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Minecraft : un monument perdu pour le domaine public ?

samedi 20 septembre 2014 à 12:48

La nouvelle a fait grand bruit cette semaine : Microsoft a racheté pour 2,5 milliards de dollars la société suédoise Mojang qui développe le jeu-phénomène Minecraft. Son créateur original, Markus « Notch » Persson, annonce qu’il quitte la compagnie pour se consacrer à des projets personnels. Beaucoup de fans de Minecraft ont exprimé cette semaine leurs craintes, voire leur indignation, à voir ainsi le plus beau fleuron du jeu indépendant terminer dans le giron d’un géant comme Microsoft, avec les risques que cela comporte pour l’avenir de la franchise.

Au-delà de ces réactions, il y a sans doute une réflexion plus profonde à conduire sur la trajectoire de ce jeu, car la destinée de Minecraft aurait peut-être pu être différente. Markus Persson a plusieurs fois exprimé son intention, une fois que le jeu aurait été complètement développé et amorti commercialement, de libérer le code en Open Source, voire même de le verser dans le domaine public. En 2010, il avait ainsi déclaré :

Une fois que les ventes se seront tassées et qu’un minium de temps sera passé, je publierai le code du jeu sous une forme d’Open Source. Je ne suis pas très content de la nature draconienne de la (L)GPL, non pas que je crois que les autres licences ont plus de mérites, à part de booster l’égo de ceux qui les ont écrites. Alors il est possible que je verse simplement le code dans le domaine public.


On appréciera au passage la petite pique envoyée à Richard Stallman, mais on voit avec cette déclaration, réitérée en 2012, que la libération complète de Minecraft était une piste envisagée par son créateur. Dans le domaine du jeu vidéo, il arrive en effet que des développeurs fassent le choix de verser leurs créations dans le domaine public, lorsque le succès n’est pas au rendez-vous. C’est ce qui est arrivé par exemple récemment au MMORPG Glitch, dont tous les artworks ont été placés sous licence CC0 par ses créateurs, afin qu’il puisse continuer à vivre autrement, plutôt que de devenir un autre de ces nombreux « mondes virtuels défunts » produits par l’histoire du jeu vidéo.

Tous les artworks du jeu Glitch sont dans le domaine public, suite à une campagne de crowdfunding lancée par ses créateurs.

Pour Minecraft, la situation était cependant tout autre. Les ventes étaient encore loin de se « tasser », comme l’évoquait Notch, et le site Gamekult indique des chiffres montrant au contraire qu’il s’agissait d’une franchise au succès rugissant :

[...] il faut bien comprendre que non, Minecraft n’est pas un succès sur le déclin, c’est même tout le contraire. Certes, le jeu est maintenant vieux et beaucoup de joueurs aguerris en ont fait le tour pour être depuis longtemps passé à autre chose. Oui mais voilà, le titre développé par Markus « Notch » Persson continue de se faire connaître du grand public, et repousse encore les limites de son phénomène. Sur PC, Minecraft s’écoule toujours à plus de 7.000 ventes par jour, 10.000 dans ses bonnes périodes, parfois le double à certaines occasions.

On comprend dès lors que la tentation ait pu être forte de transformer ce succès commercial en l’un des deals les plus juteux de l’histoire du jeu vidéo. Pourtant Markus Persson avait un profil très particulier, qui pouvait faire espérer une autre issue. Notch a en effet toujours entretenu des rapports ambigües avec la propriété intellectuelle. Il était membre par exemple du Parti Pirate suédois et il fut l’un de ceux qui s’opposèrent au vote de la loi SOPA. En 2012, alors qu’il était interpellé par un fan sur Twitter qui affirmait ne pas avoir l’argent pour acheter le jeu, il alla jusqu’à lui répondre… de le pirater !

Plus largement, c’est le concept même du jeu Minecraft et la manière dont Markus Persson a conduit son développement qui se démarquaient des pratiques habituellement en vigueur dans le monde du jeu vidéo. Il est très intéressant à cet égard de relire aujourd’hui l’article « Minecraft, la propriété intellectuelle et le futur du droit d’auteur » écrit en 2012 par le juriste Greg Latowska. Celui-ci explique qu’ :

En théorie, des studios plus gros et plus expérimentés auraient pu aboutir à un jeu comme Minecraft des années auparavant. Mais la raison pour laquelle ils ne l’ont pas fait, je pense, réside dans le fait que la plupart des développeurs dans l’industrie ont été installés dans la logique et la culture de la propriété intellectuelle. Pour faire court, le leitmotiv de la propriété intellectuelle, c’est que les développeurs de jeux doivent proposer des contenus que les joueurs doivent consommer. Et c’est ainsi que ça se passe généralement, mais cela oublie complètement le potentiel qu’ont les joueurs de devenir des créateurs eux-mêmes.

Le propre de ce jeu « bac à sable » qu’est Minecraft consiste justement à permettre aux joueurs de partir à la découverte de leur propre créativité et de l’exprimer. On est typiquement avec Minecraft dans un jeu orienté vers les User Generated Content, où les utilisateurs sont aussi des auteurs, avec des créations parfois extraordinaires dignes de Palais du Facteur Cheval 2.0 ! (voyez ci-dessous)

Par ailleurs, Notch a toujours su dialoguer avec la très large communauté de ses fans pour les solliciter au cours du développement du jeu et intégrer certaines de leurs idées, dans une forme de co-création.

Plus que cela, Markus Persson a longtemps eu une attitude relativement ouverte à propos des créations dérivées à partir de son jeu, et même de sa monétisation. Il acceptait par exemple la production de mods ou de skins, développés afin de « customiser » le jeu, et cette latitude est rapidement devenu un des principaux attraits de Minecraft. Notch avait pour habitude de dire que malgré ce qui était marqué dans les CGU de Minecraft à propos du copyright, les fans étaient à peu près libres de faire ce qu’ils voulaient, du moment qu’ils ne faisaient pas d’argent.

Mais même cela n’est pas tout à exact, car Persson acceptait en réalité certaines formes de monétisation, comme le fait par exemple de faire payer l’accès à un serveur permettant à plusieurs joueurs de jouer simultanément au même endroit. Une certaine forme d’usage commercial était tolérée, même si elle fut aussi à la longue une source de vives tensions entre Mojang et la communauté. En juin dernier, une polémique éclata en effet lorsque Mojang déclara qu’il était interdit de vendre des éléments procurant des avantages dans le jeu. Persson considérait que cela aurait eu pour effet d’orienter Minecraft vers le modèle du « Pay-to-Win » qu’il rejetait ou de multiplier les micro-transactions à l’intérieur du jeu sur certains serveurs. Mojang était dans son droit, car Minecraft n’avait jamais été placé sous licence libre et les CGU interdisaient clairement ces formes de monétisation.

Notch a donné une interview après cet épisode, visiblement douloureux pour lui, où il accepte d’envisager qu’il puisse exister une certaine forme de « propriété partagée » sur Minecraft entre Mojang et la communauté du jeu. Le journaliste lui pose cette question :

J’ai l’impression qu’il existe une limite qui a été franchie entre la propriété de la communauté (« community ownership ») et le fait que certaines personnes ont abusé de cette propriété. Est-ce difficile de maintenir un équilibre entre l’implication et la créativité de la communauté d’un côté, et le fait de s’assurer que les contenus et les moyens de monétisation sont gardés sous contrôle de l’autre ?

Et Notch répond :

C’est tellement compliqué et déroutant que j’essaie de me tenir aussi éloigné que possible de cela. Les choses étaient beaucoup plus faciles, à l’époque où les gens faisaient des choses simplement parce que c’était amusant de faire des mods ou de jouer avec des amis et qu’ils  n’essayaient pas d’en faire un business.

On le voit en pratique, Minecraft depuis le début de son existence n’était certes pas en Open Source, mais les tolérances accordées à la communauté revenait à une sorte de licence Non-Commerciale « fantôme », à géométrie variable. C’est le problème d’ailleurs de ces « tolérances », parfois octroyées par les titulaires de droits sur leurs oeuvres. Certes elles permettent de développer des usages et des relations différentes avec le public, mais elles restent floues et révocables à tout instant. Surtout, elles ne permettent pas les « forks » au cas où un désaccord éclate dans la direction à donner au projet. En un mot, les tolérances « plaquées » sur un régime de propriété intellectuelle maintenu en arrière-plan ne permettent pas de faire émerger les modes de gouvernance nécessaires au fonctionnement d’une communauté ouverte.

A présent que Minecraft passe dans l’escarcelle d’un des géants de la culture propriétaire avec Microsoft, beaucoup de joueurs se demandent ce que deviendront ces marges de manoeuvre qui faisaient tout le charme de Minecraft : la possibilité de créer des mods, d’ouvrir des serveurs et d’en assurer le maintien par des dons ou des abonnements, de poster des vidéos sur YouTube pour montrer ses réalisations, etc.

Évidemment, la trajectoire de Minecraft laisse un goût un peu amer. Après tout à ses débuts, le projet d’encyclopédie collaborative lancé par Jimmy Wales n’était pas sous licence libre. Ce n’est que plus tard que la connexion avec le libre s’est faite pour donner naissance à Wikipédia. Avec le recul, qu’est-ce qui fait qu’un projet emblématique comme Minecraft a basculé dans la culture propriétaire, alors qu’il aurait pu devenir une pièce majeure de la Culture Libre ?

Bien sûr, il existe plusieurs dizaines de « clones » de Minecraft, comme Terrasology (voir ci-dessous) qui ont été développés en Open Source, accueillis d’ailleurs avec bienveillance par Notch qui n’a jamais agi contre ces développements. Peut-être le rachat par Microsoft va-t-il convaincre certains joueurs de se tourner vers ces alternatives libres, mais on peut douter que l’exode soit massif. Car ce qui fait aussi – voire surtout – la valeur de Minecraft, c’est justement cette communauté de fans actifs constituées au fil du temps (et c’est d’ailleurs pour ça que Microsoft a payé 2, 5 milliards de dollars). A présent que Microsoft est aux commandes, les chances que Minecraft lui-même passe en Open Source, voire dans le domaine public, sont réduites à néant.

Sur le site PredictionBook, qui sert à proposer des prédictions sur l’avenir et à les faire évaluer par les internautes, on trouve une page à propos de l’ouverture en Open Source du code de Minecraft. Les chances étaient estimées entre 1 et 5%…

Il paraît extrêmement important de se demander quelles sont les conditions qui permettraient que la création indépendante trouve le chemin du Libre plutôt que de finir par le jeu des rachats dans l’immense majorité des cas par « rentrer dans le rang » dans la machine propriétaire…


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: Domaine public, licences libres, Markus Persson, Microsoft, Minecraft, Notch, Open Source, Propriété intellectuelle, usage commercial

Et si la CJUE avait donné un coup de pouce aux BiblioBox ?

samedi 13 septembre 2014 à 13:58

Cette semaine, j’ai consacré un billet à cette décision remarquée de la Cour de Justice de l’Union Européenne, confirmant que les bibliothèques disposent bien de la capacité de numériser les objets contenus dans leur collection, pour les mettre à disposition sur place, par le biais de terminaux dédiés. Cette faculté existe lorsque les États membres de l’Union ont introduit dans leur droit l’exception spécifique prévue dans la directive au bénéfice des bibliothèques. La Cour a également ajouté que les usagers ont de leur côté la possibilité d’effectuer des impressions à partir de ces reproductions et même d’emporter des copies sur clés USB, sur le fondement de l’exception de copie privée.

La CJUE a rendu une décision à propos de l’usage des clés USB en bibliothèque, mais si elle avait élargi par ricochet le champ des possibles pour la BiblioBox ?

Lorsque j’ai publié mon billet sur Facebook, Sei Shonagon, une des personnes qui me suit, a laissé ce commentaire, posant une très intéressante question à propos des BiblioBox, que je n’avais pas envisagée :

 » Des copies sur clé USB « , c’est un peu démodé comme pratique… On aurait envisagé avec plus encore de plaisir de pouvoir les télécharger sur place via des terminaux dédiés. Bref, cher Calimaq, démentez-moi : j’imagine que la porte n’est pas ouverte à mettre en bibliobox ces mêmes œuvres ?

Pour mémoire, les BiblioBox, ce sont ces boîtiers pouvant contenir des contenus sous forme numérique et générant autour d’eux leur propre wifi, de manière à ce que l’on puisse venir les récupérer en s’y connectant. Adaptées des premières PirateBox, les Bibliobox se développent en France, car elles sont un instrument intéressant de médiation autour du numérique, permettant l’appropriation des contenus par les usagers. Pour plus de détails, voyez la présentation ci-dessous par Thomas Fourmeux ou le site bibliobox.net qui vient d’ouvrir.

L’enjeu d’une telle question est assez important. En effet, les Bibliobox ne peuvent actuellement contenir que des contenus appartenant au domaine public ou sous licence libre. Les bibliothécaires ne peuvent pas placer de contenus numériques sous droits dans ces boîtiers, dans la mesure où leur récupération implique un acte de reproduction et cette mise à disposition s’apparente également à une forme de « communication au public » au sens de la directive européenne.

Mais la CJUE dans sa décision a admis que les bibliothèques puissent faire jouer l’exception spécifique qui leur est ouverte dans la directive pour reproduire et permettre à leurs usagers de récupérer ces fichiers via une clé USB. L’exception telle qu’elle figure dans la directive dit exactement ceci :

Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants :

n)      lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence;

Le terme de terminaux « spécialisés » (on trouve aussi terminaux « dédiés » dans d’autres traductions) signifie qu’une fois numérisées, les oeuvres doivent être mises à disposition à partir d’un dispositif qui ne servira qu’à cela. En général, il s’agit d’un ordinateur, qui théoriquement, devrait être entièrement consacré à la consultation de ces fichiers. Mais le texte de la directive n’emploie pas le terme « ordinateur » et le mot « terminal » peut très bien avoir un sens plus large.

La Cour ne s’est prononcée qu’en ce qui concerne les impression et le stockage des fichiers sur les clés USB, mais elle l’a fait au terme d’un raisonnement qui me paraît lui aussi généralisable :

il est constant que des actes tels que l’impression d’une œuvre sur papier ou le stockage de celle-ci sur une clé USB, même s’ils sont rendus possibles en raison de certaines fonctionnalités dont sont équipés les terminaux spécialisés sur lesquels cette œuvre peut être consultée, sont des actes non pas de «communication», au sens de l’article 3 de la directive 2001/29, mais de «reproduction», au sens de l’article 2 de cette directive.

Il s’agit en effet de la création d’une nouvelle copie analogique ou numérique de la copie numérique de l’œuvre mise à la disposition des usagers, par un établissement, au moyen de terminaux spécialisés.

Une Bibliobox constitue bien un « terminal spécialisé » au sens où l’entend la directive. D’une certaine manière, c’est même davantage un « terminal spécialisé » qu’un PC qui peut servir à faire bien autre chose et qui doit donc être « bridé » pour pouvoir être utilisé dans le cadre de l’exception « bibliothèques ». Par ailleurs, la finalité du dispositif est bien également que l’utilisateur récupère une nouvelle copie numérique et le raisonnement de la Cour me paraît ici parfaitement transposable.

Néanmoins, ne crions pas victoire trop vite, car la Cour a pris la précaution de poser plusieurs limites. La directive mentionne en effet que l’exception reconnue aux bibliothèques doit concerner des « actes de reproduction spécifiques » et les juges en ont tiré cette conclusion :

Cette condition de spécificité doit être comprise en ce sens que les établissements concernés ne sauraient en règle générale procéder à une numérisation de l’ensemble de leurs collections.

Pas possible donc d’aller scanner n’importe quel support pour le mettre à disposition via la BiblioBox. Le « droit auxiliaire de numérisation » reconnu par la Cour aux bibliothèques doit être limité d’une manière ou d’une autre. Ces limites découlent en partie directement de la directive elle-même, qui précise que la communication doit se faire « à des fins de recherches ou d’études privées« . Dans l’arrêt rendu, le contenu en cause était un manuel d’histoire, ce qui cadre bien avec la finalité d’effectuer des recherches. Mais pourrait-on scanner une série de mangas et les mettre à disposition sur une BiblioBox ? S’agit-il d’une forme « d’études privées » ? C’est assez douteux…

Par ailleurs, des limitations doivent aussi être instaurées au niveau national, en vertu de ce que l’on appelle le « test en trois étapes« , découlant de la convention de Berne et de la directive européenne. Il indique qu’une exception, pour être acceptable, doit n’être « applicable que dans certains cas spéciaux qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ou de l’autre objet protégé ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit« .

La Cour relève par exemple qu’en droit allemand, l’exception « bibliothèques » est doublement limitée. Elle l’est par le fait que l’établissement ne peut pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’il n’en dispose dans ses collections en version physique. Par ailleurs, cette exception fait l’objet en Allemagne d’une rémunération versée aux titulaires de droits (ce qui n’est pas le cas en France). La CJUE a pris en compte ces restrictions pour considérer que le stockage sur clés USB était possible.

En France, l’exception « bibliothèques » a également été « retaillée » au niveau national. Le législateur a choisi d’agir sur les buts dans lesquels les bibliothèques peuvent procéder à des numérisations sur la base de cette exception. La loi précise que la reproduction doit être « effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques « . La formule est un peu sibylline, mais elle paraît indiquer que l’acte de reproduction doit concerner des objets fragiles ou en voie de dégradation dont la communication sous forme physique aurait pour effet de hâter cette détérioration. Cela restreint du coup beaucoup les possibilités d’usage de cette exception. Numériser n’importe quel livre du fonds d’une bibliothèque et le mettre à disposition dans une BiblioBox ne cadre pas avec cette restriction.

Enfin, la Cour a apporté une troisième limite dans sa décision. Elle dit que les usagers ont la faculté d’effectuer une reproduction sur la base de l’exception de copie privée, à partir des fichiers mis à disposition par les bibliothèques, qui sont bien considérés comme des « sources licites« . Mais elle précise que comme l’indique la directive, une « compensation équitable » doit alors revenir aux titulaires de droits à titre de compensation. Pour les clés USB, il est certain que ces supports rentrent dans le périmètre de la redevance pour copie privée, dont nous nous acquittons lors de leur achat, sous la forme d’un surcoût.

La BiblioBox ne fait pas partie, à ma connaissance, des appareils qui font l’objet d’une telle redevance (bien que certaines puissent comporter des clés USB ou des disques durs). En revanche par contre, les appareils de type smartphones ou tablettes, qui peuvent servir à récupérer des fichiers via une BiblioBox sont soumis à la redevance pour copie privée. Donc quelque part, une forme de compensation existe, et il serait même plus logique qu’elle porte sur l’outil utilisé par l’usager que sur l’appareil servant de « terminal dédié » utilisé par la bibliothèque.

Du coup, si je pèse ces différents arguments, je dirais qu’on ne peut pas être certain que les Bibliobox puissent bénéficier par ricochet de la décision que la Cour vient de rendre pour les clés USB. Mais cela ne me paraît pas non plus complètement fantasmatique.

La limitation la plus gênante à mon sens vient de la limitation par le but introduite dans la loi française, l’exception devant être employée à des fins de conservation. Mais dans la mesure où la reproduction est bien effectuée dans ce but, je pense que l’on peut très bien mettre les fichiers produits dans une Bibliobox.

Certaines bibliothèques avaient d’ailleurs déjà commencé à s’affranchir de ce lien entre exception et conservation, en numérisant leurs fonds de CD pour donner à écouter les morceaux sur des bornes d’écoute.

Il me paraît néanmoins difficile qu’une bibliothèque de lecture publique puisse aller scanner n’importe quel ouvrage de son fonds pour remplir sa Bibliobox, mais pour des bibliothèques patrimoniales, cela semble possible.

Et vous qu’en pensez-vous ? ;-)


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La CJUE conforte la numérisation en bibliothèque (et la Copy Party !)

vendredi 12 septembre 2014 à 06:37

Après une décision intéressante rendue la semaine dernière en matière de parodie, la Cour de Justice de l’Union Européenne s’est prononcée hier sur un cas impliquant la numérisation d’un ouvrage en bibliothèque, effectuée sur le fondement de ce que l’on appelle en France l' »exception conservation« . Cette dernière permet aux bibliothèques de reproduire des oeuvres protégées de leurs collections et de les diffuser sur place, à partir de terminaux dédiés.

Voici les faits résumés par Marc Rees sur Next INpact :

La bibliothèque universitaire TU Darmstadt [en Allemagne] a mis à disposition des utilisateurs des ordinateurs leur permettant de consulter des ouvrages de son fonds et même de les imprimer ou stocker sur clef USB. Ce faisant, un litige a éclaté avec un éditeur. La bibliothèque a refusé d’acheter l’équivalent électronique d’un ouvrage qu’elle possédait déjà. Et pour cause : elle l’a numérisé. L’affaire est remontée jusqu’à la CJUE après que la justice allemande a considéré que ces facultés d’impression et de copie étaient interdites.

usbkey

Les clés USB, au coeur d’une importante décision de la CJUE sur la copie en bibliothèque ( A USB Key. Par Ruth Ellison. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Alors que les conclusions de l’avocat étaient par certains côtés inquiétantes, la Cour européenne s’est finalement prononcée nettement en faveur des usages. Elle a confirmé que les bibliothèques peuvent numériser des ouvrages figurant dans leurs collections, à des fins de diffusion sur place, sans que l’existence par ailleurs d’une offre commerciale portant sur les mêmes contenus en numérique fasse obstacle au jeu de l’exception. Par ailleurs, et contrairement à ce que l’avocat général soutenait, elle a accepté que les utilisateurs puissent faire des copies sur clés USB des ouvrages numérisés par ce biais, sur le fondement de l’exception de copie privée, et pas seulement des impressions papier.

Ce faisant, la CJUE a aussi conforté par ricochet l’interprétation juridique qui sous-tend la Copy Party – ces évènements festifs où les bibliothécaires invitent les usagers à venir copier les collections avec leur propre matériel de reproduction – et plus largement la possibilité pour les usagers de faire par eux-mêmes des copies personnelles. L’arrêt prouve en effet que ces collections publiques constituent bien des « sources licites » et qu’il n’est pas nécessaire que le copiste soit le propriétaire des contenus qu’il souhaite reproduire.

Tous ces points sont positifs, mais la Cour raisonne dans le cadre d’une logique restrictive, qui est celui de la directive sur le droit d’auteur de 2001. Il en résulte que l’exception conservation reste d’une utilité relativement limitée et qu’il faudra sans doute rompre avec ce carcan pour que la numérisation en bibliothèque devienne véritablement un vecteur efficace de diffusion de la connaissance.

Des clarifications importantes apportées à l’exception « conservation »

L’exception ouverte au profit des bibliothèques, musées et archives dans la directive de 2001 présente le défaut d’être formulée de manière relativement ambigüe :

Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants:

n) lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence.

C’est sur la partie du texte que j’ai soulignée en gras que l’éditeur allemand Ulmer a essayé de jouer pour dénier à la bibliothèque le droit de numériser un manuel d’histoire et de le mettre à disposition sur place pour ses lecteurs. L’éditeur soutenait en effet que l’exception n’était pas applicable lorsqu’une offre commerciale était proposée aux bibliothèques, sous la forme d’une licence d’utilisation d’un fichier numérique.

La Cour n’a pas retenu cette interprétation, car elle aurait eu selon elle pour effet d’empêcher les bibliothèques de remplir leur mission de diffusion de la connaissance :

[...] il convient de rappeler que la limitation découlant de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29 vise à promouvoir l’intérêt public lié à la promotion des recherches et des études privées, par la diffusion des connaissances, ce qui constitue, en outre, la mission fondamentale d’établissements tels que les bibliothèques accessibles au public.

Or, l’interprétation préconisée par Ulmer implique que le titulaire du droit pourrait, par une intervention unilatérale et essentiellement discrétionnaire, priver l’établissement concerné du droit de bénéficier de cette limitation et d’empêcher ainsi la réalisation de sa mission fondamentale et la promotion dudit intérêt public.

To scan or not to scan ? (Par Cory Doctorow. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Par ailleurs, la CJUE explique aussi qu’avec le développement progressif de l’offre d’eBooks, l’exception ouverte aux bibliothèques serait peu à peu neutralisée si on acceptait la thèse de l’éditeur Ulmer :

[...] si le seul fait de proposer la conclusion d’un contrat de licence ou d’utilisation suffisait pour exclure l’application de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29, une telle interprétation serait de nature à vider la limitation prévue à cette disposition d’une grande partie de sa substance, voire de son effet utile, dès lors que, si elle était retenue, ladite limitation ne s’appliquerait, ainsi que l’a soutenu Ulmer, qu’aux seules œuvres, de plus en plus rares, pour lesquelles une version électronique, en particulier sous forme de livre électronique, n’est pas encore offerte sur le marché.

Une telle conception de l’exception instaurée au bénéfice des bibliothèques est très intéressante. La CJUE estime en effet qu’elle n’a pas à s’appliquer seulement en cas de défaillance du marché, à titre « subsidiaire » par rapport à l’offre commerciale. L’exception n’est pas une « roue de secours », mais une faculté pleine et entière à laquelle les bibliothèques peuvent recourir pour mettre à disposition des ouvrages pour leurs usagers.

Quelles conséquences en France ? 

La Cour s’est prononcée sur la base de l’exception conservation telle qu’elle est définie en Allemagne, mais son arrêt peut nous aider à mieux comprendre l’étendue de l’exception qui figure dans le droit français depuis le vote de la loi DADVSI en 2006.

Il faut savoir que le bien-fondé de cette exception a été plusieurs fois remis en question, notamment par des professeurs de droit estimant qu’elle est abusive. En réalité, la Cour donne de cette exception une vision sans doute plus large que celle qui figure dans la loi française. En effet, le texte de l’exception est formulé de la manière suivante dans notre Code de Propriété Intellectuelle :

La reproduction d’une œuvre, effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d’archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial.

On voit donc que la mise en oeuvre de l’exception doit viser un but de « conservation », ce qui laisse penser que les bibliothèques doivent se limiter à la numérisation d’oeuvres fragiles ou en voie de détérioration, de manière à pouvoir communiquer une version numérique de substitution plutôt que l’original physique.

L’exception bibliothèques ne va pas de soi en France… (Book icon with french flag. Par feydey. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Mais la CJUE ne fait pas référence dans sa décision à une telle finalité de conservation. Elle dit que le but de l’exception consiste à « communiquer des oeuvres protégées au public à des fins de recherches ou d’études privées effectuées par des particuliers« . Le champ de l’exception peut donc être plus large que ce que prévoit la loi française. Cela ne signifie pas cependant que les bibliothèques pourraient numériser l’intégralité de leurs collections. La Cour relève que l’insertion de limites doivent être introduites dans la loi. Par exemple en Allemagne, les bibliothèques ne peuvent pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’elles n’ont d’exemplaires physiques des oeuvres reproduites.

La Copy Party, indirectement confortée !

Un autre point remarquable de la décision concerne ce que les usagers peuvent faire une fois que l’oeuvre a été numérisée et mise à leur disposition via un terminal dédié. L’éditeur se plaignait du fait que la bibliothèque en cause avait permis à ses usagers de télécharger les oeuvres pour les emporter sur une clé USB et l’avocat général avait estimé qu’en effet seules des impressions papier devraient pouvoir être faites et pas des copies numériques.

La CJUE n’a pas suivi sur ce point l’avocat général, au terme d’un raisonnement en deux temps. Elle estime d’abord qu’en effet, le texte de la directive dit bien que le but de l’exception consiste à mettre à disposition par voie de représentation les oeuvres reproduites. L’exception prévue au bénéfice des bibliothèques ne peut pas servir à délivrer des copies aux usagers. Mais là où cette exception s’arrête, d’autres peuvent prendre le relai, et notamment l’exception pour copie privée qui est prévue à un autre endroit dans la directive.

A vrai dire, cette interprétation n’était pas forcément évidente, car normalement pour pouvoir effectuer une copie privée, l’utilisateur doit utiliser son propre matériel de copie. Or s’agissant de clé USB, pouvait-on considérer qu’il s’agissait d’un moyen de copie indépendant de l’ordinateur sur lequel la reproduction est récupérée ? C’est ce que la Cour a finalement accepté. On a souvent reproché aux bibliothèques d’être des lieux de « dissémination » des oeuvres, mettant en péril les intérêts des titulaires de droits. Mais la Cour au contraire valide ici cette fonction de dissémination et cela ouvre assurément des perspectives intéressantes pour ces établissements.

En admettant que les usagers puissent faire valablement des copies privées à partir de contenus proposés par une bibliothèque, la CJUE valide aussi indirectement l’interprétation qui sous-tend la Copy Party. En effet, elle admet que ces contenus constituent bien des « sources licites », condition que la loi française a ajouté au régime de la copie privée en décembre 2011 et que la jurisprudence européenne a reprise à son tour en avril 2014. cela signifie que la Cour ne considère pas que l’usager doit nécessairement avoir acheté un contenu pour pouvoir en faire une copie privée. Elle ajoute que les titulaires de droits doivent pouvoir bénéficier d’une « compensation équitable », mais c’est déjà le cas en France puisqu’une redevance pour copie privée est bien prélevée sur des supports comme des clés USB.

Cette affaire aurait pu être dangereuse, si la Cour avait suivi les conclusions de l’avocat général, en limitant les possibilités de copie à des impressions papier. La Copy Party aurait été fragilisée et avec elle, ce qui est encore plus grave, la possibilité pour les usagers des bibliothèques de réaliser des copies personnelles en utilisant leur propre matériel, comme des smartphones ou des appareils photos.

Mais une logique restrictive à dépasser…

Pour autant, même si cette décision est globalement positive, elle reste directement tributaire du cadre étroit qui est celui de la directive européenne de 2001. La décision de la CJUE est complètement imprégnée par exemple d’une logique « compensatoire », considérant l’usage comme un préjudice devant faire l’objet d’une compensation. On commence à voir en Europe des pays qui rompent avec cette logique, comme l’Angleterre qui vient d’introduire une exception pour copie privée sans redevance associée. Concernant l’activité des bibliothèques, cette logique compensatoire est plus que contestable, car elle revient à considérer que la conservation du patrimoine constitue un préjudice à indemniser !

Par ailleurs, même interprétée assez largement par la Cour, l’exception ouverte au bénéfice des bibliothèques ne leur permet pas de diffuser des oeuvres protégées sur Internet, ni même à distance sur des réseaux sécurisés. La seule chose qu’elles peuvent faire, c’est mettre à disposition ces copies dans leurs emprises, ce qui annule le principal intérêt de la numérisation.

Du coup, les bibliothèques françaises utilisent en réalité peu cette exception, car la numérisation coûte cher et l’investissement n’en vaut pas généralement la chandelle, si la diffusion ne peut s’effectuer sur Internet. L’exception sert surtout à préserver des supports physiques fragiles, et c’est un point important, mais les enjeux de la numérisation sont bien plus larges que la seule préservation.

Combien de temps passerons-nous encore à essayer de faire passer les usages à travers le trou étroit des exceptions ? (Par Dmeranda. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

Or il existe un « verrou » dans la directive européenne, à son considérant n°40, qui indique explicitement que les exceptions ouvertes aux bibliothèques, musées et archives « ne doivent pas s’appliquer à des utilisations faites dans le cadre de la fourniture en ligne d’œuvres ou d’autres objets protégés ». 

Les choses se sont un peu assouplies néanmoins en 2012, avec l’introduction d’une exception relative aux oeuvres orphelines, qui devraient permettre aux bibliothèques de reproduire et diffuser de telles oeuvres sur Internet, mais on s’attend à ce que la transposition de cette exception dans la loi française soit relativement restrictive.

C’est la raison pour laquelle certains, comme la Fondation Europeana, proposent des évolutions plus radicales. Dans sa réponse à la consultation de la Commission européenne sur la révision de la directive de 2001, la Fondation demande un élargissement notable des exceptions en faveur des bibliothèques :

 We argue that these exceptions are too limited and that they should be expanded. Cultural heritage institutions should have the right to digitise all works in their collections and they should be allowed to make those works that are not in commercial circulation anymore available online for non-commercial purposes.

Du moment que la diffusion de leurs collections se ferait dans un cadre non-commercial, Europeana demande à ce que les bibliothèques puissent numériser leurs collections. Il ne s’agirait plus à vrai dire à ce moment d’une simple exception, mais d’un véritable droit ouvert aux bibliothèques, au nom de l’intérêt de la diffusion de la connaissance.

***

On rejoint ici des critiques que j’ai faites récemment sur la « stratégie des exceptions », que les bibliothèques poursuivent traditionnellement. On voit bien ici avec cet arrêt de la Cour, que même lorsque des décisions favorables sont rendues, au final cela reste globalement insuffisant et inadapté pour l’exercice de véritables missions de diffusion de la connaissance dans environnement numérique. C’est le principe même des exceptions au droit d’auteur qu’il faut revoir.

Pour cela, il faut reverser le principe et envisager un véritable droit de la connaissance ouverte. C’est heureusement ce que commence à faire certains représentants des bibliothèques, comme on a pu le voir cette semaine du côté de l’ADBU, qui lance des travaux pour l’élaboration d’une « Charte universelle de la science ouverte« .

La perspective est intéressante, mais en attendant, n’oubliez pas aussi que vous pouvez organiser des Copy Party dans vos établissements !


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Citizen Fan : un webdoc de France TV qui donne la parole aux fans créatifs

mercredi 10 septembre 2014 à 21:05

J’évoque souvent sur S.I.Lex les pratiques « transformatives » : remix, mashup, parodies, détournements, fanfictions et autres manières de créer à partir d’éléments préexistants, qui constituent l’une des caractéristiques de la culture numérique. Elles sont devenues au fil du temps l’un des terrains privilégiés pour observer les tensions entre les règles du droit d’auteur et l’émergence de nouvelles formes de créativité. Parfois assimilée brutalement au « piratage », la culture du remix peut en effet violer les règles du droit d’auteur et tomber sous le coup de la contrefaçon. Les débats sont intenses pour savoir s’il est possible de légaliser ces pratiques en assouplissant le cadre juridique en vigueur, ce que le rapport Lescure avait par exemple envisagé en 2013.

 

Mais avant d’être saisies par le droit, les pratiques transformatives sont avant tout le fait d’individus, souvent rassemblés en communautés sur Internet, qui créent parce qu’ils entretiennent une relation particulière avec les oeuvres dont ils sont devenus des « fans ». Internet et le numérique constituent des sujets dont s’emparent régulièrement les médias « mainstream », mais la parole est rarement, sinon jamais, donnée directement aux internautes pour qu’ils racontent leur expérience.

C’est cette approche originale qui a pourtant été adoptée par le webdoc « Citizen Fan », sortant cette semaine et diffusé par France Télévision. De manière assez inédite en France, les projecteurs sont tournés cette fois directement vers les fans créatifs, dans le but d’entrer dans leur univers et de comprendre leur démarche.

Il se trouve que j’ai eu la chance de participer à ce projet, à l’invitation de la réalisatrice du webdoc, Emmanuelle Wielezynki–Debats, qui m’a demandé d’apporter un éclairage sur les questions juridiques sous forme d’interviews.

Un webdoc centré sur l’expérience humaine

Le webdoc se compose de deux parties distinctes. La première permet d’explorer les différents « fandoms » (communautés de fans rattachées à un univers, à un genre ou à une oeuvre) et de découvrir des productions des amateurs d’Harry Potter, de Disney, de séries, de mangas, de jeux vidéo, etc. Plus de 400 créations de fans sont présentées dans cette galerie et elles sont exposées dans un « musée », auquel les internautes sont invités à contribuer eux-aussi en déposant leurs propres oeuvres. Le site du webdoc constitue donc aussi une plateforme collaborative destinée à s’enrichir au fil du temps.

CITIZEN

La seconde partie est plus réflexive et elle analyse les différentes facettes du phénomène de la création par les fans, sous l’angle culturel, sociologique, économique et également juridique. Au-delà de ces aspects généraux, le webdoc présente l’intérêt de comporter une quinzaine de vidéos d’interviews de fans, chacun spécialisé dans une forme de création, qu’il s’agisse d’auteurs de fanfictions, de vidding, de gameurs ou de cosplayeurs. Cette partie constitue à mon sens l’aspect le plus instructif du webdoc, car il permet de cerner à travers des témoignages directs les motivations et la démarche de ces créateurs amateurs, leur rapport aux oeuvres auxquelles ils empruntent, ainsi que leur relation souvent assez compliquée avec le cadre légal. La réalisatrice du webdoc a choisi de mettre en avant cette dimension « humaine » et c’est tout à son honneur.

Citizen2

Pour l’analyse juridique, après une mise en contexte générale dans l’introduction de la seconde partie (« Qu’en dit la loi ? »), j’interviens en marge des témoignages pour préciser certains points de droit à partir d’exemples concrets : qu’est-ce le droit moral ou l’originalité, quelles différences y a-t-il entre le droit d’auteur et le copyright américain, comment le droit prend en compte la question de l’usage commercial, qu’est-ce qui relève d’un usage privé des oeuvres ou non, comment fonctionne une plateforme comme YouTube vis-à-vis des règles du droit d’auteur ?

Régulations communautaires et pratiques collaboratives

Ce que je trouve frappant dans ces témoignages, c’est que ces pratiques transformatives sont tout sauf « anarchiques » et elles ne s’exercent pas de manière solitaire. Les fans ne font pas « n’importe quoi » avec les oeuvres auxquelles ils empruntent ; ils s’inscrivent en effet dans des communautés en ligne qui ont développé des pratiques et des usages, et ils suivent certaines « règles », qui ne sont certes pas des règles de droit, mais qui ont une incidence importante sur ces formes de création. Beaucoup de fans créatifs, notamment dans la fanfiction, respectent par exemple une sorte de « code d’honneur » qui veut que l’on ne doit pas faire d’argent avec les réutilisations d’oeuvres. Les rapports avec les auteurs des oeuvres originales sont aussi importants. Dans le domaine des fanfictions, certains auteurs, comme J.K Rowling par exemple pour Harry Potter, acceptent que les fans réutilisent son univers, à condition de respecter certaines limites, alors que d’autres comme Georges R.R. Martin de Game Of Thrones y sont fermement opposés.

Cette dimension « communautaire » de la création amateur est particulièrement bien traitée dans le webdoc. On voit par exemple comment dans le domaine de la fanfiction des réseaux d’entraide se sont constituées, à travers la pratique du « beta-reading » qui permet à des auteurs d’avoir des corrections et des retours pour s’améliorer. On voit ainsi que les fonctions « éditoriales », traditionnellement déléguées à des acteurs économiques dans l’édition traditionnelle, peuvent être exercées de manière horizontale, de pair-à-pair, directement au sein de communautés, comme on peut le voir sur le site fanfictions.fr par exemple. Les productions des fans y sont relues, commentées, évaluées, classées, par une communauté active, au terme d’un processus véritablement « éditorial » de « peer-reviewing ».Fanfictions_fr' - www_fanfictions_fr

En observant les usages au sein de ces communautés de fans, on entrevoit comment la règle de droit y fait déjà l’objet d’une forme de renégociation, faisant intervenir les fans, les auteurs originaux et les industries culturelles. Dans certains  cas, des équilibres arrivent à être trouvés, comme c’est le cas avec la surprenante communauté des « bronies », les fans adultes de « My Little Pony », avec lesquels Hasbro, le détenteur des droits, a noué des relations étroites ; dans d’autres cas, les rapports sont plus tendus, comme par exemple avec Disney ou Blizzard, et les fans créatifs peuvent faire les frais de la guerre contre le piratage qui sévit par ailleurs. Certains espaces jouent un rôle particulier dans la diffusion de ces créations amateurs, comme YouTube par exemple, même si la plateforme semble se fermer de plus en plus aux amateurs pour privilégier les industries culturelles.

Quel droit de participer à la culture ?

Comme le dit le sociologue américain Henry Jenkins, grand observateur de ces pratiques amateurs, dont une interview figure dans le webdoc : « Le Fandom réclame aux corporations de raconter lui-même les histoires qui lui plaise« . Il ajoute : « Les fanfictions constituent un moyen pour la culture de réparer le dommage causé par le fait que les mythes contemporains sont possédés par des compagnies au lieu d’appartenir à tous« . En écoutant les témoignages de ces fans, on perçoit mieux le lien entre ces pratiques et l’exercice de la liberté d’expression. La transformation des oeuvres par les fans correspond au besoin de ne pas subir passivement les « canons » imposés par les industries culturelles, de ne pas uniquement « consommer » des produits, mais devenir acteur à part entière de la culture. Le documentaire montre bien également combien ces usages transformatifs constituent pour beaucoup une opportunité de développer des compétences créatives et de nouer des sociabilités importantes dans leurs vies.

Ce qui frappe lorsque l’on considère la dimension juridique de ces pratiques, c’est leur grande vulnérabilité et leur fragilité. Plusieurs personnes témoignent qu’elles ont failli, arrêter subitement d’écrire des fanfictions par peur de voir un avocat débarquer chez eux. D’autres essaient de comprendre pourquoi le robot de filtrage de YouTube supprime certaines de leurs vidéos et pas d’autres. En réécoutant mes commentaires, je me rends compte à quel point la loi est complexe et floue vis-à-vis de ces pratiques dérivatives, qu’elles condamnent à se développer sur du sable, dans l’incertitude et l’opacité.

Comme a déjà pu le faire dans un autre registre le Mashup Film Festival, organisé depuis quatre ans par le Forum des Images, il faut espérer que ce webdoc contribuera à attirer l’attention sur ce phénomène des fans créatifs, à mieux le faire comprendre et à relancer le débat sur une éventuelle adaptation du cadre légal. Comme je le disais au début de ce billet, il y a un peu plus d’un an, le rapport Lescure s’était saisi de ces questions et avait envisagé d’introduire une exception au droit d’auteur pour les pratiques transformatives s’effectuant dans un cadre non-commercial. Une mission avait été nommée par le Ministère de la Culture pour instruire cette question, mais on est sans nouvelles d’elle, alors qu’elle aurait dû rendre ses conclusions en janvier… Certains pays ont pourtant déjà franchi le pas, comme le Canada en 2012, qui a introduit une « exception mashup » dans son droit.

Certains trouveront peut-être quelque chose de futile dans un tel sujet, mais ils auraient bien tort, car comme le montre cette citation d’Henri Jenkins, il se joue au niveau de ces créations par les fans quelque chose de fondamental pour la culture toute entière :

Star Wars fait partie de notre culture ; c’est devenu une expérience partagée. Lorsque quelque chose devient une partie essentielle de notre culture, nous avons le droit de nous en inspirer pour inventer de nouvelles histoires. La question fondamentale est de savoir si le Premier Amendement de la Constitution inclue le droit de participer à notre propre culture. Et pas seulement de participer, mais aussi de critiquer. Une loi qui interdit à un dévot de la série Star Trek de lui rendre hommage interdit aussi à quelqu’un qui la déteste de critiquer son militarisme, sa vision de la répartition des rôles entre les sexes ou sa conception du futur.

Quand le gouvernement nous dit que nous ne pouvons pas utiliser tout ça sans la permission de Disney ou de la Fox, il restreint notre créativité, notre capacité à communiquer et à produire de l’art. Ils nous disent que nous ne pouvons pas réutiliser les chansons pop d’aujourd’hui, alors que c’est ce que nous faisions avec les chansons folk ou que nous ne pouvons pas réutiliser les émissions de TV alors que l’on pouvait le faire autrefois avec les vaudevilles. Ils disent que nous ne pouvons pas emprunter des morceaux de Star Wars, alors que c’est ce que Lucas a fait lui-même en prenant des morceaux de films étrangers et d’anciennes légendes. Les conséquences sont graves. Imaginez ce qui se serait passé s’il avait été possible, il y a 100 ans, de copyrighter les riffs du blues. Le jazz, le rock et la musique folk n’auraient pas pu devenir ce qu’ils sont s’ils avaient eu à subir les mêmes contraintes que la techno et le hip hop aujourd’hui.

PS à l’attention des bibliothécaires qui pourraient lire ce billet : les bibliothèques devraient valoriser ce type de créations amateurs, et pas uniquement les productions issues du circuit commercial. Cela peut se faire par des actions de médiations spécifiques autour de ces contenus, mais aussi en organisant des ateliers permettant aux individus de s’approprier des compétences créatives pour produire de telles oeuvres dérivées (montage vidéo, atelier d’écriture, etc). La question de la conservation de ces productions amateurs se pose également. Aux États-Unis, le projet « Archive Of Our Own » (A3O) remplit un tel rôle et contient plus de 1,2 millions d’oeuvres transformatives, classées et répertoriées.


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Hadopi et la Rémunération du Partage : pour en finir avec le Storytelling

samedi 6 septembre 2014 à 17:28

La Hadopi a publié cette semaine un rapport intermédiaire sur les travaux qu’elle a engagés depuis un an maintenant sur la "Rémunération Proportionnelle du Partage".

J’ai déjà eu l’occasion d’écrire plusieurs fois à ce sujet (ici ou ) pour commenter les propositions faites dans ce cadre. En juin dernier, afin de pouvoir approfondir la discussion, j’avais invité Éric Walter, secrétaire général de la Hadopi, et Thierry Crouzet, auteur, lors de "Pas Sage en Seine" pour un débat, afin de mieux cerner les points de convergence et de divergence entre les différentes solutions avancées pour légaliser le partage en ligne des oeuvres. La discussion avait pu se faire de manière relativement constructive – ce qui n’est pas si fréquent sur un tel sujet – et la vidéo mérite d’être à nouveau regardée, avant de se plonger dans les nouveautés ou précisions apportées par ce rapport.

Nos échanges avaient en effet permis de bien cerner ce qui différencie les propositions de la Hadopi de celles que La Quadrature du Net pousse depuis plusieurs années. La Quadrature demande en effet la légalisation du partage non-marchand entre individus, c’est-à-dire une transmission de fichiers s’effectuant selon des moyens décentralisés et sans but de profit. La Hadopi de son côté a choisi de retenir une approche plus large. Après quelques hésitations initiales, elle a décidé d’englober dans ses propositions de légalisation à la fois les échanges décentralisés, mais aussi les échanges centralisés s’effectuant par le biais de plateformes ou avec l’aide d’intermédiaires techniques. Lorsque ceux-ci tirent un bénéfice commercial de ces échanges, la Hadopi propose de les soumettre au paiement d’une redevance proportionnelle, reversée aux titulaires de droits pour compenser le manque à gagner. La Rémunération Proportionnelle du Partage serait donc acquittée par ces plateformes et intermédiaires (pouvant être des acteurs aussi variés que DPstream, T411, Mega, The Pirate Bay, mais aussi YouTube, Facebook, Dropbox ou WeTransfer).

Du côté de la Quadrature, nous refusons cette logique compensatoire, au motif que le partage constitue un droit culturel fondamental et que le préjudice causé aux industries culturelles n’a jamais été établi. Mais pour assurer le financement de la création, et notamment dégager des ressources pour un grand nombre de créateurs, y compris les amateurs foisonnant sur Internet, nous proposons de mettre en place un financement mutualisé – appelé contribution créative – sous la forme d’un surcoût à l’abonnement Internet payés par les foyers et reversé ensuite aux créateurs. Avec les propositions de la Quadrature, les échanges centralisés d’oeuvres resteraient illégaux et un MegaUpload par exemple n’aurait pas pu profiter de ce disposition de légalisation, ce qui n’est pas le cas avec les propositions de la Hadopi.

Le rapport qui vient d’être publié fait état de ces divergences et expose d’ailleurs de manière relativement fidèle les propositions de la Quadrature, ainsi que d’autres solutions alternatives – et il faut le saluer. Sur le fond, je ne dirais pas que cette publication apporte beaucoup d’éléments nouveaux par rapport à ce que la Hadopi avait déjà fait connaître, mais elle contient des précisions intéressantes quant aux outils conceptuels et à la méthodologie utilisés.

De cette lecture, je retire trois séries d’observations :

1) Le rapport dresse un schéma conceptuel intéressant, dénommé "abstraction du partage", pour établir une typologie des différentes formes d’échanges en ligne. Il rejoint aussi dans certaines de ses conclusions les positions de La Quadrature, sur des aspects non négligeables, notamment la méthode d’évaluation des usages en ligne.

2) Le rapport contient une ambiguïté au niveau de la détermination du périmètre des intermédiaires assujettis au paiement de la redevance. En effet, le système de rémunération proposé par la Hadopi fonctionne avec un "seuil plancher". Sont redevables de la redevance soit les acteurs intermédiaires ne tirant aucun avantage économique des échanges, soit ceux tirant un avantage restant en deçà de ce seuil. Mais la formulation est floue quant à la détermination exacte de ces acteurs. Il est dit par endroits qu’il peut s’agir "de sites web non-lucratifs" ou "d’acteurs tirant de faibles revenus du partage tels que les services de webmail". Or si un site est "non-lucratif", il pourrait très bien tirer des revenus substantiels du partage (par le biais de dons ou de publicités), à condition qu’il les réinvestisse ensuite dans ses infrastructures sans chercher à faire de bénéfices. Ce type d’acteurs "hybrides", pouvant jouer un rôle utile dans l’écosystème du partage (on pense par exemple à des trackers, à des annuaires de liens ou à des forums), seraient-il exonérés du paiement de la redevance de la Hadopi ? Dans l’état des propositions, c’est difficile à déterminer.

3) La partie économique du rapport contient à mon sens une grosse faille méthodologique, lorsque la Hadopi essaie de modéliser les conséquences possibles d’une légalisation du partage sur les comportements des individus. C’est dû à mon sens au fait que le rapport cherche constamment à minimiser la part des échanges décentralisés dans le partage des oeuvres en ligne, pour faire passer l’idée que le P2P décentralisé des origines étant mort, les échanges auraient déjà massivement migré vers des formes de contrefaçon commerciale, impliquant des intermédiaires cherchant à faire du profit. Or non seulement la preuve de cette affirmation n’est pas réellement apportée dans l’étude, mais le fait de partir d’une telle hypothèse fausse à mon sens complètement le modèle mis en place par les économistes travaillant pour la Hadopi.

Pour cette dernière raison, je continue à penser que ces travaux de la Hadopi constituent avant tout une forme de Storytelling, plus qu’une démarche scientifique rigoureuse contrairement à l’ambition qu’elle affiche. Partant de prémisses qui ont été posées a priori pour arriver à un résultat donné, la démarche prête le flanc à de fortes critiques au niveau de la méthode suivie. Le rapport peut en outre se lire à deux niveaux, car la Hadopi y distille des idées non-démontrées alimentant un discours qui se déploie par ailleurs pour justifier la mise en place de moyens de répression contre la "contrefaçon commerciale". C’est ce que l’on a vu notamment à travers les propositions du rapport Imbert-Quaretta rendues au mois de mai dernier. Ce discours devrait rapidement déboucher, non pas sur une légalisation du partage telle que la Hadopi la décrit dans son rapport, mais sur l’introduction de nouvelles mesures répressives dont j’ai déjà parlé dans S.I.Lex, risquant de conduire à un catastrophique "SOPA à la française". On voit en effet que dès la nomination de Fleur Pellerin au Ministère de la Culture, ses premiers mots ont été pour annoncer sa volonté de lutter contre le "piratage" et des travaux ont immédiatement été confiés au CSPLA pour concrétiser les propositions de Mireille Imbert-Quaretta, impliquant blocage, filtrage, liste noire, "Stay down" et autres horreurs que les industries culturelles réclament à corps et à cri

1) Un schéma conceptuel intéressant et des convergences sur des points importants

La Hadopi avait déjà réalisé dans sa précédente étude une "cartographie" des formes de partage en ligne et elle propose cette fois une "abstraction du partage", permettant d’identifier les fonctions des différents acteurs impliqués selon les formes d’échanges. Elle aboutit à distinguer des formes de partage "synchrone" (usage de cyberlockers, de plateformes de streaming ou de newsgroups) des formes de partage "asynchrone" (usage de réseau P2P ou Torrent, IRC ou messagerie instantanée). La modélisation est intéressante en ce qu’elle montre la complexité de l’écosystème du partage, avec notamment le rôle de "balises" permettant aux internautes de s’orienter pour trouver les fichiers sur les serveurs ou de "points de rendez-vous" pour référencer les internautes partageant les contenus.

Par ailleurs, la Hadopi rejoint La Quadrature concernant les moyens à mettre en oeuvre pour mesurer les échanges d’oeuvres afin de déterminer les montants d’argent à répartir vers les créateurs. La difficulté étant qu’il faut arriver à ce que ces mesures soient fiables, sans pour autant qu’elles ne débouchent sur des formes de surveillance des internautes, ce qui serait inacceptable. Le rapport évoque des "mesures d’audience évoluée, inspirées de la mesure d’audience audiovisuelle telle que pratiquée par les instituts spécialisés et fondés sur l’analyse des données de consultation en temps réels fournis par des panels d’utilisateurs volontaires", solution proposée notamment par Philippe Aigrain dans son ouvrage Sharing pour la contribution créative. La Hadopi estime "qu’il est tout à fait impossible d’imaginer des terminaux de récoltes des données", mais elle ajoute sans doute à raison que cette méthode pose problème pour mesurer les échanges d’oeuvres partagées à des échelles réduites. Il sera intéressant de voir dans la suite des travaux de la Hadopi ce qu’elle propose comme solution pour remédier à cette difficulté, importante si l’on veut que la légalisation du partage puisse faire apparaître la Longue Traîne.

Enfin et ce n’est pas anodin, la Hadopi estime que les obstacles juridiques traditionnellement avancés à la légalisation du partage, comme "l’incompatibilité avec la constitution" ou "les accords internationaux" ne "devraient pas être insurmontables". Mais le détail sur ces aspects juridiques est renvoyé à un rapport ultérieur. Au niveau du fondement juridique à employer pour légaliser le partage, la Hadopi se prononce cependant déjà en faveur d’une nouvelle "gestion collective imposée", de manière à éviter l’intervention du législateur européen. Elle écarte le fondement proposé par La Quadrature du Net, à savoir l’extension de l’épuisement du droit de distribution "pour des raisons développées dans le rapport final". Cette question est pourtant très importante, car si l’extension de l’épuisement des droits ne peut en effet être mis en oeuvre qu’au niveau européen, elle présente l’intérêt de ne pas avoir à répartir les sommes collectées à travers le système traditionnel de gestion collective, alors que la solution proposée par la Hadopi aurait pour effet d’alimenter directement les SACEM, SACD et Cie, avec tous leurs travers traditionnels…

2) Une ambiguïté gênante sur les intermédiaires assujettis à la redevance

Ce rapport de la Hadopi reprend une idée figurant dans leur rapport précédent, que j’avais déjà saluée comme un point positif de la démarche. En effet, la Hadopi estime que le partage non-marchand ne doit pas faire l’objet d’une compensation financière, ce que beaucoup de tenants de la légalisation, à la Quadrature ou au Parti Pirate par exemple, revendiquent depuis longtemps, puisque l’on a jamais réussi à apporter la preuve d’un préjudice causé aux industries culturelles du fait du partage.

La Hadopi va même plus loin vu qu’elle ajoute qu’un "seuil plancher" devrait être mis en place pour que certains intermédiaires, tirant un avantage financier des échanges, ne soient pas assujettis au paiement de la redevance (voir cet extrait du premier rapport) :

Dans le cas minoritaire des usages entraînant aucun gain, la rémunération due est égale à 0.

Il existe par ailleurs un seuil en deçà duquel, la rémunération est supposée égale à 0. Cela recouvre les cas usages entraînant que de très faibles gains et les intermédiaires dont l’implication dans la chaîne de consommation est marginale (coefficient très faible).

Sauf que la formulation change avec ce nouveau rapport et que cette fois, la Hadopi parle plutôt d’exclure de l’obligation de payer cette redevance des "sites web non-lucratifs". Or ce n’est pas du tout la même chose, si les mots ont bien un sens. Je peux réaliser des gains financiers à partir d’une activité et à ce moment, mon activité sera considérée comme "lucrative". Mais je peux aussi être une entité qui réalise des gains financiers importants, tout en restant "non-lucrative", si je les réinvestis dans mon activité. Pour prendre un exemple, la Wikimedia Foundation reçoit chaque année des dons se chiffrant en millions de la part des internautes, mais il ne s’agit pas d’un site "lucratif" dans la mesure où ces sommes sont réinvesties pour maintenir l’infrastructure nécessaire à la pérennité de Wikipédia.

Si l’on prend le cas du partage, il existe tout un ensemble d’intermédiaires qui peuvent jouer un rôle utile dans l’écosystème, comme les trackers, les annuaires de liens, les forums, et qui ont des besoins en termes de financement pour maintenir eux-aussi leurs infrastructures. Imaginons que ces sites fassent des gains financiers, par le biais de dons versés par les internautes, voire même de publicités. S’ils réinvestissent ces gains pour l’entretien de leurs serveurs et le développement de leur site, sans chercher à faire de profit, de tels intermédiaires seraient-ils soumis ou non au paiement de la redevance envisagée par la Hadopi ?

C’est aussi une question qui s’est posée du côté de la Quadrature du Net. Nos propositions concernent le partage non marchand entre individus et nous cherchons à promouvoir des formes décentralisées d’échanges. Mais des intermédiaires utiles peuvent intervenir dans ces échanges, sans pour autant que ceux-ci se "recentralisent". Les annuaires de liens, les trackers, les forums n’hébergent pas les fichiers ; ils se contentent d’orienter les utilisateurs par le biais de liens hypertexte. Et le programme de la Quadrature contient une partie sur la "légitimité de la référence" qui porte justement sur ce rôle des liens hypertexte :

Il existe un lien entre cette liberté générale de référence et la reconnaissance légale du partage non marchand d’œuvres numériques entre individus proposée dans le point précédent. Dans le contexte de cette reconnaissance, le fait de créer des répertoires de liens vers des fichiers numériques rendant possible la pratique de ce partage est une activité légitime, qu’elle soit pratiquée par des acteurs commerciaux ou non. A l’opposé, la centralisation sur un site d’œuvres numériques relève toujours de l’application du droit d’auteur ou copyright et reste soumise à autorisation ou licence collective

Cela signifie que dans notre modèle, nous admettons que des sites de type annuaires de liens, trackers ou forums puissent intervenir comme intermédiaires dans le partage non-marchand entre individus et bénéficier de la légalisation, même s’ils réalisent des gains financier du fait de cette activité "d’auxiliaires du partage".

Cette conception pourrait d’ailleurs très bien se combiner avec la proposition de la Hadopi d’exempter les "sites non-lucratifs". Pour prendre un exemple bien connu, un acteur comme The Pirate Bay pourrait continuer à exister et à se financer par des dons et de la publicité, mais uniquement à condition qu’il réinvestisse ces sommes dans le maintien et le développement de son infrastructure, sans chercher à faire de profits. Une telle solution aurait l’avantage de permettre à des intermédiaires "communautaires" d’exister dans l’écosystème du partage, en assurant leur viabilité. Mais en l’état, les propositions de la Hadopi sont trop ambiguës pour que l’on puisse savoir si cette interprétation de leur "seuil plancher" est recevable.

Notons par ailleurs que toujours sur ce chapitre des intermédiaires soumis ou non au paiement de la redevance, la Hadopi continue à exclure de manière inexplicable les FAI, qui sont pourtant pleinement impliqués dans les pratiques de partage :

Si le périmètre des intermédiaires assujettis doit être défini de façon large, on doit garder en tête la volonté d’exclure certains acteurs et en particulier les FAI, pour la raison que leur modèle économique ne repose pas ou ne poursuit pas comme objectif le partage des oeuvres entre individus.

On voit mal ce qui vient rationnellement justifier cette exclusion des FAI et en quoi leur modèle économique dépend plus ou moins du partage que les services comme Dropbox ou WeTransfer que la Hadopi semble pourtant vouloir inclure parmi les catégorie d’acteurs pouvant être soumis au paiement de la redevance. La seule raison véritable, c’est qu’inclure les FAI reviendrait au final à retomber sur un système de licence globale ou de contribution créative, puisque les fournisseurs d’accès répercuteraient le montant de la redevance sur le prix de leurs abonnements. Et cela, la Hadopi veut l’éviter pour marquer l’originalité de ces propositions.

Ce type de paralogisme est très malvenu dans le rapport, car il décrédibilise la démarche de la Hadopi, intéressante pourtant par certains côtés. Mais ce genre de biais est encore plus éclatant dans la partie économique du rapport, lorsque la Hadopi essaie d’envisager les conséquences possibles de la légalisation du partage sur le comportement des individus.

3) Une grosse faille méthodologique dans l’anticipation des conséquences de la légalisation du partage

La Hadopi utilise un modèle développé en partenariat avec l’INRIA pour essayer de déterminer comment les individus réagiraient dans l’hypothèse où le partage serait légalisé et la Rémunération Proportionnelle du Partage mise en place. Ce modèle économétrique est représenté sur le schéma ci-dessous :

 Pour faire simple, ce modèle distingue trois catégories d’individus : ceux qui ont une "consommation directe" d’oeuvres culturelles (c’est-à-dire ceux qui se fournissent par le biais de l’offre légale actuelle), ceux qui consomment à travers des intermédiaires (ceux qui se fournissent par le biais de l’offre illégale, type Streaming ou DirectDownload) et ceux qui n’ont pas du tout de consommation de biens culturels sous forme numérique.

La Hadopi estime qu’en cas de légalisation selon les modalités qu’elle prône, une partie de ceux qui avaient une consommation directe via l’offre légale se reporteraient sur la consommation à travers des intermédiaires, sur la base d’arguments du type : «ils sont connus, ils sont légaux, j’ai moins peur d’être hors la loi, moins peur des virus, etc.» Une partie aussi des non-consommateurs actuels pourraient être incités à développer leur consommation via des intermédiaires. La question pour la Hadopi est donc de savoir si la Rémunération Proportionnelle du Partage, levée sur ces intermédiaires, suffira à compenser les pertes subies du fait du repli de la consommation directe (offre légale actuelle). Sans quoi les industries culturelles seraient lésées et le modèle devrait sans doute être rejeté.

Mais il y a un biais énorme dans le raisonnement de la Hadopi. Ce schéma omet déjà complètement d’emblée le partage décentralisé entre individus, utilisant des protocoles comme le P2P. La Hadopi prend soin dans une autre partie du rapport d’affirmer que cette forme de partage serait devenue ultra-minoritaire aujourd’hui, puisqu’il ne représenterait selon elle que 2% des échanges illicites. Cette affirmation n’est pas démontrée et elle dépend entièrement de ce que l’on entend par "échanges décentralisés".

Mais si les usages se sont déportés du P2P vers des formes centralisés d’échanges impliquant des intermédiaires marchands, comme le streaming ou le DirectDownload, c’est en grande partie parce que la répression, et notamment en France la riposte graduée, ne cible que les échanges décentralisés en P2P et ne peut pas agir sur le streaming ou le DirectDonwload. Soit les internautes ont délaissé le P2P en sachant qu’ils ne risquaient rien en allant vers des sites centralisés (c’est ce qui a expliqué en partie le succès de MegaUpload), soit ils se sont mis à utiliser des intermédiaires techniques pour se protéger et éviter de voir leur adresse IP "flashée" par la Hadopi. Par exemple, beaucoup d’entre nous utilisent des services comme des VPN, des proxys ou des Seedboxs afin de pouvoir continuer à télécharger en P2P sans ennui. Or ces services sont généralement payants si l’on veut qu’ils soient vraiment efficaces. Pour la Hadopi, il s’agit d’une forme de "consommation via intermédiaires", mais les intermédiaires en question perdraient tout leur intérêt si le partage était légalisé et qu’il n’était plus nécessaire de protéger son IP.

Du coup, et c’est ce que la Hadopi n’envisage pas du tout dans son modèle économétrique, on peut penser que la légalisation du partage aurait pour effet de provoquer un retour des usages vers des formes d’échanges décentralisés et non-marchands. Quel intérêt de continuer à payer un abonnement mensuel à un service de streaming ou de DirectDownload s’il est possible d’avoir accès aux oeuvres gratuitement par ailleurs sans risque légal ? Dans une autre partie de son rapport, la Hadopi affirme que la répression n’est pas la seule explication du passage des formes décentralisées d’échanges, type P2P, à des formes centralisées, car celles-ci seraient techniquement plus commodes à utiliser. C’est sans doute vrai, mais on voit aujourd’hui se développer des services comme Popcorn Time (le "Netflix des pirates") par exemple, s’appuyant sur des échanges décentralisés tout en bénéficiant d’une ergonomie très poussée. Popcorn Time est dans le radar de la Hadopi, mais il a déjà séduit plusieurs centaines de milliers de français. En cas de légalisation du partage, il est plus que probable que de tels services connaîtraient un gros boum dans leur utilisation. Or cette hypothèse n’apparaît même pas dans le modèle économétrique de la Hadopi !

Or quel serait l’effet de cette omission pour les créateurs et les filières culturelles ? Comme la Hadopi n’envisage que de soumettre à redevance les intermédiaires commerciaux, une partie substantielle des échanges se déporterait vers des formes décentralisées gratuites, type P2P, ou portées par des sites "non-lucratifs" et aucun revenu n’irait aux créateurs puisque ces acteurs seraient exonérés de redevance… Alors qu’avec la solution prônée par la Quadrature du Net, la contribution créative serait acquittée par les abonnés à Internet, ce qui signifie que les échanges non-marchands décentralisés seraient sources de nouveaux revenus pour les créateurs. La proposition de la Hadopi me paraît donc risquée et biaisée, car elle sous-estime l’effet de la répression sur les comportements et la résilience des échanges décentralisés sur Internet.

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Ce problème méthodologique dans le modèle économique de la Hadopi est assez troublant. Même si la Hadopi pense que les échanges décentralisés sont devenus aujourd’hui minoritaires (ce qui est déjà contestable), elle ne peut pas ne pas les inclure dans son modèle, au moins à titre d’hypothèse, sinon celui-ci se coupe d’une partie des possibles et la simulation se transforme en pari aléatoire sur l’avenir. Par ailleurs, une omission aussi lourde fait franchement douter de la scientificité de la démarche. Depuis le départ, la Hadopi est partie sur un modèle de légalisation, décidé a priori. Et à présent, on voit bien que la méthodologie employée est développée de manière à conforter un résultat déjà posé à l’avance.

Tout ceci ne serait pas si grave si ce discours sur le basculement des échanges des formes centralisées et marchandes n’alimentait pas aussi au passage la volonté de durcir encore la répression contre "la contrefaçon commerciale". Or comme je l’ai dit au début de ce billet, on voit bien que l’État français va très certainement bientôt essayer de mettre en place un "SOPA à la française", qui aura pour but de cibler les intermédiaires techniques impliqués dans les transactions financières (régies publicitaires, systèmes de paiement en ligne, mais aussi moteurs, hébergeurs, etc) en allant piocher dans les suggestions de Mireille Imbert-Quaretta, membre elle-même de la Hadopi…

Voilà pourquoi il est temps d’en finir avec tout ce Storytelling autour de la Rémunération du partage à la Hadopi. Une vraie menace pour les libertés se profile à l’horizon et il faudra surveiller de près ce qui sortira du Ministère de la Culture avec la "loi sur la création".

On retire de tout ceci une impression d’épouvantable gâchis, car le rapport Lescure avait recommandé au Ministère de la Culture de conduire des études sur la légalisation du partage et si celui-ci avait pris ses responsabilités, il aurait pu mettre en place un vrai cadre de réflexion sur ces questions.

[Mise à jour du 08/09/2014] En réaction à la lecture de ce billet, Éric Walter affirme sur Twitter que les formes de partage décentralisé seront "bien prises en compte" par le modèle, au motif que la "consommation via intermédiaires" figurant dans le modèle économétrique "ne limite pas ces intermédiaires à une catégorie particulière". Hum… comment dire ? Quiconque fera une lecture attentive du rapport se rendra vite compte que c’est difficilement probable. En effet, les conséquences d’un glissement des pratiques, soit vers des formes de partage centralisés marchands, soit vers des formes de partage décentralisés non-marchands, sont tout à fait différentes. Elles ont notamment une incidence directe sur les montants de Rémunération Proportionnelle du Partage récoltés. D’un point de vue méthodologique, il était donc bien nécessaire de les distinguer dans le modèle économétrique, en faisant apparaître deux catégories séparées, sinon l’hypothèse que la Hadopi veut vérifier ne pourra tout simplement pas l’être. Cela devrait même, si la démarche se veut vraiment rigoureuse, constituer une des questions centrales de l’étude économétrique… Mais ne faisons pas la fine bouche, ce qui importe, c’est que la question des échanges non-marchands décentralisés soit bien prise en compte dans le modèle économétrique. Et même si c’est rajouté ex post, ce sera déjà ça !


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