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L’affaire Booxup et le prêt de livres : quelques clarifications sur la notion de « bibliothèque ouverte au public »

dimanche 13 septembre 2015 à 16:32

Cette semaine aura été marquée par « l’affaire Booxup », du nom d’une application développée par une société française permettant à ses utilisateurs de signaler les livres papier qu’ils possèdent pour se les prêter entre eux.

Les dirigeants de Booxup ont eu la mauvaise surprise de voir débarquer chez eux des agents de la répression des fraudes, suite au signalement d’un mystérieux « professionnel du livre », comme s’ils se livraient à une activité illégale. Ce n’est pas si étonnant, puisque Booxup a déjà été comparé à un « AirBnB des livres » et ce type de pratiques collaboratives médiatisées par une plateforme sent la poudre en ce moment, alors que la dénonciation de « l’ubérisation » de l’économie est sur toutes les lèvres. Visiblement, il s’agissait simplement pour la répression des fraudes de prendre des renseignements sur le fonctionnement de la société, mais Slate nous a  tout de même appris cette semaine que la Médiatrice du livre était en en train d’organiser des consultations sur la question des pratiques de revente d’occasion et de prêt de livres sur Internet.

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Bookshelf. Par David Orban. CC-BY. Source : Flickr.

Cette affaire a déjà suscité plusieurs réactions de grande qualité, pour défendre à travers le prêt de livres entre individus l’importance des pratiques de partage non-marchand des biens culturels (voir notamment chez Philippe Aigrain, Olivier Erztscheid ou Neil Jomunsi). Je voudrais néanmoins ajouter quelques éléments à la discussion pour répondre à certains arguments qui ont été échangés par certains sur Twitter pour attaquer Booxup.

Faire payer Booxup ?

En effet, plusieurs auteurs se sont émus que Booxup ait récemment réussi une levée de fonds importante de 310 000 euros, sans que son modèle ne prévoit une rémunération des auteurs de livres échangés par les utilisateurs de la plateforme. Et ils ont fait le parallèle pour appuyer leurs propos avec le mécanisme du droit de prêt en bibliothèque, qui prévoit une compensation pour les titulaires de droits depuis une loi votée en 2003, via un système de gestion collective administré par la SOFIA.

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La discussion a alors rebondi pour essayer de déterminer si l’actuelle loi sur le droit de prêt était susceptible de s’appliquer à une plateforme comme Booxup. Or ce texte régit le prêt public de livres auquel se livre des « bibliothèques ouvertes au public« . C’est donc à partir de cette notion qu’il faut raisonner pour essayer de voir si elle peut être étendue à un site servant à mettre en relation des possesseurs individuels de livres pour faciliter leurs pratiques de partage.

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Il n’existe pas à ma connaissance de jurisprudence, ni au niveau français, ni au niveau européen qui ait statué précisément sur la portée de la notion de « bibliothèque ouverte au public ». Néanmoins la loi de 2003 et ses décrets d’application contiennent des précisions intéressantes pour nous permettre de démêler la question.

Qu’est-ce qu’une « bibliothèque ouverte au public » ?

Le texte s’ouvre sur cet article, qui instaure une licence légale en faveur du droit de prêt en bibliothèque, tout en prévoyant une rémunération pour les titulaires de droits :

Art. L. 133-1. – Lorsqu’une oeuvre a fait l’objet d’un contrat d’édition en vue de sa publication et de sa diffusion sous forme de livre, l’auteur ne peut s’opposer au prêt d’exemplaires de cette édition par une bibliothèque accueillant du public.

Ce prêt ouvre droit à rémunération au profit de l’auteur (…)

La notion sur laquel repose le dispositif est donc celle de « bibliothèque accueillant du public« , car cette loi, adoptée par le législateur français pour transposer une directive européenne de 1992, n’avait pas pour objectif de s’appliquer aux activités de prêt privé entre individus, mais seulement au prêt « public ».

Le texte de loi ne définit cependant pas clairement ce que l’on doit entendre par « bibliothèque accueillant du public« , mais les décrets d’application apportent des précisions intéressantes :

Art. R. 133-1. − Les bibliothèques accueillant du public pour le prêt mentionnées aux articles L. 133-3 et L. 133-4 sont :

 1) Les bibliothèques des collectivités territoriales désignées aux articles L. 310-1 à L. 310-6 et L. 320-1 à L. 320-4 du code du patrimoine ;

 2) Les bibliothèques des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel et des autres établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l’enseignement supérieur ;

 3) Les bibliothèques des comités d’entreprise ;

 4) Toute autre bibliothèque ou organisme mettant un fonds documentaire à la disposition d’un public, dont plus de la moitié des exemplaires de livres acquis dans l’année est destinée à une activité organisée de prêt au bénéfice d’usagers inscrits individuels ou collectifs.

On constate que la notion de « bibliothèque accueillant du public pour le prêt » concerne non seulement des établissements sous tutelle de collectivités publiques (bibliothèques municipales et universitaires), mais aussi des bibliothèques relevant de personnes privées (comités d’entreprises). Par ailleurs, le quatrième alinéa de cet article donne une définition relativement générale et abstraite de la notion, susceptible de recouvrir « tout autre bibliothèque ou organisme mettant un fonds documentaire à la disposition d’un public« .

Booxup reste en dehors du périmètre de la loi

Si l’on s’arrête à ces éléments, on peut arriver à la conclusion qu’une plateforme comme Booxup pourrait effectivement tomber dans la catégorie des « bibliothèque accueillant du public« , dans la mesure où elle vise bien à mettre en place à une « activité organisée de prêt au bénéfice d’usagers inscrits« . Il faut en effet s’inscrire sur Booxup et se créer un profil pour pouvoir bénéficier du service.

Profil d’utilisateur sur Booxup.

Néanmoins, la loi et les décrets comportent d’autres précisions qui font que cette interprétation doit être écartée, sans que le doute soit permis. La loi précise tout d’abord que les livres doivent être « achetés » par les organismes concernés par ses dispositions et le décret emploie les termes « d’exemplaires de livres acquis dans l’année« . Or ce n’est pas le cas pour Booxup, puisque l’entreprise n’achète pas elle-même d’ouvrages ; ce sont ses utilisateurs qui mutualisent des livres dont ils sont les propriétaires. Par ailleurs, le décret parle d’un « fonds documentaire » mis à la disposition du public, en précisant que « plus de la moitié » des ouvrages concernés doivent être ouverts au prêt. Ces indications n’ont de sens que si l’on parle d’un fonds physique dont une personne morale est propriétaire et pas de bibliothèques privées mise en partage par des particuliers.

On en arrive donc à la conclusion qu’en l’état du droit applicable en France, Booxup ne saurait être considéré comme une « bibliothèque accueillant du public pour le prêt » et n’est donc pas assujettie à la rémunération prévue par la loi au bénéfice des titulaires de droits. Le fait qu’une plateforme intervienne comme intermédiaire entre particuliers pour faciliter leurs pratiques de prêt de livres ne change pas la nature juridique de ces actes. On est toujours en présence de prêts privés entre individus et non d’un « prêt public ».

Dès lors, ces échanges restent couverts par le principe juridique de « l’épuisement du droit de distribution » en vigueur au sein de l’Union européenne. Cette règle veut que la première mise en marché du support d’une oeuvre éteigne ce droit de distribution reconnu au profit des titulaires de droits, ce qui permet de le donner, de le prêter et même de le revendre en occasion. La directive européenne de 1992 est revenue en partie sur ce mécanisme, en prévoyant que le prêt public d’oeuvres en bibliothèque reste soumis à ce droit de distribution et c’est à ce titre que la France a mis en place à partir de 2003 un système de gestion collective pour rémunérer les titulaires de droits.

Eviter les dérives de l’économie du partage ?

Entendons-nous bien. Je n’ai aucune sympathie particulière pour Booxup et je partage entièrement l’analyse de Philippe Aigrain, qui estime que ce type de plateformes participe d’une forme de « pollution des pratiques de partage entre individus« . Le rapprochement avec Uber et AirBnB est certainement assez justifié, dans la mesure où Booxup apporte peu de garanties concernant son évolution future. Certes l’application reste actuellement gratuite pour ses utilisateurs, mais le logiciel qu’elle utilise pour fonctionner n’est pas libre et la manière dont elle collecte agressivement les données personnelles de ses usagers laisse penser qu’elle s’éloignera vite des valeurs de « l’économie du partage » dont elle se revendique, au point de devenir un acteur problématique de l’écosystème si elle venait à se développer.

Mais il faut rester extrêmement vigilant à ce que les inquiétudes actuelles autour de « l’ubérisation » ne soient pas instrumentalisées pour remettre en cause les droits positifs dont les individus bénéficient encore sur la culture. Le mécanisme de l’épuisement des droits est de ce point de vue particulièrement important. Il fait pourtant l’objet depuis plusieurs années de nombreuses remises en cause. Un député comme Hervé Gaymard a déjà ainsi demandé la mise en place d’une taxe sur la revente des livres d’occasion et on a déjà vu aux Etats-Unis des auteurs s’en prendre à des plateformes de Bookcrossing accusées de menacer leurs ventes.

La vraie question posée par l’affaire Booxup est ailleurs et elle rejoint les débats sur le développement général de l’économie collaborative. Comme l’explique par exemple très bien Michel Bauwens, l’essor des pratiques de partage favorisées par le numérique a été récupéré par des plateformes qui en captent la valeur, avec des effets de bords inquiétants sur le plan économique et social. Cette re-centralisation des usages n’est cependant pas une fatalité et les mêmes technologies numériques permettraient aux communautés de se doter d’outils pour organiser leurs échanges, sans avoir à s’en remettre à des intermédiaires problématiques.

***

Concernant le prêt de livres entre individus, on a justement pu à l’occasion du débat autour de Booxup découvrir cette semaine le site Inventaire.io, développé par le français Maxime Lathuilière. Ce projet s’appuie sur des logiciels libres ; il affiche des principes très clairs concernant la protection de la vie privée de ses utilisateurs et il est articulé avec un des communs de l’information les plus importants actuellement (la base ouverte Wikidata rassemblant les connaissances décrites dans Wikipédia).

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Le projet Inventaire.io cherche des développeurs pour l’aider à progresser, mais aussi bien entendu des utilisateurs pour faire grandir sa communauté. Sans doute la meilleure réaction possible à l’affaire Booxup est de se tourner vers de tels outils libres pour exercer nos droits au partage de la culture… tant qu’ils existent encore !


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels

La wikification de la Science comme nouvel horizon pour l’Open Access ?

mercredi 12 août 2015 à 17:59

En novembre dernier, je me souviens avoir participé dans le cadre du Paris Open Source Summit 2014 à une table-ronde sur l’Open Science. Lors de la séance de questions avec la salle, une discussion particulièrement intéressante a eu lieu à propos des liens entre l’Open Access et les licences libres. Pendant ma présentation, j’avais soutenu l’idée que pour aller vers une forme plus aboutie d’Open Science, il était nécessaire non seulement de rendre accessible les articles gratuitement en ligne, dans le cadre d’une démarche d’Open Access, mais aussi de faire en sorte qu’ils soient réutilisables en les plaçant sous licence libre. C’est une idée que j’ai développée à plusieurs reprises sur S.I.Lex, et notamment dans cet article : « L’Open Access sans licence libre a-t-il un sens ? »

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Image par h_pampel. CC-BY-SA. Source : Flickr

Les textes fondateurs du mouvement de l’Open Access, notamment la déclaration de Budapest de 2001, établissaient bien à l’origine un lien fort entre l’accès ouvert aux articles scientifiques et les licences libres, que ce soit pour la Voie Dorée ou la Voie Verte. Certains projets américains de publication scientifique comme PLoS (Public Library of Science) ont généralisé l’emploi des licences Creative Commons pour la diffusion des articles scientifiques.

Mais c’est encore loin d’être le cas pour l’ensemble des archives ouvertes ou des revues en libre accès, notamment en France, où l’utilisation des licences libres par les chercheurs est au mieux optionnelle et en pratique assez peu développée. Il a ainsi fallu attendre le début de l’année 2015 pour que la plateforme HAL en France offre formellement la possibilité à ses utilisateurs d’utiliser les licences Creative Commons. On aboutit donc au paradoxe que le développement de l’Open Access continue à se faire globalement en France « sous le signe du copyright », alors même que la propriété intellectuelle est souvent dénoncée comme un facteur d’enclosure du savoir scientifique (voir à ce sujet cette synthèse magistrale produite ce mois-ci par Hervé Le Crosnier : « A qui appartient la connaissance ?« ).

Pourquoi placer les articles scientifiques sous licence libre ?

Or lors de la table-ronde de l’Open Source Summit, un chercheur présent dans la salle a posé une question pour demander quels bénéfices au juste on pouvait attendre du passage des articles sous licence libre. Il comprenait en effet l’importance des licences libres dans le secteur du logiciel, dans la mesure où la réutilisation y joue un rôle essentiel. Un « Open Source » limité à l’accès au code source des logiciels n’aurait effectivement pas de sens. Mais dans sa pratique de chercheur, il avouait ne pas voir en quoi il était important de rendre les articles scientifiques « réutilisables ». Pour lui, le vrai bénéfice de l’Open Access est de permettre la libre consultation des articles, en dehors des restrictions imposées par les « paywalls » des éditeurs scientifiques. Leur simple lecture suffit pour pouvoir en extraire les idées et informations pertinentes. La disponibilité en ligne garantit par ailleurs la citabilité des articles et le fait de pouvoir y renvoyer les autres lecteurs par le biais de liens hypertexte.

J’avoue que la question était pleinement justifiée et qu’il n’est pas si simple de répondre à ces arguments. Mais après réflexion, je me souviens avoir effectué un parallèle avec l’encyclopédie en ligne Wikipédia pour essayer de faire comprendre l’intérêt des licences libres appliquées aux articles scientifiques. En dehors du logiciel libre, Wikipédia a en effet apporté la preuve depuis sa création du potentiel extraordinaire que pouvaient libérer les licences libres en lien avec la production collaborative de textes à des fins de diffusion de la connaissance.

Au-delà du simple Libre Accès, le passage d’une grande masse d’articles scientifiques sous licence libre aboutirait au final à la création d’une « Science wikifiée ». Chacun serait alors libre non seulement de consulter les articles scientifiques, mais aussi de les republier, de les recombiner et de les modifier pour les améliorer et les enrichir. Chaque article dans cet optique cesserait d’être un texte figé pour devenir une matière première susceptible d’évolution par enrichissement collaboratif. Un des bénéfices que l’on pouvait attendre du passage à une science « wikifiée » serait d’accroître la dimension collective de la production du savoir et de la détacher au niveau le plus fin de granularité des individus qui la produisent. Et c’est à mon sens un aspect essentiel pour passer de l’Accès Libre à une véritable Science ouverte (Open Science).

Le Wikiprojet Open Access/Signaling OA-ness

D’autres ont développé des idées similaires, comme Pier-Carl Langlais dont je vous conseille la présentation ci-dessous sur les liens entre les licences Creative Commons et les publications scientifiques.

Mais je suis récemment tombé sur la description d’un projet porté par la communauté des Wikipédiens, qui pourrait constituer une des façons de faire progresser de manière significative cette idée de « Science wikifiée ». Intitulé « Wikiproject Open Access/Signaling OA-ness« , ce projet a pour but premier de signaler clairement et simplement aux utilisateurs de Wikipédia quels sont les articles scientifiques cités dans les pages de l’encyclopédie qui sont disponibles gratuitement en Open Access (voir cette vidéo de présentation).

Cliquer sur l’image pour lancer la vidéo.

On comprend en effet l’intérêt de pouvoir mettre ainsi en avant les sources ayant servi à écrire les articles de Wikipédia. Mais le projet ambitionne d’aller plus loin, comme on peut le lire dans la description (je traduis) :

Le projet se donne pour objectif :

  1. De créer une base de données listant toutes les publications scientifiques écrites à ce jour. C’est plus simple qu’il n’y paraît.
  2. Au lieu de garder ces citations hébergées localement sur chacun des projets Wikimedia, de les rassembler dans Wikidata. Supposons pour schématiser qu’un article est cité par 10 articles de Wikipédia, existant dans 200 langages. Aujourd’hui, cela voudrait dire que la citation devrait être créée 2000 fois, ce qui est complètement inefficient. Si elle figurait sur Wikidata, elle pourrait alors être créée une seule fois et appelée ensuite à partir de cette première instance.
  3. En même temps que ce catalogue en perpétuelle évolution, si un article cité sur n’importe quel projet Wikimédia est en Open Access, il pourrait être automatiquement copié sur Wikisource, les différents médias qui l’accompagnent importés sur Wikimedia Commons, la citation dans Wikidata et enfin la référence dans Wikipédia ou partout où il est réutilisé […]
  4. On aboutirait au résultat que chaque fois qu’un article scientifique serait cité sur un projet Wikimédia, comme Wikipédia, alors un bot pourrait procéder à l’examen de cet article. Il pourrait inscrire cette citation dans Wikidata, vérifier si l’article est en Open Access, et si c’est le cas, copier le texte et les médias associés automatiquement et mettre en place une métrique pour évaluer comment cette citation est utilisée.

On voit bien avec un tel projet les bénéfices en terme de visibilité pour les articles en Open Access, liés notamment au fait que les références seraient incluses dans Wikidata et donc inscrites directement dans le web de données. Mais le projet n’est pas cantonné au seul signalement des ressources en libre accès. Il se propose aussi de centraliser les contenus via les différents projets Wikimedia : le texte des articles intégrant Wikisource ; les images, vidéos et sons associés pouvant intégrer de leur côté Wikimedia Commons. La description du projet indique d’ailleurs que des test d’import automatisé de contenus ont déjà eu lieu à partir de la base de données américaine PubMed Central.

Mais bien entendu, étant donné les principes de fonctionnement de Wikipédia, tout ceci n’est possible que si les articles à l’origine sont placés sous licence libre (CC0, CC-BY ou CC-BY-SA). Des articles simplement publiés en Open Access, mais sans licence libre associée ne pourront pas intégrer cette gigantesque archive de la Science ouverte que les wikipédiens ont l’ambition de constituer.

Une science wikifiée ou « githubisée » ?

Un tel projet s’approche de l’idée d’une « science wikifiée », sans toutefois complètement lui correspondre. En effet, une plateforme comme Wikisource dans laquelle les articles seront copiés a pour fonction de constituer une bibliothèque de textes de référence, mais elle n’est pas en elle-même une interface destinée à écrire collaborativement les textes. Cela signifie que les articles scientifiques importés sur Wikisource n’auront pas vocation à être modifiés, enrichis et prolongés, à l’image des articles de l’encyclopédie Wikipédia eux-mêmes.

Pour libérer pleinement le potentiel de l’Open Source, peut-être faut-il en défintive que la Science soit davantage « githubisée » que wikifié ». C’est l’idée défendue dans cet excellent article publié sur Slate en juillet dernier : « L’Open Source n’a pas (encore) révolutionné la science« . L’auteur (Lily Hay Newman) explique qu’il manque encore dans le domaine scientifique un site qui remplirait le même office que Github en matière de logiciels, en permettant la contribution de communautés à des projets. L’article pointe notamment l’importance de la gestion des versions et de la traçabilité des contributions. Il insiste aussi sur le fait que l’enjeu ne ne situe plus seulement au niveau des articles scientifiques, mais peut-être aussi surtout à celui des données de la recherche.

Plusieurs projets comme Synapse, Figshare, Authorea ou Dataverse sont en cours de développement et cherchent à mettre en place des architectures de production collaborative du savoir scientifique. La question des modèles économiques et de la gouvernance de ces plateformes reste cependant posée et c’est un point à propos duquel il convient d’être extrêmement vigilant pour éviter la reconstitution d’enclosures sur le savoir scientifique. En la matière, il est certain que les projets Wikimédia offrent des garanties importantes, étant donné leurs règles de fonctionnement et leur mode de financement.

***

On perçoit donc une profonde recomposition en cours du champ du libre accès aux productions de la recherche et il est certain dans un tel contexte que le lien avec les licences libres est fondamental pour l’accomplissement des promesses de l’Open Science.


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Twitter, le micro-plagiat et la physique quantique du copyright

jeudi 30 juillet 2015 à 00:03

On a assisté cette semaine à une multiplication d’articles relayant la nouvelle selon laquelle Twitter avait accepté de faire droit à des demandes de retrait de blagues recopiées dans des tweets pour violation du droit d’auteur.

Voici ce qu’en dit par exemple France24 :

Début juillet, Olga Lexell, rédactrice freelance basée à Los Angeles, a tweeté une blague – intraduisible en français – sur le régime alimentaire des hipsters. Dans les jours qui ont suivi, de nombreux utilisateurs ont copié-collé son message sur leur propre compte sans la créditer, ce qui l’a particulièrement agacée.

Quelques jours plus tard, une partie des tweets dupliqués ont été masqués par Twitter, laissant place à un message automatique : « Ce tweet a été retiré suite à une notification du détenteur des droits d’auteur. »

Ce n’est pas la première fois que la question se pose de savoir si des tweets peuvent être protégés par le droit d’auteur. Les premiers débats sur le sujet remontent au moins à 2009 et j’avais écrit plusieurs billets à cette époque pour creuser la question (ici ou ). Ce qui est nouveau ici, c’est que quelqu’un a revendiqué un tel droit d’auteur et obtenu avec facilité de la part de Twitter qu’il obtempère à ces demandes de retrait, suivant la procédure fixée par le DMCA (Digital Millenium Copyright Act – l’équivalent de notre LCEN – Loi sur la Confiance dans l’Economie Numérique, fixant les règles relatives à la responsabilité des hébergeurs).

Avec cette réaction, Twitter s’aventure sur un terrain relativement glissant. Car l’existence d’un tel « micro-plagiat » est tout sauf juridiquement évidente. Le droit d’auteur ressemble en effet par certains côtés à la physique quantique. Lorsqu’on s’enfonce dans l’infiniment petit, il semble frappé par un « principe d’incertitude« , à l’image de celui mis en évidence par Werner Heisenberg. Plus les créations sont brèves et plus il est difficile de déterminer a priori si l’on a affaire à un objet protégeable par le droit d’auteur. Ce phénomène a déjà pu être constaté pour la musique ou la vidéo, mais cela vaut aussi pour l’écrit et notamment la fameuse limite des 140 caractères de Twitter.

Originalité, es-tu là ? 

Le problème particulier posé par les tweets vis-à-vis du droit d’auteur renvoie à l’application hasardeuse des deux critères utilisés pour déterminer si l’on a affaire ou non à une « oeuvre de l’esprit » protégée :

Les oeuvres brèves ne sont a priori pas exclues du champ de la protection du droit d’auteur. L’exemple fameux des haïkus montre que des créations originales et mises en forme peuvent parfaitement tenir en quelques mots. Mais force est de constater lorsque l’on parcourt un fil Twitter que beaucoup de tweets ne satisfont certainement à aucun de ces deux critères. La plupart des messages relèvent de la pure banalité, de l’énoncé de faits ou de l’échange de propos informels, et voici ce que je disais à ce sujet dans un billet de 2009 :

Reconnaître le bénéfice du droit d’auteur à Twitter, c’est glisser sur une pente dangereuse qui pourrait déboucher sur une forme d’appropriation des mots du langage en eux-mêmes ou de pans de la réalité (faits, informations). Les conversations que nous échangeons dans nos vies quotidiennes à l’oral ne sont pas des œuvres de l’esprit et Twitter est très largement le reflet numérique de la conversation orale. Tout comme l’ont été auparavant le tchat ou les discussions sur les forums. Avec cette contrainte supplémentaire liée à la taille qui oblige à aller à l’essentiel et à réduire le message (le fait, l’information) en abaissant le niveau de mise en forme.

La jurisprudence récente est d’ailleurs venue confirmer que les formes courtes pouvaient avoir du mal à passer le test de la protection par le droit d’auteur. Une affaire a ainsi été jugée en mai 2014 dans laquelle le TGI de Paris a dû déterminer si les courts textes postés par les internautes sur le site « VDM-Vie de Merde » constituaient ou non des « oeuvres de l’esprit » protégées par le droit d’auteur.

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Les histoires sur le site « Vie de Merde », dont la plupart tiendraient dans un tweet…

Or la réponse du tribunal est intéressante, car elle fait justement intervenir les notions de brièveté et d’informel dans son raisonnement :

[…] l’anecdote suivante publiée sur le site viedemerde.fr : « Aujourd’hui, je suis malade. Mon boss m’appelle pour une urgence au boulot et me demande le mot de passe de mon ordi pour récupérer un e-mail important. Pas le choix, je le lui donne. Mon mot de passe est « job2merde ». VDM » n’est pas originale dans sa forme, la concision du texte et la structure du récit ne révélant rien de la personnalité de l’auteur, seul l’événement relaté ayant un intérêt, et l’idée qu’elle véhicule peut librement être reprise sans commettre d’atteinte au droit d’auteur de celui qui l’a publié.

Le jugement a été rendu à propos d’un histoire du site VDM en particulier, mais on peut en déduire que l’essentiel du contenu du site doit en réalité appartenir au domaine public, faute de pouvoir accéder à la protection du droit d’auteur. Ces textes brefs sont donc librement réutilisables, sans même avoir à créditer les personnes les ayant écrit, puisqu’elles ne peuvent revendiquer de droit moral sur ces objets qui ne sont pas des oeuvres.

Principe d’incertitude

Bien entendu, tout ceci ne signifie pas que des tweets ne peuvent pas constituer des oeuvres originales, mais au regard de cette jurisprudence, on peut estimer que seule une petite proportion des messages échangés sur le réseau de microbbloging serait considérée comme telle par un juge. Le problème, c’est qu’à ce niveau de granularité, il est extrêmement difficile de déterminer où commence et où s’arrête l’originalité. Ce critère pose d’ailleurs souvent des problèmes d’application (notamment en matière de photographie), mais pour de simples tweets, il va s’avérer redoutable à manier et c’est ce qui me conduit à parler d’un véritable « principe d’incertitude » du droit d’auteur appliqué à Twitter.

On peut prendre un exemple concret pour montrer à quel point il peut être difficile d’identifier un tweet comme une oeuvre protégée. Le compte @LANDEYves sur Twitter est spécialisé justement dans la diffusion de vannes, marquées par leur humour noir. Le tweet ci-dessous constitue une illustration de ce que l’on peut y lire :

Or ici, a-t-on affaire à une création originale et mise en forme ? La blague est assurément drôle, mais le mérite ne rentre pas en considération pour déterminer si l’on est en présence d’une oeuvre. L’auteur aurait en réalité sans doute les plus grandes difficultés à montrer à un juge qu’il a réussi à imprimer « l’empreinte de sa personnalité » à un texte aussi court. A ce stade de concision, la distinction fondamentale entre l’idée brute et son expression devient quasiment inopérante.

Pour d’autres tweets de ce compte, comme celui ci-dessous, la mise en forme est plus perceptible et il serait peut-être plus facile de retenir la qualification « d’oeuvre de l’esprit ».

Mais tout le problème est bien là : dans l’énorme subjectivité résultant du maniement des notions d’originalité et de mise en forme, qui fait planer une incertitude constante sur le caractère protégeable d’objets comme des tweets.

De minimis non curat praetor ?

Les juges américains ont déjà dégagé à propos des oeuvres courtes des critères plus quantitatifs, dont l’application est plus simple que celui de l’originalité. Au début des années 2000, les Beastie Boys avaient été accusés de contrefaçon pour avoir intégré dans leur morceau « Pass The Mic » un air composé par le flûtiste de jazz James Newton, qui avait la particularité de ne durer… que 6 secondes ! Les juges ont fini par donner raison au groupe new-yorkais, en appliquant à ce cas un principe ancien du droit : « De Minimis Non Curat Prateor« , autrement dit : « Les juges ne doivent pas s’occuper des causes insignifiantes« . Cela signifie que dans cette affaire, c’est bien la brièveté du morceau initial qui a fait que les juges n’ont pas considéré sa reprise comme une violation du droit d’auteur.

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Comment les Beastie Boys ont repris le morceau « Choir » de James Newton. Cliquez sur l’image pour écouter les deux morceaux.

Aussi incroyable que cela paraisse, c’est cette jurisprudence qui est à l’origine du fait que la durée des vidéos est fixée à 6 secondes seulement sur Vine (service racheté d’ailleurs par Twitter en 2013). Pressentant que leur outil pourrait soulever d’épineux problèmes de droit d’auteur, les créateurs de Vine ont pensé qu’en limitant les vidéos à 6 secondes, les utilisateurs pourraient plus facilement revendiquer le bénéfice du fair use (usage équitable), ce qui réduisait aussi d’autant les difficultés susceptibles de retomber sur la plateforme.

Pourtant, cette brièveté n’a pas empêché Vine de traverser des épisodes de turbulences liés à des accusations de violation du droit d’auteur. Le chanteur Prince a rapidement après l’ouverture du service envoyé des demandes de retrait pour des extraits de clips de 6 secondes postés par des utilisateurs. Et plus récemment, des chaîne de télé et des fédérations sportives ont également agi pour des vidéos Vine montrant les meilleurs moments de matchs de foot.

 Le micro-plagiat est donc bien une réalité avec laquelle les plateformes doivent compter, même si son appréciation reste complètement aléatoire.

Glissement vers une police privée du droit d’auteur

Le problème principal dans cette histoire, c’est avant tout la manière dont Twitter se comporte vis-à-vis de demandes de retrait dont le bien-fondé juridique, comme on vient de le voir, est tout sauf évident. Twitter met à disposition  – la loi l’y oblige aussi bien aux USA qu’en France – un formulaire de notification, permettant de signaler des contenus violant le droit d’auteur.

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Le formulaire de notification des demandes de retrait sur Twitter.

Or comme on le voit ci-dessus, ce formulaire demande  aux personnes lançant des accusations de violation du droit d’auteur de fournir des informations relativement détaillées. Mais il reste quand même très hasardeux pour les opérateurs de la plateforme de se prononcer ensuite sur la base de ces seuls éléments. Surtout que la loi prévoit qu’à partir du moment où un hébergeur comme Twitter a reçu le signalement d’une infraction, il est tenu de réagir « promptement » pour éviter d’engager sa propre responsabilité. Le site peut aussi décider de ne pas accepter de faire droit à la demande de retrait s’il la juge abusive, mais Twitter sera sans doute réticent à le faire, en raison du principe d’incertitude qui entoure le maniement du critère d’originalité.

Le résultat, c’est que l’on peut craindre que Twitter laisse passer de nombreuses demandes de retrait infondées, alors que sur le fond, les contenus incriminés n’étaient pas protégés par le droit d’auteur. Ce genre de pratiques – que l’on peut assimiler à du copyfraud (fraude de droit d’auteur ou revendication abusive de droits) est déjà fréquent sur une plateforme sur YouTube, où fonctionne de surcroît un système automatique de filtrage (Content ID) vérifiant en permanence si les contenus postés par les utilisateurs correspondent à une base d’empreintes fournies par les titulaires de droits. Ce dispositif fait droit à de nombreuses demandes de retrait abusives et pire encore, il est incapable de reconnaître des usages légitimes d’oeuvres protégées, comme la parodie normalement couverte par une exception au droit d’auteur ou le fair use aux Etats-Unis.

Cette semaine, on a appris qu’une plateforme comme WordPress avait reçu l’an dernier 43% de demandes de retrait abusives ou invalides pour violation du droit d’auteur. Automattic, la société qui administre cette plateforme de blogs, a une politique relativement courageuse de gestion de ces notifications abusives, qu’elle rejette pour protéger ses utilisateurs. Mais ce qui paraît encore manifestement abusif à l’échelle d’un billet de blog peut devenir beaucoup plus flou à discerner pour un simple tweet… Du coup, on peut penser que Twitter aura beaucoup plus de mal à résister aux pressions et la situation deviendrait bien pire encore si le site venait à mettre en place un système automatique de filtrage.

Au final, Twitter risque de se transformer peu à peu en une « véritable police privée du droit d’auteur », dérive classique des plateformes centralisées que dénonce régulièrement La Quadrature du Net. Outre le cas de Youtube, on voit par exemple les ravages que cette implication des intermédiaires dans la chasse aux contenus contrefaisants a pu provoquer sur un site comme SoundCloud. Forcé depuis 2013 sous la pression des ayants droit de déployer un système de  détection automatisée (robocopyright), le site est rentré en guerre ouverte avec une partie des communautés qui l’utilisaient, notamment les DJs pour diffuser leurs remix. Ces problèmes de gestion des droits d’auteur sont d’ailleurs en train d’acculer peu à peu la plateforme, qui pourrait bien finir par disparaître. 

***

Il est assez croustillant que ces crispations intervenues à propos du droit d’auteur et du plagiat sur Twitter aient explosé à propos de la reprises de simples blagues. Car jusqu’à présent, le domaine de l’humour était justement un de ceux qui étaient cités en exemple comme étant capable de se réguler sans avoir besoin de recourir au droit d’auteur. Des études américaines ont ainsi montré que les artistes de stand-up ont développé dans leur domaine leurs propres règles, admettant dans une certaine mesure la reprise de « vannes » entre artistes, un peu à la manière dont les choses se passent pour les chefs dans la grande cuisine, qui ne peuvent protéger leurs recettes, mais ont établi entre eux une sorte de « code d’honneur » régulant la reprise des idées.

Il faut croire que les réseaux sociaux rendent hélas difficilement applicables ce type de régulations « sociales » ou « communautaires », et ce d’autant plus que les comptes spécialement dédiés à l’humour se multiplient, en voyant leurs tweets de plus en plus repris sans ménagement dans les grands médias. Et les choses risquent hélas de s’envenimer à présent : On a appris en effet aussi cette semaine que le présentateur américain Conan O’Brien est poursuivi en justice par une personne qui l’accuse justement d’avoir réutilisé dans son show plusieurs de ses blagues postées sur Twitter, sans la créditer. Et elle lui réclame des centaines de milliers de dollars à titre de dommages et intérêts…

Ce type de comportements participent hélas de l’hystérisation actuelle autour des questions de droit d’auteur et de la tendance à vouloir en faire un principe universel de régulation des relations sociales. En 2009, dans le billet que j’avais consacré à la question de savoir si les tweets pouvaient être protégés par le droit d’auteur, j’écrivais :

Au final, on en vient à se demander si tenter d’appliquer les règles classiques du droit d’auteur à un objet emblématique du phénomène 2.0 comme Twitter ne revient pas à essayer de faire entrer des chevilles carrées dans des trous ronds. On arrive peut-être avec le micro-blogging à une limite, à partir de laquelle la propriété intellectuelle n’arrivera plus à trouver de prise, sauf à tomber dans l’absurde.

Cette fois, nous y sommes…


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Démonter la rhétorique des extrémistes du droit d’auteur

mardi 28 juillet 2015 à 06:51

Les premiers mois de l’année 2015 auront été marqués par le débat autour du rapport de l’eurodéputée Julia Reda sur la réforme du droit d’auteur en Europe. Les propositions avancées par la représentante du Parti Pirate ont suscité en réaction la formation de la plus large coalition d’acteurs pro-copyright depuis les années 90. Mais les discussion ont aussi été caractérisées par une radicalisation inquiétante du discours des ayants droit, à laquelle j’ai déjà consacré un billet dans S.I.Lex.

Mimi & Eunice. Par Nina Paley. Licence Copyheart. Please copy and share.

Leonhard Dobusch propose cette semaine sur le site de l’association Communia un article pour analyser justement la dérive de ce discours, qu’il appelle « extrémisme du droit d’auteur« . Il constate à juste titre que malgré son outrance, cette position est petit à petit en train de devenir la nouvelle « doxa » s’imposant en la matière, propagée par les nombreux lobbyistes oeuvrant dans le secteur, mais aussi largement reprise par les gouvernements et certains représentants élus. On a pu par exemple en voir encore une triste illustration ce mois-ci en France avec la publication au Sénat d’un rapport sur l’évolution d’Hadopi, qui constitue un véritable « catalogue du pire », comme l’a dénoncé la Quadrature du Net.

La progression de ces préjugés explique en large partie l’échec relatif du rapport Reda, qui n’a pu être adopté par le Parlement européen que dans une version lourdement amendée et vidée de bon nombre de ses propositions positives. Maintenant que cette échéance est passée et dans l’attente d’une proposition de nouvelle directive européenne par la Commission, Leonhard Dobusch propose une analyse très fine des rouages idéologiques à l’oeuvre dans cet « extrémisme du droit d’auteur ».

Son article a été publié sous licence CC0 sur le site de Communia, ce qui me permet de vous en proposer ici une traduction en français. Il me semble que tous les partisans de la réforme du droit d’auteur devraient lire et méditer soigneusement les réflexions ici présentées, car elles pourraient s’avérer précieuses pour repositionner notre stratégie et préparer le débat sur la nouvelle directive, dont l’issue va s’avérer crucial pour la décennie à venir.

« Connais ton ennemi et connais-toi toi-même; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. » – Sun Tzu.

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La rhétorique de l’extrémisme du droit d’auteur

Texte original par Leonhard Dobusch. traduction en français par Calimaq, sous licence CC0.

Beaucoup de bruit pour rien. A l’occasion de l’adoption par le Parlement européen d’une version de compromis du rapport d’évalutation de l’eurodéputée Julia Reda sur la directive européenne relative au droit d’auteur, la tentative du député Jean-Marie Cavada a été largement repoussée, qui visait à restreindre le droit de publier des images des bâtiments et des oeuvres d’art situés en permanence dans les espaces publics (« liberté de panorama »). La majorité qui avait soutenu cet amendement Cavada au Comité des affaires juridiques (JURI) a disparu face à une tempête de protestations, dont les Wikipédiens ont pris la tête pour défendre leur droit à inclure dans l’encyclopédie libre des images des monuments et des œuvres d’art.

Cependant, bien que la version finale du rapport ne suggère plus de restreindre la liberté de panorama, elle n’inclut pas non plus de disposition spécifique pour la protéger. A la place, chaque Etat-membre restera libre d’inscrire ou non une telle exception dans sa loi nationale sur le droit d’auteur. En un sens, ce résultat constitue un exemple typique des effets de l’extrémisme du droit d’auteur, largement répandu en Europe, qui arrive à bloquer même les propositions de réforme les plus raisonnables et les plus modérées.

Le spectre global des prises de position sur le droit d’auteur s’étale de l’abolitionnisme, à savoir des propositions prônant la suppression pure et simple du droit d’auteur, jusqu’à l’extrémisme du droit d’auteur à l’autre bout du spectre. L’abolition du droit d’auteur est cependant une position rarement défendue au cours des discussions. Bien que des auteurs comme par exemple Joost Smiers et Marieke van Schindel ont réussi à créer l’événement avec leur livre « No Copyright« , ces thèses n’ont pas marqué durablement le débat public. Et les thèses abolitionnistes poussées par des chercheurs libertariens comme Michele Boldrin, David K. Levine et leurs collègues n’ont pour l’instant joué qu’un rôle marginal dans les controverses scientifiques.

Pourtant, on observe dans le même temps que la rhétorique appelant à mettre en place des protections toujours plus extrêmes pour le droit d’auteur joue par contre un rôle majeur dans les discussions autour des évolutions législatives, sans pour autant être reconnue et désignée en tant que telle comme une forme d’extrémisme. Au lieu de cela, même les positions les plus radicales sont considérées comme parfaitement légitimes lorsqu’elles sont exprimées à l’occasion d’auditions devant des commissions, dans des rapports officiels ou à l’occasion de campagnes. En un sens, le discours dominant sur le droit d’auteur est fortement influencé par cet extrémisme, ce qui rend toute tentative de réforme modérée et équilibrée plus difficile, voire impossible.

Examiner de plus près les ressorts de cette rhétorique infatigable de l’extrémisme du droit d’auteur peut par conséquent s’avérer utile pour mieux connaître et  surmonter ce problème.

1) Il est toujours souhaitable d’instaurer plus de protection du droit d’auteur 

Les extrémistes du droit d’auteur soutiennent n’importe quelle extension de la protection accordée à ce droit, en appelant à des allongements de la durée de protection au-delà de 100 ans ou en militant pour de nouveaux droits, comme le droit voisin allemand sur les contenus de presse. En vertu de ce raisonnement, les extrémistes du droit d’auteur estiment que cette protection ne pourra jamais être « trop forte ». Dès lors, toute tentative pour réduire la protection actuellement applicable est considérée comme illégitime et assimilée à une attaque contre le droit d’auteur lui-même.

Pourtant, un tel préjugé ignore que si une protection trop faible peut effectivement conduire à une « Tragédie des Communs » (avec à la clé un tarissement de la création et une utilisation sous-optimale des oeuvres), trop de protection peut avoir exactement le même effet – situation que Michael Heller a appelé une « Tragedie des anti-communs » (voir aussi l’ouvrage « The Gridlock Economy« ). Avec l’accroissement de la durée et de la portée des protections du droit d’auteur, le processus de gestion des droits devient de plus en plus compliqué et coûteux, empêchant ainsi la création de nouvelles oeuvres et l’activité économique dépendant de l’accès aux oeuvres pré-existantes. En un sens, les protections du droit d’auteur obéissent aussi à l’adage populaire : « il ne faut pas abuser des bonnes choses ».

Un des exemples de ces problèmes d’anti-communs est celui des mashups dans la musique, qui recombinent des extraits de plusieurs morceaux différents pour créer de nouvelles compositions. Les mashups sont de plus en plus populaires sur les réseaux sociaux – David Wessel compte plus de 250 000 fans sur sa page Facebook « Mashup Germany » – mais ils ne passent pas à la radio et ne peuvent être vendus en téléchargement à cause des difficultés pour gérer les droits. Partager un mashup sur Internet (même sans but de profit) peut conduire à subir une demande de retrait pour violation du droit d’auteur ou même au blocage de son profil des plateformes comme SoundCloud. De ce fait, un genre musical créatif et florissant comme celui du mashup est marginalisé à cause de ce régime trop restrictif de protection du droit d’auteur.

La relation entre le niveau de protection du droit d’auteur et ses effets positifs sur la création et l’utilisation d’oeuvres adopte la forme d’un « U inversé », comme le montre le schéma ci-dessous. Vous pouvez voir les positions extrêmes à chacun des bouts de la courbe, avec d’un côté l’abolition du droit d’auteur et de l’autre le renforcement maximal de sa protection.

copyright_extremism_curve

2) Pas besoin de réforme pour adapter le droit d’auteur à Internet et aux nouvelles technologies

Lorsqu’on lit les réponses des principaux titulaires de droits aux questions posées dans la consultation publique de la Commission européenne sur le droit d’auteur, on pourrait être tenté de penser que nous vivons déjà dans le meilleur des mondes possibles. Mis à part le besoin de renforcement des mesures de protection et de lutte contre le piratage, la plupart des répondants ne voit aucune nécessité de réformer le droit d’auteur. Obtenir une autorisation individuelle pour chaque utilisation ou en passant par la gestion collective est considéré comme amplement suffisant.

Une telle affirmation ne manquera certainement pas de plonger dans la perplexité quiconque se heurte aujourd’hui aux nombreuses barrières érigées par le droit d’auteur sur Internet, même pour des activités aussi triviales que poster une vidéo tournée avec un téléphone portable, sans parler de ceux qui veulent s’engager dans de nouvelles pratiques créatives comme les remix, les mashups ou les mèmes. Jusqu’à une date récente, le droit d’auteur était un sujet de niche, concernant principalement des artistes professionnels et les industries créatives. Aujourd’hui, les pratiques quotidiennes des utilisateurs d’internet peuvent croiser les lois sur le droit d’auteur.

Par ailleurs, le régime actuel qui rend les exceptions et limitations au droit d’auteur seulement optionnelles – avec des mises en oeuvre différentes selon les pays de l’Union – est l’un des obstacles majeurs à la mise en place d’un marché unique numérique (voir à ce sujet le récent appel lancé par des juristes européens en faveur de la création d’un titre unique du droit d’auteur en Europe).

Ajoutons à cela que les avancées technologiques affectent l’équilibre entre les différents groupes d’acteurs impliqués. Alors que les bibliothèques pouvaient prêter des livres imprimés dans un cadre sécurisé, il n’y a pas de droit correspondant pour les livres numériques. A la place, les bibliothécaires se débattent avec des mesures de protection contre la copie (Digital Right Management – DRM) et des accords de licence restrictifs imposés par les éditeurs, qui empêchent parfois même des usages couverts par des exceptions prévues par la loi. L’état actuel du droit empêche la société de réaliser l’énorme potentiel offert par l’accès facilité aux œuvres au format numérique. Au contraire, le régime légal actuel rend l’usage des oeuvres numériques souvent plus difficile que les oeuvres imprimées (voir par exemple cette récente décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne à propos du droit des bibliothèques à numériser et à rendre disponibles les livres imprimés.)

3) Critiquer les restrictions imposées par le droit d’auteur revient à aider Google, Facebook et consorts

Les deux stratégies rhétoriques que nous venons de passer en revue constituent le genre de position représentées à l’extrémité droite du schéma ci-dessus. La troisième stratégie diffère des deux premières, dans la mesure où elle est seulement défensive, s’efforçant de discréditer les critiques adressées aux restrictions excessives imposées par le droit d’auteur. L’argument-clé consiste à affirmer que toute réduction du niveau de protection aura pour effet de booster les profits des fournisseurs de plateformes comme Google, Facebook ou Amazon, au détriment des revenus des créateurs. Pourtant, une telle issue n’est ni universellement vérifiée, ni inévitable.

En réalité, les grands fournisseurs de plateformes si souvent critiqués sont tout à fait capables de faire face à l’état actuel des lois sur le droit d’auteur. Ils disposent des ressources et d’une position sur le marché leur permettant de gérer les droits et de supporter les incertitudes provoquées par le flou juridique. Avec son algorithme Content ID, Youtube – le service de diffusion de vidéos de Google – arrive même à générer des revenus supplémentaires à partir du sac de noeuds que représentent les droits sur ces contenus, tout en créant une barrière à l’entrée pour ses concurrents. Il arrive un moment où un régime de droit d’auteur trop complexe et trop restrictif renforce la position dominante des grandes plateformes et les artistes indépendants finissent par en payer le prix (comme c’est arrivé par exemple à Zoe Keating). Moins d’attachement à la culture de l’autorisation préalable – c’est-à-dire à la gestion des droits par le biais de contrats entre individus – et plus de licences collectives (comme c’est le cas traditionnellement pour la radio) accroîtrait la diversité et la concurrence entre les fournisseurs de services en ligne.

Quelles conséquences sur la répartition des revenus entre les créateurs et les intermédiaires auraient des réformes envisagées, comme les nouvelles limitations au droit d’auteur (par exemple une exception en faveur du remix) ou un titre unifié du droit d’auteur en Europe ? Il est en fait difficile de le savoir a priori, car leur effet dépendra beaucoup de la manière dont de telles réformes seraient mises en oeuvre (par exemple avec des paiements forfaitaires accompagnant ces nouvelles exceptions). Mais les chances de rééquilibrage sont assurément compromises lorsque des contrats sont passés directement entre intermédiaires (comme l’a par exemple révélé la fuite récente d’un contrat conclu entre Sony Music et Spotify, qui contenait des clauses défavorables aux artistes).

Conclusion

Plus de dix ans après que l’Union européenne a adopté sa directive relative au droit d’auteur, nous pouvons constater un consensus grandissant sur la nécessite de changer la réglementation pour prendre en compte le potentiel d’internet et des nouvelles technologies numériques. Le Commissaire en charge de l’économie et de la société numérique, Günther Oettinger, a écrit dans un tweet : « Nous sommes au milieu du gué de la révolution numérique. Nous avons besoin d’une réforme du droit d’auteur« , et le rapport de la députée Julia Reda adopté par le Parlement européen met en lumière certains changements qui pourraient être opérés. Cependant, s’agissant de propositions concrètes de réforme, les politiciens « n’arrivent pas à demander une évolution réelle du droit d’auteur« , comme l’a souligné Paul Keller dans son analyse du rapport Reda. Il estime que la majorité des changements proposés à la réglementation du droit d’auteur restent inadaptés pour répondre aux défis à venir soulevés par la diffusion des technologies numériques et les facilités de partage des contenus sur le web.

Jusqu’à un certain point, il en est ainsi parce que l’extrémisme du droit d’auteur n’est pas identifié comme tel et traité comme il le mériterait. Imaginons un peu à quel point nous aurions déjà progressé si nous pouvions nous accorder collectivement sur ces trois vérités centrales dans le débat sur la réforme du droit d’auteur : (1) Les niveaux de protection du droit d’auteur peuvent parfois être trop bas (provoquant une utilisation sous-optimale des oeuvres) et parfois trop élevés (avec des durées de protection presque éternelles, une extension de la culture de l’autorisation préalable et toujours plus de champs d’activités soumis à des restrictions) ; (2) Internet et les nouvelles technologies numériques nécessitent des modifications dans la réglementation actuelle du droit d’auteur pour aboutir à un meilleur équilibre entre les intérêts des parties prenantes et (3) des protections plus faibles du droit d’auteur et des exceptions plus fortes (et mieux harmonisées) sont rarement dans l’intérêt des fournisseurs de plateformes et leurs effets sur la redistribution des revenus dépendront de la conception et de la mise en oeuvre concrète de ces propositions de réformes.

Lorsque ces vérités de base pourront constituer un point de départ partagé du débat en cours sur l’évolution du droit d’auteur, la question ne sera plus de savoir si nous avons besoin ou non d’une réforme, mais plutôt de déterminer quelle réforme nous voulons. Cela laissera encore largement la place au débat public, mais on peut espérer que la discussion serait alors plus riche et plus constructive.

 


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De nouvelles études confirment la valeur du domaine public pour l’innovation et la créativité

vendredi 24 juillet 2015 à 06:49

J’avais écrit en avril dernier un billet à propos d’un article scientifique qui proposait une méthode indirecte pour calculer la « valeur économique » des photographies appartenant au domaine public figurant sur Wikipédia. Ces chercheurs étaient arrivés à la conclusion que ces contenus généraient une valeur de 246 à 270 millions d’euros par an, en augmentant la visibilité des pages de l’encyclopédie et en réduisant les coûts de transaction pour les utilisateurs. En réalité, cette étude ne constituait que l’un des trois volets d’un rapport sur la valeur du domaine public, commandé par l’Intellectual Property Office au Royaume-Uni. Intitulé « Copyright and The Value Of Public Domain : An Empirical Assessment« , ce document est particulièrement intéressant, à la fois par sa méthodologie et ses résultats. Ses conclusions ont d’ailleurs fait l’objet au début du mois de juillet d’une présentation à l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), dans le cadre des travaux de cette institution sur le domaine public.

public domain

Cliquez sur l’image pour accéder au document.

Outre la partie sur la valeur des photos sur Wikipédia dont j’ai déjà parlé, ce rapport contient deux autres sections. L’une s’attache à la réutilisation d’oeuvres du domaine public par de petites entreprises créatives et essaie au travers d’une approche qualitative (conduite d’entretiens) de comprendre quels avantages ces acteurs tirent du domaine public et quelles stratégies ils déploient pour le valoriser. L’autre aborde la question du crowdfunding (financement participatif) et essaie d’observer si l’on peut faire un lien entre le succès de projets sur la plateforme Kickstarter et le fait qu’ils réutilisent des oeuvres du domaine public.

L’intérêt du domaine public pour les entreprises créatives

L’étude se penche sur 22 petites entreprises du secteur de la création réutilisant des contenus du domaine public pour produire des produits commerciaux. Par le biais de questionnaires, les chercheurs essaient de comprendre qu’est-ce qui change pour elles par rapport aux entreprises produisant des contenus originaux sur lesquelles elles peuvent revendiquer des droits de propriété intellectuelle ou les obtenir par le biais de licences vis-à-vis de tiers. Ils s’efforcent notamment de déterminer « comment ces entreprises font pour apporter une valeur ajoutée pour leurs clients et comment elles arrivent à garder un avantage compétitif alors qu’elles ne peuvent revendiquer une exclusivité sur les contenus sous-jacents, qui par le biais du domaine public, restent disponibles pour tous« .

jane

« Ever, Jane », un jeu de rôle interactif situé dans l’univers des oeuvres de Jane Austen, développé par la société Three Turn Productions interrogée dans le cadre de cette étude.

Les chercheurs synthétisent leurs résultats par une intéressante typologie en quatre catégories dans lesquelles se répartissent les entreprises observées, révélant différents modèles économiques pouvant être construits à partir du domaine public (je traduis) :

Un premier groupe de créateurs a été conduit à travailler avec des oeuvres du domaine public à travers des partenariats avec des entités publiques, comme des institutions culturelles ou des universités. Dans ces hypothèses, l’entreprise créative s’est engagée à produire un produit entrant dans un projet plus vaste visant à servir un intérêt public, mais a pu par la suite commercialiser certaines de ses productions couvertes par des droits de propriété intellectuelle. Nous appellerons cette approche le modèle du partenariat public.

Un second groupe d’entreprises commencent comme des innovateurs technologiques, par exemple en développant une plateforme en ligne interactive ou un appareil pour diffuser du contenu. Leur usage du domaine public reflète cette focalisation initiale sur la technique – soit qu’elles manquent de créatifs parmi leurs membres ou que le fait d’obtenir des contenus extérieurs par le biais de licences s’avère trop coûteux. Dans ces hypothèses, l’entreprise se concentre sur le développement d’une technologie qu’elle va « habiller » avec des contenus du domaine public. Souvent, les versions ultérieures du produit vont continuer à ajouter des contenus du domaine public à leur offre, après avoir constaté qu’il y avait une demande pour ces oeuvres non couvertes par le droit d’auteur. Ce groupe correspond au modèle des plateformes innovantes.

modèle

Quatre types de modèles économiques pouvant être construits à partir du domaine public.

Le troisième groupe des répondants correspondant à des membres d’une communauté des fans (fandoms) existante autour d’une oeuvre déjà dans le domaine public (Jane Austen, Sherlock Holmes, les oeuvres d’H. P. Lovecraft). Pour ces créateurs, la motivation est souvent de satisfaire une demande latente au sein de la communauté, par exemple en produisant des adaptations numériques d’une oeuvre existante ou en créant de nouvelles histoires basées sur le contenu original. Dans ces cas, les avantages à travailler avec des contenus du domaine public résident dans l’absence de restrictions aux usages transformatifs, ainsi que dans l’existence d’une large base de fans pour le produit. Nous avons appelé cette approche le modèle de la communauté de fans.

Enfin, certains des répondants ont rapporté utiliser le domaine public au sein d’une stratégie entrepreneuriale visant à atteindre des consommateurs sur un nouveau marché. Ces créateurs utilisent généralement les contenus du domaine public en combinaison avec un portfolio plus large de produits, incluant des contenus originaux produits et/ou licenciés par des tiers. Ces sociétés correspondent à des éditeurs de livres ou à des développeurs d’applications engagés dans le développement d’une gamme de produits. Leur intérêt pour le domaine public est en lien avec une demande pré-existante qu’ils pensent identifier sur un marché qu’ils connaissent. Nous avons utilisé pour eux l’appellation de modèle des utilisateurs-entrepreneurs. 

Outre cette typologie, l’étude dégage aussi certaines conclusions générales, applicables à tous les projets. Les répondants ne semblent pas particulièrement handicapés par l’absence d’exclusivité sur les matériaux qu’ils utilisent. Cette disponibilité peut même constituer un avantage, notamment pour les projets s’inscrivant dans le modèle de la communauté de fans, car le public peut alors devenir à son tour producteur et cette réciprocité offre des opportunités d’interactions intéressantes. Par contre, nombreux sont les projets qui déclarent avoir rencontré des difficultés pour déterminer clairement si des contenus appartiennent ou non au domaine public. Ils signalent aussi des problèmes pour accéder à des copies numériques d’oeuvres du domaine public, de bonne qualité et réutilisables. Plusieurs déclarent avoir pu trouver du soutien dans leur collaboration avec des institutions culturelles, comme des musées ou des archives, à la fois pour trouver des oeuvres et obtenir des informations pertinentes sur elles.

Oeuvres du domaine public et succès des projets sur Kickstarter

Un second champ d’étude de ce rapport a porté sur des projets créatifs présentés sur la plateforme de crowdfunding Kickstarter. Les chercheurs ont identifié que ces projets pouvaient se trouver dans quatre situations : 1) produire leurs propres contenus originaux, 2) obtenir via des licences le droit de réutiliser des contenus protégés par des droits d’auteur produits par des tiers, 3) réutiliser des contenus appartenant au domaine public, 4) mixer ces différentes approches.

ckick

Leur démarche a alors consisté à essayer de déterminer si la réutilisation de contenus du domaine public avait une incidence sur le succès des campagnes de crowdfunding et sur le niveau des montants récoltés. Pour cela, ils ont conduit des observations sur un échantillon de 1933 projets sur Kickstarter dans les domaines des publications, du jeu vidéo, du théâtre et de la bande dessinée.

Le résultat obtenu est assez intéressant. Ils constatent en effet que la réutilisation de contenus semble bien avoir une incidence sur le succès des projets, qu’il s’agisse de contenus protégés par le droit d’auteur ou de contenus appartenant au domaine public. Les chercheurs l’expliquent par le fait que sur les plateformes de financement participatifs, un des enjeux majeurs est la confiance que les internautes peuvent accorder aux porteurs de projets. Or être en mesure d’obtenir des autorisations pour réutiliser des oeuvres protégées constituerait un indice indiquant que l’on peut faire confiance à un porteur de projet. Les oeuvres du domaine public, de leur côté, permettraient aussi de réduire l’incertitude, car le fait qu’elles soient déjà connues du public donne un avantage compétitif aux projets, par rapport à d’autres où les internautes peuvent difficilement se faire une idée des oeuvres originales qu’on leur propose de financer.

findingsPar ailleurs, les résultats de l’étude montrent que l’incidence de la réutilisation du domaine public varie de manière non négligeable selon les types de création. Elle serait plus forte pour les bandes dessinées et le théâtre, encore perceptible pour le jeu vidéo et beaucoup moins sensible pour le secteur des publications. Les chercheurs interprètent ces variations en estimant que le public est davantage intéressé par les nouvelles adaptions d’oeuvres pré-existantes, qui lui permettent de les redécouvrir à travers un nouveau média. Par contre, la simple réédition d’oeuvres anciennes sans adaptation serait moins intéressante et attirerait moins de soutiens. C’est une autre manière de dire que le domaine public est attractif, mais à la condition de produire une valeur ajoutée créative sous la forme d’oeuvres dérivées.

***

Au final, ce type d’études s’avère extrêmement précieux, car il fournit des éléments objectifs attestant de la valeur du domaine public pour la créativité et l’innovation. Ces arguments permettent de répondre pied à pied à ceux qui veulent rallonger la durée des droits de propriété intellectuelle. Ils soulignent aussi l’intérêt d’introduire une définition positive du domaine public et de le protéger contre les tentatives de réappropriation (copyfraud).

A cet égard, le rapport contient cette phrase qui me paraît très juste :

Comme le démontrent les résultats de recherche présentés dans ce rapport, définir les limites du domaine public d’une manière que le public peut comprendre constitue un enjeu crucial pour s’assurer que la société sera en mesure de bénéficier de ces contenus et de produire de la valeur.

Il semble que cette idée de la définition positive du domaine public fasse sont chemin, y compris en France à présent, puisque la version de travail du projet de loi numérique préparé à Bercy par Axelle Lemaire qui est parue cette semaine dans la presse en contient une. On approche donc peut-être à présent d’une consécration législative du domaine public, en accord avec sa valeur économique et sociétale révélée par ce type d’études.


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