PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Vermeer au Louvre : une exposition qui bafoue vos droits !

dimanche 26 février 2017 à 17:17

Le musée du Louvre est en train de s’attirer de plus en plus de critiques pour l’exposition « Vermeers et les maîtres de la peinture de genre« , et notamment la manière dont est gérée l’affluence impressionnante de visiteurs qui se pressent pour voir les douze toiles du maître de Delft. Même ceux qui prennent une réservation en ligne peuvent se voir contraints d’attendre pendant des heures et les témoignages s’accumulent sur l’impression d’être traités par le musée comme du bétail humain. Ce genre de situations soulèvent beaucoup de questions sur la dérive d’une certaine « culture-spectacle », qui semble plus soucieuse des questions de rentabilité financière que de l’accès aux Arts.

vermeer
Pour les (rares) chanceux qui pourront voir la Laitière de Vermeer au Louvre, pas de photographie possible (alors qu’ils en ont absolument le droit…)

Mais plusieurs commentateurs ont également relevé qu’une interdiction complète de photographie est imposée aux visiteurs pour les deux expositions temporaires que l’on peut voir en ce moment au Louvre : celle sur Vermeer et celle sur le peintre Valentin de Boulogne. Voyez par exemple ce tweet d’Antoine Courtin :

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

La situation n’est à vrai dire pas propre au contexte de cette exposition Vermeer. Le Louvre fait en effet partie des musées qui autorisent les visiteurs à photographier les oeuvres figurant dans les collections permanentes (j’avais déjà consacré un billet à la question), mais pas dans les expositions temporaires. Il rejoint par là de nombreux établissements qui ont fixé des règles similaires, en entrouvrant seulement le droit à la photographie individuelle.

Il m’est déjà arrivé à plusieurs reprises de me retrouver confronté à ce genre d’interdictions lors d’une visite et de demander quel en était le fondement au personnel du musée. Généralement, on me répond que la règle est fixée par le règlement intérieur de l’établissement auquel je dois me plier en tant que visiteur et d’autres fois, on m’a indiqué que l’interdiction avait été en fait imposée par les prêteurs d’oeuvres figurant dans l’exposition et qu’une interdiction générale avait été mise en place pour faire respecter leur volonté.

Juridiquement, ces deux fondements invoqués m’ont toujours paru extrêmement fragiles. Or il se trouve que ces dernières semaines, un guide juridique « Photographier au musée » a été publié, qui examine dans le détail ces questions. Il a été produit par Pierre Noual, docteur en droit et diplômé en histoire de l’art, dont je tiens à saluer le travail de clarification effectué avec ce guide. guide

Il ressort de la lecture de ce document que l’exposition Vermeer au Louvre bafoue en réalité les droits des visiteurs en leur refusant la possibilité de prendre en photo les oeuvres exposées. Ni la propriété (publique ou privée) des supports des oeuvres, ni le règlement intérieur de l’établissement ne peuvent justifier valablement une telle restriction.

L’impossibilité d’invoquer la propriété des supports des oeuvres

 Comme je le disais plus haut, les musées se dédouanent souvent sur les prêteurs des oeuvres qu’ils rassemblent dans leurs expositions pour justifier les interdictions de photographier. Mais Pierre Noual montre bien que ce prétexte est en réalité inopérant, en raison du principe d’indépendance des propriétés intellectuelle et matérielle :

[…] le prêteur privé qui entend inclure une clause restreignant la prise de vue est illégale puisqu’il ne dispose que d’une propriété corporelle ne lui octroyant aucun droit sur l’image de son bien. En revanche, s’il possède une propriété incorporelle, d’autres actions peuvent lui permettre de fonder son interdiction. Il y a là un travail d’éducation juridique envers les propriétaires privés que les musées doivent développer pour respecter le droit.

De surcroît remarquons que si le prêteur de l’œuvre est étranger, il ne peut valablement restreindre la photographie au sein de la convention de prêt puisque celle-ci est soumise à la loi française et se trouve donc soumise au raisonnement juridique précédent.

Pour ce qui est de cette exposition Vermeer, la question de la propriété incorporelle ne se pose pas, car les oeuvres présentées appartiennent toutes au domaine public et devaient donc pouvoir être reproduites librement. Le fait que des propriétaires privés possèdent les supports des oeuvres ne leur permet nullement de supprimer cette liberté.

Par ailleurs, Pierre Noual montre que la propriété publique ne peut pas non plus être invoquée pour interdire aux simples visiteurs de prendre en photo les tableaux. Le Louvre détient en effet plusieurs des toiles présentées dans l’exposition Vermeers et il s’est fait prêter d’autres oeuvres par des musées publics étrangers. En France, une jurisprudence du Conseil d’Etat, rappelée dans un arrêt rendu en décembre dernier (auquel j’ai consacré un billet sur ce blog), considère qu’un musée peut s’appuyer sur la propriété publique pour interdire à des professionnels de photographier des oeuvres. Mais il n’en est pas de même pour les simples visiteurs :

[…] depuis 2012, le Conseil d’État estime que « la prise de vues d’œuvres relevant d’un musée, à des fins de commercialisation doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation » (CE, 29 oct. 2012 ; CE, 23 déc. 2016).

[…] Dès lors, si un propriétaire public peut interdire la prise de vue de ses œuvres par un photographe professionnel dans un but commercial, rien n’est indiqué quant à une quelconque restriction pour l’usage privé – non commercial – du visiteur photographe. Au regard du droit positif et de la jurisprudence du Conseil d’État, une œuvre issue des collections d’un musée public ne peut se voir soumise à une interdiction de prise de vue à l’égard du visiteur-photographe. On ne comprend donc pas sur quel fondement de la propriété corporelle s’appuient les musées pour restreindre la photographie des œuvres au sein des expositions temporaires ou des espaces permanents.

De la même manière, si un musée public entend prêter une œuvre à une autre institution publique ou privée, il ne peut assortir sa convention de prêt d’une clause restreignant la prise de vue puisqu’il n’est qu’un propriétaire corporel dont les droits sont limités […].

L’impossibilité d’interdire la photographie par le biais du règlement intérieur

Si le droit de propriété sur les supports ne constitue pas un fondement sur lequel un musée peut s’appuyer pour instaurer une interdiction de photographier, il lui reste peut-être possible de s’appuyer sur son règlement intérieur. En entrant dans l’espace d’un musée, on se retrouve en effet soumis aux règles déterminées par ce règlement, mais celles-ci doivent respecter des conditions pour être valables. Or Pierre Noual montre bien qu’un musée n’a pas la faculté de restreindre le droit de photographier des oeuvres, y compris dans les espaces d’exposition temporaire :

Si nous avons vu que la restriction des prêteurs publics ou privés en raison de leur propriété corporelle ou incorporelle ne peut limiter la prise de vue, le règlement intérieur le pourrait-il ? En précisant que la photographie peut être interdite lors d’expositions temporaires, les musées ont tendance à entériner leur décision en invoquant le règlement intérieur du musée.

Cependant, cette disposition méconnaît les principes de la propriété intellectuelle car le règlement nierait à tout visiteur l’exception de la copie à usage privé. Aussi, cette disposition est illégale en raison de la hiérarchie des normes. En effet, un règlement intérieur qui fait une mauvaise application de la loi ne peut primer celle-ci.

C’est pourquoi, le visiteur pourrait ainsi actionner les juridictions administratives et attaquer ce règlement intérieur – puisqu’il lui est opposable – afin que les dispositions légales de la propriété intellectuelle soient respectées et appliquées dans l’enceinte du musée.

Ce passage du guide se réfère au cas où des visiteurs voudraient photographier des oeuvres encore protégées par le droit d’auteur, ce qu’ils peuvent faire sur le fondement de l’exception de copie privée (à condition d’en respecter les conditions). Mais il vaut aussi a fortiori pour une exposition comme celles des oeuvres de Vermeer au Louvre, car celles-ci appartiennent au domaine public et on devrait donc pouvoir les photographier librement, sans même avoir à recourir à une exception au droit d’auteur.

Pierre Noual conclut son analyse sur les règlements intérieurs en faisant remarquer que le seul motif légitime que les musées pourraient invoquer est celui de la sécurité des oeuvres (qui leur permet d’interdire par exemple les photos avec flash pour des raisons de conservation). Mais il ne lui paraît pas recevable qu’un musée puisse invoquer le « confort de visite » ou la « tranquillité » pour justifier une interdiction de photographier :

De fait, le simple visiteur-photographe qui tient son appareil photo dans la main ne peut porter volontairement atteinte à une œuvre. Cela s’expliquerait davantage par une mauvaise régulation du public par le musée incapable de protéger ses œuvres.

Photographier quand même, malgré les interdictions ?

En réalité (comme cela fait plusieurs années que des militants le revendiquent auprès des autorités), il n’existe aucun fondement juridique valable sur lequel un musée pourrait s’appuyer pour interdire la photographie à ses visiteurs (voir l’excellent schéma ci-dessous que Pierre Noual a inséré dans son guide pour synthétiser ses analyses).

capture

Les musées comme le Louvre, qui continuent à le faire, sont donc purement et simplement dans l’arbitraire administratif. La question qui se pose est de savoir ce que l’on risque à enfreindre ces interdictions et à prendre quand même les oeuvres en fonction pour exercer son droit légitime.

Là encore, le guide Pierre Noual s’avère très utile, car il montre qu’un musée dispose en réalité d’une marge de manoeuvre très limitée, même quand un visiteur enfreint le règlement intérieur :

Le règlement intérieur précise généralement que « sa non-application expose les contrevenants à l’expulsion de l’établissement et le cas échéant à des poursuites judiciaires ». Or, l’infraction au règlement intérieur est contraventionnelle – et non pénale. Aussi il conviendrait de faire constater cette infraction par des agents assermentés (police nationale et gendarmerie), ce que ne sont pas les agents de sécurité et surveillance des musées. Aujourd’hui, il semble qu’aucune procédure n’ait été mise en place par les musées. Si celle-ci venait un jour à être instaurée, il serait également possible de s’interroger sur sa conformité au regard des droits individuels des visiteurs.

De manière pratique pour tenter de dissuader la prise de vue, les agents ne peuvent pas demander à un visiteur de voir ses papiers d’identité car seul les agents assermentés sont habilités à procéder à un contrôle d’identité, tout autant qu’ils ne peuvent pas retenir le visiteur-photographe puisqu’il ne commet pas un flagrant délit au règlement intérieur (il s’agit d’une contravention). Si les agents retenaient le visiteur-photographe dans l’enceinte du musée, ce flagrant délit ne serait pas justifié et ce dernier pourrait porter plainte puisqu’il y aurait eu atteinte à sa liberté de circulation selon l’article 73 du code de procédure pénale.

De la même manière, les agents ne peuvent ni prendre de force l’appareil photographique ni demander à supprimer ou à voir les clichés d’œuvres qui ont été pris : il s’agit d’un acte de violence contre lequel le visiteur peut porter plainte.

Ce sont donc en réalité les musées qui se trouvent dans une situation délicate et qui risquent assez gros en imposant des restrictions à la liberté de photographier, au-delà de ce que leurs pouvoirs leur permettre.

Un cas flagrant d’enclosure publique

Au vu de ce qui précède, on peut donc conseiller aux visiteurs de l’exposition Vermeer, qui auront payé 15 euros (ou 17 même en réservant en ligne) et fait des heures de queue d’attente, de ne pas se laisser démonter et de photographier les chefs-d’oeuvre qu’ils y verront, car cela revient pour eux à exercer un droit légitime dont les musées ne devraient pas pouvoir les dépouiller impunément.

On notera également que si les droits du public sont bafoués sur place, ils le sont également en ligne, puisque ni le Louvre, ni la Réunion des Musées Nationaux, ne mettent à disposition sur leurs sites des reproductions en Haute Définition des oeuvres, librement réutilisables. On n’a droit qu’à des images de mauvaise qualité et copyrightées, à la différence de ce que pratique le Rijksmuseum d’Amsterdam par exemple, qui propose des reproductions HD sous CC0 sur son site.

vermeer
Le Géographe de Vermeer en HD sur le site du Rijksmuseum (CC0), dans le respect des droits du public.
vermeer1
L’Astronome du Louvre, avec un copyright de la RMN, qui bafoue ces mêmes droits et m’interdit même théoriquement de le reproduire sur ce blog.

Et telle est d’ailleurs la morale que l’on pourrait retenir de cette exposition. Les deux versions du tableau L’astronome/Le Géographe de Vermeer y sont présentées ensemble pour la première fois. Celle du Rijksmuseum est bien devenue un bien commun de la connaissance, grâce à la politique d’ouverture de l’établissement. Au contraire, celle du Louvre est « séquestrée », physiquement et numériquement, ce qui nous montre que les enclosures peuvent être le fait des établissements publics autant que du secteur privé.

***

En 2014, le Ministère de la Culture a pourtant publié une charte « Tous photographes ! » qui recommandait aux musées de faire évoluer leurs règlements en faveur de la photographie individuelle, mais ce document n’est toujours pas respecté. Une mission « Musées du 21ème » a été lancée en mai dernier par le Ministère de la Culture, qui devrait être un endroit où ce type d’enjeux liées aux droits du public et à la politique de diffusion des établissements sont discutés. On y parle notamment de musée « éthique, citoyen, inclusif et collaboratif ». Mais les membres de cette mission sont en réalité quasi-uniquement des directeurs de grands établissements et il y a fort peu de chances que la question des droits du public sur la Culture y soit abordée impartialement par un tel aréopage…

PS : suite à la publication de ce billets, plusieurs personnes m’ont écrit pour signaler qu’elles avaient été violemment prises à partie par les vigiles de l’exposition Vermeer qui font appliquer l’interdiction de photographier et vont jusqu’à exiger que les personnes effacent les images. Tout ceci est grossièrement illégal. 


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels Tagged: Domaine public, Louvre, musées, photographie, Vermeer

Créer un « domaine commun » anticipant le domaine public ?

lundi 20 février 2017 à 21:57

Je rediffuse sur ce blog un billet publié par le collectif SavoirsCom1 pour interpeller La France Insoumise à propos d’une proposition de leur programme culturel portant sur le domaine public et le financement de la création. Nous y proposons l’idée de créer un nouveau « domaine commun », anticipant sur l’entrée des oeuvres dans le domaine public, qui combinerait des idées de Victor Hugo et de Jean Zay. Au-delà de l’enjeu immédiat de la campagne présidentielle, il me semble que c’est une idée à considérer, car elle montre parfaitement que l’amélioration des conditions de vie des créateurs et l’ouverture des usages ne sont pas incompatibles, bien au contraire.

***

La France Insoumise (mouvement citoyen pour promouvoir la candidature de Jean-Luc Mélenchon) a publié la semaine dernière son livret « Arts et Culture » dans lequel on retrouve des propositions consacrées au domaine public. On peut y lire notamment que la France Insoumise souhaite :

Intégrer les droits d’auteur dans le domaine public, après le décès des auteur·e·s pour financer la création et les retraites des créateurs.

Ce passage fait écho à des déclarations de Jean-Luc Mélenchon lors d’un discours tenu à Lyon le 5 février dernier.

Il avait alors annoncé vouloir mettre en œuvre une « socialisation des droits sur les œuvres du domaine public » et souhaité que « les œuvres ne tombent plus jamais dans un domaine public autre que commun« . Il s’est référé à cette occasion à Victor Hugo, connu pour avoir proposé d’instaurer un « domaine public payant » afin de financer les auteurs.

Des propositions ambiguës et un appel à la clarification

Ces propositions de la France Insoumise restent à ce stade imprécises et on peut leur donner deux interprétations différentes :

Si le discours initial de Jean-Luc Mélenchon paraissait osciller entre les deux propositions, le livret Culture semble à présent s’orienter vers la seconde option.

Mais il n’apporte pas de réponse à une question pourtant essentielle. Ce nouveau droit « socialisé » sur l’usage des œuvres a-t-il vocation à s’appliquer au-delà de la période actuelle des 70 ans après la mort du créateur, ce qui reviendrait à instaurer un prélèvement perpétuel, là où l’usage des œuvres du domaine public est aujourd’hui gratuit et libre (à condition de respecter le droit moral) ?

Afin de lui permettre d’apporter des précisions et de dissiper ces ambiguïtés, le collectif SavoirsCom1 interpelle les représentants de la France insoumise par le biais d’une série de questions :

Un risque de remise en cause du domaine public comme bien commun

L’objectif de dégager de nouveaux modes de financement pour la création est absolument légitime et le collectif SavoirsCom1 ne peut que partager ce souci, étant donné les conditions de vie difficiles de la majorité des créateurs. Mais si au nom de ce but louable la France Insoumise entendait instaurer un droit perpétuel sur l’usage des oeuvres du domaine public, elle porterait gravement atteinte à un mécanisme essentiel d’équilibrage du droit d’auteur.

Il importe notamment de préserver le droit de ré-éditer et d’utiliser dans des œuvres dans de nouveaux travaux sans avoir à demander de permission à quiconque. Une telle liberté de réutilisation est garante de la démocratisation de l’accès aux œuvres, en rendant fluide la décision de rendre disponible à nouveau, ou dans une situation nouvelle, une oeuvre du passé. C’est cette opportunité qui est la plus importante pour garantir l’usage optimum du domaine public.

Jean-Luc Mélenchon cite souvent comme modèle la Révolution française. Or c’est à ce moment que le droit d’auteur a été créé comme un droit limité dans le temps. Des débats très vifs avaient eu lieu sous l’Ancien Régime pour savoir si le droit que les auteurs peuvent revendiquer sur leurs créations devait prendre la forme d’un droit de propriété perpétuelle (à l’instar du droit de propriété sur les biens matériels) ou d’un droit limité dans le temps.

Les révolutionnaires ont tranché la question par le biais de deux lois, en 1791 et 1793 , qui  ont consacré un droit exclusif pour l’auteur sa vie durant, ainsi que 10 ans après son décès afin d’assurer des subsides à ses descendants directs. Mais ils ont sciemment donné une durée limitée à cette protection, dans le but d’instaurer un domaine public pour garantir les droits du public sur la culture.

La durée du droit d’auteur a depuis sans cesse été prolongéee, jusqu’à atteindre aujourd’hui 70 ans après la mort de l’auteur. Mais quel qu’en soit le but, on ne peut envisager un droit perpétuel sans remettre en cause le contrat social établi par la Révolution française entre les droits des auteurs et les droits de la société.

Instaurer un droit perpétuel ne reviendrait pas à « socialiser les droits sur les œuvres du domaine public« , mais au contraire à les privatiser au profit d’une partie de la société (certains créateurs), en faisant disparaître le droit de tous sur la culture matérialisé aujourd’hui par le domaine public. Ce serait même faire altérer le domaine public en tant que bien commun de la connaissance, « qui n’appartient à personne et dont l’usage est commun à tous« .

Ajoutons que ce serait aussi complètement contradictoire avec les propositions du livret numérique de la France Insoumise, qui propose de son côté de reconnaître le « domaine commun informationnel » :

les  savoirs  accumulés  par  les  technologies  numériques  sont  des  acquis  collectifs  pour  l’Humanité.  Ils  permettent  notamment  la  diffusion  de la culture et des connaissances scientifiques. Ainsi, les ressources numériques doivent être protégées en reconnaissant un « domaine commun » informationnel. Ce domaine est composé du domaine public et de l’ensemble des données, informations  et  savoirs  qui  ne  sont  pas protégés  par  la  propriété  intellectuelle.  L’intégrer  dans  la  loi  permettra  de  le  préserver  contre  les  appropriations  marchandes (copyfraud) et de garantir l’accès durable de tous·tes à la connaissance.

Propositions de SavoirsCom1 pour la création d’un véritable « domaine commun »

Ces contradictions apparentes peuvent cependant facilement être surmontées. Il est tout à fait possible de dégager de nouvelles sources de financement pour la création tout en préservant un domaine public des œuvres librement réutilisables.

Pour ce faire, il faut commencer par se tourner vers des propositions faites par Jean Zay en 1936.

En tant que Ministre du Front populaire, Jean Zay proposa en effet  une grande loi sur le droit d’auteur, qui ne vit hélas jamais le jour. Son idée principale consistait à refonder le droit d’auteur comme un droit sui generis découlant du travail de l’auteur, et non comme un droit de propriété. L’article 21 de son projet proposait de diviser le délai de protection post mortem de l’époque (50 ans) en deux périodes : la première de 10 ans, durant lesquels les descendants directs de l’auteur auraient continué à bénéficier des droits de l’auteur, et la seconde de 40 ans pendant laquelle une sorte de licence légale aurait été instaurée pour supprimer l’exclusivité d’exploitation des droits d’auteur au profit d’un seul éditeur.

Néanmoins, Jean Zay n’envisageait pas de reverser les droits perçus pendant ces 40 années pour financer la création, mais il avait plutôt pour but de se simplifier les conditions d’usage des oeuvres du domaine public.

SavoirsCom1 propose de combiner les idées de Victor Hugo et celles de Jean Zay pour instaurer un nouveau « domaine commun » après la mort de l’auteur :

  1. Pendant 10 ans après le décès de l’auteur, son conjoint et ses descendants directs pourraient continuer à bénéficier pleinement des droits sur l’œuvre, de manière à leur permettre de faire face à la disparition de l’auteur. C’était la volonté originelle des révolutionnaires lorsqu’ils ont créé le droit d’auteur et ce principe, proche de l’esprit des pensions de reversion, nous paraît devoir être conservé.
  2. Durant les 40 années suivantes, les ayants droit perdraient le pouvoir d’autoriser ou d’interdire les usages commerciaux de l’œuvre, ainsi que de percevoir les rémunérations associées. Les exclusivités consenties par l’auteur de son vivant seraient suspendues et une licence légale sur les usages commerciaux de l’œuvre instaurée, de manière à ce que tous les acteurs économiques intéressés (éditeurs, producteurs, télévisions, radios, salles de spectacles, etc.) puissent exploiter l’œuvre, moyennant le paiement d’une redevance. Cette mesure éviterait que les créations deviennent indisponibles, comme c’est le cas pour la majorité d’entre elles actuellement,  du fait de la durée trop longue de protection du droit d’auteur. Les usages non-commerciaux des œuvres deviendraient en revanche immédiatement libres et gratuits.
  3. Pendant ces 40 années, les sommes perçues au titre de cette redevance de réutilisation seraient allouées à un nouvel organisme paritaire de gestion. Il importe que ces sommes ne soient pas gérées par les circuits actuels de la gestion collective, si l’on veut éviter l’effet délétère de concentration sur un tout petit nombre de créateurs que ces sociétés provoquent aujourd’hui. Un nouvel organisme paritaire serait à la place chargé de la gestion de ces financements, qui devra impérativement comporter, outre des représentants des auteurs, des organisations de la société civile pour représenter les droits du public.
  4. L’organisme en question serait chargé de financer de nouvelles créations sur projet, en privilégiant les jeunes créateurs, ainsi que des manifestations culturelles.
  5. Une partie de ces sommes pourraient également être allouées au financement des droits sociaux des auteurs, notamment leur retraite comme le suggère la France Insoumise. Le collectif SavoirsCom1 propose que ces sommes servent également à financer le nouveau statut d’intermittence pour les artistes-auteurs, que la France Insoumise envisage de créer et qui nous paraît une piste prometteuse à soutenir.
  6. Nous proposons aussi qu’une partie de ces sommes soient affectées à la numérisation des œuvres patrimoniales par les institutions culturelles (archives, bibliothèques, musées), mais à la condition expresse que l’usage des reproductions soit libre et gratuit (fin des pratiques de copyfraud aujourd’hui constatées, qui portent atteinte à l’intégrité du domaine public, et qui sont souvent justifiées par des difficultés budgétaires).
  7. 50 ans après la mort de l’auteur, les œuvres entreraient dans le domaine public proprement dit, comme aujourd’hui, avec expiration complète des droits patrimoniaux. Par rapport à la situation actuelle, l’entrée des œuvres dans le domaine public serait donc anticipée de 20 ans, ce qu’autorise la convention de Berne et est pratiqué par de nombreux pays dans le monde (Canada, Japon, etc.).  Il serait également opportun que les droits moraux sur l’œuvre prennent alors fin en même temps que les droits patrimoniaux (comme c’est le cas aux Pays-Bas aujourd’hui).
  8. Toutes les prolongations actuelles du droit d’auteur au-delà de la durée de protection de base (régime des « Morts pour la France », prorogations de guerre, œuvres posthumes, etc.) doivent être supprimées, pour uniformiser le statut du domaine public.
  9. Les auteurs pourraient aussi de leur vivant, par une manifestation expresse de volonté, faire entrer par anticipation leurs créations soit dans le « domaine commun », soit dans le domaine public (en utilisant par exemple la licence CC0).

***

Dans la situation actuelle, les 70 ans de protection après la mort de l’auteur constituent une véritable rente de situation profitant à quelques héritiers d’auteurs célèbres plutôt qu’aux créateurs vivants. Plus que cela, c’est surtout une aubaine pour les intermédiaires comme les éditeurs ou les producteurs, qui obtiennent ces droits par cession et conservent donc pendant des décennies la quasi-totalité des sommes générées, bien au-delà de ce que pourrait justifier leur investissement initial dans la création.

Avec le système ici proposé, on aboutit à la mise en place d’un nouveau « domaine commun » présentant de nombreux avantages : 1) Il dégage de nouvelles pistes de financement pour les créateurs vivants : 2) Il assure une solidarité envers eux en consolidant leurs droits sociaux ; 3) Il participe à la numérisation pérenne du domaine public et 4) Par rapport à la situation actuelle, il élargit les droits d’usage sur les oeuvres plutôt que de les restreindre inutilement.

Nous mettons ces idées à la disposition de la France Insoumise et de tout autre organisation politique qui voudrait s’en saisir. Des assises du domaine public pourraient aussi être organisées, entre toutes les parties prenantes, pour débattre des questions soulevées par ces propositions.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: domaine commun, Domaine public, durée des droits, france insoumise, Jean zay, Jean-Luc Mélenchon, Victor Hugo

Une synthèse sur le nouveau cadre juridique de l’Open Access (et quelques questions en suspens…) 

mercredi 15 février 2017 à 11:52

J’avais déjà produit en octobre dernier sur ce blog une analyse du volet « Open Access » de la loi République numérique, sous la forme d’une FAQ. Cette semaine, l’université Paris Nanterre a mis en ligne la captation vidéo d’une intervention que j’ai donnée sur le même sujet en introduction à une journée sur l’Open Access organisée en décembre dernier à l’occasion de l’inauguration du portail HAL de l’établissement (cliquez sur l’image ci-dessous pour lancer la vidéo).

nanterre

J’y expose en une vingtaine de minutes les principaux mécanismes de mise en oeuvre du nouveau « droit d’exploitation secondaire » introduit par loi au bénéfice des chercheurs. Ce dernier va leur permettre de publier en ligne les manuscrits de leurs écrits acceptés pour publication par des éditeurs et financés majoritairement par des crédits publics, au terme d’un délai de 6 mois pour les sciences exactes et 12 mois pour les SHS.

Je donne des précisions quant à l’application de ces dispositions en suivant le canevas suivant : Qui peut déposer ? Que peut-on déposer ? Quand peut-on déposer ? Où peut-on déposer ? J’essaie aussi d’apporter des éléments sur les points délicats à interpréter de la loi (effet rétroactif ou non ? applicabilité aux éditeurs étrangers ? impacts sur les données de la recherche ?).

Il faut noter qu’une actualité importante est survenue cette semaine à propos de l’interprétation de cette loi. Une question parlementaire a été posée le 14 février par le député Jean-David Ciot à Axelle Lemaire, Secrétaire d’Etat au numérique et à l’innovation. Elle porte sur les points suivants :

Un secrétaire d’Etat n’est pas un juge et seule une juridiction est habilitée à donner une interprétation authentique de la loi. Mais la réponse à ces questions aura nécessairement une incidence sur l’application du texte, surtout qu’il y ait très improbable qu’un contentieux survienne à son sujet. Car cela nécessiterait qu’un éditeur attaque un chercheur en justice (ou l’inverse…). Difficile aussi de savoir quand il sera apporté à cette question, ni surtout qui le fera en raison des élections présidentielles qui approchent… 

***

Je vous recommande de regarder par ailleurs les autres vidéos captées à l’occasion de la journée à Nanterre, car les échanges furent particulièrement riches, notamment dans les tables-rondes où des chercheurs ont pu exprimer leur point de vue et faire état de leurs propres pratiques en matière d’Open Access (qui n’ont heureusement pas attendu la loi pour prospérer). 

 La table-ronde sur les « nouvelles formes d’édition scientifique » m’a aussi permis de découvrir le projet « Self-Journal of Science » porté par le français Michaël Bon que j’ai trouvé absolument fascinant. Ses propositions se rapprochent de l’horizon d’une « wikification de la Science » et d’un au-delà de l’Open Access à propos duquel j’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur ce blog


Classé dans:open access Tagged: loi République numérique, open access

Enfin un « upgrade » de l’exception de citation dans la prochaine directive sur le droit d’auteur ?

mardi 14 février 2017 à 23:15

Une nouvelle directive sur le droit d’auteur est en cours d’examen par les différentes commissions du parlement européen. La version initiale préparée par la Commission européenne n’était pas très encourageante. A part sur quelques points limités (Text et Data Mining par exemple), elle ne contenait guère de dispositions en faveur des nouveaux usages. En revanche, plusieurs mesures inquiétantes figuraient dans le texte, comme des menaces sur les liens hypertexte ou une obligation de filtrage automatisé des plateformes. A tel point que certains eurodéputés ont lancé une campagne intitulée #SaveTheLink, afin que les citoyens appellent leurs représentants à bloquer ces propositions dangereuses pour l’avenir d’Internet.

european_copyright-svg

Mais le droit d’auteur est une matière hautement instable, souvent sujette à rebondissements politiques. Et plusieurs bonnes surprises se sont visiblement glissées à l’intérieur d’un rapport de la Commission Culture du Parlement européen publié il y a quelques jours. Attention, je ne dis pas que l’intégralité de ce document est encourageante, mais je ne vais pas me livrer ici à une analyse intégrale qui serait trop longue. Je vais me concentrer sur une proposition particulièrement intéressante que ce texte comporte : l’idée de créer une nouvelle exception obligatoire pour tous les Etats membres, destinée à sécuriser la production des « User Generated Content » (contenus produits par les utilisateurs). Elle prend la forme d’un « droit de citation élargi » qui paraît bien adapté aux nouvelles pratiques induites par le numérique et que nous étions nombreux à attendre, même si la proposition de la commission Culture reste encore perfectible.

Une exception en faveur des « User Generated Content »

De quoi s’agit-il exactement ? Le plus simple est de citer directement le passage du rapport qui explique pourquoi la création de cette nouvelle exception se justifie (v. page 5, je traduis en français) :

La proposition initiale de la commission ne reconnaît pas le nouveau rôle que les consommateurs, en tant qu’utilisateurs de services, occupent à présent dans l’environnement numérique. Non contents de se limiter à un rôle passif, ils sont devenus des contributeurs actifs et sont à la fois des producteurs et des récepteurs de contenus dans l’écosystème digital. En effet, certaines plateformes sont conçues dans leur architecture, leur modèle économique et l’agencements de leurs services autour de ce double rôle de leurs utilisateurs. D’un point de vue juridique, le Rapporteur estime que les pratiques numériques des utilisateurs ne bénéficient pas d’une sécurité juridique suffisante par rapport aux règles applicables en matière de droit d’auteur, en particulier les exceptions et limitations. C’est pourquoi une approche spécifique est requise, qui constituera le « quatrième pilier » de cette directive.

Pour créer ce quatrième pilier, le Rapporteur définit tout d’abord la notion de contenus produits par l’utilisateur (user generated content), qui constituent la base de la plupart des pratiques des usagers en ligne. Ces contenus produits par les utilisateurs sont susceptibles de comprendre des extraits d’oeuvres protégées par le droit d’auteur dans une mesure qui ne nuit pas aux titulaires de droits. Ces pratiques sont d’ailleurs déjà largement répandues en dépit de l’incertitude juridique qui les caractérise. Le Rapporteur propose de créer une nouvelle exception obligatoire protégeant les usages de tels extraits dans la mesure où certaines conditions sont respectées de manière à s’assurer que les usages restent proportionnés.

Les pratiques numériques auxquelles il est fait référence renvoient à des usages dont j’ai eu l’occasion de parler à de nombreuses reprises sur S.I.Lex. Il peut s’agir par exemple de pratiques citationnelles, qui utilisent des contenus audiovisuels à des fins de commentaire et de critique,   comme beaucoup de vidéastes sur YouTube souhaitent par exemple pouvoir le faire sans craindre d’être inquiétés par les ayants droit ou les algorithmes de filtrage de la plateforme. Il peut également s’agir de pratiques plus créatives comme les remix, les mashups, les fanfictions ou les détournements dont le cadre juridique reste à ce jour extrêmement incertain malgré l’ampleur de leur adoption par les internautes.

L’exception de courte citation, notamment telle qu’elle est appliquée par les juges en France, reste mal adaptée dès que l’on s’éloigne du champ littéraire. Or il existe aujourd’hui un besoin criant de sécuriser les citations audiovisuelles dans un périmètre raisonnable, de manière à permettre l’exercice serein des libertés d’expression et de création sur Internet.

Vers un droit de citation 2.0 ?

Pour remédier à ces lacunes actuelles du système, le rapport de la Commission Culture du Parlement européen propose l’introduction d’une nouvelle exception formulée comme suit (voir p. 44, je traduis à nouveau) :

Exception pour les contenus produits par les utilisateurs (user generated content)

Les Etats-membres devront mettre en place une exception [au droit d’auteur et aux droits voisins] de manière à autoriser l’usage numérique de citations ou d’extraits d’oeuvres et d’autres objets protégés incorporés dans des contenus générés par des utilisateurs notamment à des fins telles que la critique, l’information, le divertissement, l’illustration, la caricature, la parodie ou le pastiche dans la mesure où ces citations ou extraits :

  • Sont tirés d’oeuvres ou d’autres objets protégés qui ont déjà été légalement portés à la connaissance du public
  • Sont accompagnés de la mention de la source, y compris le nom de l’auteur, à moins qu’une telle formalité soit impossible à accomplir
  • Et sont utilisés de façon équitable et d’une manière qui ne s’étend au-delà du but spécifique pour lequel ils sont employés.

Toute clause contractuelle contraire à l’exception prévue par cet article serait nulle et non avenue.

Le rapport comporte aussi une définition des « User Generated Content », qui montre clairement une volonté de dépasser la limitation au texte (voir p. 36):

Par « contenu généré par l’utilisateur », on entend une image, un ensemble d’images animées avec ou sans bande sonore, un enregistrement sonore, des données ou une combinaison de ces éléments, qui sont chargés ou diffusés sur une plateforme par un ou des utilisateurs.

Usage équitable et citation créative

Cette formulation comporte plusieurs éléments intéressants, qui me paraîtraient de nature à dépasser bien des blocages de la situation actuelle. Tout d’abord, l’exception fait référence aux termes de « citations ou d’extraits ». Or la notion « d’extraits » figure déjà dans la directive InfoSoc de 2001, notamment en ce qui concerne les usages d’illustration de la recherche et de l’enseignement. On sait que quand les textes européens emploient le terme « extraits », ils font référence à des portions d’oeuvres plus larges que les « courtes citations » du droit français. Il ne s’agit pas de pouvoir utiliser des oeuvres dans leur intégralité, mais dans une mesure raisonnable par rapport au but poursuivi par l’utilisateur. Et pour réguler les usages, la proposition du rapport renvoie au standard souple de « l’usage équitable qui ne s’étend au-delà du but spécifique pour lequel les extraits sont employés« . Voilà de quoi introduire dans le système suffisamment de souplesse pour appréhender la variétés des usages numériques, en posant cependant des limites pour éviter les abus.

Par ailleurs, le texte comporte un mot en particulier, susceptible d’étendre de manière très intéressante le champ de la pratique citationnelle. On voit en effet que plusieurs buts légitimes sont mentionnés qui permettent la réutilisation d’extraits. La critique, l’information, l’illustration, la parodie, la caricature, le pastiche figurent déjà dans la définition actuelle des exceptions de citation et de parodie. Mais la proposition ajoute comme but valable le « divertissement » (entertainment en anglais). L’insertion de ce terme doit être relevé, car elle ouvre la voie à un usage « créatif » de la citation, qui n’existe pas aujourd’hui dans les textes. Si je prends un exemple, il sera possible sur cette base de réutiliser des extraits d’un film, non seulement pour produire un commentaire critique (comme le font beaucoup de YouTubeurs spécialisés dans le cinéma), non seulement pour réaliser des parodies (pratique là aussi très courante), mais aussi tout simplement pour produire de nouvelles créations divertissantes. Et on se rapproche alors d’une exception capable d’englober les pratiques de mashup et de remix.

Enfin, l’exception présente explicitement un caractère d’ordre public, c’est-à-dire qu’elle prévaut sur les clauses contractuelles contraires et cela revêt une importance particulière dans la mesure où elle a vocation à s’appliquer à des plateformes dont les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) peuvent être hostiles à ce genre de pratiques et fragiliser la position des utilisateurs.

D’une certaine manière, cette exception fait beaucoup penser au « droit au mashup » introduit en 2011 dans la loi sur le droit d’auteur au Canada. La formulation ici proposée présente néanmoins à mon sens plusieurs avantages par rapport à la solution canadienne, notamment le fait qu’elle ne s’appuie pas sur la distinction usage commercial / usage non commercial. Ici au contraire, comme c’est déjà le cas pour les exceptions de citation et de parodie, l’usage commercial pourrait être admis. L’équilibre des droits en présence se fait plutôt par l’entremise de la notion « d’usage équitable », ce qui est bien préférable.

La proposition de la Commission Culture du Parlement européen se rapproche aussi des recommandations du rapport Lescure, qui souhaitait sécuriser le cadre juridique des « pratiques transformatives » en procédant à « une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité créative ou transformative« . L’angle d’attaque retenu est légèrement différent, mais l’esprit est sensiblement le même.

Mais une exception limitée aux plateformes centralisées…

Néanmoins, tous ces points positifs viennent avec un énorme point noir, directement lié à la notion « d’User Generated Content » qui sert de pivot à cette nouvelle exception. En effet, le texte est très clair sur le fait que pour bénéficier de ce nouveau droit de citation élargi, il faut être dans la position d’un utilisateur de plateformes. On songe notamment à des sites comme YouTube, DailyMotion, SoundCloud, mais aussi des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. Or si de nouveaux droits à la réutilisation de contenus sont ouverts pour les internautes, il serait extrêmement dommageable de les réserver uniquement aux utilisateurs de plateformes centralisées. Au nom de quoi, une personne qui réutilise des extraits d’oeuvres audiovisuelles aurait-elle le droit de le faire sur YouTube, mais pas sur un site web personnel ? Rien ne justifie une telle restriction et ce serait même toxique pour l’écosystème numérique tout entier d’obliger les internautes à recourir à des services centralisés pour pouvoir créer.

Beaucoup de choses sont intéressantes dans cette proposition, mais à condition de ne pas s’en tenir aux User Generated Content et à la production de contenus sur les plateformes. Il suffirait pour cela de généraliser la rédaction de l’exception en supprimant ces restrictions inutiles de son champ d’application.

***

Malgré ces réserves, il est assez remarquable que ce soit la commission Culture du Parlement européen, généralement une des moins enclines à aller dans le sens des exceptions au droit d’auteur, qui ait fait une telle proposition en faveur des usages. Cela montre que les équilibres politiques en présence sont beaucoup plus nuancés que ce à quoi on pouvait s’attendre. Reste à présent à soutenir ce genre d’initiatives et peut-être que nous aurons finalement contre toute attente une directive européenne qui aborde les vraies questions posées par la révolution numérique.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: directive, droit d'auteur, exception de citation, mashup, parlement européen, parodie, remix, Union européenne, user generated content

Le choix du Metropolitan Museum et les pathologies du domaine public

dimanche 12 février 2017 à 18:42

Il s’est produit cette semaine un événement important pour la diffusion du patrimoine culturel. Le Metropolitan Museum of Art de New York a annoncé la mise en place d’une nouvelle politique de réutilisation des images numérisées figurant sur son site Internet. Dorénavant, le téléchargement de plus de 375 000 reproductions en haute définition sera possible sans autorisation préalable pour n’importe quel type d’usage, y compris commercial.

degas
« La classe de danse » d’Edgar Degas, parmi les nombreuses oeuvres libérées par le Metropolitan Museum (Domaine Public).

D’autres établissements culturels dans le monde se sont déjà engagés dans de telles démarches, comme la New York Public Library, la National Gallery de Washington, la British Library ou le Rijksmuseum d’Amsterdam. Mais les 375 000 fichiers libérés par le MET représentent à ce jour la plus grande contribution aux Communs de la connaissance effectuée par un musée. Parmi les oeuvres concernées figurent beaucoup de chefs-d’oeuvre réalisées par des artistes français, comme Ingres, Monet, Cézanne, Renoir, Manet, et tant d’autres encore. Sur son site La Tribune de l’Art, Didier Rykner n’a d’ailleurs pas manqué d’épingler les pratiques des institutions culturelles françaises, qui contrairement à la politique d’ouverture mise en oeuvre par le MET, appliquent dans leur très large majorité des restrictions à la réutilisation du domaine public numérisé.

Il faut saluer le geste de ce grand musée américain et espérer qu’il puisse inspirer certains de ses homologues français. Mais je voudrais dans ce billet m’attarder sur une question plus technique, qui a trait à l’outil juridique choisi par le MET pour diffuser ces fichiers numériques. En effet, c’est la licence CC0 (Creative Commons Zero) qui a été retenue pour exprimer cette nouvelle politique de libre réutilisation. Or sur Twitter, j’ai pu voir plusieurs personnes critiquer cette décision, en expliquant qu’elle n’était pas correcte sur le plan juridique.

cc0

Le site américain Techdirt discute lui-aussi le choix de la CC0 et fait notamment valoir qu’il aurait été plus correct d’utiliser un autre outil mis à disposition par Creative Commons : la Public Domain Mark. La différence entre ces deux outils est subtile, mais pas anodine. La Creative Commons Zero permet à un titulaire qui possède des droits sur un objet d’y renoncer de manière complète de manière à rendre totalement libre la réutilisation. On peut donc dire qu’il s’agit d’un instrument de versement volontaire au domaine public (celui que j’utilise d’ailleurs pour ce blog). De son côté, la Public Domain Mark  permet à une institution de « certifier » qu’une reproduction d’oeuvre appartient au domaine public.

public-domain

La différence, c’est donc que la CC0 présuppose qu’une institution comme un musée ait des droits sur une reproduction fidèle d’une oeuvre appartenant au domaine public, qu’il va ensuite abandonner. Alors que ce n’est pas le cas de la Public Domain Mark, qui fonctionne sans s’appuyer sur un droit préexistant. Dans cette hypothèse, l’institution se contente de constater l’appartenance de l’objet au domaine public et il n’y a donc rien à abandonner.

A titre personnel, je m’étais déjà positionné dans ce débat en 2012, dans un billet que j’avais consacré sur ce blog aux « bonnes pratiques » en matière de diffusion du domaine public numérisé. Pour moi, la CC0 est tout autant valable que la Public Domain Mark et les deux choix peuvent avoir leur justification pour une institution culturelle. Néanmoins depuis 2012, beaucoup de choses se sont passées et il me semble même qu’aujourd’hui la CC0 devenue un outil plus approprié, même si ce n’est pas une bonne nouvelle pour le domaine public.

C’est d’ailleurs aussi la conclusion à laquelle aboutit le site Techdirt :

Le Met [aurait théoriquement dû utiliser la Public Domain Mark], mais on peut comprendre qu’ils aient choisi de ne pas le faire : le statut du domaine public est en effet tellement faible et vulnérable qu’on peut difficile s’y référer en toute confiance et la licence CC0 est actuellement un moyen plus puissant de s’assurer que personne n’essaiera d’exercer un contrôle sur ces fichiers dans le futur.

Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le droit d’auteur n’est pas la seule dimension à prendre en compte. Il est à peu près clair – notamment aux Etats-Unis – que des reproductions fidèles d’oeuvres en deux dimensions ne peuvent pas être protégées par le droit d’auteur, faute d’originalité. Une revendication de copyright sur un tel objet constitue donc ce que l’on appelle un « copyfraud« , à savoir une fraude de droit d’auteur sans valeur juridique. Si l’on s’en tient à cet aspect, la Public Domain Mark peut donc suffire : le musée en l’utilisant indique que l’oeuvre reproduite est dans le domaine public et qu’il n’applique pas de droit d’auteur sur la reproduction (ce qu’il ne peut faire de toutes façons valablement).

Mais le droit d’auteur est hélas très loin de constituer la seule « couche » de droits que l’on peut revendiquer sur une reproduction d’oeuvre du domaine public. C’est sans doute un peu moins vrai aux Etats-Unis où la situation juridique est plus simple. Mais en Europe (et particulièrement en France), le domaine public peut être « neutralisé » de nombreuses façons, en s’appuyant sur des droits issus d’autres terrains juridiques que la propriété intellectuelle.

En 2015, j’avais écrit un autre billet pour montrer que sept couches de droits différentes pouvaient valablement être revendiquées sur la reproduction d’une oeuvre du domaine public. En le relisant encore aujourd’hui, je me rends compte que la situation s’est encore dégradée en l’espace de deux ans et que c’est à présent huit couches différentes qui peuvent s’appliquer !

En réalité, le concept même de Copyfraud, tel qu’il a été proposé par Jason Mazzone en 2006, semble aujourd’hui largement dépassé. Ce professeur de droit américain l’assimilait en effet à une fausse déclaration de droit d’auteur et il en avait dressé une typologie en quatre catégories :

Dans ces quatre cas au sens de Jason Mazzone, le Copyfraud constituait une pratique illégale, une revendication ne pouvant s’appuyer sur aucun fondement. Il arrive d’ailleurs que de tels abus persistent encore aujourd’hui, comme l’a montré par exemple l’an dernier la retentissante affaire tranchée par un tribunal américain à propos de la chanson Happy Birthday, sur laquelle Warner a revendiqué durant des années des droits alors qu’il ne les possédait pas.

pid_16743

Mais ce qui arrive aujourd’hui au domaine public est en réalité bien plus grave et le signe d’une pathologie bien plus profonde. Le « Copyfraud » n’est en général plus illégal, car il existe de nombreux moyens qui peuvent être valablement revendiqués pour neutraliser les droits d’usages liés à l’appartenance d’une oeuvre au domaine public. Dans ces cas, il ne s’agit donc plus à proprement parler de fraude…

Dès lors, appliquer une Public Domain Mark sur un fichier numérique ne suffit malheureusement plus. Cette indication permettrait seulement de savoir que l’oeuvre reproduite appartient bien au domaine public, mais elle ne nous dit pas si l’une des huit couches additionnelles de droits que j’ai répertoriées ci-dessus s’appliquent ou non. A l’inverse, la Creative Commons Zero présente l’avantage d’avoir un effet plus global : elle nous dit bien que la personne qui applique la licence renonce à tous les droits qu’ils pourraient revendiquer sur l’objet, quels qu’ils soient (pour être exact : sauf le droit des marques et les brevets, qui sont explicitement mis à l’écart par le texte de la CC0).

Je vais prendre un exemple qui permettra d’illustrer ce que je viens d’expliquer. Si l’on se rend sur la bibliothèque numérique Gallica, on constatera que les notices de nombreuses oeuvres numérisées comportent un champ « Droits : Domaine public » (voir si dessous l’exemple de cette gravure de Dürer) :

durer

durer

Si l’on s’en tient à cette seule mention, on peut avoir l’impression que la BnF applique la même politique que celle du Metropolitan Museum et autorise la libre réutilisation des images diffusées dans Gallica. Or ce n’est pas le cas : en cas de téléchargement de l’oeuvre, on demande à l’utilisateur d’accepter une licence précisant que seul l’usage non-commercial est autorisé, tandis que l’usage commercial fait l’objet d’une licence payante.

gallica

La mention « Droits : domaine public » ne nous renseigne en fait que sur le statut de l’oeuvre reproduite (l’estampe de Dürer), mais pas sur les droits attachés au fichier numérique. Ceux-ci découlent des dispositions introduites par la loi Valter dans le Code des relations entre le public et les administrations, qui permettent explicitement aux établissements culturels d’instaurer des redevances sur l’usage des reproductions des oeuvres de leurs collections. Bien qu’on puisse la penser illégitime, cette prétention est bien licite et on ne peut donc l’assimiler à du « copyfraud ».

On en conclut que dans ce contexte juridiquement hostile, la libre diffuse du domaine public numérisé passe hélas par un instrument comme la Creative Commons Zero et on peut difficilement blâmer le Metropolitan Museum d’avoir fait ce choix. Pour remédier à ces pathologies qui affectent le domaine public, il faudrait à présent entreprendre des travaux législatifs de grande ampleur, qui viendraient affirmer la prééminence du domaine public sur tous les droits connexes qui l’ensevelissent aujourd’hui. C’est ce que préconisait le rapport Lescure en 2013 dans son volet « Domaine public numérique » ; ce qui fut également tenté la même année avec le dépôt d’une proposition de loi sur le domaine public par la députée Isabelle Attard  et encore l’année dernière dans la Loi République avec la tentative avortée de faire reconnaître un « domaine commun informationnel ».

Tout ceci pourrait paraître assez déprimant, mais il reste quelques raisons d’être optimiste. En effet, même si les problèmes législatifs profonds que j’ai répertoriés dans ce billet n’étaient jamais résolus, il resterait quand même possible pour les institutions de faire le même choix que le Metropolitan Museum de libérer leurs fichiers numériques par le biais de la licence Creative Commons Zero. Et par ce biais, on pourra toujours continuer à obtenir un « domaine public à l’état pur », même si la loi refuse obstinément de le reconnaître.


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels, Domaine public, patrimoine commun Tagged: CC0, copyfraud, Domaine public, Met, Metropolitan Museum, musées, Public Domain Mark