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Légalisation du partage et livre numérique en bibliothèque : même combat ?

lundi 26 août 2013 à 20:22

A priori, la question de la légalisation du partage et celle du livre numérique en bibliothèque peuvent paraître assez éloignées, même si elles concernent toutes les deux l’accès à la culture et à la connaissance. Néanmoins, l’association EBLIDA, représentant les bibliothèques et les centres de documentation au niveau européen, a publié cet été une déclaration relative au livre numérique en bibliothèque qui jette un pont intéressant avec la question du partage.

étagère

Now and Then. Par JEPoirrier. CC-BY. Source : Flickr.

Intitulé "The Right To E-Read", ce texte s’inscrit dans le cadre d’une campagne lancée depuis l’an dernier par Eblida pour défendre l’accès aux livres numériques dans les bibliothèques publiques en Europe. L’originalité de cette prise de position, destinée à interpeller la Commission européenne, réside dans le fait qu’elle invoque le mécanisme juridique de l’épuisement des droits, comme un fondement possible et souhaitable pour la mise à disposition de livres numériques en bibliothèque. Or c’est sur ce point qu’il y a rapprochement possible avec la question de la légalisation des échanges non-marchands. La Quadrature du Net propose en effet de recourir à l’épuisement des droits pour consacrer la possibilité pour les individus d’échanger des fichiers correspondant à des oeuvres protégées sans but de profit.

Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, la question du "prêt numérique" en bibliothèque se pose depuis plusieurs années, mais c’est à mon sens la première fois que je vois des représentants des bibliothèques en Europe se tourner vers l’épuisement des droits pour défendre leur position. Il me semble que cette stratégie adoptée par Eblida est intéressante, justement par le rapprochement qu’elle permet avec la question de la légalisation du partage.

Pour un droit de lire en numérique en bibliothèque

Pour comprendre exactement de quoi il retourne, je traduis ci-dessous la seconde partie de la déclaration "The Right To E-Read", qui aborde directement le sujet de l’épuisement des droits :

  • En raison de l’épuisement du droit de distribution après la première vente, une bibliothèque publique est en mesure d’acheter une oeuvre publiée, comme un livre, chez un libraire et d’utiliser des exemplaires pour les prêter à ses usagers. Cela n’interfère pas avec les droits de l’auteur (ou d’autres titulaires de droits). La bibliothèque peut alors en conséquence décider en accord avec sa politique documentaire quels livres elle souhaite acquérir et prêter.
  • D’après leur interprétation du droit d’auteur, les éditeurs affirment que le prêt numérique est un service auquel le principe de l’épuisement des droits ne s’applique pas. Ils pensent que les titulaires de droits sont libres de décider s’ils veulent donner accès à une oeuvre spécifique et selon quelles conditions. Si cette interprétation s’imposait, cela signifierait que ce serait les éditeurs, et plus les bibliothécaires, qui décideraient quelles doivent être les collections numériques dans les bibliothèques.
  • Il se produira un tournant majeur, et de notre point de vue inacceptable, si l’on laisse ainsi aux éditeurs la possibilité de décider de la politique documentaire des bibliothèques. Cela signifierait que les bibliothèques ne seraient plus en mesure de garantir un accès libre à la culture et l’information pour les citoyens.
  • En juillet 2012, la Cour de Justice de l’Union Européenne a décidé que le principe de l’épuisement des droits à propos de l’achat d’un logiciel s’appliquait à la fois au fichier numérique et au support physique. Certains experts juridiques estiment que, d’après ce jugement, l’épuisement des droits serait aussi applicable aux livres numériques. Plusieurs affaires en justice sont pendantes actuellement devant les tribunaux, qui auront valeur de test. Mais il faudra plusieurs années avant que la CJCE rende un jugement.
  • Cette incertitude juridique empêche les bibliothèques de développer des services attractifs autour des livres numériques pour leurs publics et au-delà de mettre en place des offres légales dans l’intérêt de toutes les parties prenantes.

C’est pourquoi Eblida en appelle à la Commission européenne pour mettre en place un cadre juridique clair qui permettrait aux bibliothèques d’acquérir et de prêter en rémunérant de manière appropriée les auteurs et autres titulaires de droits. Comme avec les livres imprimés, une révision du cadre du droit d’auteur permettra aux bibliothèques de continuer à remplir leurs missions au bénéfice des citoyens européens.

Et si le prêt numérique échappait au droit européen ?

A la première lecture, j’avoue avoir eu un peu de mal à suivre Eblida dans son raisonnement. En effet, l’activité de prêt public d’oeuvres protégées est régie en Europe par une directive européenne, adoptée en 1992 pour harmoniser les droits de prêt et de location en Europe. Elle prévoit explicitement que le prêt public relève du droit de distribution dont bénéficie les titulaires de droits, alors que cette question faisait débat jusqu’à son intervention. Cette directive a été transposée en France par le biais d’une loi en 2003, qui a mis en place un système de licence légale pour le prêt des ouvrages physiques en bibliothèque.

Who needs books ? Par Boltron. CC-BY-NC. Source : Flickr.

A priori, on pourrait donc se dire que le "prêt numérique" des ebooks relève de ce mécanisme et qu’il n’est donc pas en dehors de l’orbite des prérogatives des titulaires de droits, comme le laisse entendre Eblida dans sa déclaration. Mais c’est sans doute aller trop vite dans le raisonnement et le texte d’Eblida permet justement de réinterroger ce qui paraissait comme une évidence.

C’est précisément à cette conclusion qu’est arrivé un rapport du Ministère de l’Éducation et de la Culture publié en mars dernier aux Pays-Bas. Voici ce que le site Actualitté disait à propos de cette étude :

Selon l’IVIR, l’institut pour les lois de l’information, le droit féodal du royaume ne couvre que les copies physiques de livre dans le cadre de la circulation et la reproduction. Par voie de conséquence, les livres numériques sont en l’état interdits de prêt. Ou, pourrait-on dire, invisibles en matière juridique. A moins de se lancer dans de bien fastidieux accords contractuels entre les parties concernées « tels que les auteurs, les éditeurs, les organisations des droits, des distributeurs et des bibliothèques » , a expliqué le ministre de l’éducation, Jet Bussmaker.

Eblida est visiblement d’accord avec la première partie de l’analyse (les livres numériques ne sont pas couverts par la directive de 1992 sur le prêt), mais pas avec la seconde (les livres numériques sont en l’état interdits de prêt). Eblida estime en effet que l’activité de mise à disposition de livres numériques par les bibliothèques pourrait être couvert par le mécanisme de l’épuisement des droits, ce qui la placerait en dehors du champ du droit d’auteur.

Néanmoins, Eblida précise que cette affirmation n’a pas encore été confirmée par la jurisprudence européenne. Elle fait référence à l’importante décision Usedsoft de 2012, par laquelle la CJCE a estimé que la revente de logiciels était possible sur la base de l’épuisement des droits. Mais on ne sait pas encore si un tel raisonnement pourrait être retenu pour des livres numériques. En avril 2013, une Cour fédérale allemande a visiblement estimé que la revente d’occasion d’ebooks n’était pas possible. Mais cela ne nous dit pas quelle serait la position de la CJCE si elle était saisie d’une telle affaire, ni non plus si la mise en disposition en bibliothèque doit être traitée de la même manière que la revente. En Angleterre pendant ce temps, le législateur va visiblement intervenir pour mettre en place un droit de prêt numérique au profit des bibliothèques, ce qui tend aussi à prouver que cette activité est en dehors du périmètre de la directive de 1992 (sinon l’Angleterre ne pourrait pas agir sur ce terrain de son propre chef).

L’épuisement des droits, terrain favorable pour les bibliothèques

Il y aurait en effet un grand avantage pour les bibliothèques à ce que la mise à disposition de livres numériques à leurs usagers relève du mécanisme de l’épuisement des droits. En effet, cela signifierait qu’à l’inverse d’une exception ou d’une licence légale, cette activité sortirait complètement du champ du droit d’auteur. La conséquence en serait qu’une rémunération des titulaires de droits ne serait pas obligatoire (aux États-Unis, le prêt de livres physiques se fait sur la base d’un mécanisme proche de l’épuisement des droits – First Sale Doctrine – et il ne donne lieu à aucune rémunération, si ce n’est l’achat des livres physiques). Et si une rémunération était tout de même envisagée au profit des auteurs et des éditeurs, l’épuisement des droits aurait encore pour avantage qu’elle n’aurait pas à être organisée comme une compensation pour un préjudice subi.

Personnellement, j’aurais donc tendance à penser que tout comme pour la légalisation du partage non-marchand entre individus, l’épuisement des droits constituerait sans doute le terrain le plus favorable pour les bibliothèques, même s’il n’est pas garanti que cette interprétation soit au final retenue.

The White Room. Par Schub@. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Si l’on considère au contraire, comme le font les éditeurs, que l’activité de mise à disposition des livres en bibliothèques ne relève pas de l’épuisement des droits, on peut alors faire jouer les mécanismes du droit d’auteur, soit sur une base contractuelle (comme c’est le cas au Québec par exemple), soit sur une base légale (comme va le faire l’Angleterre) pour donner une assise juridique à ces mises à disposition d’oeuvres protégées.

Sortir du piège du "prêt numérique" en bibliothèque

Mais un certain nombre de bibliothécaires considèrent qu’accepter de positionner le livre numérique en bibliothèque sur ce terrain est très dangereux, car cela ne peut conduire qu’à des offres étroitement contrôlées par les éditeurs, tant au niveau des contenus que des prix et des conditions de mise à disposition, avec un recours massif aux DRM pour empêcher la dissémination. Silvère Mercier sur son blog tire la sonnette d’alarme depuis un moment déjà, en essayant de sensibiliser les professionnels français à cette problématique et en leur montrant que d’autres modèles que le prêt de livres numériques "chronodégradables" sont possibles.

En France pourtant, il semble bien que l’on s’achemine vers un système contractuel, dans le cadre du projet PNB développé par Dilicom (PNB pour Prêt Numérique en Bibliothèque). Bénéficiant visiblement du soutien du Ministère de la Culture (à qui il économisera la lourde tâche de devoir faire preuve de courage politique en légiférant), PNB laissera les éditeurs libres de choisir leur modèle de diffusion et on peut parier que beaucoup opteront pour des DRM attachés aux fichiers.

Dans ce contexte, qui va placer les bibliothécaires français face à un choix difficile, il me semble que l’approche prônée par Eblida est infiniment préférable. Le terrain de l’épuisement des droits n’est sans doute pas celui qui sera le plus simple à actionner politiquement, mais il est celui qui respecte le mieux les droits culturels des citoyens, tout en n’excluant pas la mise en place d’une rémunération équitable pour les auteurs et éditeurs. A défaut, mettre le doigt dans le piège des DRM chronodégrables reviendra pour les bibliothèques à participer au mouvement d’érosion des droits des individus vis-à-vis des contenus culturels et à se tirer une balle dans le pied sur le long terme. Beaucoup rêvent de transfomer les bibliothécaires en verrouilleurs d’accès plutôt qu’en donneurs d’accès. La question du livre numérique peut leur donner une occasion en or de réaliser ce dessein…

Miser sur l’épuisement des droits, c’est aussi saisir l’opportunité de constituer un front politique élargi, en se joignant aux militants qui agissent pour la légalisation du partage entre individus. Et si cette question est toujours présente en France malgré les conclusions du rapport Lescure, c’est bien au niveau européen qu’il est le plus important d’agir, car c’est à ce niveau qu’une telle réforme peut intervenir.

L’angle d’attaque retenu par Eblida paraît donc extrêmement intéressant et il serait bon que les bibliothécaires français examinent très sérieusement cette option, avant de s’engager sur des terrains minés où il sera très difficile de peser. J’aurais cependant une remarque à faire à propos de la manière dont Eblida présente la question de l’épuisement des droits.

Il est à mon sens crucial de cesser même d’employer la fausse métaphore du "prêt numérique", qui ne peut qu’occasionner des glissements dans le raisonnement et ramener aux DRM. On ne peut réfléchir avec des fichiers numériques (par définition non rivaux) comme on le fait avec des exemplaires physiques. Le "prêt" d’un livre numérique n’a en réalité aucun sens, sauf à vouloir reconstituer artificiellement de la rareté dans l’environnement numérique. Le même raisonnement peut être tenu à propos de la revente d’occasion de fichiers numériques, qui n’a pas plus de sens, comme la Quadrature du Net l’a rappelé dans cette déclaration.

A vrai dire, si le partage entre individus venait à être légalisé, on peut penser que l’essentiel de la fonction de fourniture des œuvres en numérique serait directement assurée par les réseaux décentralisés. Internet deviendrait la Bibliothèque, mais cela ne veut pas dire que les bibliothèques deviendraient inutiles : leur rôle se déplacerait sans doute vers des fonctions de médiation numérique, ainsi que vers la reconfiguration de leurs espaces physiques. C’est déjà d’ailleurs une tendance largement engagée, pour le plus grand bien de la profession, dans beaucoup d’établissements.

***

La Commission européenne a annoncé qu’elle envisageait une réouverture de la directive de 2001 sur le droit d’auteur et des consultations sont engagées à ce sujet, y compris en France. Le moment est donc bien choisi pour Eblida d’attirer l’attention de la Commission européenne sur l’épuisement des droits.

Légalisation du partage et place du livre numérique en bibliothèque ne sont peut-être pas des combats exactement superposables, mais ils pourraient entretenir des liens beaucoup étroits si une compréhension plus claire des enjeux se faisait. Il y aurait grand intérêt à ce que bibliothécaires et militants des libertés numériques agissent de concert sur des bases communes. La déclaration d’Eblida permet dans tous les cas d’engager un débat, dont on espère qu’il se prolongera.

Mise à jour du 27/08/2013 : L’IFLA, l’organisation internationale représentant les bibliothèques, a publié une autre déclaration intitulée "Libraries, e-Lending and the Future of Public Access to Digital Content". Elle critique fortement le recours aux DRM dans le contexte des bibliothèques, au nom de la défense des leurs missions fondamentales.


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Ouverture des données culturelles : The Times, They Are A Changing ?

mercredi 31 juillet 2013 à 07:58

J’ai à de nombreuses reprises eu l’occasion de déplorer dans ce blog que l’ouverture des données publiques était en panne dans ce pays en ce qui concerne le secteur culturel. Jusqu’à présent, la Culture était le mouton noir de l’Open Data en France, alors qu’à mon sens, elle aurait du être l’un des premiers domaines à embrasser ce mouvement.

Open Data Scrabble. Par Justgrimes. CC-BY-SA. Source : Flickr

Pourtant, les choses semblent en train de changer graduellement, notamment au niveau de la politique du Ministère de la Culture. J’avais déjà relevé dans S.I.Lex la parution du guide Dataculture en mars dernier, qui constituait un premier pas important en avant. Pour la première fois, le MCC prenait une position franche en faveur de l’ouverture des données culturelles, en adressant à ses services et aux établissements sous sa tutelle des consignes pour mettre en oeuvre une politique d’Open Data, notamment au niveau juridique.

C’est à présent sur C/Blog, le blog du Ministère de la Culture, que l’on remarque des signes qui montrent que cette dynamique semble bien se poursuivre. Plusieurs sites ont relevé que C/Blog avait changé d’apparence visuelle ces dernières semaines, mais ce n’est pas le changement le plus intéressant que l’on puisse repérer.

Une feuille de route Open Data du Ministère de la Culture

En effet dans la section "Projets", on trouve une rubrique "Stratégie Open Data", annonçant qu’une feuille de route Open Data a été publiée par le Ministère. Ce document est proposé au téléchargement et vous pouvez le voir ci-dessous. Il contient des orientations qui me paraissent trancher avec la direction suivie jusqu’alors.

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Le simple fait que le Ministère de la Culture publie un document stratégique relatif à la réutilisation de ses données est une conséquence de la feuille de route gouvernementale en matière de partage et d’ouverture des données publiques, adoptée en mars dernier, qui demandait à tous les Ministères de le faire. J’avais eu l’occasion à ce moment de déplorer vivement que les données culturelles ne figurent pas parmi les 6 jeux de données stratégiques identifiés par le gouvernement à propos desquels il souhaitait engager un débat public concernant leur ouverture.

La feuille de route publiée par le MCC semble cependant compenser cette absence initiale, car elle se prononce clairement de faveur de l’Open Data :

Le ministère de la culture et de la communication entend donner sa pleine mesure à la politique gouvernementale en faveur de l’ouverture des données publiques et au soutien d’une économie numérique des données qui est en train de se construire [...]

Le secteur culturel, quelles que soient ses spécificités qui doivent être affirmées et reconnues, ne doit pas s’inscrire en marge d’un mouvement qui est en marche ; et ce d’autant plus que le monde de la Culture s’est emparé depuis de nombreuses années des technologies émergentes du Web pour valoriser ses corpus numérisés et unités documentaires.

La feuille liste 10 actions à entreprendre pour atteindre ces objectifs, parmi lesquels je retiendrait les deux premiers :

1. Inscrire l’action du ministère de la culture et de la communication dans une politique numérique de mise à disposition de ses données publiques sur data.gouv.fr.

2. Ouvrir des jeux de données publiques stratégiques issues du secteur culturel en prenant appui sur les prescriptions du rapport Data Culture.

Le point n°5 me paraît également très important, dans la mesure où il évoque la question du web sémantique et du linked data :

5. Investir les technologies du web sémantique et amorcer une dynamique de linked opendata dans le secteur culturel en contribuant au rayonnement de la culture française et de la francophonie sur Internet

On voit que le Ministère parle bien ici de linked open data, qui combine donc à la fois les données liées et l’ouverture. Par le passé, on a pu déplorer que des établissements culturels fassent l’effort de produire des données enrichies dans les standards du web sématique, mais sans aller jusqu’à les ouvrir, ce qui pour moi relève d’un contresens total. C’est ce que je reprochais notament au Centre Pompidou virtuel l’an dernier et les choses n’ont hélas pas évolué depuis. C’est aussi ce qu’on peut déplorer dans un projet comme JocondeLab par exemple, qui porte bien sur le linked data, mais sans que la base Joconde des musées ne soit placée sous licence ouverte.

On espère que les orientations de la feuille de route permettront d’avancer sur ce point.

Deux consultations publiques sur les données culturelles

Ces éléments sont encourageants, et ce d’autant plus qu’ils se déclinent en deux actions concrètes que l’on peut également repérer sur C/Blog.

Deux consultations ont en effet été lancées par le Ministères concernant la réutilisation des données cuturelles. La première propose de "Contribuer à la stratégie Open Data du MCC", en indiquant quelles sont les jeux de données culturelles que l’on souhaiterait voi ouverte à la réutilisation libre et gratuite. Les réponses sont à retourner par mail avant le 14 octobre 2013.

La seconde consultation n’est pas publique, mais elle est à mon sens encore plus intéressante. Le Ministère se lance en effet dans une "évaluation du modèle économique des redevances de réutilisation des données publiques culturelles". Cela signifie qu’il va procéder à un audit pour savoir quelle est la rentabilité réelle des redevances déjà mises en place en matière de réutilisation des données culturelles. C’est sans doute l’un des angles d’attaques les plus intéressants pour faire bouger les lignes, car si les données cultuelles ont une grande valeur d’usage, elles sont loin d’être la "poule aux oeufs d’or" que certains ont trop tendance à y voir. Au terme de cette étude, on pourra savoir si cela vaut réellement la peine de continuer à faire payer les données de la culture ou s’il ne vaut mieux pas au contraire lever les barrières tarifaires pour les faire entrer dans une "économie de la notiriété", comme l’indique la feuille de route.

Il aura donc fallu le temps, mais il semble bien qu’un vent de changement commence à se lever en matière de réutilisation des données culturelles. On le perçoit aussi nettemet dans le discours tenu par certains responsables. Je vous invite notamment à écouter cet entretien avec Camille Domange, chef du département des programmes numériques du ministère :

Le vrai changement, c’est que le régime juridique particulier, dit "exception culturelle", qui a longtemps constituté un obstacle à l’ouverture, n’est plus présenté comme tel. C’était déjà le cas dans le guide Data Culture, dont Camille Domange était l’auteur, et c’est à nouveau répété très clairement ici.

Quelles répercussions sur les établissements culturels ?

Ces signes sont encourageant, mais si l’orientation paraît en train de tourner, il faudra voir si les grands établissements culturels suivent à présent, car c’est à ce niveau que les verrous les plus forts persistent. A vrai dire, le Ministère de la Culture était déjà contraint de s’engager dans une politique d’ouverture, dans la mesure où il était soumis à la circulaire Etalab de 2011, qui lui fait obligation de publier ses données sur data.gouv.fr sous licence ouverte.

Mais cette circulaire laisse le choix aux établissements culturels d’ouvrir ou non leurs données. Certains, comme la BnF, se sont engagés volontairement dans une politique d’Open Data, mais ce n’est pas le cas pour de grands établissements comme le Louvre, le Musée d’Orsay, le Musée du Quai Branly, Versailles, le Centre Pompidou ou l’INA. Or c’est à ce niveau que des données importantes se situent.

Pour qu’elle soit suivie d’effet concret, cette feuille de route devra donc emporter l’adhésion à ce niveau et vaincre les résistances encore fortes qu’opposent certains établissements à l’ouverture.

***

Les parties intéressées à l’ouverture des données culturelles, qu’ils s’agissent d’entreprises ou de groupes militants, devraient appuyer ce mouvement en répondant à la consultation publique sur la stratégie Open Data du Ministère.

Nous verrons d’ici  la fin de l’année si nous pouvons enfin fredonner The Times, They Are A Changing… ;-)


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Ce que le Monopoly peut nous apprendre sur les biens communs

dimanche 28 juillet 2013 à 11:01

A la fin de la semaine, la rumeur a couru qu’Hasbro avait l’intention de supprimer la case prison du célèbre Monopoly, afin de diminuer la durée des parties. La nouvelle a suscité une certaine émotion chez les aficionados du jeu, avant que l’éditeur ne publie un démenti. L’objet du présent billet n’est pas d’épiloguer sur cet épisode, mais à cette occasion, il se trouve que j’ai rebondi d’articles en articles sur les pages Wikipedia parlant du Monopoly.  On y apprend des choses assez fascinantes sur les origines de ce jeu, notamment du point de vue de la propriété intellectuelle.

L’Histoire du Monopoly a quelque chose d’important à nous dire à propos des biens communs, sur la manière dont ils peuvent naître, mais aussi disparaître.

Monopoly Jail. Par Melissa Hinca-Ownby. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Monopoly Jail. Par Melissa Hinca-Ownby. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.



Le Monopoly, un serious game sur les biens communs ?

Le Monopoly a en effet l’image du jeu capitaliste par excellence, où l’on joue avec de l’argent pour se livrer à de la spéculation immobilière, dans l’objectif de pousser ses adversaires à la banqueroute. Mais il faut savoir qu’à l’origine, le Monopoly est dérivé d’un jeu plus ancien, dont le but était de montrer les effets sociaux négatifs de l’appropriation des terres et du système de rente qui l’accompagne.

C’est en 1903 qu’une américaine du nom de Elizabeth (Lizzie) J. Magie Phillips a l’idée de passer par un jeu – le Landlord’s Game – pour mieux faire comprendre les théories de l’économiste Henry George. Celui-ci, à l’origine d’un mouvement appelé le Georgisme, estimait que s’il existe bien une propriété sur ce que les hommes créent par eux-mêmes, il n’en est pas de même pour les objets naturels, et notamment les terres, qui devraient appartenir à tous. Pour compenser les effets négatifs sur le plan social du monopole exercé par les propriétaires fonciers, il prônait la mise en place d’une land value tax, afin de partager la rente au sein de la société.

L’article de la Wikipedia en anglais, consacré à Henry George, est intéressant à citer (je traduis) :

Henry George est connu pour avoir défendu l’idée que l’économie de la rente foncière devait être partagée au sein de la société plutôt que faire l’objet d’une appropriation privée. On peut trouver l’expression la plus claire de ce point de vue dans l’ouvrage Progrès et Pauvreté : "Nous devons faire des terres une propriété commune". En taxant la valeur des terres, la société serait en mesure de se réapproprier son héritage commun et d’éliminer le besoin d’instaurer des taxes sur l’activité productive [...]

Plusieurs environnementalistes, comme Bolton Hall ou Ralph Borsodi, ont repris cette idée que la Terre doit être considérée comme une propriété commune de l’Humanité. Le Parti Vert américain a repris dans son programme l’idée d’une taxe écologique, incluant une taxation de la valeur des terres et des taxes ou des amendes sur les activités polluantes [...].

Henry George. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Ces conceptions font écho à certains éléments de la théorie des communs, et notamment à l’épisode du mouvement des enclosures, qui vit les seigneurs anglais du XIIIème au XVIIème siècle, démanteler progressivement les droits d’usage dont bénéficiaient les populations pour certains champs ou forêts. Ce "drame historique" originel est fondateur de la pensée des biens communs et il est toujours présent aujourd’hui au sein de ceux qui réclament la récupération des biens communs de la nature, notamment pour lutter contre la crise environnementale.

Il n’est donc pas abusif de dire que le Landlord’s Game de Lizzie L. Maggie Phillips était une sorte de serious game avant l’heure, destiné à faciliter la compréhension d’une théorie proche de l’esprit des Biens Communs ! Il n’en reste pas moins que Lizzie choisit de déposer un brevet sur création, qui lui fut accordé en 1904, et elle chercha sans succès à placer le jeu chez un éditeur pour le faire diffuser. Du point de vue de la propriété intellectuelle, elle s’est donc placée du côté de l’appropriation privée et vous allez voir que ce ne sera pas sans conséquence sur la destinée du jeu !

Le plateau du Landlord’s Game, d’après le brevet déposé en 1904. Par Lucius Kwok. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

L’histoire d’un jeu "volé"

En effet, si aucun éditeur ne fut intéressé par le jeu, jugé trop complexe, il commença néanmoins à se répandre aux Etats-Unis, à partir de versions artisanales fabriquées par Lizzie Maggie. Au cours de ce processus de dissémination, de nombreuses personnes apportèrent des modifications et des améliorations successives au jeu. Une version notamment, appelée The Fascinating Game Of Finance, commença à devenir populaire dans certaines universités (dont le MIT). Au début des années 30, un certain Charles Todd rencontra à Atlantic City une personne dénommée Charles Darrow, à qui il apprit ce jeu. La crise de 29 sévissait alors et Charles Darrow, qui cherchait à rebondir après avoir perdu son emploi, décida de perfectionner le jeu et d’essayer de le caser chez un éditeur. Aidé par sa famille et un dessinateur qu’il embaucha, il apporta de nouvelles modifications, notamment sur le graphisme des cases, et finit par déposer un copyright sur le tout en 1933.

Portrait de Charles Darrow. Source : Wikimedia Commons

Il tenta sa chance auprès de l’éditeur de jeux Parker Brothers, mais il essuya lui aussi un refus, le jeu étant toujours jugé trop compliqué. Il décida alors de le publier lui-même de manière artisanale et le jeu rencontra rapidement un tel succès que Parker Brothers se mit à reconsidérer son point de vue. Les deux parties firent affaire et Charles Darrow déposa un brevet en 1935, que l’éditeur acquit afin de pouvoir diffuser le jeu sous le titre de Monopoly.

Par la suite, le jeu connut le destin que l’on sait, mais Charles Darrow prit le soin de se présenter comme le créateur unique du jeu, en gommant soigneusement les apports de ses prédécesseurs et en particulier ceux de Lizzie Maggie. Le message originel du Landlord’s Game, et ses critiques du monopole sur les propriétés foncières, fut maquillé et oublié, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette simulation cynique de spéculation immobilière que nous connaissons.

Le plateau de jeu créé par Darrow était circulaire. Une des modifications qu’il introduisit a "perverti" le sens du jeu original de Lizzie Maggie. En effet, dans son jeu, on achète les terrains, alors que dans le LandLord’s Game, on les loue. (Source de l’image : The History Blog)

Lizzie Maggie protesta cependant en 1936, par le biais d’un article paru dans la presse, en rappelant la filiation du Monopoly avec son propre jeu. Parker Brothers choisit alors de sécuriser ses arrières en achetant les droits sur le Landlord’s Game à Lizzie Maggie pour 500 dollars, avec l’engagement qu’il diffuserait son jeu, mais sans prévoir de royalties dans le contrat, ce qui signifie que Lizzie renoncerait à exercer son copyright. La Wikipedia française indique que Lizzie Maggie a peut-être renoncé volontairement à ses droits sur le jeu pour en assurer une meilleure diffusion :

En 1931, Charles Darrow, chômeur, découvre le jeu grâce à des voisins. Il crée alors un jeu très proche et le propose à Parker Brothers, qui le refuse notamment parce qu’il était trop complexe. Charles Darrow commercialise alors le jeu par ses propres moyens et obtient un succès tel qu’en 1935, Parker Brothers lui achète les droits du jeu. La firme rachète ensuite les droits originaux à Elizabeth Magie en 1936 ; celle-ci les cède à bas prix, sans droits d’auteur : elle n’est pas intéressée par l’argent mais veut la diffusion du message du jeu.

Toujours est-il que Parker Brothers diffusa confidentiellement le Landlord’s Game, alors qu’il tira le Monopoly à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il prit également le soin de racheter les brevets déposés sur d’autres versions du jeu, comme The Fascinating Game of Finance, afin de se protéger au maximum. Dans le même temps, Charles Darrow fut mis systématiquement en avant afin d’accréditer la thèse d’un créateur unique. Parker Brothers réussit donc, par une sorte de mise en abîme, par recréer un monopole de propriété intellectuelle sur le jeu, alors qu’il était largement le fruit d’un processus de création collective. La stratégie était payante, puisque Darrow – premier créateur de jeu à être devenu millionnaire – étant décédé en 1967, le Monopoly restera protégé jusqu’en… 2038 !

Monopoly vs Anti-Monopoly

Néanmoins, la "supercherie" de Darrow finit par être révélée, à l’occasion d’une affaire en justice retentissante, qui a éclaté en 1973 et ne s’est achevée qu’en 1985. Ralph Anspach, professeur d’économie, avait décidé de créer un Anti-Monopoly, car il trouvait que le Monopoly donnait une image trop positive des monopoles (notez que cette impression vient du fait que Darrow a modifié l’esprit initial du Landlord’s Game de Lizzie Maggie). Mais Parker Brothers a estimé qu’il y avait là violation de la marque qu’il détenait sur le Monopoly. Il s’en est suivi un véritable pugilat judiciaire au cours duquel Anspach pour se défendre a mis à jour les origines du Monopoly et les nombreux emprunts de Darrow à des versions antérieures.

Anti-Monopoly Cover. Source : Wikimedia Commons.

Anspach choisit alors un angle de défense particulièrement intéressant. Il soutint en effet que le Monopoly du fait de l’appropriation collective dont il avait fait l’objet jusqu’aux années 30 était en fait dans le domaine public avant que Parker Brothers n’en acquière les droits. Et la justice lui donna dans un premier temps raison, en considérant qu’il y a avait bien eu "dilution" de la marque Monopoly sur laquelle Parker Brothers ne pouvait revendiquer d’exclusivité. Mais la société réagit en menant une campagne de lobbying forcenée qui conduisit le Congrès à modifier la loi sur le droit des marques aux Etats-Unis pour empêcher que le Monopoly ne tombe dans le domaine public.

Finalement, l’affaire se régla au bout de plus de 10 années de litiges en 1985, par un arrangement, en vertu duquel Parker Brothers conserva sa marque et Anspach obtint des dédommagements et une licence pour commercialiser l’Anti-Monopoly. Au cours du procès cependant, il fut révélé que Darrow avait servilement copié certains éléments du jeu, allant jusqu’à reproduire des fautes d’orthographe commises par Charles Todd, son voisin qui lui avait montré la première fois comment jouer à partir d’une version de son cru…

Et si le Monopoly avait été publié sous Copyleft ?

Au final, cette histoire est édifiante, dans la mesure où elle montre combien il est difficile de constituer une chose en bien commun, qui ne puisse plus faire l’objet appropriation exclusive. La volonté de Lizzie Maggie semblait bien à l’origine de faire en sorte que son jeu se diffuse le plus largement possible afin de répandre ses idées. Mais en renonçant à ses droits au bénéfice de Parker Brothers, elle leur a permis en réalité d’enclencher un processus de réappropriation de sa création, avec au final un détournement majeur du sens qu’elle voulait lui donner. Le comportement de Charles Darrow montre aussi la fragilité de ces créations collectives, nées dans la Vallée du Folklore, qui peuvent toujours basculer sous la coupe d’un seul, se faisant passer pour le démiurge ayant tout inventé.

Cette histoire rappelle aussi le destin de la nouvelle "L’homme qui plantait des arbres" de Jean Giono, sur laquelle il ne réclama pas de droits sa vie durant afin qu’elle se diffuse, mais qui a terminé copyrightée chez Gallimard après la mort de l’auteur.

En réalité, si nous transposions cette histoire à notre époque, Lizzie Maggie aurait eu le moyen d’accomplir son dessein en se prévenant de ces risques. Au lieu de déposer un brevet sur sa création, elle aurait pu la publier sous licence Creative Commons CC-BY-SA. En la faisant connaître sur Internet, elle aurait évité d’avoir à passer par un intermédiaire de type d’éditeur, avec de forts risques d’accaparement des droits. Le Landlord’s Game aurait pu faire l’objet d’un processus d’appropriation et d’amélioration collectives, à la différence qu’à la manière d’un logiciel libre, toutes les versions dérivées auraient dû rester sous CC-BY-SA, en vertu de la clause de partage à l’identique.

Sa création serait restée ainsi libre et elle n’aurait pas connu cette "dégénérescence" sous la forme du Monopoly… Voilà donc ce que nous apprend le Monopoly sur les biens communs : l’importance fondamentale des mécanismes prévenant la réappropriation exclusive et notamment des clauses Copyleft de partage à l’identique.

Revanche du Landlord’s Game ?

Mais l’histoire n’est pas encore entièrement finie et le Landlord’s Game aura peut-être un jour sa revanche sur le Monopoly. En effet, il y a quelques mois, des défenseurs du revenu de base et de la monnaie libre ont "hacké" les règles du jeu pour le transformer en "Monopoly relativiste". L’idée consiste à distribuer aux joueurs un revenu de base, afin de leur permettre d’assimiler cette notion et son impact sur les échanges économiques.

On revient donc ici à l’esprit même du Landlord’s Game et nul doute que Lizzie Maggie aurait apprécié ce pied-de-nez ! D’autant plus que le revenu de base a plus d’un lien avec la théorie des biens communs, ce que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici. Le revenu de base peut en effet être justifié par le fait que nous disposons d’une propriété commune sur le capital culturel, scientifique et technique que nous ont légué nos ancêtres et que nous léguerons à notre tour aux générations futures.

Pensez-y la prochaine fois que vous jouerez au Monopoly, mais surtout ayez une pensée pour Lizzie Maggie !


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Réponse à la Hadopi : une sphère non-marchande autonome peut exister !

jeudi 25 juillet 2013 à 08:05

Hier, la Hadopi a publié le premier volet de son étude sur la faisabilité et la pertinence d’un système de rémunération proportionnelle du partage. Cette note dresse un inventaire et une analyse des usages en matière d’accès aux oeuvres sur Internet.

Sharing. Par Ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Pour la Hadopi, ceci n’est pas un partage… (Sharing. Par Ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr.)

Après l’annonce faite par la Hadopi de son intention de se saisir de cette question, la Quadrature du Net avait dénoncé les nombreux biais implicites que son approche comportait :

L’étude envisagée par la Hadopi résulte visiblement d’un effort de dernière minute pour tenter d’exister sur un sujet pour lequel elle est le moins légitime des intervenants possibles. Elle repose sur un ensemble de présupposés qui vont orienter par avance ses résultats au lieu de fournir des pistes ouvertes de légalisation du partage non-marchand [...] En prétendant cibler « les entités tirant, par leurs activités, un gain marchand des échanges non marchands des œuvres », elle sous-entend qu’il n’existe pas réellement de sphère du partage non-marchand, alors que cette dimension est essentielle.

A la lecture de cette note, force est de constater que la Hadopi est effectivement arrivée exactement là où elle le voulait : une démolition en règle de la notion même d’échanges non-marchands.

Sa volonté ne consiste manifestement pas à étudier objectivement les conditions de la légalisation du partage et d’une rémunération associée de la création. Il s’agit avant tout de prolonger la bataille des mots, si importante en matière de droit d’auteur, en modifiant les termes mêmes du débat de manière à le réorienter. De la même façon que le partage a été stigmatisé pendant des années par l’emploi de termes comme"vol" ou "piratage", la Hadopi se livre à de nouvelles distorsions sémantiques, mais d’une manière beaucoup plus subtile et pernicieuse.

Les tenants de la légalisation du partage, comme la Quadrature du Net, SavoirsCom1 ou le Parti Pirate, soutiennent l’idée qu’il faut que la répression cesse de cibler les échanges non-marchands entre individus, en affirmant que ceux-ci correspondent à l’exercice de droits positifs vis-à-vis de la culture. Pour contrer cette approche qui gagne du terrain, la Hadopi a  choisi de démontrer méthodiquement qu’il ne pouvait pas exister d’échanges "non-marchands" d’oeuvres en ligne et que ces pratiques ne correspondaient à vrai dire pas même à des "échanges".

Fortune cookie. Par opensourceway. CC-BY-SA.

Il n’y a pas d’ "échanges", juste de la "consommation"

Le premier biais dans son analyse consiste à dresser un inventaire des modes d’accès aux oeuvres en ligne en les mettant tous sur le même niveau : FTP, P2P, email, streaming, plateformes UGC type Youtube, Newsgroup, réseaux sociaux.

Elle s’attache ensuite à se demander si ces pratiques peuvent bien être qualifiées "d’échanges" sur la base de cette définition :

Usuellement, le terme « échange » peut laisser supposer que ses acteurs se connaissent ou – à défaut – que l’échange se réalise au sein d’un « cercle restreint».

Et elle ajoute aussi dans ses critères d’évaluation des conditions d’équilibre, de réciprocité et d’équivalence (sous-entendu : est-ce que les individus qui se livrent à ces pratiques "donnent", au sens de "mettent à disposition des oeuvres", autant qu’ils en reçoivent ?). Sur la base de ces présupposés, la Hadopi arrive aux conclusions suivantes :

La réciprocité n’est pas systématique et, le cas échéant, semble  rarement équilibrée. Dans le contexte qui nous intéresse, le téléchargement n’implique pas nécessairement la mise à disposition, et réciproquement [...]

De fait, sur la base de la réciprocité, de l’équilibre, de l’équivalence ou des cercles concernés, formellement, la notion d’échange ne semble pas s’appliquer aux pratiques visées.

Les échanges non-marchands ne seraient donc pas des "échanges", terme sans doute trop valorisant, et la Hadopi prend bien soin également de ne pas employer le terme de "partage" dans son étude, trop positivement connoté. Pour elle, l’affaire est entendue : il s’agit en réalité toujours d’une forme de "consommation des biens culturels" :

Sans systématisme de la réciprocité et hors cercle restreint, la notion d’échange semble inadaptée à la description des pratiques visées. Cependant, elle pourrait être entretenue par la définition d’une communauté plus ou moins large dont les membres partageraient un intérêt essentiellement tourné vers la consommation de biens culturels.

Invest in Sharing. Par Toban B. CC-BY-NC. Source : Flickr

Tout est "marchand"

Après cette première distorsion terminologique, la Hadopi embraye sur une seconde, encore plus importante. Elle s’attache à démontrer qu’il existe toujours directement ou indirectement une dimension marchande dans les pratiques observées :

En revanche, indépendamment de la potentielle gratuité du système pour les utilisateurs, ces échanges sont à la source de bénéfices pour la grande majorité des intermédiaires qui les facilitent. Ces bénéfices sont caractéristiques d’un système pleinement marchand, qui tire profit de l’acte d’échange et de la nature des biens échangés.

A ce titre, qualifier ces « échanges », qui s’appuient sur des intermédiaires dégageant un bénéfice marchand, de « non marchands » n’est pas exact.

Pour la Hadopi, ces intermédiaires qui interviennent toujours peu ou prou dans ces échanges peuvent être de quatre natures différentes :

  • Référencement (Moteurs de recherche, annuaires de torrent, annuaires de liens, etc.)
  • Mise en relation d’utilisateurs (tracker, DHT, etc..)
  • Hébergement (Youtube, Cyberlocker, etc.
  • Conversion (Ripping)

Dans sa perspective, ce sont ces acteurs, et non les internautes, qui devraient être mis à contribution dans un système de rémunération proportionnelle du partage, pour répondre au fait qu’ils "profitent" des échanges d’oeuvres protégées en ligne.

Au terme de son "étude", la Hadopi parvient donc à un résultat hautement problématique, dans la mesure où elle entend démontrer qu’il ne peut exister de sphère non-marchande  autonome vis-à-vis du secteur marchand.

Il faut reconnaître l’habileté du procédé, car il touche vraiment le cœur des propositions des tenants de la légalisation du partage. Mais la démonstration repose sur des paralogismes aisés à démonter.

Une définition du partage non-marchand est possible

La Hadopi cherche par ces procédés à discréditer les positions des tenants de la légalisation du partage en leur reprochant l’imprécision de leurs définitions :

On retrouve dans ces pratiques répandues l’existence de transactions gratuites, en début ou bout de chaîne, et, de façon récurrente, une impression de désintermédiation (« entre consommateurs ») à la faveur desquelles l’écosystème apparaît comme réduit à celui des consommateurs.
C’est pour partie sur le fondement de ces caractéristiques que certaines de ces pratiques sont communément qualifiées « d’échanges non-marchands ». Le périmètre de cette formule (à la fois économique, technique et d’usage) est particulièrement flou et tend à évoluer selon les discours.

Mais les propositions de la Quadrature du Net sont au contraire très précises sur le périmètre des pratiques qui doivent être incluses dans la notion" "d’échanges non-marchands entre individus" et elles ne visent pas à couvrir l’ensemble des dispositifs d’accès aux oeuvres dont la Hadopi a dressé l’inventaire.

Philippe Aigrain a consacré sur son blog un billet à la définition du périmètre des échanges non marchands :

Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage « appartenant à l’individu » à un lieu de stockage « appartenant à un autre individu ». « Appartenant à l’individu » est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).

Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.

Le but de la légalisation des échanges non-marchands est de promouvoir un partage le plus décentralisé possible. (Par sjcockell. CC-BY)

On le voit, cette définition est très stricte : elle ne concerne que les échanges décentralisés entre individus et aucunement les formes d’accès impliquant de passer par des plateformes centralisées. Par ailleurs, le caractère non-marchand est lui aussi entendu d’une façon étroite. Il exclut formellement les services proposant des abonnements ou ceux qui se rémunèrent par de la publicité. C’est donc dire que la plupart des modes d’accès aux oeuvres que la Hadopi a inclus dans son étude ne seraient pas couverts par la légalisation des échanges non-marchands telle que la défend la Quadrature du Net.

Il est évident par exemple qu’un Youtube est exclu d’emblée de ce périmètre par sa centralisation et son modèle publicitaire, tout comme les réseaux sociaux. La plupart des plateformes  de direct download et de streaming le seraient aussi, de même que les Newsgroup payants.

La définition admet néanmoins que certains intermédiaires puissent jouer un rôle dans le partage non-marchand, comme les services d’hébergement cloud par exemple. Car il est difficile d’imaginer qu’aucun intermédiaire ne puisse intervenir. L’approche de la Hadopi est de ce point de vue complètement arbitraire. A ce compte, pourquoi ne pas inclure EDF parmi les intermédiaires qui "profitent" du piratage puisqu’elle fournit l’électricité contre rémunération ? Et on notera aussi que sous couvert d’exhaustivité, la Hadopi ne dit rien des FAI qui sont pourtant des intermédiaires indispensables à toute forme d’échanges. Mais comme elle veut visiblement à tout prix écarter des pistes de type licence globale, elle escamote les FAI du paysage. La méthodologie suivie est complètement biaisée, car le but est à l’évidence d’arriver à atteindre un résultat posé par avance.

Dans la définition de la Quadrature du Net, le caractère non-marchand s’apprécie également à raison du comportement des individus : il résulte du fait que ceux-ci partagent sans but lucratif, c’est-à-dire sans chercher directement ou indirectement à se procurer des revenus par le biais de cette activité.

Le but de cette définition stricte est de réorienter les pratiques de partage vers des formes les plus décentralisées possibles, sur lesquelles les individus pourraient exercer un véritable contrôle. Il ne s’agit pas de légaliser l’ensemble des pratiques de partage telles qu’elles existent, mais de légaliser le partage tel qu’il devrait être pour correspondre au mieux à l’esprit de ce terme.

A ces conditions, on voit qu’il peut exister une sphère non-marchande autonome, justement parce qu’elle évite au maximum de passer par des intermédiaires, l’objectif étant de revenir aux échanges de pair-à-pair qui ont caractérisé pendant longtemps les pratiques sur Internet.

Défendre une sphère non-marchande autonome

Ce que la Hadopi ne dit pas, c’est qu’elle a une responsabilité directe dans le fait que les pratiques d’échanges aient peu à peu migré vers des formes centralisées impliquant des intermédiaires marchands. Car la riposte graduée, en ciblant spécifiquement le téléchargement en P2P, a mécaniquement promu des formes centralisées, comme MegaUpload en son temps et Youtube aujourd’hui, qui concentre une part énorme du trafic.

Son étude a le mérite de nous montrer ce que nous risquons de perdre à cause de la guerre au partage qui est conduite : c’est justement l’autonomie de la sphère non-marchande, par déplacement des pratiques vers des offres commerciales, légales ou illégales.

Les échanges peuvent pourtant exister dans une sphère non-marchande autonome et s’exercer sur une base de réciprocité, conforme à l’esprit du mot "partage". C’est le cas par exemple au sein de communautés privées, qui fonctionnent en général selon des règles strictes (ratio) garantissant que l’on y donne autant que l’on reçoit. C’est plus encore le cas dans une dimension du partage complètement absente de l’étude de la Hadopi, mais qui est fondamentale dans les pratiques. La Hadopi se garde en effet bien de dire que la plus grande part du partage a lieu aujourd’hui par le biais d’échanges de supports physiques (clés USB, CD ou DVD gravés, disques durs externes, etc). Or ces pratiques IRL répondent aux conditions de réciprocité et de limitation à un cercle restreint que la Hadopi manie dans son étude. Plus important encore, elles s’exercent dans une sphère non-marchande autonome, de la même manière qu’auparavant nous nous offrions des livres papier, des CD ou des DVD. L’usage qui se répand de plus en plus de dispositifs comme les Dead Drops ou les Pirate Box reste lui aussi conforme à cet esprit du partage sans intermédiaires entre individus.

La Pirate Box est l’une des preuves de la résilience de la sphère des échanges non-marchands.

En privilégiant "l’accès" plutôt que le partage et en mettant en avant des intermédiaires marchands, la Hadopi cherche en réalité à réintroduire de la verticalité là où les pratiques culturelles peuvent s’exercer de manière horizontale entre pairs.

Son but est aussi visiblement démagogique, car elle sous-entend que la rémunération du partage, qu’elle compte étudier dans les prochains volets de son étude, doit peser sur ces intermédiaires et non sur les internautes eux-mêmes, comme le prévoient les modèles de la licence globale ou de la contribution créative. Or la reconnaissance du partage comme un droit positif des individus ne pourra être effective que si les financements sont indépendants au maximum des ces fameux intermédiaires. Un droit au partage qui devrait par exemple nécessairement passer par Youtube n’en serait pas un. Ce serait au contraire une forme de "privilège" accordé à Youtube, qui renforcerait encore sa domination et plongerait les internautes dans une dépendance encore plus forte vis-à-vis des géants du web.

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : la liberté a un prix et la contribution créative est le prix à payer pour pouvoir récupérer en tant que citoyens une partie du contrôle, à la fois sur l’écosystème global d’internet, mais aussi sur le financement de la création.

***

Il est essentiel de défendre l’existence d’une sphère non-marchande autonome sur Internet. C’est une des conditions du développement de la culture numérique et de la culture tout court, eu égard à l’importance qu’Internet a pris dans nos vies. A ce titre, la manoeuvre d’Hadopi pour dissoudre la sphère non-marchande dans le secteur marchand est extrêmement pernicieuse. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’une ultime tentative d’Open Washing, alors que ses jours sont sans doute comptés. Le but est de déplacer le débat sur un terrain où les droits du public ne pourront plus être consacrés pleinement.

Il n’y a à vrai dire qu’un seul point positif dans cette étude. Dans son obsession de mettre en avant les intermédiaires marchands qui "profitent" des échanges, la Hadopi en vient presque à dire que le partage des oeuvres par les individus ne constitue pas un préjudice pour les titulaires de droits. Elle sous-entend même par endroit que ce partage ajoute de la valeur aux oeuvres en leur conférant davantage de notoriété. C’est ce que les tenants de la légalisation n’ont eu de cesse de dire depuis des années et nous ne manquerons pas de citer l’étude de la Hadopi pour contrer des tentatives de mise en place d’une compensation du soit-disant "préjudice" causé par le partage.

A nous à présent de nous ré-emparer des termes du débat pour ne pas qu’on nous les confisque.


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Créer à l’heure du numérique : propriété intellectuelle, droit d’auteur, enjeux et évolutions

lundi 22 juillet 2013 à 10:31

Au premier semestre 2013, j’ai eu l’occasion d’animer des séances de formations au Labo de l’édition à Paris, concernant les aspects juridiques de la création à l’heure du numérique.

Book remix. Par Echoln. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Book remix. Par Echoln. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Voici le support que j’ai utilisé à cette occasion, sous licence Creative Common (CC-BY).


Le programme de la formation était assez vaste, et la commande qui m’avait été faite présentait l’intérêt de mettre autant l’accent sur la protection des droits d’auteur que sur les stratégies d’ouverture liées aux licences libres ou de libre diffusion.

  • Définition et enjeux du droit d’auteur :

Les principes de base du droit d’auteur ; Règles juridiques applicables aux différentes formes de contenus : textes, images, sons, vidéos, etc ; L’application du droit d’auteur dans l’environnement numérique ; Cas concrets : blogs, wikis, médias sociaux et plateformes de partage de contenus. L’évolution du contrat d’édition.

  • Protéger mes contenus multimédia :

Les différentes modalités de protection par le droit d’auteur ; Les moyens de recours en cas de violation ; La rédaction des mentions légales d’un site Internet ; L’équilibre à trouver entre protection et diffusion.

  • Identifier les modèles alternatifs au droit d’auteur :

Licences libres et Open Source ; l’exemple des licences Creative Commons ; Stratégies d’édition et de diffusion de contenus sous licence libre ; Exemple de modèles économiques basés sur les licences libres.

  • Emprunter et remixer dans le respect du droit d’auteur :

Reprise de contenus et respect du droit d’auteur ; Droit de citation sur Internet ; Le problème particulier du Remix et du Mashup ; les pratiques de curation de contenus et le droit.

Le plus stimulant pour moi dans cette formation est qu’elle m’a donné l’occasion d’intervenir devant un public différent de celui que je touche habituellement, à savoir des auteurs, des éditeurs et des entrepreneurs développant des services numériques. Les échanges avec ces professionnels et la discussion autour de leurs expériences ont été extrêmement enrichissants. Il faudrait avoir davantage l’occasion de pouvoir ainsi croiser les approches.

Merci au Labo de l’édition pour cette opportunité, et en particulier à Camille Pène !


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