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Un Open Access sans licence libre a-t-il un sens ?

lundi 4 novembre 2013 à 07:39

Voilà un moment déjà que je voulais écrire sur les rapports entre l’Open Access et les licences libres, et une affaire survenue à propos du site MyScienceWork la semaine dernière me donne une excellente occasion de le faire.

Open Access (storefront). Par Gideon Burton. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Enclosure informationnelle 

Stéphane Pouyllau, qui travaille au CNRS sur les projets ISIDORE et MediHal, a épinglé sur son blog les pratiques du portail MyScienceWork, dans un billet intitulé "Le libre accès privatisé ?". MyScienceWork est une entreprise qui a mis en place un moteur donnant un accès fédéré à des archives ouvertes, doublé d’un réseau social auquel les chercheurs peuvent s’inscrire pour partager des références et rester en contact. Jusqu’ici rien de problématique et il est légitime à mon sens de voir des entreprises privées développer des services autour de l’Open Access. Mais Stéphane Pouyllau relève que pour accéder aux articles, la plateforme demande aux utilisateurs de s’inscrire, alors que ceux-ci sont disponibles par ailleurs dans HAL par exemple. De plus, la mention de source semble faire défaut dans les notices des articles signalés :

[...] il n’est même pas signalé l’origine des publications : ni source, ni référence d’éditeurs, et donc HAL-SHS n’est même pas mentionné ! L’url pérenne fournie par HAL-SHS n’est pas indiquée non plus, le lien proposé pointe sur une adresse « maison » de MSW qui n’a rien de pérenne (elle est explicite, mentionne le nom du réseau : http://www.mysciencework.com/publication/show/1107184/les-moteurs-de-recherche-profitent-aussi-de-la-semantique). Bref, on ne sait pas d’où vient l’article, ni dans quoi il a été publié !

Stéphane Pouyllau critique ce procédé qui permet à MyScienceWork d’engranger des données personnelles fournies par ses utilisateurs sans pointer en retour vers la source des ressources moissonnées par le moteur :

[...] d’un coté [l'utilisateur] a permis à MSW d’engranger de la valeur, mais il n’a pas les documents et donc pas l’information, de l’autre, il a l’information et les documents, le contact, d’autres documents en rapport avec son travail. C’est en cela que je trouve ces pratiques malhonnêtes et que je dis qu’il s’agit de la privatisation de connaissances en libre accès.

Sur le fond, je suis d’accord avec l’analyse de Stéphane et il me semble qu’on peut le remercier pour sa vigilance. Je suis allé commenter sous le billet pour dire qu’on était à mon sens en présence de ce que la théorie des biens communs appelle une enclosure informationnelle, reconstituée sur une ressource ouverte par un acteur de l’écosystème. Il y a plus d’un parallèle entre les pratiques constatées chez MyScienceWork et celles que le collectif SavoirsCom1 avaient dénoncées à propos du site RefDoc de l’Inist l’an dernier. Là aussi, un service avait été mis en place, sans signaler la disponibilité des articles à l’utilisateur dans les archives ouvertes et sans rediriger clairement vers la source.

Dans son billet, Stéphane Pouyllau indique avec raison que  ce type de problèmes pourrait sans doute être mieux prévenu si les plateformes d’Open Access mettaient en place des licences pour la réutilisation de leurs données, imposant notamment l’obligation de mentionner la source :

Il me semble que les acteurs publics du libre accès aux données de la recherche devraient fixer des conditions dans les réutilisations des données des AO par exemple : pourquoi ne pas proposer des licences Creatives Commons, Etalab ou autres ? Cela devrait faciliter les réutilisations et le fait que les données sont en accès libre sur des plateformes publiques ?

Là aussi, je ne peux qu’approuver, car le problème n’est pas qu’une entreprise privée propose un service autour des articles et des données en Open Access (c’est pour cela que je trouve le terme de "privatisation" inapproprié, car trop connoté, et je lui préfère celui plus précis d’enclosure). Le problème est de savoir quelles sont les conditions d’une relation équitable entre ces entreprises proposant des services et les archives ouvertes. Et les licences libres peuvent sans doute jouer un rôle régulateur important de ce point de vue.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là et ce sont ses prolongements qui me poussent à réagir ici.

Au vol ? Vraiment ? 

Marin Dacos, directeur d’OpenEdition, a en effet lui aussi laissé un commentaire sous le billet de Stéphane, rédigé en ces termes :

Avaler et republier des contenus qui ne sont pas placés en licence libre, c’est illégal, c’est du vol, pur et simple. Cela n’a rien à voir avec une quelconque jeunesse technique du projet. Peu m’importe, pour ma part, que les fichiers soient dans une zone d’accès restreinte aux membres. Ce qui doit cesser immédiatement est la republication sans autorisation des articles.

Il n’y a pas de rdv avec HAL qui tienne. A ma connaissance, les auteurs n’ont pas cédé à HAL une licence leur permettant de céder à leur tour les articles à un tiers, sous droit d’auteur ou sous licence libre. En l’absence de mention particulière, les articles appartiennent à leurs auteurs et à leurs auteurs seulement.

Sur le fond, d’un point de vue strictement juridique, il n’a pas tort. Mais j’éprouve toujours une sensation désagréable lorsque l’on se met à parler de "vol" dans l’environnement numérique, cette image étant une métaphore trompeuse, juridiquement inexacte et inadaptée pour décrire ce qui se joue vraiment ici.

Même si certains usages de la copie sont critiquables, copier n’est pas voler.

Par ailleurs, Marin a écrit dans la foulée un billet sur Homo Numericus, intitulé "Accès libre, accès ouvert, quelques précisions basiques". Il y rappelle qu’il y a une différence entre le "Gratis Open Access" et le "Libre Open Access", dans le sens où lorsqu’un article est déposé dans une archive ouverte par un auteur, il reste par principe placé sous le régime classique du droit d’auteur ("copyright : tous droits réservés"), qui interdit la réutilisation des contenus sans autorisation préalable. Ce n’est que lorsque l’auteur décide d’utiliser une licence libre ou de libre diffusion, type Creative Commons, que son article ne devient plus seulement accessible en ligne, mais réutilisable.

Cette distinction est exacte sur le plan juridique, mais il y a quelque chose qui me dérange à présenter ainsi les choses. Car il existe à mon sens un lien plus profond que ce que Marin Dacos laisse entendre entre l’Open Access et les licences libres. Peut-être est-il bon de se replonger un peu dans l’histoire de l’Open Access pour le percevoir ?

L’Open Access, seulement une question d’accès ?

Si l’on retourne par exemple au texte fondateur de la déclaration "Open Access Initiative" de Budapest, parue en 2001, il est clair que les fondateurs du Libre Accès entendait faire en sorte que les résultats de la recherche ne soient pas seulement accessibles en ligne gratuitement, mais aussi réutilisables :

Par "accès libre" à cette littérature, nous entendons sa mise à disposition gratuite sur l’Internet public, permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces articles, les disséquer pour les indexer, s’en servir de données pour un logiciel, ou s’en servir à toute autre fin légale, sans barrière financière, légale ou technique autre que celles indissociables de l’accès et l’utilisation d’Internet. La seule contrainte sur la reproduction et la distribution, et le seul rôle du copyright dans ce domaine devrait être de garantir aux auteurs un contrôle sur l’intégrité de leurs travaux et le droit à être correctement reconnus et cités.

Le "Gratis Open Access" n’est donc pas suffisant pour satisfaire ces conditions et c’est bien d’un "Libre Open Access" dont parle la déclaration de Budapest.

En 2011, 10 ans après la déclaration de Budapest, un nouveau texte a été rédigé, qui est encore plus précis sur le cadre juridique de l’Open Access :

Nous recommandons la licence CC-BY, ou toute autre licence équivalente, comme licence optimale pour la publication, la distribution, l’usage et la réutilisation des travaux universitaires.

* Les archives ouvertes dépendent de permissions de tiers, comme les auteurs ou les éditeurs, et sont donc rarement en position d’exiger des licences libres. Cependant, les décideurs en position d’imposer le dépôt dans les archives devraient exiger des licences ouvertes, de préférence CC-BY, chaque fois qu’ils le peuvent.

* Les revues en libre accès sont toujours en position d’exiger des licences ouvertes ; pour autant un grand nombre d’entre elles ne se prévalent pas de cette possibilité. Nous recommandons CC-BY pour toutes les revues en libre accès.

Cette nouvelle déclaration de Budapest est cependant réaliste et elle fait elle-aussi la distinction entre le Gratis Open Access et le Libre Open Access, tout en accordant nettement la préférence au second :

Hiérarchiser les priorités et mettre en place des stratégies implique de reconnaître que l’accès « gratis » est supérieur à l’accès payant, l’accès « gratis » sous licence libre étant lui-même supérieur au seul accès « gratis », et, enfin, l’accès sous licence libre de type CC-BY ou équivalente est préférable à un accès sous une licence libre qui serait plus restrictive. Il faut mettre en œuvre ce que l’on peut quand on peut. Nous ne devrions pas retarder la mise en œuvre du libre accès « gratis » au prétexte de viser l’accès sous licence libre, mais nous ne devrions pas nous limiter non plus au libre accès « gratis » si nous pouvons obtenir des licences libres.

Des archives ouvertes accessibles, mais aussi partageables ? (Open Access Week 2013. Par SLUB Dresden. CC-BY. Source : Flickr).

Les Humanités numériques seront-elles libres ? 

La même problématique se retrouve à propos du mouvement des Humanités numériques. Le Manifeste des Digital Humanities, rédigé lors du THATCamp 2010, parle lui aussi d’une certaine conception du "savoir libre" :

9. Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement.

10. Nous sommes favorables à la diffusion, à la circulation et au libre enrichissement des méthodes, du code, des formats et des résultats de la recherche.

On note un certain flottement entre l’accès libre seulement et une conception plus poussé du "Libre", qui impliquerait aussi la possibilité de réutilisation. Mais il est clair que la "circulation" et le "libre enrichissement" des résultats de la recherche ne peuvent se satisfaire du seul Gratis Open Access. Atteindre ces objectifs implique d’utiliser des licences libres, pour les contenus et pour les données.

En septembre 2013, un Manifeste des jeunes chercheurs en Humanités numériques est venu actualiser et prolonger celui-ci et il contient des références au "Libre", au-delà de la seule question de l’accès gratuit :

Les publications en libre accès (Open Access) et dans le cadre des données ouvertes (Open Data) demandent à être encouragées et soutenues, ce qui suppose de stimuler la participation, de fournir des financements adaptés et d’accroître la reconnaissance universitaire.

Les institutions ont pour mission de soutenir cette orientation en créant un écosystème scientifique pour les praticiens des humanités numériques – notamment :

  • des archives, des technologies et des infrastructures destinées à l’archivage à long terme des publications scientifiques et des données de la recherche, en harmonie avec une politique de développement du libre accès et des données ouvertes

  • la promotion des ressources éducatives ouvertes et des licences Creative Commons

Prendre au sérieux les mots "libre" et "ouvert"

Au vu de ces développements, on finit par se demander si l’Open Access porte bien son nom. Si l’on prend par exemple le secteur du logiciel, on n’accepterait plus aujourd’hui qu’un programme soit désigné par les termes "Open Source" s’il est placé sous "copyright : tous droits réservés". De la même façon, les communautés du mouvement de l’Open Data n’acceptent pas et se mobilisent lorsque des acteurs publics prétendent faire de l’Open Data sans garantir des possibilités très larges de réutilisation des données. Les mots "Open" et "Libre" ont un sens qui ne doit pas être galvaudé et c’est ce qui rend problématique cette distinction entre Open Access et licences libres.

Par Opensource.com. CC-BY-SA. Source : Flickr

En la matière, il existe une définition du terme Open qui s’est imposée avec le temps : il s’agit de l’Open Definition mise au point par l’Open Knowledge Foundation. Cette Définition du Savoir Libre est particulièrement précieuse et elle a joué un rôle fondamental dans le développement de l’Open Data par exemple, en fournissant un étalon auquel comparer les initiatives des gouvernements. Elle liste 11 conditions à satisfaire, parmi lesquelles on retrouve certes l’accès, mais aussi la réutilisation :

“A piece of data or content is open if anyone is free to use, reuse, and redistribute it — subject only, at most, to the requirement to attribute and/or share-alike.”

Il y a un certain danger à laisser le terme "Open" dériver. J’ai par exemple montré récemment que les MOOC à la française risquent bien de ne pas être "Open" au sens de cette définition et la vigilance est de mise à cet endroit si l’on ne veut pas que les cours en ligne subissent rapidement une dérive propriétaire.

L’Open Access en France s’est déjà hélas très largement déconnecté de cette définition, si bien que le rapprochement entre les archives ouvertes et les licences libres en vient à être aujourd’hui problématique, notamment sur les grandes plateformes qui diffusent les résultats de la recherche. Et cela va nous conduire à parler à nouveau d’enclosures…

Des enclosures aussi sur HAL ? 

Si l’on revient au début de ce billet, Stéphane Pouyllau critiquait le modèle de MyScienceWork parce qu’il était générateur d’une enclosure sur l’archive ouverte HAL. Mais celle-ci est-elle elle-même exempte de tout reproche ? Je ne le pense pas et je vais faire un détour par une anecdote personnelle pour vous le montrer.

L’an dernier, j’ai écrit une contribution dans l’ouvrage "Le document à l’heure du web de données", publié par l’INRIA et l’ADBS suite à un séminaire dans lequel j’étais intervenu. J’avais produit une synthèse à cette occasion "Du web de documents au web de données : la révolution inachevée de l’Open Data", qui était l’équivalent d’un gros article. Au terme du contrat signé avec l’ADBS, nous avions la possibilité de déposer à l’issue d’un délai de 6 mois le texte dans le portail HAL de l’INRIA et c’est ce qui a été fait en juillet dernier.

Au moment du dépôt, j’ai demandé à l’opératrice de l’INRIA de placer mon article sous licence Creative Commons CC-BY (Paternité). Or il s’est avéré compliqué de le faire, car la plateforme HAL ne permet pas d’exprimer simplement le choix de l’auteur d’opter pour une licence Creative Commons. Les métadonnées ne permettent visiblement pas de préciser une licence et l’opératrice a été obligée de "bricoler", en mettant un logo Creative Commons dans les pieds-de-page du PDF de l’article.

Qu’en 2013, une plateforme d’archives ouvertes comme HAL ne propose pas une solution efficace aux auteurs pour appliquer les licences de leur choix à leurs articles constitue à mon sens un problème grave. De mon point de vue, il s’agit pleinement d’une forme d’enclosure, la plateforme étant "designée" par avance pour privilégier le "Gratis Open Access" en masquant le "Libre Open Access" qu’elle peut contenir.

Pourtant, il existe bien d’autres plateformes au niveau national qui ont prévu la possibilité pour les déposants d’utiliser des licences Creative Commons. C’est le cas par exemple pour MediHAL, archive ouverte d’images développée par Stéphane Pouyllau, ou pour Cyberthèses à Lyon, qui offre cette possibilité aux auteurs de manière claire et lisible pour leurs thèses.

Proprietary_Knowledge. Par Gideon Burton. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Quelle régulation pour l’écosystème de l’Open Access ?

Je tenais à réagir suite à l’affaire MyScienceWork, car ce type de dérives risque hélas de pousser les acteurs de l’Open Access à se retrancher derrière le "Copyright : tous droits réservés" pour se protéger d’usages potentiellement abusifs des articles et des données. Une telle démarche pose clairement problème, car le droit d’auteur est en lui-même un vecteur puissant d’enclosures, surtout lorsqu’il est appliqué au savoir scientifique, pour lequel il est loin d’être évident qu’il fasse sens.

Ce serait à mon avis une erreur et même une forme de dégénérescence par rapport au projet initial de l’Open Access tel qu’il a été formulé à partir de la déclaration de Budapest. Ce serait aussi sans doute une erreur pour l’avenir, car avec le développement du mouvement de l’Open Data, la question de la réutilisation des données de la recherche, y compris par des entreprises, est désormais posée. Comme cela a longtemps été le cas pour les données de la Culture, le secteur de la recherche ne paraît pas spécialement en avance de ce point de vue et on peut craindre que l’ouverture ne soit particulièrement difficile en France pour les données de la recherche.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’être naïf. Le champ de la recherche scientifique est particulièrement complexe. Si les articles et les données de la recherche peuvent être appréhendés comme des biens communs de la connaissance, des risques puissants d’enclosures existent. Les entreprises de services comme MyScienceWork ou les gros éditeurs privés peuvent être tentés de développer des modèles agressifs en profitant de l’ouverture des licences. Certains acteurs développent des pratiques relèvant de la prédation pure et simple sur les contenus en libre accès. Des menaces peuvent aussi venir du secteur public, comme l’a montré l’affaire RefDoc-Inist l’an dernier. Des plateformes comme OpenEdition sont soumises de leur côté à l’obligation de trouver un modèle économique durable, pas forcément compatible avec la réutilisation des contenus. Par ailleurs, un élément qui complique sérieusement la donne est que les licences Creative Commons ont été utilisées aux Etats-Unis par des plateformes pratiquant le modèle auteur-payeur, qui soulève beaucoup de critiques aujourd’hui.

L’équation est tout sauf simple, je le concède volontiers à Marin Dacos, et ma position d’observateur est sans doute plus confortable que la sienne d’acteur engagé sur le terrain. Mais pour autant, il me semble qu’une grande partie du potentiel du libre accès serait perdu si l’on n’arrivait pas à concilier l’Open et le "Libre", au sens plein et entier du terme.

[Mise à jour du 06/11/2013 : il semblerait que MyScienceWork ait réagi aux critiques qui lui ont été faites, en ajoutant la mention de source des articles que son moteur référence.]


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L’Irlande envisage une "exception pour l’innovation", en faveur des usages transformatifs (remix, mashup)

samedi 2 novembre 2013 à 08:23

Alors qu’une réflexion a été lancée en France à la demande du Ministère de la Culture, autour des usages transformatifs (mashup, remix, détournements) au niveau du CSPLA, suivant les recommandations faites par le rapport Lescure, des propositions sont venues cette semaine d’Irlande qui élargissent considérablement le champ des possibles en la matière.

L’irlande porter-t-elle chance aux usages transformatifs ? (Shamrocks and Harp. Par Joana Roja. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Lever les barrières à l’innovation

Comme le rapporte le site IPKat, un rapport intitulé "Modernizing Copyright" a été rendu public cette semaine, qui propose toute une série de réformes intéressantes pour faire évoluer la législation sur le droit d’auteur en Irlande. La commande adressée par le gouvernement irlandais en amont de ce rapport doit aussi être soulignée, car pour une fois, c’est bien la question de l’innovation qui a été mise en avant, plutôt que celle de la protection du droit d’auteur.

Les rapporteurs devaient "examiner la présente législation nationale sur le droit d’auteur et identifier les aspects perçus comme des barrières à l’innovation" et "identifier des solutions pour lever ces barrières et faire des recommandations pour mettre en oeuvre ces solutions par le biais de changements de la loi nationale". Par ailleurs, la lettre de mission suggérait aux rapporteurs de s’inspirer du mécanisme du fair use américain (usage équitable), pour voir s’il serait intéressant de le transposer en Europe. L’Irlande avait déjà envisagé cette possibilité en 2011, dans le but de relancer son économie.

C’est donc dans ce cadre ouvert que le rapport suggère d’introduire une "exception Innovation" en faveur des usages transformatifs ou des User Generated Content (Contenus Produits par les Utilisateurs), pour lesquels le droit d’auteur cherche en vain depuis des années une solution.

Une exception spécifique pour l’adaptation des oeuvres

Afin de donner un cadre légal aux pratiques transformatives du type mashup, remix, détournements, le rapport irlandais suggère d’introduire une exception spécifique pour l’adaptation des oeuvres. Cela revient à choisir une voie similaire a celle qui avait été retenue au Canada l’année dernière, qui a été le premier pays au monde à se doter d’une "exception Mashup".

L’exception au droit d’auteur proposée est formulée de la manière suivante :

Ne constitue pas une violation du droit d’auteur le fait que le possesseur ou l’utilisateur légitime d’une oeuvre produise à partir de celle-ci une oeuvre innovante (innovative work), dès lors que cette dernière soit diffère substantiellement de celle-ci, soit transforme substantiellement l’oeuvre originale.

Ce qui est retenu, c’est donc une consécration de l’usage transformatif, tel qu’il existe dans le cadre de la loi américaine par le biais du fair use, alors que dans le cadre du droit français, hormis les espaces très réduits des exceptions de courte citation et de parodie, la transformation est d’emblée rejetée du côté de la contrefaçon, au nom de la protection de l’intégrité des oeuvres. Il est proposé ici de créer une nouvelle catégorie d’oeuvres – l’oeuvre innovante – dont le régime diffèrerait de celui des oeuvres dérivées ou composites.

Le rapport détaille également les conditions qui devront être respectées en matière d’usage transformatif des oeuvres :

L’oeuvre innovante ne doit pas : 1) entrer en conflit avec l’exploitation normale de l’oeuvre initiale, ou 2) causer des préjudices déraisonnables aux intérêts légitimes du titulaire de droits sur l’oeuvre initiale

A moins qu’il soit impossible ou disproportionné de le faire : 1) l’oeuvre innovante doit être accompagnée d’une mention suffisante de la source de l’oeuvre utilisée, et 2) dans un délai raisonnable après la date à laquelle l’oeuvre innovante est rendue publique pour la première fois, l’auteur de l’oeuvre innovante doit informer le titulaire des droits sur l’oeuvre initiale de la mise à disposition de l’oeuvre innovante.

[L'exception ne fonctionne pas si] 1) l’oeuvre initiale est tirée d’une copie illicite, et 2) la personne qui a réalisé l’oeuvre innovante n’a pas des raisons raisonnables de penser que l’oeuvre initiale n’a pas été tirée d’une source illicite.

[L'exception ne fonctionne pas] si, et dans la mesure où, le titulaire des droits peut établir clairement par le biais de preuves convaincantes que, dans un délai raisonnable après la publication de l’oeuvre, il s’était engagé dans une démarche de création d’une oeuvre dérivée substantiellement similaire à l’oeuvre innovante.

Il y a plusieurs choses intéressantes dans ces conditions et d’autres plus critiquables.

Tout d’abord, il n’est pas dit explicitement que l’usage transformatif ne doit pas être fait dans un but commercial, mais qu’il ne doit pas mettre en péril l’exploitation normale de l’oeuvre initiale, ce qui est différent. Car si l’oeuvre est vraiment transformative, son "marché" sera généralement distinct de celui de l’oeuvre initiale et elle ne lui portera pas préjudice. On a là une manière de dépasser l’opposition toujours compliquée à manier "commercial/non-commercial". Les formulations employées dans le rapport renvoie à ce qu’on appelle le "test en trois étapes", qui limite la portée des exceptions, mais ici interprété d’une manière ouverte, comme le préconise une partie de la doctrine juridique. Notez aussi que cette exception est gratuite et non compensée.

Si la mention de la source paraît tout à fait nécessaire et légitime, l’obligation de prévenir le titulaire des droits sur l’oeuvre original paraît déraisonnable, surtout lorsque les titulaires seront multiples comme pour un film ou une musique. Peut-être des mesures d’information sont-elles envisageables, mais pas si elles doivent constituer une charge procédurale trop lourde.

Enfin, cette exception fonctionne d’une certaine manière comme notre exception de copie privée, depuis la réforme du 20 décembre 2011, c’est-à-dire en lien avec la notion de "source licite" (celle-là même qui a ouvert la voie à la Copy Party). La conséquence est qu’elle isole la question des usages transformatifs de celle de la légalisation du partage. Cela peut être vu comme une faiblesse du dispositif, si l’on se place dans le cadre d’une réforme globale du droit d’auteur (comme c’est notre cas par exemple à la Quadrature du Net). Par contre, comme le rapport fait bien la distinction entre "possesseurs" et "utilisateurs légitimes" (lawful users), cela ouvre la voie à ce que les bibliothèques deviennent des réservoirs d’oeuvres réutilisables à des fins créatrives et transformatives (Yum !).

Et si la directive de 2001 n’était pas un obstacle ?

Il y a donc des avantages et des faiblesses dans ces propositions du rapport irlandais, mais la formulation même de cette "exception Innovation" n’est peut être pas le point le plus important. En effet, cette exception est très proche de celle qui a été introduite dans la loi canadienne l’an dernier, dans la mesure où elle intervient au niveau du droit d’adaptation des oeuvres.

Or je pensais qu’il était impossible d’emprunter cette voie pour donner un cadre juridique au mashup et au remix, dans la mesure où cela paraît mettre en place une nouvelle exception au droit d’auteur. Or les exceptions que peuvent créer les États membres de l’Union européenne sont listées par la directive européenne de 2001 et les États n’ont normalement pas la faculté d’en ajouter de leur propre chef. C’est la raison pour laquelle dans les propositions que j’avais faites au sujet du remix et du mashup, j’étais parti de l’exception de courte citation pour essayer de donner une base légale aux usages transformatifs et c’est aussi l’approche que recommande le rapport Lescure (proposition 69) :

Expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité  « créative ou transformative », dans un cadre non commercial.

Or le rapport irlandais montre qu’il existait une marge de manoeuvre plus ouverte que je ne pensais. En effet, il indique que la directive de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information n’avait pas pour objectif d’harmoniser le droit d’adaptation et dès lors, les États-membres restent libres d’introduire à leur niveau de nouvelles  exceptions pour ce droit spécifique. L’avantage de créer une nouvelle exception en faveur de l’adaptation innovante, c’est qu’elle est susceptible de couvrir davantage de pratiques transformatives que l’exception de citation : les mashups et remix seraient pris en compte, mais aussi des pratiques telles que les fanfictions, qui ne sont pas à proprement parler des usages "citationnels".

Enfin, le site IPKat pense qu’une telle exception pourrait poser problème vis-à-vis de la conception continentale du droit moral (et notamment du droit au respect de l’intégrité des oeuvres), qui n’est pas la même en Europe qu’au Canada (et encore plus qu’aux Etats-Unis). Mais là aussi, il me semble qu’il existe des marges de manoeuvre bien plus ouvertes que l’on ne pense. En effet, nous avons déjà dans notre droit une exception de parodie, pastiche ou caricature, qui montre que le droit moral n’est pas un obstacle infranchissable aux pratiques transformatives.

L’exception de parodie trouve son fondement dans le fait qu’il existerait un "droit au rire". Le rapport irlandais nous suggère qu’il est temps aujourd’hui de reconnaître un "droit à l’innovation". C’est une proposition stimulante dont il faut nous emparer !


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Après la Copy Party, une Copy Party Licence pour mettre en partage un scanner ?

lundi 28 octobre 2013 à 20:30

Samedi dernier a eu lieu au Garage de la Quadrature du Net un atelier DIY Bookscanner, dont j’avais déjà parlé ici, dans le cadre du festival Villes en Biens Communs. Cet évènement a rencontré un beau succès, preuve que cette machine intrigue et intéresse, et vous pouvez vous en faire une idée à travers la série d’articles publiés par Actualitté (1,2,3), ainsi que sur le site de plusieurs participants (Jean-Noël Lafarge, Louise Merzeau, Romaine Lubrique). Merci à eux pour ces compte-rendus !

Bookscanner et numérisation de livres. Par Actualitté. CC-BY-SA. Source Flickr.

Évidemment, l’utilisation d’un tel appareil de reproduction soulève un certain nombre de questions juridiques, vis-à-vis du respect du droit d’auteur. Lorsque les ouvrages numérisés correspondent à des oeuvres du domaine public, il n’y a pas de difficultés, ni pour reproduire, ni pour mettre en ligne les fichiers ensuite. Mais dès que l’on touche à des livres encore protégés par le droit d’auteur, des obstacles commencent à surgir qui nous confrontent au régime juridique complexe de l’exception de copie privée.

Une affaire de copiste… 

L’article L.122-5 du Code de Propriété Intellectuelle, consacré aux exceptions, indique que "Lorsque l’oeuvre est divulguée, l’auteur [et ses ayants droit, cessionnaire des droits patrimoniaux, comme l'éditeur] ne peut interdire les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective". On pourrait donc penser qu’il est possible d’utiliser un scanner comme celui de la Quadrature (ou tout autre mis à disposition par un tiers, comme une bibliothèque par exemple), pour numériser un ouvrage protégé dans la mesure où les copies sont réservées à l’usage personnel.

Sauf que la jurisprudence a ajouté une condition à l’exception de copie privée, à l’occasion d’une décision de la Cour de Cassation, dite Rannougraphie, rendue le 7 mars 1984 à propos d’une officine de reprographie. Les juges ont considéré que le "copiste" en l’espèce n’était pas le client qui avait réalisé les copies, mais l’officine qui mettait à disposition le matériel de reproduction à un tiers :

DANS UN CAS COMME CELUI DE L’ESPECE, LE COPISTE, AU SENS DE L’ARTICLE 41-2 DE LA LOI DU 11 MARS 1957, EST CELUI QUI, DETENANT DANS SES LOCAUX LE MATERIEL NECESSAIRE A LA CONFECTION DE PHOTOCOPIES, EXPLOITE CE MATERIEL EN LE METTANT A LA DISPOSITION DE CES CLIENTS [...] LA SOCIETE RANNOU-GRAPHIE A ETE LE COPISTE VISE PAR LE TEXTE "DES LORS QU’ELLE A ASSURE LE BON FONCTIONNEMENT DE LA MACHINE PLACEE DANS SON PROPRE LOCAL ET MAINTENUE DE LA SORTE SOUS SA SURVEILLANCE, SA DIRECTION ET SON CONTROLE.

La décision de la Cour de Cassation donne une sorte de lecture "économique" de la notion de copiste, en considérant que celui qui exploite économiquement un appareil de reproduction ne peut s’abriter derrière l’exception de copie privée lorsqu’il le fournit à une tiers. Néanmoins, l’interprétation de cette décision est allée plus loin et la doctrine tend à considérer qu’il faut être propriétaire du matériel de copie pour pouvoir effectuer une copie sur la base de l’exception de copie privée. C’est la raison pour laquelle dans le cadre d’une Copy Party en bibliothèque, nous avons pris le soin de préciser que les usagers devaient bien être détenteurs des appareils de reproduction qu’ils utilisent (smartphones, appareils photo, graveurs, scanners portatifs, etc).

Heureuse époque où il était simple de savoir qui était le copiste… (Moine copiste. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Scanner, la machine infernale…

Pour les photocopieurs mis à disposition par des tiers, il existe un régime juridique spécifique découlant de la loi du 3 janvier 1995, qui a institué en France un régime de gestion collective obligatoire. Le Centre Français d’exploitation du droit de Copie (CFC) a compétence pour octroyer des licences à des établissements, afin qu’il puisse proposer des photocopieurs à leurs usagers. Mais la loi de 1995 est rédigée de telle manière qu’elle vise uniquement la photocopie et non la reproduction numérique. La compétence du CFC est alors beaucoup plus réduite et il ne peut délivrer de licence que pour les titulaires de droits qui ont volontairement choisi de lui confier la gestion des droits, notamment pour des panoramas de presse électroniques. Cette lacune de la loi, qui ne prend pas en compte les moyens modernes de reproduction numérique, fait qu’il peut être complexe de mettre à disposition un numériseur dans un cadre collectif, comme une bibliothèque :

La loi donne une compétence automatique au CFC pour la reprographie soit, comme l’indique l’article L 122-10 du CPI, pour une reproduction sous forme de copie papier ou de support assimilé par une technique photographique ou d’effet équivalent permettant une lecture directe. Elle englobe aussi dans son champ les sorties papier d’une imprimante lorsque les copies sont identiques aux originaux sur support papier, mais exclut les œuvres consultables uniquement sur support numérique ainsi que la transmission d’un article par courrier électronique à des tiers.

BookScanner et numérisation de livres. Par Actualitté. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Donc si nous revenons au scanner de la Quadrature du Net, l’application de ces règles risquent d’avoir des conséquences relativement déceptives. Car ce scanner appartient nominalement à Benjamin Sonntag, un des administrateurs de la Quadrature, qui est donc théoriquement le seul à pouvoir numériser avec des ouvrages protégés, à condition d’en réserver les copies à son usage personnel. S’il transférait la propriété de la machine à l’Association La Quadrature du Net, ce serait pire encore, puisqu’alors toute forme de copie privée deviendrait impossible, l’usage au sein d’une association étant réputé "collectif", même s’il s’exerce dans un cadre strictement non-marchand. Et il n’est possible de se tourner vers aucun organisme pour obtenir une autorisation en bonne et due forme, sauf à négocier les droits ouvrage par ouvrage.

Copy Party Licence

Néanmoins, faut-il s’arrêter et conclure qu’il est impossible de "mettre un partage" un scanner, ce qui est notre but à la Quadrature ? Peut-être pas… Imaginons par exemple que l’on applique une licence ouverte au scanner lui-même, en tant qu’objet, et appelons cette licence par exemple la Copy Party Licence (CPL, en hommage à la GPL de Richard Stallman).

Cette licence serait accordée par le propriétaire du scanner aux tiers utilisateurs et elle dirait en substance la chose suivante :

1) Moi propriétaire de ce scanner, je consens par la présente licence à vous transférer la propriété dudit scanner durant tout le temps que vous l’utiliserez, à titre gracieux ;

2) Vous ne pouvez pas utiliser ce scanner avant d’avoir signé la main courante disposée à cet effet à côté ;

3) En signant cette main courante disposée, vous acceptez cette propriété sans réserve ;

4) Lorsque vous aurez terminé d’utiliser le scanner pour réaliser la reproduction d’un ouvrage, vous vous engagez, par le simple fait d’avoir signé la main courante avant de l’utiliser, à restituer la propriété pleine et entière du scanner à son propriétaire originel.

Avec cette Copy Party Licence, la propriété du scanner serait transférée durant le temps de son utilisation à la personne réalisant les copies, qui deviendrait donc bien le "copiste" au sens de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Elle ne pourrait bien sûr toujours pas diffuser les reproductions d’un ouvrage protégé, mais elle pourrait au moins utiliser les copies pour elle-même.

Bien sûr, certains esprits chagrins pourraient rétorquer que ce "transfert" de propriété n’en est pas vraiment un, puisque la licence implique la restitution de l’objet à la fin de l’usage et qu’il s’agit en fait d’une sorte de démembrement de la propriété, un peu comme un prêt ou une nue-propriété. Peut-être, mais  simplifions alors encore la Copy Party Licence :

1) Moi propriétaire de ce scanner, je consens par la présente licence à vous transférer la propriété dudit scanner à vous, son utilisateur, à titre gracieux.

2) Vous ne pouvez pas utiliser ce scanner avant d’avoir signé la main courante disposée à cet effet à côté ;

3) En signant cette main courante, vous acceptez cette propriété sans réserve ;

4) Lorsque vous aurez terminé d’utiliser le scanner pour réaliser la reproduction d’un ouvrage, nous vous demandons d’avoir la bonté de bien vouloir le restituer à son propriétaire originel, en apposant une seconde fois votre signature sur la main courante, dans l’espace prévu à cet effet.

Avec une telle licence, le transfert de propriété serait cette fois incontestable. Bien sûr, vous courrez alors le risque de voir l’utilisateur partir avec le scanner sous le bras ou l’un de ses éléments, sans pouvoir l’en empêcher. Mais vous pouvez aussi lui faire confiance pour vous rendre la propriété une fois l’usage terminé. On est alors véritablement dans une démarche de propriété partagée, qui est le propre des biens communs : construire du "Commun" à partir de la propriété privée, en misant sur la confiance entre des êtres humains qui forment communauté.

Évidemment une telle interprétation est sans doute fragile (beaucoup plus en tous cas que celle qui sert de fondement à la Copy Party, à partir de la notion de "source licite"). D’un côté l’arrêt Rannougraphie a été rendu à propos d’une officine de reprographie qui exploitait commercialement un moyen de reproduction. Mais le juge semble avoir indiqué que c’est celui qui "entretient" la machine qui doit être regardé comme le "copiste", pas simplement celui qui la détient. Mais que se passe-t-il alors lorsque ce scanner est géré, non pas par une personne privée, non pas par une personne publique, mais par une communauté qui en assure l’entretien comme un bien commun ? La Cour de Cassation n’avait sans doute pas envisagé ce cas…

***

On pourra sans doute trouver ce raisonnement tortueux, forcé, voire absurde. Mais n’est-ce pas plutôt le fait que la loi n’offre pas de moyen aux citoyens d’utiliser un appareil moderne comme un scanner dans un cadre collectif qui est grotesque, qui plus est sans faire de distinction entre l’usage marchand et l’usage non-marchand, et alors même que la redevance pour copie privée a été payée par l’acheteur sur divers éléments qui le composent (appareils photo, cartes SD, etc) ? L’ambition des concepteurs du DIY scanner est d’en implanter dans chaque Fablab du monde, mais comment cela serait-il possible si la loi ne consacre pas une liberté pour les usages collectifs non-marchands, ce que défend la Quadrature du Net dans son programme de réforme du droit d’auteur ?

La Copy Party Licence n’apporte peut-être pas toutes les réponses, mais elle a le mérite de poser la question…


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Pas de domaine public pour Tintin ? Mille millions de mille sabords de tonnerre de Brest !

jeudi 24 octobre 2013 à 10:50

30 ans après la mort d’Hergé, les Aventures de Tintin représentent encore un véritable pactole, avec plus d’un million d’albums vendus par an et des droits juteux perçus sur les adaptations et produits dérivés. Gérés par la Société Moulinsart avec à sa tête Nick Rodwell, l’époux de la veuve d’Hergé, les droits sur cette oeuvre majeure du 20ème siècle sont défendus avec agressivité, y compris en traînant devant les tribunaux des tintinophiles souhaitant rendre hommage à l’oeuvre du dessinateur.

Tintin Bot. Par Jenn and Tony Bot. CC-BY-NC. Source : Flickr.

L’entrée des Aventures de Tintin dans le domaine public, à l’issue de la durée de protection du droit d’auteur, constituera un évènement culturel important, comme cela a été le cas cette année par exemple pour l’oeuvre de Guillaume Apollinaire. Il deviendra en effet alors possible pour tout un chacun de reproduire, de publier en ligne et même d’exploiter commercialement les albums de Tintin.

Or la perspective que ce monument de la bande dessinée rejoigne le domaine public ne plaît visiblement pas à Nick Rodwell, qui perdrait là une grande partie du contrôle qu’il exerce aujourd’hui sur l’oeuvre d’Hergé, ainsi que des revenus substantiels. Un article du Monde paru cette semaine, consacré aux relations entre Casterman et la Société Moulinsart, révèle que Rodwell envisagerait d’agir en 2052 pour essayer d’empêcher Tintin d’entrer dans le domaine public :

"On aura une nouveauté en 2052, pour protéger les droits", évoque le patron de Moulinsart. "Je cherche un moyen" d’y parvenir, poursuit l’entrepreneur sans en dire davantage sur le contenu de ce futur, tout autant qu’improbable, nouvel album de Tintin. Montage réalisé à partir d’inédits d’Hergé ? Histoire confiée à d’autres auteurs ? Roman ?

De tels projets en disent long sur la conception négative que se font du domaine public certains titulaires de droits. Mais on peut surtout se demander s’il existe réellement un moyen que pourrait utiliser la société Moulinsart pour empêcher Tintin d’entrer dans le domaine public. En creusant un peu, on se rend compte que ces fantasmes de protection éternelle pourraient peut-être devenir réalité, en raison de la fragilité intrinsèque du domaine public.

Tintin au pays du droit d’auteur éternel

Que des titulaires de droits agissent pour bloquer l’entrée d’une oeuvre dans le domaine public ne serait à vrai dire pas une nouveauté. En janvier dernier, Sony a ainsi publié un album de morceaux inédits de Bob Dylan, intitulé de manière provocante The Copyright Extension Collection, dans l’unique but d’empêcher leur passage dans le domaine public.

Le problème pour la Société Moulinsart est que les règles relatives aux bandes dessinées ne sont pas les mêmes que celles applicables à la musique. La durée des droits sur les Aventures de Tintin ne se calcule pas à partir de la date de publication des albums (comme ce serait le cas pour des enregistrements sonores), mais en fonction de la date de décès de l’auteur, à laquelle on ajoute 70 ans en principe selon la législation en vigueur en Europe. Hergé étant mort le 3 mars 1983, ses créations entreront dans le domaine public le 1er janvier 2054 (la protection dure durant toute l’année suivant les 70 ans du décès de l’auteur). On constate donc que Nick Rodwell… s’est trompé dans le calcul, puisque d’après les propos rapportés dans Le Monde, il semble penser que Tintin entrerait dans le domaine public en 2053 !

Mais a priori, on a beaucoup de mal à voir en quoi le fait de publier un nouvel album de Tintin permettrait à la Société Moulinsart de prolonger les droits d’auteur sur l’oeuvre. Si ce sont des planches déjà parues qui sont utilisées, l’éditeur pourra en effet disposer d’une protection sur cette édition particulière, s’il y apporte du contenu original (préface, notes, mise en page, etc), mais il ne pourra empêcher des tiers de réutiliser ces mêmes dessins, passés dans le domaine public. Même en publiant des dessins inédits, Nick Rodwell n’arrivera pas à ses fins, car s’il existe un régime particulier pour les oeuvres posthumes qui peut parfois conduire à faire renaître des droits, cela ne fonctionnerait que si de nouvelles planches inédites d’Hergé étaient divulguées à partir de 2054, et uniquement pour celles-ci.

Reste la piste évoquée dans l’article de commander de nouveaux épisodes des Aventures de Tintin en les confiant à d’autres auteurs. Utiliser un tel procédé serait assez choquant, car Hergé avait exprimé sans ambiguïté sa volonté que les aventures de Tintin ne se poursuivent pas après sa mort :

Il y a certes des quantités de choses que mes collaborateurs peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi. Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire : Tintin c’est moi, exactement comme Flaubert disait "Madame Bovary, c’est moi !".

On touche ici à la question du respect du droit moral du créateur, que les descendants peuvent normalement exercer après sa disparition, mais à condition de ne pas se livrer à ce que la jurisprudence appelle des "abus de droits", notamment en allant contre la volonté de l’auteur. Néanmoins, il serait sans doute difficile d’agir contre la Société Moulinsart si elle décidait ainsi de trahir les souhaits d’Hergé (qui aurait alors qualité pour saisir les juges ?) et Nick Rodwell tient peut-être bien là un procédé pour faire renaître des droits sur les Aventures de Tintin.

Élémentaire, mon cher Tintin !

Pour comprendre comment un tel tout de passe-passe juridique serait possible, il faut faire un détour par les États-Unis, où la destinée d’une autre oeuvre importante du 20ème siècle est actuellement en débat devant les tribunaux. Un litige oppose en effet les descendants de Conan Doyle et un auteur à propos de l’appartenance de Sherlock Holmes au domaine public.

En effet, en raison des particularités du droit américain, les oeuvres publiées avant 1923 sont automatiquement considérées comme appartenant au domaine public. C’est le cas pour la plupart des romans et nouvelles écrits par Conan Doyle mettant en scène le célèbre enquêteur, sauf pour 10 écrits toujours protégés par le copyright. Or les ayants droit de Doyle soutiennent que cette protection pesant encore sur une partie des romans de Sherlock Holmes entraîne le fait que le personnage serait encore protégé en lui-même et il conteste sur cette base à  Leslie Klinger, un spécialiste de l’univers de Doyle, le droit de publier un ouvrage mettant en scène de nouvelles aventures de Sherlock Holmes.

Devant le tribunal chargé d’examiner l’affaire, les ayants droit de Doyle affirment que le personnage de Sherlock Holmes n’était pas entièrement développé dans les romans appartenant au domaine public et que les 10 derniers romans contiennent des développements importants devenus aujourd’hui indissociables de l’image que nous nous en faisons. Il prétendent également que refuser la protection du droit d’auteur au personnage de Sherlock Holmes présenterait le risque de lui donner "une personnalité multiple" en fonction des auteurs qui prolongeraient son aventure. Sans copyright, Sherlock Holmes deviendrait schizophrène en somme !

Sherlock Holmes. Par Matt. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Le verdict de ce procès sera rendu prochainement et il est certain que quelle que soit son issue, la décision rendue aux États-Unis sera sans incidence directe sur la destinée juridique de Tintin, qui s’apprécie en fonction du droit belge. Mais on voit bien qu’un procédé similaire pourrait être utilisé par Nick Rodwell pour tenter d’arracher Tintin au domaine public. Les personnages en eux-mêmes peuvent en effet bénéficier de la protection du droit d’auteur en Europe. La Charte établie par la Société Moulinsart a d’ailleurs une conception particulièrement extensive des éléments sur lesquels elle détient des droits : des dessins d’Hergé aux personnages de l’univers de Tintin, en passant par les gags des albums, les onomatopées du Capitaine Haddock ou les polices de caractères utilisées par Hergé !

En France, si l’on veut essayer de raisonner par analogie,  la Cour de Cassation a déjà autorisé la publication de deux romans écrits par un auteur comme des suites des Misérables, auxquels s’opposaient les descendants de Hugo. Mais ici le schéma est différent : Rodwell pourrait essayer de prolonger les droits d’auteur sur Tintin en commandant de nouveaux épisodes (contre la volonté exprimée par Hergé) et en prétendant, comme les ayants droit, de Doyle que le personnage de Tintin poursuivant sa "vie", il doit être encore protégé par le droit d’auteur.

Une telle manoeuvre serait osée et elle donnerait lieu à une fascinante question juridique, mais qui oserait aller la poser aux juges face à la puissante société Moulinsart et à son éditeur ?

La marque aux pinces d’or

A défaut de pouvoir mettre en oeuvre ce scénario machiavélique, digne des pires intrigues de Rastapopoulos, la Société Moulinsart pourrait aussi utiliser un autre terrain juridique pour garder le contrôle sur Tintin. Le droit des marques offre en effet un procédé qui permet par un biais détourné de s’arroger des droits exclusifs sur un personnage, même lorsqu’il est entré dans le domaine public. Or Tintin et d’autres éléments de l’univers d’Hergé font déjà l’objet d’une multitudes de marques, aussi bien dénominatives (sur les noms) que figuratives (sur l’apparence des personnages) déposées par la Société Moulinsart.

haddock

Le générateur d’insultes du Capitaine Haddock. Un site qui pourrait avoir théoriquement des soucis avec la société Moulinsart…

Il existe  des précédents en matière d’usage du droit des marques pour contrecarrer l’entrée dans le domaine public d’un personnage. Une partie des romans de Tarzan, écrits par Edgar Rice Burroughs sont déjà dans le domaine public aux États-Unis, mais les ayants droit, par le biais de la compagnie Burroughs incorporated, utilisent le droit des marques pour continuer à contrôler le personnage (d’une manière extrêmement moralisatrice qui plus est, puisqu’il est en gros interdit de le mettre en scène dans des aventures qui ne respecteraient pas la morale WASP !).

Zorro se retrouve également dans la même situation. Déjà entré dans le domaine public du point de vue du droit d’auteur, ce personnage fait l’objet par la Zorro Productions Inc d’une revendication agressive de marque qui lui a permis de maintenir un juteux système de licences commerciales. Mais là aussi, un procès est en cours aux États-Unis pour faire certifier par les tribunaux l’appartenance pleine et entière de Zorro au domaine public et obtenir l’annulation de cette marque. L’issue de cette action sera importante pour savoir si l’on peut utiliser le droit des marques d’une manière détournée pour "neutraliser" le domaine public.

Mickey et Tintin, même combat ?

Ces péripéties juridiques qui affectent les grands personnages de fiction illustrent le fait que certains titulaires de droits refusent tout simplement l’existence du domaine public. L’idée que la propriété intellectuelle devrait être perpétuelle, à l’image de la propriété matérielle, est en effet encore vivace. Pourtant, la limitation dans le temps de la durée du droit d’auteur constitue un élément fondamental du "contrat social" sur lequel ce système est fondé. Les créateurs reçoivent une protection par la loi pour les inciter à produire des oeuvres, mais celle-ci est limitée dans sa durée afin que la société puisse pleinement bénéficier à terme des créations une fois passées dans le domaine public. A leur tour de nouveaux auteurs peuvent alors s’emparer du domaine public pour inventer à leur tour et rendre vivant le patrimoine culturel.

Le symbole de la propriété perpétuelle, utilisé par les opposants au Mickey Mouse Act.

Le droit d’auteur n’a pas été conçu à l’origine pour servir à établir une rente perpétuelle au profit des auteurs et de leurs descendants. L’idée d’un équilibre à conserver entre les droits des auteurs et ceux du public était présente dès la Révolution, mais elle s’est progressivement effacée, avec l’allongement continu de la durée des droits et l’affaiblissement concomitant du domaine public.

Pour ce qui est de Tintin, on peut craindre que la tactique la plus efficace pour Nick Rodwell consiste tout simplement à faire pression sur le législateur pour qu’il prolonge la durée du droit d’auteur avant 2054. C’est ce que fit Disney par exemple aux Etats-Unis lorsque le personnage de Mickey Mouse allait entrer dans le domaine public à la fin des années 90. Le vote d’un Mickey Mouse Act en 1998 accorda une prolongation de 20 ans à la durée de protection du copyright qui eut pour effet de "geler" complètement le domaine public aux États-Unis jusqu’en 2019. Récemment, la même chose s’est produite en Europe pour la musique, avec l’adoption d’une directive qui a allongé la durée des droits voisins et empêché ainsi que les enregistrements du rock des années 50 n’entrent dans le domaine public.

Mais quoi qu’en dise Nick Rodwell, Tintin fait déjà partie intégrante de notre patrimoine commun et le rapport de force pourrait finir par s’inverser en faveur du domaine public. Le rapport Lescure par exemple recommande de mieux protéger et valoriser le domaine public, comme un élément moteur pour la création et il existe une opportunité de modifier la loi en 2014 afin d’empêcher que les oeuvres de notre mémoire collective fassent l’objet de tentatives de prédation du genre de celles qu’ourdissent les ayants droit d’Hergé. Une journée d’étude a lieu le 31 octobre à l’Assemblée pour envisager une telle consécration du domaine public par la loi française. Venez, car il a bien besoin de nous, Tonnerre de Brest ! ;-)

PS : une citation de Victor Hugo pour terminer, dénichée ici :

«L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.»


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Les MOOCs à la française laisseront-ils de côté l’ouverture juridique ?

mardi 22 octobre 2013 à 08:24

MOOCs : c’est sans doute le mot qui a le plus agité la sphère de l’enseignement en France depuis la rentrée et avec le lancement de la plateforme FUN (France Université Numérique) ce mois d’octobre, le gouvernement a montré sa volonté de donner un coup d’accélérateur au développement des cours massifs en ligne dans les universités françaises, afin d’essayer de rattraper le retard face aux États-Unis.

On assiste donc à l’éclosion d’une multitude de MOOCs francophones et ce mouvement devrait s’intensifier dans les mois à venir. Michel Briand sur la page "Autour des MOOCs" qu’il entretient dénombre déjà plus de 70 cours en ligne, ouverts ou annoncés.

Le potentiel disruptif des MOOCs soulève bien sûr beaucoup de questions, que ce soit au niveau des technologies mises en oeuvre, de l’impact sur les pratiques pédagogiques ou des conséquences économiques. On trouve cependant pour l’instant encore peu d’analyses abordant la question sous l’angle juridique, alors qu’il s’agit pourtant d’une dimension essentielle de l’équation.

Les MOOCs (Massive Open Online Courses) sont en effet des Cours Massifs En ligne Ouverts et ce dernier terme est susceptible de renvoyer à plusieurs significations. Olivier Ertzscheid, dans un billet de synthèse écrit il y a quelques mois, insistait sur l’importance de l’ouverture :

Le point clé de l’acronymie des MOOCS réside dans le "O" de Open. Cette ouverture est double : "open registration", pour la liberté offerte aux étudiants de "s’inscrire" pour suivre l’enseignement proposé, et "Open License" permettant de rediffuser et de redistribuer librement ledit MOOC.

L’ouverture au sens juridique du terme, si l’on s’en tient à une définition stricte, correspond en effet à la possibilité de réutiliser un contenu dans un cadre juridique sécurisé, par le biais d’une licence libre. Le terme "Open" dans les MOOCs devrait donc avoir le même sens qu’il a dans Open Source ou dans Open Data. Or lorsque l’on observe la manière dont le paysage des MOOCs est en train de se structurer en France, ce n’est pas un caractère qui ressort nettement des premières initiatives.

A oublier au démarrage cette dimension essentielle de l’ouverture, la dynamique des MOOCs en France risque bien de dévier du sens originel qu’elle avait aux États-Unis pour aboutir aux mêmes dérives qu’elle a rapidement connu outre-Atlantique, à savoir la constitution d’un écosystème fermé et propriétaire, là où les MOOCs pourraient constituer un levier pour le développement des ressources pédagogiques ouvertes et un renouvellement réel du rapport à la connaissance.

Flou juridique dans les conditions de réutilisation

Dans sa liste qu’il tient à jour pour recenser les MOOCs francopohones, Michel Briand a commencé à faire figurer les conditions de réutilisation des contenus. Certains cours en ligne sont placés sous des licences Creative Commons, parfois même très ouvertes comme c’est le cas pour ITyPA (Internet Tout y est Pour Apprendre), qui fut le premier MOOC en France et qui entame sa deuxième saison, sous licence CC-BY. On retrouve les licences Creative Commons sur les OpenClassRooms, le MOOC issu du site du Zéro, acceptant les 6 licences CC. Le MOOC Gestion de Projets de Centrale Lille, qui a rencontré un beau succès l’an dernier est sous CC-BY-NC-SA, tout comme celui sur les réseaux sans fil et les réseaux mobiles proposé par Telecom Bretagne et qui figurera sur la plateforme nationale FUN.

Closed Sign in Yellowstone. Par Brian Mills. CC-BY. Source : Flickr.

Mais dans la majorité des cas, la liste mentionne "pas de droits d’usage élargis indiqués", ce qui signifie que les cours ne précisent pas leurs conditions de réutilisation. Or en France, ne rien mentionner, c’est mécaniquement se placer du côté de la fermeture et du "Tous droits réservés", car le droit d’auteur s’applique automatiquement et "en bloc" à tous les contenus assimilables à des oeuvres de l’esprit (textes, vidéos, images, etc).

Pour autant, je ne pense pas cependant que l’on puisse parler d’une volonté explicite de fermeture des MOOCs en France. C’est plutôt que le paramètre juridique n’est pas encore pleinement appréhendé et que l’association n’est pas faite entre le concept de MOOC et la réutilisation des contenus. On le voit d’ailleurs à la définition que donne la plateforme FUN du terme "Open" :

Le "O" de Open signifie que le cours est ouvert à tous les internautes, sans distinction d’origine, de niveau d’études, ou d’un quelconque critère.

Dérive du concept de MOOC aux Etats-Unis

Le terme "Ouvert" peut renvoyer en fait à trois choses distinctes : 1) l’inscription ouverte sans condition, 2) la gratuité (même si les MOOCs peuvent reposer sur des modèles économiques) et 3) la possibilité juridique de réutilisation des contenus.

MOOC poster April 4, 2013 by Mathieu Plourde licensed CC-BY.

A l’origine, les trois dimensions de l’ouverture étaient réunies dans les initiatives pionnières qui ont vu le jour aux Etats-Unis, comme l’Open Courseware du MIT, le fameux Introduction to Artificial Intelligence de Stanford ou la Khan Academy. Mais avec le temps, à mesure que les MOOCs rencontraient de plus en plus de succès et qu’un écosystème de plateformes se constituaient autour d’eux (Udacity, Coursera), la dimension juridique de l’ouverture a commencé à s’effacer pour passer au second plan, voire disparaître.

En novembre 2012, Creative Commons a publié un billet important intitulé "Keeping MOOCs Open" pour tirer la sonnette d’alarme face à cette dérive graduelle. L’organisation rappelait l’importance de lier les deux facettes de l’ouverture : l’enregistrement ouvert et l’ouverture juridique garantissant la réutilisation des contenus. Par ailleurs, Creative Commons soulignait le lien à l’origine entre le développement des MOOCs et le mouvement des OER (Open Educational Resources – Ressources Éducatives Libres, soutenu par l’UNESCO) :

Les OER sont des ressources pour l’enseignement, l’apprentissage et la recherche, placées dans le domaine public ou publiées sous des licences qui permettent leur libre réutilisation et adaptation par d’autres. Pour qu’une ressource éducative soit considérée comme "ouverte", il faut à la fois qu’elle soit gratuite (mise à disposition sans paiement) et libre (tout le monde dispose du droit de l’adapter à ses propres fins).  Une Ressource Educative Libre ne peut pas être soit accessible gratuitement, soit placée sous licence libre. Il faut qu’elle soit les deux à la fois.

Logo officiel en français des Ressources Éducatives Libres.

Avec le temps, cette orientation initiale en faveur du libre s’est diluée, à mesure que les MOOCs étaient supportés par de grandes plateformes. Udacity par exemple a réussi à conserver ses contenus sous licence Creative Commons, mais avec une clause NC (Pas d’usage commercial). Ce n’est pas le cas de la plateforme Coursera qui s’est attirée de fortes critiques pour ne pas avoir mis en place de licences autorisant la réutilisation des contenus, faisant fi de la signification juridique de l’ouverture.

Dans son billet, Creative Commons rappelle également que la fermeture des MOOCs a pour conséquence de les couper de tout un ensemble d’usages. Sans licence permettant l’adaptation, il n’est pas possible par exemple pour les communautés en ligne de traduire les contenus en langue étrangère (les cours du MIT de son Open Courseware ont été traduits bénévolement en une dizaine de langues, assurant leur rayonnement international). A défaut d’une licence libre, les contenus des MOOCs ne peuvent pas non plus se connecter avec certaines plateformes comme Wikipedia qui constituent des carrefours aujourd’hui. Mais le plus grave, c’est que l’application d’un copyright "tous droits réservés" a pour conséquence de couper les MOOCs de la dynamique de réutilisation et d’enrichissement collaboratif qui devrait  le propre des Ressources Éducatives Libres, permettant au-delà des concepteurs à d’autres de s’emparer des contenus pour les faire évoluer.

Contrairement à une idée reçue, le recours aux licences ouvertes n’empêche pas la mise en place de modèles économiques (et les MOOCs auront forcément besoin d’en trouver un pour se maintenir dans le temps). Mais il faut passer pour cela d’une logique de revente de contenus ou d’enclosures d’accès à une logique de freemium, où des contenus ouverts sont associés à des services payants (modèle déjà à l’oeuvre depuis longtemps dans la sphère du logiciel libre). Un MOOC comme ITyPA par exemple est placé sous une licence Creative Commons très ouverte (CC-BY) et la participation reste gratuite. Mais il se finance en partie  par le biais de la vente de "badges" venant certifier l’acquisition des connaissances (développés en partenariat avec Mozilla).

MOOCs : la greffe prendra-t-elle en France ?

Si les MOOCs aux États-Unis ont connu une dérive graduelle, le risque existe en France qu’ils se ferment sans même être passés par la case "ouverture juridique". Tout n’est cependant pas encore joué. Le Ministère a fait le choix de la solution Open Source edX pour la plateforme FUN, qui proposera nativement d’utiliser des licences Creative Commons pour la diffusion des contenus, sans pour autant l’imposer. Mais l’annonce de partenariats public-privé pour le développement des MOOCs français peut faire craindre une fermeture rapide du modèle.

Il appartiendra avant tout aux communautés d’enseignants et de chercheurs de faire le choix ou non des licences ouvertes, ce qui n’est pas forcément en France le meilleur moyen de garantir l’ouverture. On sait par exemple que le mouvement de l’Open Access dans notre pays s’est assez largement "déconnecté" des licences libres, alors que celles-ci étaient explicitement prévues dans l’Appel de Budapest en faveur de l’Accès Ouvert et à nouveau dans la déclaration de Berlin de 2012. Pourtant en 2013, la plateforme HAL ne permet toujours pas nativement l’usage des licences Creative Commons, obligeant les auteurs à "bricoler" pour les utiliser. Open Access et ouverture juridique restent deux choses distinctes en France et c’est précisément ce qu’il faudrait éviter pour les MOOCs.

Il y en outre dans notre pays une autre difficulté à laquelle les concepteurs de MOOCs risquent de se heurter. Même s’ils choisissent d’opter pour des licences libres ou de libre diffusion, ils devront affronter les problèmes posés par l’étroitesse et la complexité de l’exception pédagogique et de recherche en matière de droit d’auteur. Construire des cours nécessite souvent de réutiliser des contenus préexistants, pouvant être protégés par des droits d’auteur. Or l’exception française, à la différence du fair use américain, n’est tout simplement pas compatible avec les usages en ligne de contenus protégés (sauf à de rares exceptions comme la mise en ligne de thèses). Une "réformette" est intervenue lors du vote de la loi Peillon, mais elle ne résout absolument pas la question des usages en ligne, et rien n’a été non plus modifié lors du vote de la loi sur l’ESR, alors que d’autres pays comme les États-Unis ou le Canada ont une vraie longueur d’avance en la matière.

Le rapport Lescure recommandait pourtant de refondre cette exception et des députés ont poussé pour obtenir des modifications, mais en vain. Ce sera un des enjeux de la loi sur la création annoncée pour 2014 par le Ministère de la Culture et il est indissociable de la question des MOOCs, car on ne pourra pas prétendre développer des pratiques innovantes en France en matière d’enseignement, tant qu’on n’aura pas desserré le carcan du droit d’auteur.


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