pourtant, il serait trop rapide d’accuser uniquement Google d’être responsable de ces restrictions, car en effet, comme le rappelle BlankTextField sur Twitter, les institutions partenaires de Google  (En France, le Château de Versailles, le Musée d’Orsay, Le Musée du Quay Branly, Le Musée de l’Orangerie, etc) pratiquent elles aussi largement le copyfraud sur leurs propres sites, en copyrightant le domaine public.

Avec le Google Cultural Institute, on est donc en présence d’une forme de partenariat Public-Privé qui conduit à une enclosure sur le domaine public numérisé. Or ce type de dérives n’est pas une fatalité et des institutions publiques peuvent tout à fait coopérer avec des entités privées pour produire ensemble des biens communs numériques. Mais il faut pour cela passer d’une logique de partenariats Public-Privé à des partenariats Public-Communs.

Des partenariats Public-Communs, respectueux du domaine public

L’expression "partenariat Public-Communs" (Public-Commons Partnership) a été proposée par l’italien Tommaso Fattori, qui souhaitait montrer qu’il existe une autre voie possible que les partenariats Public-privé classiques, trop souvent à l’origine de formes de privatisation ou d’accaparement de ressources communes.

Dans le champ de la diffusion du patrimoine culturel en ligne, il existe justement un précédent qui incarne bien cette idée. Il s’agit du programme Flickr The Commons, initié en 2008 par un partenariat entre Flickr et la Bibliothèque du Congrès pour diffuser des fonds de photographies anciennes. Depuis, ce site a connu un grand succès et des dizaines de bibliothèques, musées et archives partout dans le monde ont choisi de l’utiliser pour exposer une partie de leurs collections.

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Flickr The Commons.

Or du point de vue juridique, il existe une grande différence entre Flickr The Commons et le Google Cultural Institute : les institutions partenaires de Flickr (détenu par Yahoo!, rappelons-le) ne peuvent pas rajouter de couches de droits supplémentaires sur le domaine public. Le programme n’a mis en place qu’une seule mention "Aucune restriction de copyright connue" applicable à toutes les images sur la plateforme, qui permet la diffusion du domaine public "à l’état pur" sans copyfraud. Ces contenus culturels deviennent alors librement réutilisables par les communautés d’utilisateurs, y compris à des fins commerciales. On voit donc avec cet exemple comment un partenariat Public-privé peut se transformer en partenariat Public-Communs.

L’autre exemple que l’on peut citer de coopération orientée vers la constitution de biens communs, ce sont bien sûr les partenariats entre Wikimedia Commons et les institutions culturelles. Pour prendre un exemple français, on peut prendre le cas du Musée des Augustins de Toulouse, qui a choisi de publier sur Wikimedia Commons l’ensemble de ses collections de peintures et de sculptures exposées dans ses salles publiques. Là aussi, les reproductions numériques sont disponibles sans couche de droits supplémentaires, ce qui respecte l’intégrité du domaine public.

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Les collections du Musée des Augustins de Toulouse sur Wikimedia Commons.

L’ouverture protège, la fermeture menace

L’intérêt principal à mon sens de ces partenariats Public-Communs, c’est qu’ils évitent de déséquilibrer l’écosystème numérique en conférant à un seul acteur une position dominante. Flickr The Commons ou Wikimedia Commons ne sont qu’un point de diffusion possible du domaine public numérisé parmi d’autres. La liberté de réutilisation qui est garantie sur ces plateformes fait que les contenus peuvent être réutilisés librement par des tiers, évitant ainsi de favoriser un acteur en particulier. Dans l’environnement numérique, ce qui appartient à tous ne peut plus être approprié par un seul et c’est la meilleure façon de se protéger des enclosures.

La situation est différente avec le Google Cultural Institute. En bloquant la réutilisation à l’extérieur de la plateforme de Google, les institutions culturelles partenaires confèrent à ce dernier un avantage comparatif très important et renforcent sa position dans l’écosystème. Dans ce type de partenariats, il y a en réalité "collusion" entre les acteurs institutionnels et l’acteur privé, et c’est au final le public – nous tous – qui nous voyons privés des droits culturels légitimes que le domaine public devrait pourtant nous offrir. Cette conception "propriétaire" de la culture et du patrimoine fait en définitive complètement le jeu de Google.

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Sans surprise, les tableaux du Musée d’Orsay sont aussi copyrightées sur le Google Cultural Institute que sur son propre site. A qui la faute ?

Si Google s’était au contraire engagé dans un programme similaire à celui de Flickr, en mettant en place des conditions d’utilisation respectueuses du domaine public sans laisser le choix aux institutions partenaires, son Institut Culturel aurait pu constituer un outil intéressant pour faire évoluer les pratiques et apporter sa contribution à la formation de nouveaux biens communs de la connaissance.  Mais tel n’est pas le cas et c’était son intérêt bien compris…

Quelle lisibilité pour la politique du Ministère de la Culture ?

C’est la raison pour laquelle le boycott par Aurélie Filippetti du lancement du Google Cultural Institute constitue sans doute en lui-même une décision opportune. La Ministre de la Culture a avancé comme argument pour justifier son absence le fait de ne pas vouloir "servir de caution" à Google, notamment tant que la firme n’a pas apporté de réponses satisfaisantes aux critiques qui lui sont faites quant à sa stratégie d’optimisation fiscale ou au respect des données personnelles des utilisateurs, deux points essentiels qui sont au coeur de la position dominante que cet acteur a su construire.

Par ailleurs, dans l’interview accordée au Monde pour annoncer son intention de boycotter l’inauguration, Aurélie Filippetti fait référence aux orientations prises en faveur du domaine public et de l’ouverture des données culturelles à l’issue de "l’Automne numérique " du Ministère de la Culture qui a eu lieu au mois d’octobre dernier et que j’avais saluées dans S.I.Lex :

Par ailleurs, dans « l’automne numérique » (politique numérique du ministère) sont traités des sujets comme la mise en valeur du domaine public et l’ouverture des données du domaine public culturel, poursuit la ministre.

Le Ministère de la Culture a aussi déclaré vouloir "veiller à «l’équilibre» des contrats entre les établissements culturels et Google".

Tous ces motifs sont légitimes, s’ils renvoient bien à ces problèmes d’enclosure que j’ai pointés plus haut. Mais on regrette que le message envoyé à Google, mais aussi aux institutions culturelles françaises, n’ait pas été plus clair. Hier matin par exemple, alors qu’elle était invitée sur France Inter à s’expliquer à propos de son boycott, Aurélie Filippetti n’a plus du tout parlé de la question du domaine public, pour en revenir à un discours beaucoup plus vague sur la protection de "l’exception culturelle française", calibré pour plaire aux industries culturelles françaises.

Par ailleurs, de vraies questions de cohérence globale de la politique du Ministère de la Culture se posent, car pour avoir boycotté le Google Cultural Institute, Aurélie Filippetti n’en a pas moins soutenu cette année d’autres partenariats public-privé, comme ceux conclus pour la numérisation des collections de la BnF, qui posaient pourtant de graves questions de respect de l’intégrité du domaine public. Par ailleurs, les établissements culturels français sont légion à pratiquer le copyfraud lorsqu’ils diffusent le domaine public numérisé, exactement de la même manière que sur le Google Cultural Institute.

Si le Ministère de la Culture veut aller au bout des nouvelles orientations qui ont été prises depuis plusieurs mois en faveur du domaine public et de l’ouverture des données culturelles (voir par exemple le Guide dataculture paru en mars dernier), il faut à présent franchir un pas supplémentaire, en demandant explicitement à ses établissements publics de ne plus entraver la libre réutilisation du domaine public numérisé et en privilégiant des partenariats Public-Communs.

Le Ministère peut aussi arriver à ce résultat en soutenant la loi sur le domaine public en France, qui a été déposée par la députée Isabelle Attard le mois dernier à l’Assemblée nationale.

Mise à jour du 14 décembre 2013 : Hier a été annoncé un exemple significatif de partenariats Public-Communs. La British Library a choisi de libérer UN MILLION d’images du domaine public sur Flickr The Commons. C’est une contribution majeure à la constitution de biens communs numériques et une manière de diffuser le domaine public en respectant son intégrité.


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