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I Have A Dream : une loi pour le domaine public en France !

samedi 27 octobre 2012 à 13:28

Cela plusieurs fois que j’évoque le sujet dans S.I.Lex ces derniers temps, mais voici une première tentative pour déterminer ce que pourrait être une loi pour le domaine public en France.

L’idée d’un tel texte m’est venue lorsque j’ai appris que le Ministère de la Culture projetait de faire voter une loi sur le Patrimoine en 2013. Il m’a semblé qu’il était indispensable de saisir cette occasion pour militer pour l’adoption d’une loi qui porterait à la fois sur le Patrimoine Et sur le Domaine public.

I Have A Dream. Par Dr Case. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Un tel projet vise deux objectifs complémentaires : l’un défensif et l’autre offensif.

Défensif, car il est urgent de protéger le domaine public à l’heure du numérique. Il a connu une lente érosion au fil du XXème siècle, du fait de l’allongement continuel de la durée des droits et de la mise en place des droits voisins. Mais avec la numérisation, il est également menacé par de nombreux stratagèmes mis en place pour faire renaître des couches de droits divers et variés (copyfraud). Alors que la numérisation devrait être l’occasion de diffuser largement le domaine public, en accord avec sa nature, les institutions culturelles (bibliothèques, musées, archives) qui assurent la numérisation portent dans leur immense majorité atteinte à son intégrité. La mise en place de partenariats public-privé pour la numérisation du Patrimoine est aussi une source grave d’atteintes potentielles, à cause des exclusivités consenties par les établissements publics aux firmes privées.

Pour ces raisons, si l’on veut que le domaine public ait encore un sens au XXIème siècle, il est essentiel de le consacrer et de le protéger par la loi. On ne peut plus laisser une question aussi essentielle relever du ressort des seuls établissements culturels et des collectivités dont ils dépendent, qui sont souvent mal armés pour aborder la question et engagés dans des logiques de dégagement de ressources propres qui peuvent les pousser à marchandiser le domaine public. Le domaine public doit être le même pour tous les citoyens en France, car derrière cette notion, c’est la liberté fondamentale d’accès à la Culture et le droit de créer à partir des oeuvres du passé qui sont en jeu.

L’autre objectif d’une telle loi serait de reprendre l’initiative et de passer à l’offensive sur de nouvelles bases en matière de réforme du droit d’auteur. Pour l’instant, c’est à partir de la question du piratage/partage des oeuvres en ligne que cette réforme est le plus souvent abordée, dans le climat de tension que l’on connaît. Des propositions structurées sont pourtant sur la table, autour de la reconnaissance du partage non-marchand, mais il est possible d’ouvrir un second front au sujet du domaine public, qui remplira un rôle complémentaire.

Il est bien entendu cependant que cette proposition vise le Parlement français et non le niveau européen. Cela a pour conséquence que l’on ne peut agir sur l’un des aspects essentiels qui concerne la réduction de la durée du droit d’auteur et des droits voisins. Une telle réforme, primordiale pour le domaine public, ne peut être mise en oeuvre que par les institutions européennes, car ce sont des directives qui fixent la durée des droits. Vous verrez cependant que cela n’empêche pas d’agir sur ce chapitre dans la loi française, mais seulement à la marge.

Les propositions qui suivent sont inspirées de plusieurs sources : le Manifeste pour le domaine public de Communia (texte essentiel), les Éléments pour la réforme du droit d’auteur de la Quadrature du Net, le rapport Open Glam pour l’ouverture des données et des contenus culturels ou le rapport du Comité des Sages européens sur les partenariats public-privé. On trouvera également des suggestions intéressantes dans le rapport récemment publié par la Fondation Terra Nova, qui consacre toute une partie à la question du domaine public à l’heure du numérique.

Je propose ici une liste d’une vingtaine de points de réforme législative. Il s’agit d’un premier essai et certains nécessitent encore d’être affinés, mais je voulais donner une vue d’ensemble du projet. Le projet est articulé autour de sept objectifs différents :

I) Consacrer explicitement la notion de domaine public dans le Code de Propriété Intellectuelle français

II) Simplifier le régime du domaine public et unifier la durée des droits

III) Limiter le champ d’application du droit d’auteur

4) Empêcher les atteintes à l’intégrité du domaine public

5) Encadrer strictement les partenariats public-privé de numérisation

6) Élargir le domaine public par le versement d’oeuvres récentes

7) Créer des mécanismes pour rendre effectif le domaine public

Je terminerais par des questions sur la portée d’un tel projet de loi, car le domaine public peut être conçu d’une manière plus ou moins extensive.

Tous ces points sont soumis à la discussion. Je n’ai bien entendu pas réponse à tout et je lance un appel à l’intelligence collective pour aboutir à la meilleure mise en forme juridique. N’hésitez pas à laisser des commentaires sous le billet pour critiquer certains points ou proposer des éléments supplémentaires.

J’ai un rêve ! Que la France, pays de Beaumarchais et du droit d’auteur, devienne aussi le premier à adopter une loi pour le domaine public !

***

I Consacrer explicitement la notion de domaine public dans le Code de Propriété Intellectuelle français

L’expression même de « domaine public » ne figure dans aucun texte de loi. Il s’agit en réalité d’une simple construction doctrinale que les juristes ont dégagé au fil du temps. Le domaine public ne dispose en l’état actuel que d’une définition négative, tirée du fait que les droits patrimoniaux sont limités dans le temps. Cette absence de définition expresse est une source de fragilité pour le domaine public et l’idée ici est de lui donner une définition positive pour le renforcer, en agissant sur différents articles.

1° Préciser la définition de l’oeuvre de l’esprit en consacrant dans la loi les critères d’originalité et de mise en forme

Le domaine public n’est pas seulement constitué des œuvres pour lesquelles les droits patrimoniaux sont arrivés à expiration. Y figurent également les créations qui n’accèdent jamais à la protection, faute de rentrer dans la catégorie des œuvres de l’esprit, telles que définies à l’article L.111-1 du Code. Les juges considèrent que les créations doivent remplir deux critères pour constituer des œuvres de l’esprit : être originales et bénéficier d’une mise en forme.

Pour consacrer explicitement la notion de domaine public, on peut agir sur l’article 111-1 en précisant explicitement les deux critères sus-mentionnés et en indiquant que les créations qui ne les remplissent pas appartiennent au domaine public.

Article L. 111-1 :

L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.

Modifications proposées :

Constitue une œuvre de l’esprit, la création originale, portant l’empreinte de la personnalité de son auteur et bénéficiant d’une mise en forme.

Une création ne satisfaisant pas à l’un de ces critères appartient au domaine public.

Il est important de consacrer explicitement le critère de l’originalité, car certains titulaires de droits comme les photographes demandent en ce moment sa suppression. Cela aurait pour effet que toutes les créations, même les plus banales, seraient protégées par le droit d’auteur et le domaine public se verrait diminué d’autant.

2° Inscrire explicitement la notion de domaine public à l’article relatif à la durée des droits.

Article L123-1

L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son oeuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire.

Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent.

Modifications proposées :

Au terme de ce délai, l’oeuvre appartient au domaine public.

Simple, mais le dicton a raison, cela va toujours mieux en le disant ! Vous verrez par la suite que l’on a besoin que le domaine public soit mentionné dans le Code pour que la notion puisse produire des effets plus précis ailleurs.

II Simplifier le régime du domaine public et unifier la durée des droits

Un des problèmes qui affectent le domaine public et nuit à l’effectivité de la notion réside dans la difficulté à calculer la durée des droits. La loi française est en effet remplie d’exceptions au principe « vie de l’auteur plus 70 ans ». Il pourrait être simple d’agir à ce niveau pour supprimer ces complications et unifier le mode de calcul de la durée des droits au maximum.

3° Supprimer les prorogations pour années de guerre

Article L123-8

Les droits accordés par la loi du 14 juillet 1866 sur les droits des héritiers et des ayants cause des auteurs aux héritiers et autres ayants cause des auteurs, compositeurs ou artistes sont prorogés d’un temps égal à celui qui s’est écoulé entre le 2 août 1914 et la fin de l’année suivant le jour de la signature du traité de paix pour toutes les oeuvres publiées avant cette dernière date et non tombées dans le domaine public le 3 février 1919.

Article L123-9

Les droits accordés par la loi du 14 juillet 1866 précitée et l’article L. 123-8 aux héritiers et ayants cause des auteurs, compositeurs ou artistes sont prorogés d’un temps égal à celui qui s’est écoulé entre le 3 septembre 1939 et le 1er janvier 1948, pour toutes les oeuvres publiées avant cette date et non tombées dans le domaine public à la date du 13 août 1941.

Ces prorogations compliquent énormément le calcul de la durée des droits. Elles ont déjà été passablement neutralisées par la Cour de Cassation, mais elles subsistent dans le domaine de la musique. La proposition consiste ici simplement à supprimer ces deux articles.

4° Suppression de la prorogation de 30 ans bénéficiant aux auteurs « Morts pour la France »

Article L123-10

Les droits mentionnés à l’article précédent sont prorogés, en outre, d’une durée de trente ans lorsque l’auteur, le compositeur ou l’artiste est mort pour la France, ainsi qu’il résulte de l’acte de décès.

 Au cas où l’acte de décès ne doit être ni dressé ni transcrit en France, un arrêté du ministre chargé de la culture peut étendre aux héritiers ou autres ayants cause du défunt le bénéfice de la prorogation supplémentaire de trente ans

Là-aussi, ce bonus de 30 ans accordé aux auteurs « Morts pour la France » – unique en Europe – complique énormément le calcul de la durée des droits (on va d’ailleurs cruellement s’en rendre compte lorsqu’il s’agira de célébrer le centenaire de 14-18). Pour unifier le régime du domaine public, cet article est à supprimer.

5° Supprimer le régime particulier des oeuvres posthumes

Article L123-4

Pour les oeuvres posthumes, la durée du droit exclusif est celle prévue à l’article L. 123-1. Pour les oeuvres posthumes divulguées après l’expiration de cette période, la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication.

 Le droit d’exploitation des oeuvres posthumes appartient aux ayants droit de l’auteur si l’oeuvre est divulguée au cours de la période prévue à l’article L. 123-1.

 Si la divulgation est effectuée à l’expiration de cette période, il appartient aux propriétaires, par succession ou à d’autres titres, de l’oeuvre, qui effectuent ou font effectuer la publication.

Pour les oeuvres posthumes, non divulguées du vivant de l’auteur, la loi accorde un droit spécial de 25 ans, bénéficiant aux propriétaires du support physique en cas de publication, même lorsque l’oeuvre est dans le domaine public.

Ce régime est aberrant. Il conduit à des situations pathologiques, comme ce fut le cas avec Les Boréades de Rameau ou plus récemment avec des manuscrits inédits de James Joyce. Cette exception provoque également des effets choquants : c’est sur cette base par exemple que le département de la Dordogne revendique un copyright sur les peintures des grottes de Lascaux, au motif qu’il s’agirait d’oeuvres posthumes (!!!).

La justification de ce régime des oeuvres posthumes (inciter les propriétaires à publier les oeuvres) est insuffisante au regard de l’atteinte à l’intégrité du domaine public. Le bénéfice des droits durant 25 ans aux propriétaires en cas de publication après l’expiration des droits est à supprimer (enlever le dernier paragraphe).

6° Simplifier l’application internationale du droit d’auteur

La durée des droits varient selon les pays. En cas de mise en ligne, à quelle loi dont-on se référer ? La question s’était posée lorsque l’éditeur Gallimard avait demandé à Wikisource le retrait de textes qui avaient été mis en ligne sur la plateforme à partir du Canada.

A l’heure du numérique, où le domaine public a vocation à être numérisé pour être publié sur Internet, il est important de clarifier ces questions d’application internationale du droit d’auteur.

Pour résoudre ce problème, le manifeste de Communia propre la règle suivante :

Quand des œuvres tombent dans le domaine public structurel dans leur pays d’origine, ces œuvres doivent être considérées comme appartenant au domaine public structurel dans tous les autres pays du Monde. Quand dans un pays, une entité n’est pas soumise au droit d’auteur parce qu’elle tombe sous le coup d’une exclusion spécifique, soit parce qu’elle ne satisfait pas l’exigence d’originalité, soit parce que le terme de protection a expiré, il ne doit pas être possible pour qui que ce soit (l’auteur compris) d’invoquer le droit d’auteur dans un autre pays pour retirer cette œuvre du domaine public structurel.

A voir comment la traduire en droit et où l’insérer dans le Code (suggestions bienvenues en commentaires).

III Limiter le champ d’application du droit d’auteur

Le droit d’auteur, dans ses composantes patrimoniales et morales, s’applique très largement en France, alors que d’autres pays montrent l’exemple d’un champ d’application plus restreint. On peut s’inspirer de ces propositions pour élargir la sphère du domaine public et le rendre plus effectif.

7° Supprimer la protection spécifique des titres d’oeuvres

Article L112-4

Le titre d’une oeuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’oeuvre elle-même.

Nul ne peut, même si l’oeuvre n’est plus protégée dans les termes des articles L. 123-1 à L. 123-3, utiliser ce titre pour individualiser une oeuvre du même genre, dans des conditions susceptibles de provoquer une confusion.

Aux Etats-Unis, les titres des oeuvres sont exclus de la protection du droit d’auteur et appartiennent donc au domaine public. Cela ne signifie pas qu’ils ne puissent faire l’objet d’aucune protection, mais les titulaires doivent pour cela recourir au droit des marques.

Eu égard à la nature informative des titres, il paraît plus logique de supprimer cette protection accordée au titre du droit d’auteur.

8° Introduire en droit français la distinction oeuvres utiles/oeuvres artistiques

Aux Etats-Unis encore, les articles utiles (useful articles) ne peuvent être protégés par le droit d’auteur :

A “useful article” is an object that has an intrinsic utilitarian function that is not merely to portray the appearance of the article or to convey information. Examples are clothing; automobile bodies; furniture; machinery, including household appliances; dinnerware; and lighting fixtures. An article that is part of a useful article, such as an ornamental wheel cover on a vehicle, can itself be a useful article.

Un même système existe en Angleterre pour les objets tridimensionnels, qui ne peuvent être protégées par le droit d’autreur que s’ils constituent des « oeuvres d’artisanat d’art » (works of artistic craftmanship) (voir la fameuse affaire des casques de Stormtrooper).

Cette distinction entre les articles utiles et les oeuvres fait que des domaines ne sont en principe pas protégeables par le droit d’auteur (les costumes, les articles de mode, etc). Cette conception de la protection, qui recentre le droit d’auteur sur les oeuvres de l’esprit au sens propre, élargirait le domaine public et empêcherait l’application du droit d’auteur dans une sphère pour laquelle il n’a manifestement pas été conçue (des juges ont par exemple déjà considéré qu’une notice d’aspirateur était une oeuvre de l’esprit !).

Cette réforme reprendrait aussi les idées de Richard Stallman, qui demande depuis longtemps de distinguer selon les différentes catégories d’oeuvres et que les « oeuvres utilitaires » reçoivent un traitement différent.

Pour introduire ce genre de raisonnement en droit français, il faut agir sur l’article L.112-1 qui consacre au contraire la théorie dite de « l’unité de l’art » :

Article L112-1

Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.

Il faudrait ici supprimer « ou la destination » « et indiquer que les « oeuvres utiles » sont exclues du champ de la protection.

A voir cependant comment introduire exactement cette distinction et éviter que son application en justice ne soit trop aléatoire (commentaires bienvenus ici si vous avez des idées sur ce point).

9° Limiter le droit moral à la durée de la vie de l’auteur

En France, le droit moral est dit perpétuel et il dure par-delà de la mort de l’auteur, même une fois que l’oeuvre est entrée dans le domaine public. Après la disparition de l’auteur, ce sont ses ayants droit qui exercent le droit moral à la place de l’auteur réel.

Même si l’on peut comprendre la philosophie qui est derrière ce mécanisme, on a écrit des livres entiers sur les abus auxquels peuvent se livrer les ayants droit dans l’exercice du droit moral de leurs aïeuls.

Si le droit d’auteur est un droit lié à la personne de l’auteur,comme l’indique lui-même le Code, il serait bien plus logique, qu’à l’instar du droit à l’image par exemple, le droit moral soit limité à la vie de l’auteur et qu’il soit le seul à pouvoir l’exercer. Le régime du domaine public n’en serait que plus clair.

Ce système d’un droit moral limité à la vie de l’auteur est déjà appliqué par d’autres pays, en Allemagne par exemple ou au Canada.

Pour introduire cette conception en France, il faut agir sur l’article L. 121-1 :

Article L121-1

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur.

L’exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires.

Indiquer « Ce droit est attaché à sa personne et persiste pour la durée de sa vie ». Supprimer l’adjectif perpétuel et les deux dernières phrases.

10° Préserver le domaine public incorporé dans des oeuvres composites

Article L113-2

Est dite composite l’oeuvre nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière.

Article L113-4

L’oeuvre composite est la propriété de l’auteur qui l’a réalisée, sous réserve des droits de l’auteur de l’oeuvre préexistante.

Il faut éviter, quand des oeuvres du domaine public sont incorporées dans de nouvelles oeuvres par des créateurs, qu’elles soient à nouveau soumises au droit d’auteur. Je parle ici bien d’oeuvres composites, intégrant des oeuvres du domaine public sans les modifier, et pas d’oeuvres dérivées qui les transforment.

Pour ce faire, on pourrait ajouter à l’article L.113-4 la phrase suivante :

« Lorsque l’oeuvre composite incorpore une ou des oeuvres appartenant au domaine public, elles ne peuvent être considérées comme la propriété de l’auteur l’ayant réalisée. « 

(Suggestions bienvenues sur ce point pour améliorer la formulation)

11° Garder le domaine public réutilisable en cas de simples rééditions d’oeuvres

Lorsque des oeuvres du domaine public font l’objet de rééditions, il est fréquent que les mentions de copyright indiquent « Tous droits réservés » pour l’intégralité de l’ouvrage, bloquant toutes formes de réutilisation de l’oeuvre du domaine public « encapsulée » dans la réédition.

Sans nier qu’une réédition puisse apporter des éléments originaux protégeables (mise en page, maquette, polices de caractères, préface, notes, tables des matières, index, etc), il faut empêcher que les rééditions « neutralisent » complètement le domaine public et aboutissent à une réappropriation des oeuvres.

(Suggestions bienvenues ici aussi  pour traduire ces idées en droit).

12° Instaurer un « test en trois étapes à l’envers » pour prévenir les atteintes futures au domaine public

Le domaine public est juridiquement fragile et il ne suffira pas de faire entrer sa définition dans le Code pour le protéger. Il peut être menacé par l’allongement de la durée des droits (mais c’est au niveau européen qu’il faut agir sur ce point). Il peut aussi subir des attaques d’une autre nature, lorsque de nouveaux objets reçoivent une protection. Nous risquons d’en avoir un triste exemple en France si la fameuse Lex Google est adoptée qui créerait un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse.

La prolifération de ces nouvelles couches de droit ne peut que nuire au domaine public et il faut au maximum encadrer la possibilité d’introduire de nouvelles restrictions.

Le manifeste du domaine public de Communia formule cette exigence de protection de cette façon, mais appliquée à la durée des droits :

Tout changement de l’étendue de la protection par le droit d’auteur (y compris toute définition de nouveaux objets protégeables ou toute expansion des droits exclusifs) doit prendre en compte ses effets sur le domaine public. Un changement de la durée de protection du droit d’auteur ne doit pas s’appliquer rétroactivement aux œuvres déjà protégées. Le droit d’auteur est une exception de durée limitée au statut de domaine public de notre culture et notre savoir partagés. Au 20ème siècle, l’étendue du droit d’auteur a été significativement étendue, pour satisfaire les intérêts d’un petit groupe de détenteurs de droits et au détriment du public dans son ensemble. De ce fait, la plus grande part de notre culture et notre savoir partagés s’est retrouvée soumise à des restrictions liées au droit d’auteur ou techniques. Nous devons faire en sorte que cette situation n’empire pas (au minimum) et s’améliore significativement dans le futur.

Il me semble que l’on pourrait introduire un mécanisme de protection dans la loi en introduisant une sorte de « test en trois étapes à l’envers », auquel serait soumis le législateur. Ce test limiterait la possibilité que la loi porte atteinte au domaine public, en allongeant les droits ou en accordant une protection à de nouveaux objets.

(Suggestions bienvenues pour donner corps à cette idée).

IV Empêcher les atteintes à l’intégrité du domaine public

C’est sans doute le point essentiel de ce projet, car il vise à empêcher les pratiques dites de copyfraud, qui consistent à revendiquer illégitimement des droits sur le domaine public pour se le réapproprier ou restreindre sa réutilisation. Ces nouvelles couches de droits utilisées pour recouvrir le domaine public peuvent avoir plusieurs natures : droit d’auteur (copyfraud proprement dit), mais aussi droit des bases de données, droit des informations publiques, domanialité publique, clauses contractuelles, etc.

Pour empêcher les atteintes à l’intégrité du domaine public, il va s’agir à chaque fois de « neutraliser » la possibilité d’utiliser des droits de nature différente pour imposer des restrictions à sa réutilisation.

13° Les reproduction fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartenant au domaine public doivent aussi être dans le domaine public

Ce point renvoie aux pratiques des très nombreux musées, bibliothèques et services d’archives en France estimant qu’ils bénéficient d’un droit d’auteur sur les reproductions numériques d’oeuvres appartenant au domaine public qu’elles produisent et diffusent.

Normalement, un tel usage du droit d’auteur est sans valeur, car la reproduction numérique d’une oeuvre ne créée par une « nouvelle oeuvre », faute d’originalité.

Cela vaut pour une reproduction opérée automatiquement (scanner), mais des instituions culturelles, et notamment les musées, ont développé une « tactique » particulière plus difficile à contrer juridiquement : ils font effectuer les reproductions d’oeuvres par des photographes à qui ils reconnaissent un droit d’auteur et se le font céder pour pouvoir apposer un copyright « Tous droits réservés » sur les reproductions et en contrôler totalement l’usage. C’est ainsi par exemple que procède la RMN.

Le problème, c’est que les tribunaux en France sont partagés concernant ce type de pratiques. Certaines cours ont débouté des photographes qui revendiquaient des droits sur des clichés de tableaux, mais d’autres ont accepté leurs prétentions, y compris des cours d’appel.

Pour lever cette incertitude et empêcher que le droit d’auteur soit ainsi détourné pour verrouiller le domaine public, il faut indiquer explicitement dans le Code que les reproductions fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartiennent au domaine public comme les oeuvres originales reproduites. Ce principe a déjà été consacré dans la jurisprudence aux Etats-Unis, à l’occasion de la décision Bridgeman Art library v. Corel Corp.

C’est aussi la position officielle de Wikimedia Commons, qui ne reconnaît pas la validité des copyrights apposés sur les reproductions d’oeuvres du domaine public :

les représentations fidèles des œuvres d’art du domaine public en deux dimensions sont dans le domaine public et les exigences contraires sont une attaque contre le concept même de domaine public

Pour consacrer ce principe en droit français, on peut imaginer introduire un nouvel alinéa à l’article L.111-1 qui donne la définition des oeuvres de l’esprit et dans lequel, j’avais imaginé inséré les termes « domaine public » (voir 1°). Cela donnerait :

Les reproductions fidèles d’oeuvres de l’esprit en deux dimensions appartenant au domaine public appartiennent elles-aussi au domaine public. La personne qui les réalise ne peut prétendre au bénéfice du droit de propriété décrit au présent article.

Pourquoi limiter cette règle aux oeuvres en deux dimensions ? Parce que les photographies d’objets (statues, monuments, etc) offrent plus facilement prise à l’originalité, le photographe bénéficiant d’une plus grande latitude dans le choix de l’angle de prise de vue. Mais  de telles photos doivent néanmoins être originales pour pouvoir bénéficier de la protection du droit d’auteur.

14° Empêcher la neutralisation du domaine public par le droit des bases de données

Le droit des bases de données pose un réel problème au domaine public, car il permet de faire renaître une couche de droits sur les oeuvres numérisées figurant sur un site internet, dans une bibliothèque numérique ou dans une base de données.

 Le droit dit sui generis reconnu aux producteurs de bases de données leur permet d’interdire des extractions substantielles du contenu ou des extractions non substantielles répétées visant à reconstituer le contenu de la base.

Dans la pratique, beaucoup d’établissements culturels utilisent le droit des bases de données de manière abusive, pour interdire purement et simplement toute utilisation des contenus numérisés qu’is diffusent, même quand il s’agit d’oeuvres du domaine public numérisées.

Pour que le droit des bases de données ne puisse être utilisé pour neutraliser le domaine public, on peut agir sur l’article L.342-1 :

Article L342-1

Le producteur de bases de données a le droit d’interdire :

1° L’extraction, par transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d’une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d’une base de données sur un autre support, par tout moyen et sous toute forme que ce soit ;

2° La réutilisation, par la mise à la disposition du public de la totalité ou d’une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base, quelle qu’en soit la forme.

Ces droits peuvent être transmis ou cédés ou faire l’objet d’une licence.

Le prêt public n’est pas un acte d’extraction ou de réutilisation.

Ajouter un alinéa précisant :

Lorsqu’une base de données contient des oeuvres appartenant au domaine public, le producteur de la base ne peut interdire, ni s’opposer à leur extraction et leur réutilisation.

15° Empêcher que la réutilisation d’oeuvres du domaine public soit entravée sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 relative aux informations publiques

Plusieurs institutions culturelles considèrent qu’en numérisant des oeuvres du domaine public, elles produisent des données (des suites de 0 et de 1) relevant du champ d’application de la loi du 17 juillet 1978 sur les informations publiques.

Cette interprétation a un effet redoutable, car cette loi de 1978 , si elle n’autorise pas en principe les administrations à s’opposer à la réutilisation des informations, leur permet de la soumettre au paiement d’une redevance, notamment pour les usages commerciaux (exemple). On peut donc dire que la loi de 1978 constitue une sorte de « voie royale » pour mettre en place un système de domaine public payant. De plus, les institutions culturelles bénéficient d’un régime dérogatoire complexe, dit exception culturelle, qui leur donne une plus grande marge de manœuvre pour poser des restrictions à la réutilisation.

Il n’est pas certain que cette application détournée de la loi sur les informations publiques tienne la route juridiquement, mais il paraîtrait plus sûr de la modifier afin qu’elle ne puisse plus servir à faire renaître une couche de droits sur le domaine public.

Voici l’article qui définit ce que sont les informations publiques :

Article 10

Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus [...]

Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents :

a) Dont la communication ne constitue pas un droit en application du chapitre Ier ou d’autres dispositions législatives, sauf si ces informations font l’objet d’une diffusion publique ;

b) Ou produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er dans l’exercice d’une mission de service public à caractère industriel ou commercial ;

c) Ou sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Deux stratégies sont possible pour protéger le domaine public : on peut modifier la loi pour faire en sorte que les informations produites à l’occasion de la numérisation du domaine public soient exclues de la définition des informations publiques.

Pour ce faire, il faut ajouter un d) à cet article, rédigé comme suit :

d) ou correspondant à des œuvres appartenant au domaine public

L’autre option serait de considérer que les informations produites à l’occasion de la numérisation du domaine public sont bien des informations publiques au sens de la loi (cela n’a pas que des inconvénients comme on le verra plus loin), mais d’empêcher les institutions culturelles de poser des restrictions.

On peut pour ce faire agir sur l’article 11 de cette loi, celui qui énonce la fameuse « exception culturelle ».

Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées sont fixées, le cas échéant, par les administrations mentionnées aux a et b du présent article lorsqu’elles figurent dans des documents produits ou reçus par :

 a) Des établissements et institutions d’enseignement et de recherche ;

 b) Des établissements, organismes ou services culturels.

Il s’agirait de lui ajouter un alinéa, rédigé comme suit :

Néanmoins, s’agissant des informations contenues dans des documents correspondant à des œuvres du domaine public, les établissements mentionnés ci-dessus ne peuvent empêcher leur réutilisation, ni la soumettre au respect de conditions, hormis celles énoncées à l’article 13 de cette loi.

NB : article 13 = données personnelles

16° Empêcher les interférences entre le domaine public au sens de la propriété intellectuelle et le domaine public au sens de la domanialité publique

Il existe en réalité deux domaines publics différents en droit : un relevant de la propriété intellectuelle et un autre relevant de la domanialité publique. En droit administratif, ce domaine public s’entend des biens appartenant à l’État, à des collectivités locales et à des établissements publics et affectés à un service public.

L’article L.2112-1 du Code Général de la Propriété des Personnes Publiques indique que « font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire, les biens présentant un intérêt du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique ». Une liste figure ensuite qui inclut notamment dans cette catégorie les exemplaires du dépôt légal, les archives publiques, les archives privées entrées dans les collections publiques, les collections des musées, les collections de documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques.

Ces ensembles peuvent donc tout à fait correspondent à des oeuvres du domaine public, compris au sens de la propriété intellectuelle cette fois. Or une partie de la doctrine estime que la propriété que possèdent les personnes publiques sur les objets physiques se « transmet »‘ aux versions qu’elles produisent à l’occasion de la numérisation du patrimoine. Sur ce fondement, elles seraient en mesure d’en conditionner la réutilisation.

Cette théorie, qui n’a pas été confirmée par la jurisprudence, est contestée par d’autres spécialistes de ces questions. Mais certains établissement sont déjà tentés d’utiliser la domanialité publique pour contrôler l’usage du domaine public numérisé. Les mentions légales de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, indiquent ainsi :

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l’article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

Pour éviter que ce type de revendications ne dérive vers une nouvelle couche de droits recréés sur le domaine public, il faut modifier le Code de Général de la Propriété des Personnes Publiques afin d’empêcher les interférences entre les « deux » domaine publics.

Je ne suis pas assez spécialiste de ces matières pour proposer pour l’instant une solution, mais j’en appelle à ce qui pourraient faire des suggestions en ce sens.

17° Empêcher que la réutilisation d’oeuvres du domaine public soit entravée par des clauses contractuelles

Les sites qui diffusent des documents du domaine public numérisés peuvent comporter des conditions, assimilables à des clauses contractuelles, qui vont engager les utilisateurs et fixer des restrictions à la réutilisation du domaine public.

On trouve des clauses de ce type chez certaines institutions culturelles, mais aussi chez des personnes privées. Par exemple, c’est sur la base de simples clauses contractuelles (des CGU) que Google Livres interdit les réutilisations commerciales des ouvrages qui figurent dans sa bibliothèque numérique.

Par ailleurs, des établissements comme les musées peuvent indiquer sur leurs tickets d’entrée des conditions particulières, comme l’interdiction de prendre des photographies, qui sont assimilables également à des clauses contractuelles liant les visiteurs.

Pour éviter ce type de restrictions, on peut ajouter un article dans le chapitre du Code consacré au droit patrimoniaux.

Il serait rédigé comme suit :

Article L.122-13

Lorsqu’une oeuvre appartient au domaine public, la reproduction et la représentation sont possibles sans restriction et toute clause contractuelle s’opposant à de tels actes est considérée comme nulle et nulle d’effet.

18° Empêcher que la réutilisation d’oeuvres du domaine public soit entravée par des DRM

Le principe n°5 du Manifeste pour le domaine public de Communia évoque la question des restrictions issues de clauses contractuelles que nous avons examinée ci-dessus et il la rapproche de celle des DRM qui pourraient être utilisés empêcher l’usage d’une oeuvre du domaine public :

Les contrats et les mesures techniques de protection qui restreignent l’accès et la réutilisation des œuvres du domaine public ne doivent pas être mis en œuvre juridiquement.

Pour donner corps à ce principe, on peut agir sur l’article L. 331-5 du Code qui définit ce que sont les Mesures Techniques de Protection :

Les mesures techniques efficaces destinées à empêcher ou à limiter les utilisations non autorisées par les titulaires d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin du droit d’auteur d’une oeuvre, autre qu’un logiciel, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme sont protégées dans les conditions prévues au présent titre [...] :

Il contient un alinéa fixant des limites aux effets des DRM :

Les mesures techniques ne peuvent s’opposer au libre usage de l’oeuvre ou de l’objet protégé dans les limites des droits prévus par le présent code, ainsi que de ceux accordés par les détenteurs de droits.

Ajouter une phrase rédigée comme suit :

Les mesures techniques ne peuvent en outre s’opposer au libre usage d’une oeuvre appartenant au domaine public.

19° Empêcher que les reproductions d’oeuvres du domaine public soient interdites dans les emprises des institutions culturelles

L’affaire du Musée d’Orsay a montré que des établissements culturels pouvaient abuser de leurs pouvoirs pour empêcher que des photographies d’oeuvres du domaine public soient prises (même sans flash) par les visiteurs d’un musée. La RMN de son côté, tout en autorisant la photographie dans ses expositions, fixe des conditions restrictives à la réutilisation des clichés.

Pour contrer ce type de restrictions, le plus efficace serait sans doute de modifier le Code du patrimoine pour y introduire une disposition inspirée de la liberté de panorama (même si les deux choses sont différentes, car la liberté de panorama est une exception au droit d’auteur, applicable seulement aux œuvres protégées). On pourrait imaginer ajouter par exemple un article L.141-5 dans les dispositions générales relatives aux collections des musées de France :

Lorsque les collections des musées de France correspondent à des oeuvres appartenant au domaine public, les musées ne peuvent en interdire la reproduction par la peinture, le dessin, la photographie ou la vidéo, sauf pour des motifs strictement limités aux nécessité de conservation des oeuvres, ni empêcher la diffusion et la réutilisation de copies, y compris à des fins commerciales.

Une telle disposition permettrait de continuer à interdire la photographie avec flash, mais pas d’édicter des restrictions générales, comme l’a fait le Musée d’Orsay. Des articles similaires pourraient également être ajoutés en ce qui concerne les collections des bibliothèques et des archives.

Pour interdire la photographie en son sein, le Musée d’Orsay utilise en fait des mesures d’ordre intérieur (dont le fondement réside dans le pouvoir de police administrative dont dispose les administrations), mais une telle disposition légale me paraît de nature à les neutraliser (commentaires bienvenus si vous n’êtes pas de cet avis ou si vous pensez qu’il existe une meilleure solution).

V Encadrer strictement les partenariats public-privé de numérisation

Le contrat signé par la Ville de Lyon avec Google pour la numérisation des ouvrages de la Bibliothèque municipale avait mis en lumière le problème des exclusivités accordés par des personnes publiques à des firmes privées, à propos de l’usage des oeuvres du domaine public. L’Autorité de la Concurrence s’était alarmée de ces pratiques en 2010, en estimant que les exclusivités commerciales accordées à Google étaient trop longues et de nature à renforcer sa position dominante.

Depuis, cette question a encore rebondi, avec la révélation que la Bibliothèque nationale de France s’apprêtait à conclure des partenariats public-privé de numérisation avec des firmes privés, qui auront pour effet, non seulement de leur accorder des exclusivités, mais d’empêcher la mise en ligne de documents du domaine public, au profit de la commercialisation de bases de données.

Parallèlement, un Comité des sages européens a émis une série de recommandations concernant les partenariats de numérisation du patrimoine, dans un esprit d’équilibre. Il recommande que les exclusivités accordées aux entreprises ne dépassent pas une durée de 7 ans et qu’elles n’empêchent pas les établissements culturels de donner accès en ligne librement aux oeuvres du domaine public (les exclusivités ne peuvent donc porter que sur l’usage commercial).

20° Limiter les exclusivités concédées aux partenaires privés et introduire les préconisations du comité des sages européens dans la loi du 17 juillet 1978

La loi du 17 juillet 1978 sur les informations publiques contient déjà à vrai dire des dispositions relatives aux exclusivités :

Article 14

La réutilisation d’informations publiques ne peut faire l’objet d’un droit d’exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l’exercice d’une mission de service public.

Le bien-fondé de l’octroi d’un droit d’exclusivité fait l’objet d’un réexamen périodique au moins tous les trois ans.

Si l’on considère que la numérisation d’oeuvres du domaine public produit des informations publiques (et nous avons vu plus haut que c’était possible), on peut déduire de cet article 14 que les exclusivités accordées à des partenaires privés dans le cacdre de PPP sont déjà interdits (à moins d’affirmer que ce serait « nécessaire à l’exercice d’une mission de service public », ce qui me paraît en l’occurrence bien difficile !). Autrement dit, la BM de Lyon est déjà sans doute dans l’illégalité pour le contrat signé avec Google et la BnF s’apprête à refaire la même erreur de son côté.

Pour être certain toutefois qu’aucune exclusivité ne puisse venir entraver l’usage du domaine public, on peut reformuler l’article 14 de cette façon :

La réutilisation d’informations publiques ne peut faire l’objet d’un droit d’exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l’exercice d’une mission de service public. Aucune exclusivité ne peut être accordée pour la réutilisation  d’informations publiques contenues dans des documents correspondants à des oeuvres du domaine public.

Cependant, le Comité des sages européens a estimé que des exclusivités commerciales pouvaient accordées pendant 7 ans, afin d’inciter des firmes privées de s’impliquer dans la numérisation du patrimoine, tout en leur permettant un amortissement minimum de leur investissement. On peut estimer qu’il s’agit d’un compromis raisonnable (mais commentaires bienvenus si vous pensez le contraire).

Pour traduire cette vision dans la loi du 17 juillet 1978, on peut reformuler l’article 14 comme suit :

La réutilisation d’informations publiques ne peut faire l’objet d’un droit d’exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l’exercice d’une mission de service public.

Les informations publiques contenues dans des documents correspondants à des oeuvres du domaine public peuvent cependant faire l’objet d’un droit d’exclusivité accordé à un tiers, pour une durée de sept années maximum, à condition que l’exclusivité porte uniquement sur la réutilisation à des fins commerciales des informations.

Un établissement qui accorde une telle exclusivité ne peut être empêché de mettre en ligne et de rendre réutilisables sans restriction les informations publiques contenues dans les documents correspondant à des oeuvre du domaine public ayant fait l’objet de l’exclusivité accordée.

VI Élargir le domaine public par le versement d’oeuvres récentes

Le Manifeste pour le Domaine Public de Communia estime que le domaine public en devrait pas se limiter aux oeuvres pour lesquelles les droits sont échus à l’issue de la période de protection, mais que l’on devrait permettre aux auteurs qui le souhaitent de verser par anticipation leurs oeuvres dans le domaine public :

Les œuvres volontairement partagées par les détenteurs de droits. Les créateurs peuvent lever les restrictions d’usage de leurs œuvres en les soumettant à des licences libres, en utilisant d’autres mécanismes qui permettent de les utiliser sans restriction ou encore en les assignant au domaine public. Pour les définitions des licences libres, on se référera à la définition des logiciels libres (http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html), à la définition des œuvres culturelles libres (http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html), ou à la définition des connaissances ouvertes (http://opendefinition.org/1.0/Francais).

[...] Le renoncement volontaire au droit d’auteur et le partage volontaire des œuvres protégées constituent des exercices légitimes des droits d’auteur exclusifs. De nombreux auteurs titulaires des droits d’auteur sur leurs œuvres ne souhaitent pas exercer ces droits en totalité ou souhaitent y renoncer totalement. Ces actions, dans la mesure où elles sont volontaires, constituent un exercice légitime des droits d’auteur exclusif et ne doivent pas être empêchées ou rendues difficiles par la loi, des dispositifs statutaires ou d’autres mécanismes, y compris le droit moral.

Le domaine public se trouverait ainsi « agrandi » par ces apports volontaires des créateurs. Par ailleurs, on pourrait imaginer que les oeuvres créées par les agents publics dans le cadre de leurs missions de service soient versées automatiquement dans le domaine public, comme c’est le cas actuellement aux Etats-Unis pour les oeuvres produites par les agents fédéraux.

21° Faciliter le versement volontaire au domaine public des oeuvres par leurs auteurs

Il existe déjà des instruments comme Creative Commons Zéro par exemple, qui permettent à un auteur de renoncer complètement aux droits qu’il détient sur son oeuvre et de verser sa création par anticipation au domaine public.

Néanmoins, certains soutiennent que la CC0 ne serait pas valablement utilisable en droit français, dans la mesure où le droit moral de l’auteur est dit inaliénable (c’est-à-dire qu’on ne peut y renoncer valablement par contrat). La CC0 précise bien cependant que le renoncement aux droits doit s’entendre « dans les limites prévues par la loi« .

Il n’en reste pas moins que l’articulation entre un instrument comme la CC0 et le droit moral à la française comporte en l’état du droit une part d’incertitude. On pourrait imaginer modifier la loi pour permettre explicitement le versement volontaire d’une œuvre dans le domaine public.

L’article L.122-7-1 précise déjà :

L’auteur est libre de mettre ses œuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues.

On pourrait ajouter une phrase formulée comme suit :

L’auteur peut également déclarer, par le biais d’une manifestation expresse de volonté, que son œuvre appartient au domaine public. Cette faculté s’exerce sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues.

Pour régler clairement les difficultés liées au droit moral, l’article L. 121-1 pourrait être modifié :

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

Ajoutez :

Cependant, l’auteur peut déclarer, par une manifestation expresse de volonté, que son oeuvre appartient au domaine public. Dans ce cas, les droits mentionnés au présent article sont réputés éteints. Une telle déclaration effectuée par l’auteur est définitive.

On conserve ainsi le principe de l’inaliénabilité du droit moral pour protéger l’auteur dans ses rapports contractuels avec des tiers, mais on lui permet de déposer volontairement son oeuvre dans le domaine public, en renonçant à son droit moral de manière générale.

22° Faire entrer dans le domaine public les oeuvres produites par des agents publics dans l’exercice de leurs missions de service public

La loi prévoit actuellement un système complexe dans lequel les agents publics sont bien titulaires du droit d’auteur sur les oeuvres qu’ils créent dans l’exercice de leur mission de service public, mais dans le même temps, ils sont réputés en céder automatiquement les droits d’exploitation à l’administration et ne conserver qu’un droit moral limité au respect de leur nom.

Pour faire en sorte que les oeuvres créées par les agents publics soient automatiquement versées au domaine public, il est nécessaire de supprimer les articles L. 1313-1-1 , L.131-1-2 et L. 131-1-3 qui organisent ce système.

Il faut ensuite modifier l’article L. 111-1 :

Article L.111-1

L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous [...]

L’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une oeuvre de l’esprit n’emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa, sous réserve des exceptions prévues par le présent code. Sous les mêmes réserves, il n’est pas non plus dérogé à la jouissance de ce même droit lorsque l’auteur de l’oeuvre de l’esprit est un agent de l’Etat, d’une collectivité territoriale, d’un établissement public à caractère administratif, d’une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale ou de la Banque de France.

Les dispositions des articles L. 121-7-1 et L. 131-3-1 à L. 131-3-3 ne s’appliquent pas aux agents auteurs d’oeuvres dont la divulgation n’est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l’autorité hiérarchique.

Supprimer les deux dernières phrases et les remplacer par celle-ci :

Les oeuvres de l’esprit créées par agents de l’Etat, d’une collectivité territoriale, d’un établissement public à caractère administratif, d’une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale ou de la Banque de France appartiennent dès leur divulgation au domaine public.

En l’état, le dernier paragraphe de la loi fait que les professeurs d’université et les chercheurs restent titulaires des droits sur leurs créations (cours, articles, etc). Il conviendra d’examiner si on leur applique cette même règle du versement automatique de leurs oeuvres au domaine public. Il serait sans doute préférable que la loi organise plutôt une obligation de versement des résultats de la recherche dans des archives ouvertes.

VII Créer des mécanismes pour rendre effectif le domaine public

Une institution juridique n’est effective que si des mécanismes sont mis en place pour la protéger et permettre aux individus d’exercer les droits qu’elles leur confèrent. Le droit d’auteur est ainsi doté d’une multitude de mécanismes qui en assure l’effectivité. Il n’en est pas de même pour le domaine public, d’où son évanescence juridique.

Il est cependant possible de remédier à ce problème par une série de réformes.

23° Instaurer des sanctions en cas d’atteinte à l’intégrité du domaine public

Le Manifeste pour le Domaine Public de Communia prévoit ceci :

Toute tentative infondée ou trompeuse de s’approprier des oeuvres du domaine public doit être punie légalement. De façon à préserver l’intégrité du domaine public et protéger ses usagers de prétentions infondées ou trompeuses, les tentatives d’appropriation exclusive des œuvres du domaine public doivent être déclarées illégales.

Il ne suffit pas en effet de modifier les lois pour empêcher les atteintes à l’intégrité du domaine public, comme le point IV s’est efforcé de le faire. Il faut aller plus loin et ouvrir des voies de droits aux individus pour poursuivre en justice ceux qui continueraient à se livrer à des pratiques de copyfraud.

L’atteinte au domaine public étant aussi grave que la contrefaçon, il paraît nécessaire d’instaurer des sanctions à la fois au civil et au pénal. Néanmoins, les sanctions pénales de 3 ans de prison et 300 000 euros d’amendes prévues pour la contrefaçon sont bien trop élevées et de ce fait, rarement appliquées. Il convient d’instaurer des sanctions proportionnées, mais suffisamment dissuasives, pour les atteintes au domaine public.

Je ne suis pas pénaliste, mais il me semble qu’un an de prison et 100 00 euros d’amendes me paraîtrait raisonnable, sachant que les personnes publiques peuvent tout à fait voir leur responsabilité pénale engagée en France.

24° Donner compétence à la CADA pour rendre des avis sur la réutilisation des oeuvres du domaine public

Néanmoins, les recours en justice ne sont pas une panacée pour rendre des droits effectifs, car ils sont souvent coûteux et difficiles à exercer pour les individus. Le copyfraud est en général pratiqué par des administrations culturelles et on pourrait imaginer qu’avant d’en arriver au procès, les citoyens aient la faculté de se tourner vers des recours moins difficiles à mettre en oeuvre, à l’image de celui qui existe actuellement devant la CADA pour l’accès aux documents administratifs et la réutilisation des informations publiques.

Il faut pour cela modifier l’article 20 de la loi du 18 juillet 1978 :

Article 20

La commission d’accès aux documents administratifs est une autorité administrative indépendante [...]

Elle émet des avis lorsqu’elle est saisie par une personne à qui est opposé un refus de communication d’un document administratif en application du chapitre Ier, un refus de consultation ou de communication des documents d’archives publiques, à l’exception des documents mentionnés au c de l’article L. 211-4 du code du patrimoine et des actes et documents produits ou reçus par les assemblées parlementaires, ou une décision défavorable en matière de réutilisation d’informations publiques.

Ajouter :

ou une décision défavorable en matière de réutilisation d’un document correspondant à une oeuvre du domaine public.

25° Créer un Registre national du domaine public

L’un des problèmes majeurs qui affecte le domaine public et nuit à son effectivité est la difficulté à savoir si une oeuvre donnée appartient ou non au domaine public.

Il existe déjà des outils qui permettent de calculer automatiquement le statut juridique des droits sur une oeuvre. C’est le cas par exemple du Public Domain Calculator d’Europeana ou du projet Arrow en Europe. Mais ces instruments ne sont pas pleinement satisfaisants, notamment pour Arrow parce que la base n’est pas ouverte au public.

Pour améliorer la situation, une solution serait sans doute de créer un Registre national du domaine public. Un tel outil pourrait par exemple être confié à la Bibliothèque nationale de France, qui serait chargée de maintenir une base de données, permettant de déterminer aussi finement que possible si une oeuvre appartient au domaine public ou non.

Tous les ans au premier janvier, la BnF aurait pour tâche de publier la liste des nouveaux auteurs entrant dans le domaine public. Par ailleurs, les auteurs pourraient également se manifester auprès de ce Registre pour indiquer leur volonté de faire entrer leur oeuvre par anticipation dans le domaine public et en garder trace.

Évidemment, ce registre devrait être ouvert au public et mis à disposition gratuitement. Les données qui l’alimentent devraient être placées sous une licence ouverte afin d’en permettre la réutilisation la plus large, dans le cadre d’une politique d’Open Data.

La loi pourrait aussi imposer aux différentes sociétés de gestion collective en France de mettre à disposition leurs propres données pour alimenter le Registre du domaine public.

Pour certifier l’appartenance d’une oeuvre au domaine public, le Registre pourrait utiliser à des fins d’étiquetage, la Public Domain Mark, mise en place par Creative Commons précisément à cette fin.

26° Faire en sorte que les métadonnées correspondants à des oeuvres du domaine public soient elles-aussi automatiquement placées dans le domaine public

Comme indiquer plus haut, il est vital pour que le domaine public soit effectif que l’on sache si les oeuvres en font partie ou non. Pour améliorer les données permettant d’effectuer ces calculs complexes, la meilleure manière de procéder est de les rendre interopérables et de les ouvrir pour permettre leur réutilisation et leur enrichissement.

Pour ce faire, il conviendrait d’instaurer une règle afin que les métadonnées associées aux oeuvres du domaine public soient automatiquement elles-mêmes placées dans le domaine public.

On peut arriver à ce résultat en modifiant la loi du 17 juillet 1978 sur les informations publiques. A l’article 11, ajouter cette phrase :

Les informations publiques produites par les administrations mentionnées au a et au b du présent articles afin de décrire des oeuvres du domaine public appartiennent elles-mêmes au domaine public. Leur réutilisation ne peut être empêchée, ni soumise à condition, exceptées celles fixées à l’article 13 de cette loi.

Questions sur le périmètre de la réforme

Pour terminer, des questions se posent quant à la portée d’un tel projet de loi pour le domaine public.

Le Manifeste pour le Domaine public de Communia a en effet une conception extensive du domaine public et lui fait également englober les exceptions au droit d’auteur :

Les prérogatives des utilisateurs créées par les exceptions et limitations au droit d’auteur, le fair use et le fair dealing. Ces prérogatives sont une part intégrante du domaine public. Elles sont une condition de l’existence d’un accès suffisant à notre culture et notre savoir partagés, permettant aux institutions sociales essentielles de fonctionner et aux individus ayant des besoins spécifiques (par exemple handicapés) de participer à la vie sociale.

L’idée peut paraître de prime abord étrange, mais il s’agit de considérer que le domaine public n’est pas limité aux oeuvres pour lesquelles les droits sont échus (domaine public structurel), mais qu’il s’étend aux mécanismes permettant d’élargirl’usage des oeuvres, même lorsqu’elles sont protégées (domaine public fonctionnel).

Si l’on adhère à cette conception, on peut imaginer incorporer dans la loi pour le domaine public en France un projet de refonte des exceptions au droit d’auteur. Je ne m’y lancerai pas ici, car cela m’amènerait trop loin. Il convient cependant de se demander si une telle extension est tactiquement opportune.

***

Ces propositions sont soumises à la discussion et tous les commentaires sont bienvenus.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun

De la mode à l’impression 3D : petit voyage dans les angles morts du droit d’auteur

jeudi 25 octobre 2012 à 19:36
  1. Les lecteurs de Lovecraft le savent bien, ils se passent des choses étranges dans les angles

    Avec le droit d’auteur, c’est la même chose : il existe une certain nombre d’angles morts, dans lesquels il perd son efficacité et où il se passe effectivement des choses intéressantes à observer, qui prouvent souvent que la création peut se réguler d’une autre manière.

    Un de ces angles morts est en ce moment sérieusement remis en question aux États-Unis : il s’agit du secteur que la mode.

    Yigal Azrouel Fashion Show. Par mandiberg. CC-BY. Source : Flickr.

    Copyright à la mode US

    Il faut en effet savoir que la mode, y compris dans ses aspects les plus créatifs et innovants, comme la haute couture, ne peut bénéficier de la protection du copyright de l’autre côté de l’Atlantique. Le droit américain contient une particularité voulant que les “articles utiles” (useful articles) ne peuvent en principe être protégés par le biais du droit d’auteur. La jurisprudence a déjà appliqué cette règle à des objets tels que des lampes, des lavabos, des écrans d’ordinateurs, mais aussi aux vêtements. Les juges du pays de l’Oncle Sam considèrent en effet que la fonction utilitaire des habits sur-détermine en général leurs formes, au point de primer sur leur dimension esthétique :

    Le modèle qui a servi à fabriquer une jupe ou un manteau peut être copyrighté, car il possède une existence propre par rapport à la fonction utilitaire du vêtement. Cependant, on ne peut revendiquer un copyright sur la coupe d’un habit, ou sur la forme en elle-même d’une jupe ou d’un manteau, car ces articles sont utilitaires.

    Ce raisonnement est appliqué aux simples vêtements, aux déguisements, mais aussi aux articles de haute couture, qui jusqu’à présent échappait à l’emprise du copyright. Les professionnels du secteur exercent cependant depuis plusieurs mois une action de lobbying en direction du législateur américain, afin qu’il revienne sur cette distinction et incorpore la mode parmi les objets pouvant faire l’objet d’une protection.

    C’est déjà le cas en France, où la distinction entre les oeuvres utilitaires et les oeuvres artistiques est inconnue, en vertu de la théorie dite de “l’unité de l’art”. Le Code de Propriété Intellectuelle, même s’il emploie des termes un peu surannés, indique explicitement que les articles de modes entrent bien dans le champ du droit d’auteur :

    Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code : [...] Les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure. Sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement.

    Aux Etats-Unis, le Sénateur Chuck Schumer a fait siennes les revendications du secteur de la mode et il porte une projet de loi qui sera prochainement examiné par le Sénat et la Chambre des Représentants. Les professionnels de la haute couture ont mis en avant le fait que les contrefaçons d’articles de mode étaient de plus en plus fréquents, à l’heure où les images circulent facilement sur Internet et peuvent donner lieu à des copies réalisées à bas prix dans les pays émergents. Les imitations de tenues portées par des stars seraient ainsi devenues monnaie courante, mais pour l’instant la pratique est légale.

    Pourtant, bon nombre d’analystes ont fait remarquer que la mode s’accommodait jusqu’à présent fort bien de cette absence de protection par le droit d’auteur. D’abord parce la loi américaine prévoit d’autres moyens de protection comme le droit des marques ou l’équivalent de nos dessins et modèles. Mais aussi parce que la mode est un domaine où la copie et l’imitation ont fini par être admis comme une pratique acceptable par les créateurs eux-mêmes et constituent un des moteurs même de la création.

    Johanna Blakley avait donné à ce sujet une excellente conférence TED où elle montrait que la mode constituait un secteur hautement innovant, qui a trouvé d’autres manières de se réguler que la protection par le droit d’auteur. Pour pouvoir se démarquer de ses semblables, chaque créateur est fortement incité à faire preuve d’originalité et à explorer de nouvelles voies, tout en pouvant puiser dans les créations antérieures afin de les améliorer.

    On est en réalité avec la mode aux antipodes de la guerre absurde que se livrent à coups de brevets les fabricants de téléphones ou de tablettes, où la moindre ressemblance entre des produits  offre prise aux attaques en justice des concurrents et où les articles finissent par être autant conçus par des avocats que par des designers !

    C’est justement cette dynamique de la création par la copie que la réforme poussée par le sénateur Schumer pourrait interrompre et il sera important de suivre les suites pour voir si cet angle mort du droit d’auteur subsiste ou disparaît.

    Angles morts du droit d’auteur

    Pour autant, ce phénomène de “tâche aveugle” du droit d’auteur n’est pas confiné au secteur de la mode. Il existe en réalité pour un nombre relativement important de secteurs, présentant des analogies plus ou moins marquées avec la haute couture. Contrairement à ce que l’on pourrait penser plusieurs champs de la création sont situés en dehors de la sphère du droit d’auteur, mais cela ne les empêchent pas en général d’être fortement innovants. C’est la thèse défendue par exemple dans la vidéo ci-dessous qui fait le parallèle entre la mode, la cuisine, le football américain et… Steve Jobs !

    (voir à la fin de ce billet pour découvrir d’autres domaines où le droit d’auteur ne s’applique pas ou difficilement).

    Des Casques de Stormtrooper aux montres suisses !

    La question que l’on peut se poser est de savoir s’il ne faudrait pas étendre l’application de la distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques, pour appliquer aux premières des règles différentes et plus ouvertes. C’est une idée que défend par exemple Richard Stalmann depuis longtemps, estimant que les oeuvres utilitaires, comme les logiciels, mais aussi les manuels, les encyclopédies, les dictionnaires, les livres de cuisine, devraient par défaut être placés sous un régime correspondant aux quatre libertés du logiciel libre.

    Récemment une affaire intéressante a montré que la distinction oeuvre utile/oeuvre artistique est susceptible de produire des effets assez puissants. C’est sur cette base en effet que George Lucas a perdu en Angleterre un procès retentissant  à propos à propos des casques de Stormtrooper. La loi anglaise ne protège en effet les objets tridimensionnels que dans la mesure où ils correspondent à des “sculptures” ou à des “objets d’artisanat d’art”. Les juges ont estimé que les casques de Stormtrooper servaient avant tout d’accessoires dans un film et que cette fonction utilitaire ne leur permettait pas d’être considérés comme des sculptures. Du coup, ces objets, au look pourtant célébrissime, sont dans le domaine public en Angleterre ! N’importe qui peut les copier et même les vendre.

    Il y a quelques jours, une autre affaire faisait également songer à cette distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques. Apple a en effet été accusé par la compagnie des trains suisses d’avoir piraté son modèle de montre pour réaliser celle de l’iOS 6. Cette montre, qui est exploitée sous licence par la marque Mondaine présente pourtant un design très “basique” : ronde, traits noirs sur fond blanc, avec une aiguille rouge pour les secondes, terminée par un rond.

    L’affaire n’est pas allée jusque devant les tribunaux, puisque Apple a pris une licence pour pouvoir utiliser cette forme de montre dans ses applications. Mais on peut quand même se poser la question de savoir s’il est bien raisonnable d’accorder une protection à une création aussi “simple”, quand bien même elle a acquis une notoriété certaine. En effet, admettre qu’un tel motif puisse être protégé par le droit d’auteur n’est-ce pas ouvrir la porte à ce que la forme même de la montre puisse un jour être accaparée par une firme ? Apple revendique déjà quasiment un monopole sur le rectangle  dans le procès qui l’oppose à Samsung dans la guerre des tablettes ? Faudra-t-il laisser Mondaine ou une autre firme revendiquer des droits sur le cercle ? Et à qui le triangle ensuite !

    Repenser le statut de l’utile

    Pour éviter ce type de dérives, l’introduction de la distinction entre les œuvres utiles et les œuvres artistiques pourrait être intéressante, même si elle ne correspond pas à la tradition française du droit d’auteur. Elle permettrait que les caractéristiques fonctionnelles d’un objet  restent ouvertes et puissent être librement reproduites, laissant ainsi ces “briques de base” de la création disponibles, comme un fond commun dans lequel chacun peut venir puiser pour innover.

    Ce raisonnement existe déjà en filigrane dans le droit. C’est sur cette base notamment, par exemple, que les briques Lego ont fini par perdre leur protection par le droit d’auteur, les juges estimant que leur forme n’est pas réellement détachable de leur fonction.

    La question est sans doute moins anecdotique qu’il n’y paraît. Avec le développement de l’impression 3D, de nouvelles questions épineuses vont surgir, et se posent déjà, à propos de la protection à accorder à la forme des objets. Si l’on veut que cette nouvelle technologie donne la pleine mesure de ses promesses, il serait sans doute judicieux de militer pour, qu’à l’image de la mode aux États-Unis, les articles utiles restent au maximum dans l’angle mort du droit d’auteur.

    ***

    D’autres angles morts du droit d’auteur :

    Les parfums. Autre produit de l’univers du luxe, les fragrances des parfums ne sont pas considérées en France comme des oeuvres de l’esprit protégeables par le droit d’auteur. Les juges se sont longtemps divisés sur le point de savoir s’il fallait les reconnaître comme des créations originales, mais la Cour de Cassation a fini par trancher, en estimant que les parfums résultaient seulement de la « mise en oeuvre d’un savoir-faire« .
  2. Bien que le langage courant fasse des analogies avec la musique, en parlant des « notes » des parfums, les nez ne sont donc pas reconnus comme des auteurs, à l’instar des compositeurs.La formule chimique des parfums ne pouvant pas non plus être protégées par le biais de brevets, le secteur du parfum échappe en fait assez largement à la propriété intellectuelle. Le droit des marques peut protéger les noms et la forme des bouteilles pour lutter contre la contrefaçon. Mais c’est surtout par le secret jalousement gardé des formules que les parfumeurs se protègent contre la copie.
  3. Les recettes de cuisine. Autre domaine finalement assez proche de la mode, la cuisine reste dans l’angle mort du droit d’auteur. Les juges français estiment en effet que les recettes en elles-mêmes ne peuvent pas être protégées par le droit d’auteur, même lorsqu’elles sont inventées par de grands chefs étoilés. Le texte même de la recette peut être original (dans un livre de cuisine par exemple) et il ne sera pas possible de recopier mot pour mot la formulation. Mais rien n’empêche un cuisinier d’aller voir la carte d’un de ses collègues et de mettre les mêmes plats à son menu.
  4. Des études du milieu des grands chefs ont montré que la grande cuisine avait trouvé d’autres moyens de régulation. Il existe en effet une sorte de « code d’honneur » des cuisiniers qui  admet que l’on puisse copier les plats d’un confrère, mais uniquement pour améliorer la recette. Et les secrets de cuisine se transmettent de maître à élève, sous la protection du secret.
  5. Le « plagiat » culinaire existe pourtant et certains blogueurs notamment se plaignent de voir leurs recettes reprises aux quatre vents sur la toile. Un groupe Facebook a même été créé pour dénoncer ce fléau !
  6. L’humour. Dans un registre un peu différent, l’activité des humoristes entretient elle-aussi des rapports complexes avec le droit d’auteur. Ce sont plus exactement les « vannes », qui sont difficiles à protéger. En effet, le droit ne protège pas en elles-mêmes les idées, mais seulement leur formulation originale. Or avec une simple blague, la distinction peut-être difficile à opérer. Aux Etats-Unis, des études ont été réalisées dans le domaine du stand-up, qui montrent que les artistes « empruntent » souvent des vannes à certains de leurs homologues et que cet usage est admis dans une certaine limite.
  7. Le phénomène s’est semble-t-il amplifié avec les réseaux sociaux, où les humoristes seraient de plus en plus nombreux à venir chercher leur inspiration, en piochant parmi les tweets pour faire leurs vannes. Certains tweetos en sont parfois choqués, mais il leur est difficile d’agir sur la base du droit d’auteur.
  8. Les tours de magie. Toujours dans le domaine du spectacle de scène, les tours de magie échappent également en large partie au droit d’auteur. Le magicien américain Teller a récemment voulu attaquer un de ses confrères pour avoir copié un tour dans lequel il coupe une rose en sectionnant son ombre. Mais là encore, il se heurte à la difficulté à distinguer l’idée du tour de son expression.
  9. Pour protéger leurs tours de la copie, les magiciens pourraient essayer de les faire passer pour des « chorégraphies », mais il n’est pas certain que les juges acceptent de retenir cette qualification !
  10. En l’absence de protection par le droit d’auteur, le milieu des magiciens professionnels se régule par le secret et par un code d’honneur qui veut que l’on ne révèle pas ses « trucs ». Cela dit, les choses changent, puisque certains se lancent dans la magie Open Source !
  11. L’art des  jardins. Un jardin peut-il constituer une oeuvre de l’esprit et un droit d’auteur peut-il être reconnu aux paysagistes ? Ce n’est pas ce qu’a considéré un juge américain en 2011, à propos du Millenium Garden Park de Chicago. Il a en effet considéré qu’un jardin était évolutif par définition et qu’il n’était donc pas « fixé dans une forme », ce qui constitue un des critères nécessaire à l’application du droit d’auteur.
  12. En France par contre, les parterres du château de Vaux le Vicomte ont été considérés comme une œuvre protégée. Mais il est vrai que les jardins à la française sont comme « sculptés » dans le végétal et ils présentent une forme plus déterminée.
  13. Les jeux. Toujours à cause de la difficulté à distinguer les simples concepts de leur expression, les idées de jeux télévisés sont également difficiles à protéger et leurs créateurs doivent redoubler de précauton pour ne pas se les faire « chiper ».
  14. C’est la même chose en matière de jeux de sociétés, où la protection des concepts et des règles n’est pas admise en elle-même.
  15. Et même les jeux vidéo, notamment les plus simples, subissent ce même phénomène. Les jeux populaires sont souvent copiés par des « clones » qui en reprennent les principes de base, en modifiant de simples détails ou l’habillage graphique. Mais les règles d’un jeu vidéo ou ses principes de fonctionnement ne peuvent pas être protégés par le droit d’auteur. Avec des jeux épurés, Il peut être délicat pour les juges de démêler les idées de leurs expressions. Une jurisprudence récente rendue à propos de Tetris aux Etats-Unis semble néanmoins ouvrir la porte à davantage de possibilités de protection.
  16. La photographie. Même les photographies, que l’on range assez naturellement dans les œuvres de l’esprit, ne sont pas si faciles à protéger. Les juges se montrent exigeants et ils demandent aux photographes de leur expliquer leur démarche pour vérifier que les photos sont bien originales et portent « l’empreinte de la personnalité de l’auteur ». Récemment, un cas avait fait grand bruit, dans lequel l’auteur le photographe d’une… bouillabaisse avait été débouté, faute d’avoir réussi à démontrer qu’il avait fait oeuvre originale. En même temps, imprimer la marque de sa personnalité dans une bouillabaisse…
  17. Mais en dehors de ce cas singulier, un nombre assez important de photographies échappent au droit d’auteur, à cause de ce seuil d’originalité à franchir.
  18. La presse. Les éditeurs de presse réclament à grands cris en ce moment qu’un droit voisin leur soit reconnu pour obtenir une rémunération en contrepartie du référencement par Google. Mais la presse entretient en réalité des rapports compliqués avec le droit d’auteur. Historiquement, elle est restée longtemps complètement en dehors de sa sphère d’influence et les journaux se reprenaient allègrement les uns les autres.
  19. Aujourd’hui encore, le statut des dépêches de l’AFP est ambigüe, car les
    juges tendent à estimer qu’elles ne sont pas originales et ne font
    qu’énoncer des faits qui ne peuvent en eux-mêmes être protégés. Au début
    de l’année, un juge slovaque a même considéré que les articles de
    presse en général n’étaient pas protégés par le droit d’auteur, parce
    qu’ils avaient principalement pour but de véhiculer de l’information…
  20. L’art contemporain. Dans des domaines comme l’art conceptuel, là encore, les idées sont difficiles à séparer de leur expression. Le cas de Christo est resté célèbre, qui avait voulu s’opposer à ce qu’un autre artiste emballe des monuments. Mais les juges lui avaient répondu qu’on ne peut pas protéger en elle-même une simple idée, comme l’empaquetage. Pour cette raison, l’art contemporain soulève régulièrement des procès compliqués à trancher pour les juges.

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300 billets dans S.I.Lex

lundi 22 octobre 2012 à 18:25

Un peu plus de trois ans et demi après l’ouverture de ce blog, ce billet est le 300ème publié sur S.I.Lex. Quelques mots, avant tout pour remercier les visiteurs qui sont venus lire ces billets et partager leurs réflexions en commentaire.

Ce cap des 300 est important à mes yeux et je vous livre les quelques pensées qu’il m’inspire (les intertitres ne diront quelque chose qu’à ceux qui ont vu le film 300. Oui, j’assume mes références !).

This Is Madness ? No, THIS IS BLOGGING !

300 billets en trois ans, cela représente environ un billet tous les quatre jours. Et comme j’ai l’habitude de pondre de robustes pavés, c’est un rythme qui représente une charge assez lourde, à concilier avec sa vie professionnelle et personnelle.

Cette dernière année a été une période d’interrogation sur le caractère soutenable ou non de cette activité à long terme et sur l’opportunité de faire le choix de cesser d’être bibliothécaire pour se consacrer à l’écriture (le manque de sommeil chronique n’est pas un modèle économique…).

Le problème (notamment quand on s’appelle Calimaq ;-), c’est que je ne pourrai pas cesser d’être bibliothécaire et continuer à bloguer comme je le fais. Mon angle d’attaque des questions juridiques et numériques est trop intimement lié au fait d’être bibliothécaire et à l’engagement que cela implique à mes yeux, en faveur de la diffusion du savoir et de la connaissance. Si j’avais cessé d’être bibliothécaire, ce blog serait mort.

Ceci étant dit, cette phase de questionnement m’a aussi permis de toucher du doigt concrètement les questions de financement de la création, car s’il m’est encore possible de bloguer, c’est seulement en restant constamment sur la brèche et il m’est très difficile de me lancer dans des projets plus ambitieux, comme de réaliser des livres numériques. L’investissement mental nécessaire pour faire un ouvrage est impossible à dégager dans ces conditions et c’est la source d’une certaine frustration.

Ce type de constat n’est pas étranger avec mon intérêt croissant pour les modèles économiques alternatifs et au soutien de propositions, comme celle de la contribution créative, qui cherchent justement à mettre en capacité les amateurs engagés de s’investir dans la création.

What is your profession, bloggers ?

Lorsque j’avais franchi la barre des cents billets, je me souviens que je commençais déjà à ressentir des effets de « troubles d’identité professionnelle », ne sachant plus très bien si j’étais bibliothécaire, juriste, chercheur, journaliste, activiste, ou quelque chose amalgamant un peu tous ces aspects à la fois.

Ces derniers temps, ces problèmes identitaires se sont un peu décantés, parce qu’à force d’écrire, j’ai fini par prendre conscience que j’étais surtout devenu un auteur, tout simplement. Certes pas un auteur de poésie ou de littérature, mais quelqu’un qui vit avec l’écriture, ce qui est ma définition de ce qu’est un auteur.

Un moment important symboliquement dans ce cheminement est celui où le collectif d’auteurs, Le Droit du Serf, impliqué dans la lutte contre l’infâme projet de loi sur les livres indisponibles m’a demandé de rejoindre ses rangs. Mon premier réflexe a été de refuser, d’abord parce que le Droit du Serf défend une conception du droit d’auteur très exigeante, dans l’esprit de Beaumarchais, qui ne me semblait pas complètement compatible avec les positions que je soutiens sur S.I.Lex. Ensuite, je ne me sentais pas entièrement la légitimité d’entrer dans un collectif d’auteurs, comptant dans ses rangs des personnes comme Yal Ayerdhal.

Mais en discutant avec eux, je me suis rendu compte que nos points de vue, même s’ils ne sont pas exactement superposables, convergent sur un point essentiel : celui de remettre toujours  l’auteur au centre du système (c’est le sens de la lutte contre les indisponibles et c’est aussi le principe de base des Creative Commons ou de l’Open Access). Et il faut également savoir que Le Droit du Serf est né en s’engageant pour défendre la gratuité du prêt en bibliothèque. Ce fut donc pour moi une grande fierté de rejoindre le collectif dans ses combats et je pense que ce genre de connexions entre des sphères en apparence éloignée est fondamental pour la suite.

Pour réfléchir en profondeur aux questions liées au droit d’auteur, sans doute n’est-ce pas inutile de l’être un peu soi-même et S.I.Lex m’a aidé à cela.

Tonight, We Dine In Hell

Un point qui me frappe, au terme de ces trois années à bloguer sur les questions de propriété intellectuelle, c’est de voir à quel point le débat se durcit et se crispe dans notre pays. Écrire sur le sujet revient souvent à donner et à prendre les coups. La référence au film 300 dans ce billet n’est pas complètement anodine, car combien parmi ces 300 billets sont des textes de combat, écrits dans l’urgence pour intervenir dans la mêlée !

Les batailles de la fin du mandat présidentiel précédent ont été très dures (prix unique du livre numérique, livre indisponibles) et celles qui s’annoncent, malgré l’alternance politique, risquent d’être tout aussi difficiles, car l’influence des lobbies des industries culturelles sur les politiques demeurent écrasante. Le printemps 2013 sera sans doute un moment de hautes turbulences, avec la remise des conclusions de la mission Lescure et les débats au Parlement qui s’en suivront.

Des chosent très inquiétantes se profilent à l’horizon, qu’il s’agisse de la fusion du CSA et de l’Arcep, cette risible et funeste Lex Google pour la presse, des menaces sur la neutralité du net, de la volonté gouvernementale de revenir sur l’Open Data, du spectre d’ACTA qui rôde toujours dans CETA et d’autres choses encore, comme le retour du pire du pire du Sarkozysme : un délit de consultation habituelle des sites internet, qui criminaliserait l’acte de lecture lui-même. Cela fait (trop) de choses inquiétantes, malgré l’alternance, et sans doute beaucoup de combats à livrer.

Mais les discussions n’en sont pas moins de plus en plus dures également dans d’autres champs, au sein même de la communauté des professionnels de la culture et de l’information, où les derniers mois ont fait apparaître de vraies lignes de fracture. Je pense notamment aux affrontement sur l’Open Data culturel ou à la question du domaine public numérisé. L’affaire INIST/RefDoc montre aussi que les lignes de front ont bougé et qu’on ne peut plus penser les combats à partir de la distinction public/privé.

J’espère que les discussions pourront reprendre un tour plus apaisé, mais en ce qui me concerne, je ne suis absolument plus disposé à supporter les pesanteurs et blocages institutionnels et c’est la raison pour laquelle le collectif SavoirsCom1 a été créé.

We Will Fight in The Shade

Car bloguer, c’est pour moi avant tout faire l’expérience du collectif à l’heure du numérique. Certes, il y a quelque chose de nécessairement solitaire dans l’écriture, mais la publication immédiate en ligne transforme l’écrit en aventure collective.

D’une certaine façon, SavoirsCom1, le collectif créé en septembre autour des biens communs de la connaissance, est une forme de cristallisation d’une communauté qui existait déjà en filigrane, autour d’un réseau de blogs partageant des sujets en communs. Mais il a permis de faire apparaître des relations bien plus larges que celles auxquelles nous songions au début et cette richesse collective est vraiment très encourageante pour la suite.

Après avoir beaucoup cherché, il me semble qu’avec SavoirsCom1, je peux enfin dire : nous avons trouvé notre maison. Merci @Silvae et @BlankTextField, avec qui l’idée de ce collectif a pris forme cet été.

Le collectif, il prend d’autres formes encore, comme celle de partager à présent l’écriture hebdomadaire du Copyright Madness avec le tout jeune @Fourmeux (désolé Thomas de dire que tu es un jeunot, mais en même temps ;-), rencontré lors d’une bibdocade. C’est aussi le fait de poster depuis plusieurs mois mes billets sur OWNI dans le cadre de la chronique hebdomadaire et de les voir repris ailleurs, comme sur ActuaLitté. Merci à eux !

Remerciement spécial également à l’équipe de Rezo.net, qui signale régulièrement mes billets sur son portail et qui constitue depuis des années un soutien précieux pour S.I.Lex !

Je vous donne rendez-vous pour le 400ème billet dans S.I.Lex !

Et pour ceux qui auraient peur de s’ennuyer, je vous laisse avec 10 heures non stop de remix THIS IS SPARTAAAA ! Clin d’oeil à cette culture numérique de la réutilisation, du détournement, de l’impertinence, qui a fini par devenir un peu la mienne en bloguant !


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Réponse à un collègue schizophrène

samedi 20 octobre 2012 à 17:36

La schizophrénie est une maladie grave, qui n’épargne pas le monde des bibliothèques, et principalement lorsqu’il est question de la numérisation du domaine public.

J’en veux pour preuve la réaction d’un de mes collègues au billet que j’ai consacré au problème du « domaine public payant » (il publie anonymement sur son blog « Des Bibliothèques 2.0″ ; je ne citerai donc pas son nom. Je précise simplement que nous nous connaissons pour avoir été camarades de promotion à l’ENSSIB).

Reversible tarot card. Par Wm Jas. CC-By. source Flickr

Dans ce texte, je m’opposais à la proposition faite devant la mission Lescure par Pascal Rogard de la SACD d’instaurer une redevance pour l’usage du domaine public. Je faisais cependant remarquer que dans la réalité concrète, ce système du domaine public payant est en fait déjà appliqué par la très grande majorité des institutions culturelles en France, qui s’arrangent pour recouvrir le domaine public de diverses couches de droits afin d’en contrôler l’usage et souvent, le faire payer.

Ce faisant, elles détruisent petit morceau par petit morceau la substance même du domaine public, tout comme Pascal Rogard rêve de le faire… Et elles se livrent à ce que d’aucuns appellent le copyfraud, c’est-à-dire l’inverse du piratage.

Pour illustrer mon propos, j’ai pris comme exemple la toute nouvelle bibliothèque numérique Rosalis, développée par la Bibliothèque de Toulouse, dont les mentions légales portent atteinte à l’intégrité du domaine public :

Le contenu de Rosalis est constitué soit de documents qui sont tombés dans le domaine public soit de documents pour lesquels la Bibliothèque municipale de Toulouse a reçu une autorisation de diffusion pour le site de sa bibliothèque numérique.

Dans le cas d’un usage privé des documents de Rosalis, vous avez la possibilité de télécharger et d’imprimer cette image. Dans le cas d’un usage public ou commercial, pour toute forme de publication (papier ou électronique, à des fins commerciales ou non), vous devez vous adresser à la Bibliothèque municipale de Toulouse pour obtenir une demande d’autorisation.

Le collègue évoqué au début du billet, qui travaille à la Bibliothèque de Toulouse, a pris ombrage de cette association et il me répond par le biais d’attaques ad hominem particulièrement putrides, que je ne peux laisser passer.

Je vais essayer de répondre posément, car la Bibliothèque Rosalis représente un véritable cas d’école des contradictions  affectant les bibliothèques par rapport au domaine public et je ne crois pas à vrai dire connaître un établissement plus gravement schizophrène sur le sujet.

***

Ce cher collègue commence donc par me répondre qu’en restreignant l’usage du domaine public numérisé, la Bibliothèque de Toulouse n’entend pas vraiment gagner d’argent :

En fait, une bibliothèque n’a juste pas envie de se faire piller à des fins commerciales et, si un éditeur veut faire un bouquin avec ses documents, elle aimerait être au courant.

C’est tout.

On va pas faire d’argent avec ça.

On va rien vendre du tout.

On voudrait pousser à une sorte de ‘fair use’ en fait.

Ça nous ferait plaisir de savoir qui ça intéresse.

Cela revient donc à dire que pour être simplement averti en cas de réutilisation par un éditeur, l’établissement a mis en place une mention bloquant les usages commerciaux, mais aussi, très largement au-delà.

Car si la justification de cette mention est bien celle-ci, on est véritablement ici en présence d’un marteau employé pour écraser une mouche. Elle bloque en réalité toutes formes d’utilisation publique, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il est bien indiqué en effet que seul l’usage privé est permis, alors que l’usage public ou commercial est soumis à autorisation.

Concrètement, cela signifie que la mention empêche en l’état toute forme d’usage pédagogique ou de recherche dans un cadre collectif (en ligne ou IRL), ainsi toute forme de reprise des documents sur un blog  ou un site personnel, même strictement non-commerciaux. Un prof ne peut même pas imprimer des documents pour sa classe sans avoir à demander la permission. Si l’intention était vraiment d’empêcher les usages commerciaux, il aurait suffit de le dire explicitement, mais surtout ne pas employer la distinction usage privé/usage public qui a un effet beaucoup plus large.

Rosalis m’interdit de reprendre ce document daté du 14ème siècle sur mon blog…

Dans le même temps, la bibliothèque propose pourtant un lecteur exportable à ses utilisateurs, qu’ils ne peuvent employer sans violer la mention. Avouez que c’est croquignolet (ou ballot…).

Allons même plus loin, car si la bibliothèque voulait simplement qu’on la cite en cas de réutilisation, sans intention de mettre en place une redevance, elle aurait pu utiliser la Licence ouverte d’Etalab, comme l’a fait la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg pour ses images numérisées. Cette licence permet la réutilisation publique, y compris commerciale, mais à condition de citer la source du document numérisé.

Si l’intention réelle de la Bibliothèque de Toulouse était de développer un usage « loyal » de ses ressources et de garantir sa visibilité en cas de réutilisation, elle pouvait utiliser la Licence Ouverte et je n’aurais vraiment rien eu à redire.

Je précise au passage quand même que l’expression « fair use«  est employée ici par mon collègue de manière erronée. Le fair use est (grosso modo) l’équivalent américain d’une exception au droit d’auteur, or ici 1/ Le droit d’auteur est expiré puisque les documents sont dans le domaine public, 2/ la bibliothèque n’est de toutes façons pas titulaire du droit d’auteur sur un document patrimonial. C’est clairement un abus de langage.

J’imagine qu’il l’emploie comme un équivalent de « bonnes pratiques », mais dans ce cas, la mention de la Bibliothèque Rosalis est beaucoup trop large et elle écrase tout un tas d’usages parfaitement étrangers à l’usage commercial. C’est pour moi complètement indéfendable en 2012 et en contradiction avec les missions de base d’une bibliothèque.

Le début de l’argumentation de ce cher collègue me fait cependant sérieusement douter des intentions réelles de l’établissement :

En fait, une bibliothèque n’a juste pas envie de se faire piller à des fins commerciales

C’est certainement difficilement à entendre pour certains, mais l’essence même du domaine public consiste justement en ce que les usages commerciaux sont libres. Revenir là-dessus, c’est tout simplement détruire le domaine public (ou soutenir, quoi qu’on en dise,  l’obscène idée de « domaine public payant« ).

Le collègue en question semble pourtant tout à fait conscient du caractère économiquement absurde de la restriction mise en place par son établissement :

On va pas faire d’argent avec ca.

On va rien vendre du tout.

Tiens donc ? Mais alors, par simple volonté de contrôle, il estime quand même légitime d’interdire l’usage commercial, en faisant au passage tout un tas de « victimes collatérales », comme les usages pédagogiques ou les réutilisations en ligne par des amateurs.

A titre de comparaison, si vous voulez voir des « bonnes pratiques », je vous conseille vraiment d’aller lire ce billet, où Frédéric Blin, conservateur à la BNUS explique les raisons du passage à la Licence Ouverte. Il invoque notamment le fait que les redevances mises en place coûtaient plus cher à prélever que ce qu’elles rapportaient (et combien d’établissements doivent être dans cette situation ubuesque !) :

Avant notre décision, nous appliquions une redevance d’usage, de l’ordre de 35€ par image. Ce règlement était basique, nous aurions pu l’affiner. Cependant, les sommes récoltées par la BNU chaque année au titre de la redevance d’usage étaient minimes, de l’ordre de 3000€. Elles ne couvraient naturellement pas le temps de travail de la secrétaire chargée de gérer les factures et la correspondance avec les lecteurs, ni le temps des autres personnes – y compris de l’Administrateur – impliquées en cas de demande d’exonération ponctuelle ou systématique.

Mais surtout, au lieu de considérer que les réutilisations commerciales « pillent » la bibliothèque numérique, la BNUS estime que favoriser de tels usages fait partie intégrante de sa mission  de service public :

[...] nous estimons que la libération des données favorise la créativité artistique et intellectuelle, de même que commerciale : établissement public, il est dans l’intérêt de la BNU de favoriser le dynamisme économique et commercial du pays, créateur d’emplois et générateur de rentrées fiscales. La BNU devient ainsi indirectement une source d’activité économique : le retour sur l’investissement consenti par la Nation pour le financement de la BNU trouve ici une concrétisation potentiellement mesurable.

Grâce à la licence ouverte choisie par la BNUS, je peux par contre reprendre cette image sur mon blog. A condition de citer la source : BNUS – Bibliothèque numérique.

Un autre point choquant avec les conditions d’utilisation de Rosalis est le fait que la Bibliothèque ne prenne même pas la peine d’indiquer le fondement sur lequel elle s’appuie pour justifier les restrictions mises en place. Les administrations ne peuvent pas faire ce qu’elles veulent dans ce pays. Quand elles interdisent quelque chose, il faut qu’elles le fassent en s’appuyant sur la loi.

Or ici, rien… sinon le fait du Prince.

Rosalis s’appuie-t-elle sur un droit d’auteur revendiqué sur les images ? Sur le droit des bases de données ? Sur le droit des informations publiques ? On ne sait… Ils se sentent sans doute tellement « propriétaires » des oeuvres de leurs fonds qu’ils ne pensent même plus nécessaire de se justifier légalement… comme si c’était un droit naturel !

***

Voici pour les arguments de fond. Venons-en maintenant à la schizophrénie particulièrement éclatante de la Bibliothèque de Toulouse que je signalais en introduction. Et vous allez voir que les choses deviennent vraiment croustillantes…

Tout d’abord, les mentions de Rosalis constituent un véritable morceau d’anthologie. Car la Bibliothèque de Toulouse commence bien par admettre que les documents qu’elle a numérisés appartiennent au domaine public :

Le contenu de Rosalis est constitué soit de documents qui sont tombés dans le domaine public soit de documents pour lesquels la Bibliothèque municipale de Toulouse a reçu une autorisation de diffusion pour le site de sa bibliothèque numérique.

La majeure partie du contenu de Rosalis est constituée par des documents du domaine public, car il est très difficile pour une bibliothèque de numériser des documents protégés par des droits d’auteur. C’est même une sorte de mur que les bibliothèques ne peuvent pas abattre en France, sans déployer des efforts énormes pour régler les droits.

Cela signifie donc que la Bibliothèque de Toulouse démolit ce qui lui a permis – à elle – de construire sa propre bibliothèque numérique : le domaine public. La liberté de copier et de mettre en ligne les documents, que lui donne le domaine public, elle la supprime pour les autres. C’est déjà en soi à mes yeux une vraie marque de la schizophrénie des bibliothèques sur le sujet.

Mais concernant la BM de Toulouse, il y a  pire encore.

En effet, la Bibliothèque de Toulouse est connue pour avoir conclu un partenariat avec Flickr The Commons, pour exposer une partie de sa collection numérisée sur cette plateforme. Or sur Flickr The Commons, les institutions culturelles participantes n’ont pas le choix : elles doivent laisser le domaine public « à l’état pur », sans rajouter de couche de droits supplémentaires. La bibliothèque va poursuivre d’ailleurs cette stratégie de dissémination, en exposant également un de ses fonds numérisés sur Wikimedia Commons où, là aussi, il n’est pas possible de restreindre l’usage du domaine public en aucune façon.

Une image du fonds Trutat, placé sur Flickr par la Bibliothèque de Toulouse. Elle est bien dans le domaine public et je peux la reprendre (et je pourrais même l’utiliser à des fins commerciales).

Et on tombe dans une contradiction monumentale : la bibliothèque accepte que ses fichiers soient diffusés sans restriction sur des plateformes extérieures, mais pas chez elle ! La situation est absurde au point où une même image du domaine public va être complètement libre sur Flickr ou sur Wikimedia Commons, mais juridiquement « bridée » sur Rosalis….

La même image sur Rosalis : je ne peux la reprendre, même à des fins non-commerciales, sans enfreindre les mentions. Allez comprendre !

Je passe aussi sur le paradoxe que pour trouver du domaine public « à l’état pur », il faille aller sur des plateformes privées (Flickr, Wikimedia Commons), alors qu’un établissement public n’en propose pas… Mais qu’est-ce que « public » veut encore bien dire en France ?

Mais continuons dans la schizophrénie aiguë. La BM de Toulouse a organisé en juin dernier un grand événement, intitulé « Pour le libre » (cycle de conférences et de manifestations autour de la Culture libre).

Et à cette occasion, la BM a réalisé de jolis stickers orange, proclamant « Nous sommes pour le libre, et vous ? ».

Tout cela est fort bien et très touchant, mais quand on est pour le libre, la première chose à faire, c’est de ne pas porter atteinte à l’intégrité du domaine public. Sauf à assumer une PUTAIN de contradiction ! Nous sommes pour le libre ; nous vous incitons comme auteurs à ouvrir les droits sur vos créations, mais quand les droits d’auteur sont terminés, nous bibliothèque, qui n’avons aucun droit d’auteur sur ces documents, nous en rajoutons quand même une petite couche. De quel droit ? Parce que… heu… on en a envie ! On a bon ?

Faut-il vraiment être un spécialiste de ces questions pour se rendre compte que tout ça n’a aucun sens ?

Par ailleurs, si la BM est vraiment à ce point « Pour le libre », on aurait pu attendre que des portions de Rosalis soient justement sous licence libre. La plateforme comporte en effet une encyclopédie collaborative, Rosalipédie, où les utilisateurs sont invités à venir décrire les oeuvres. L’idée est excellente, mais juridiquement, Rosalis traite ces contenus produits par ses utilisateurs d’une manière absurde :

Les articles d’usagers et commentaires d’internautes sont sous droits d’auteur et par conséquent toute utilisation de ces données, autre que pour un usage privé, doit faire l’objet d’une demande par courrier électronique ou postal auprès de la bibliothèque qui la transmettra aux auteurs.

Il aurait pourtant été possible de placer Rosalipédie sous une licence libre, comme l’est Wikipédia, ou si l’on veut prendre un bel exemple mis en place par une collectivité locale, Wikibrest. Il suffisait de le prévoir dans les CGU de la plateforme et de le porter à la connaissance des utilisateurs. Le dispositif se veut ici participatif, mais il est entièrement verrouillé par l’application du droit d’auteur classique.

Comme j’ai eu déjà le cas de le faire remarquer en ce qui concerne le Centre Pompidou Virtuel, ceci n’est pas du tout anodin. La mise en place d’outils collaboratifs par un établissement culturel n’est pas réductible à une démarche purement technique. Le collaboratif est aussi lié à certaines valeurs, qui se traduisent par de l’ouverture en termes juridiques. Un wiki sans licence libre, c’est incohérent d’un point de vue juridique et c’est une coquille sans âme…

***

Pour finir, j’en viens aux attaques ad hominem. Le cher collègue prend argument du fait que la BnF, établissement au sein duquel j’ai travaillé pendant plusieurs années, a mis également en place des mentions pour sa bibliothèque numérique Gallica, qui restreignent l’usage du domaine public. Et il en tire cette conclusion :

Ce que dit Lionel est tellement évident que sa propre boîte ne l’applique pas !!?? Avant de faire les redresseurs de tort dehors, ne conviendrait-il pas de le faire, humblement, en interne?

Il se trouve effectivement que j’ai participé au groupe de travail interne qui a instruit la mise en place de cette mention. La discussion a duré des mois et j’y ai défendu autant que j’ai pu l’ouverture et le domaine public, face à de très nombreuses objections. En tant que conservateur en début de carrière,  on est un parmi des centaines à la BnF et ce genre de décisions se prend au plus haut niveau. Il se trouve que je n’ai pas eu gain de cause.

Je ne suis pas loin de considérer qu’il s’agit d’un des plus grands échecs que j’ai subis dans ma vie et sur le coup, j’en ai perdu la tranquillité, le sommeil (et même des cheveux… pour tout vous dire…). Il en a résulté un désaccord majeur entre mes convictions profondes et la politique de l’établissement. Je n’ai pas cependant modifié ma position en interne et j’ai continué à plaider pour l’ouverture chaque fois que je l’ai pu. En externe, j’ai inlassablement fait savoir, sur ce blog, dans les formations que je donnais, dans les actions de lobbying auxquelles j’ai pu participer, que je m’opposais à ce type de restrictions appliquées au domaine public.

Après avoir quitté la BnF, décision prise notamment pour ne pas rester dans la contradiction, j’ai dénoncé des atteintes plus graves encore qui se préparent à la BnF, dans le cadre de partenariats public-privé. Et j’ai passé un temps considérable cet été à participer à l’élaboration de plateformes de propositions (ici, et ) pour la défense du domaine public.

Alors, oui certes, j’ai subi un échec que j’assume entièrement. Mais je n’accepte pas que l’on me dise que je n’ai pas tenté de mettre en oeuvre les principes que je défends. Celui qui se bat peut perdre ; celui qui ne se bat pas est assuré de ne jamais connaître l’échec !

Enfin, ce charmant collègue remarque que la bibliothèque numérique de la BDIC, nouvel établissement où je travaille, comporte également des mentions qui ne respectent pas l’intégrité du domaine public. C’est effectivement le cas. J’y suis arrivé depuis moins de deux mois et j’avoue que la première chose que j’ai faite n’a pas été de tenter de faire modifier cette mention, mais de me familiariser avec mes nouvelles fonctions. Je plaiderai en ce sens lorsque je serai pleinement intégré dans l’équipe et nous verrons si cette fois, j’arrive à emporter l’adhésion et à vaincre les réticences.

Je ne sais pas à vrai dire si je réussirai, mais je ferai du mieux que je peux et même si j’échoue, on ne pourra pas dire que j’ai défendu comme légitime une atteinte à l’intégrité du domaine public, à l’image de ce que fait mon très cher collègue sur son propre blog !

Ce genre de réactions achèvent de me convaincre que la défense du domaine doit être portée à un niveau supérieur. Mon prochain combat sera d’élaborer et de porter, par tous les moyens que je pourrai mobiliser, un projet de loi pour le domaine public en France, afin que cette question soit tranchée au plus haut niveau.

PS : et pour finir cher collègue avec ton problème de schizophrénie, je relèverai que tu as placé ton blog sous mention « No Copyright », c’est-à-dire, « Domaine public ». C’est tout à ton honneur, mais n’y vois-tu pas comme l’ombre d’une contradiction supplémentaire avec la sortie dont tu t’es fendu ? Tu devrais plutôt mettre « No Copyright, mais avec une autorisation préalable « , comme ça tu serais en phase avec Rosalis. Je veux bien me faire traiter d’idéologue, mais un peu de cohérence dans les idées, c’est utile aussi parfois, tu sais…

PPS : c’est vraiment très con tout ça, cher collègue, parce qu’honnêtement, je pense que Rosalis est de loin la bibliothèque numérique la mieux conçue et la plus stimulante que l’on puisse trouver actuellement dans ce pays.


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Défense et illustration de la clause non-commerciale

vendredi 19 octobre 2012 à 13:31

Depuis le mois d’avril 2012, la fondation Creative Commons International a annoncé qu’une nouvelle version de ses licences (la 4.0) allait être publiée et un appel à commentaires a été lancé pour inviter la communauté à participer à la réflexion.

Des modifications importantes sont envisagées, comme le fait de globaliser les licences pour ne plus avoir à les adapter pays par pays, en fonction des législations nationales. Mais c’est une autre question qui s’est imposée dans les discussions : celle de la conservation ou non de la clause Non Commercial – Pas d’Utilisation Commerciale (NC).

Quentin Metsys. Le Prêteur et sa femme. Domaine public. Source : Wikimedia Commons

Il s’agit à vrai dire d’un vieux débat qui divise le monde du libre depuis des années. A la différence des licences libres ou Open Source issues du domaine du logiciel, les licences Creative Commons proposent à leurs utilisateurs une option pour autoriser la réutilisation de leurs oeuvres, tout maintenant l’interdiction de l’usage commercial.

Si l’on en croît le graphique ci-dessous, publié par Creative Commons dans la brochure The Power of Open, l’option NC est retenue par une majorité d’utilisateurs : 60% sur les quelques 450 millions d’oeuvres placées sous licence Creative Commons. Si l’on observe un site comme Flickr, la plateforme de partage de photographies, la tendance est plus forte encore : sur les 240 millions de photos sous licence Creative Commons que contient Flickr, 170 comportent une clause Non Commercial, soit 71%.

En dépit de cette large adoption, le monde du libre est agité de débats pour savoir si de telles clauses sont compatibles avec les exigences de la Culture libre et si elles ne devraient pas tout simplement être supprimées des choix offerts par les licences Creative Commons.

Quand les licences Creative Commons ont commencé à devenir visibles, la communauté du libre, familiarisée avec les problématiques du logiciel, a fraîchement accueilli ces clauses NC. Une partie de la communauté a alors considéré que les licences interdisant les usages commerciaux ne devaient pas être considérées comme des licences “libres”. Une autre appellation a été mise en place pour les distinguer, celle de licences “de libre diffusion”.

Un label spécial a même été établi – et accepté par Creative Commons International – celui “d’oeuvre culturelle libre“, proche des quatre libertés du logiciel libre, accordé seulement à certaines licences parmi celles que propose Creative Commons : la CC-BY (Attribution), la CC-BY-SA (Attribution – Partage dans les mêmes conditions, qui est la licence de Wikipédia) et la CC0 (versement volontaire au domaine public).

Beaucoup de critiques adressés à la clause non commerciale portent sur son imprécision et il est vrai que la formulation actuelle des licences peut paraître ambigüe :

L’Acceptant ne peut exercer aucun des droits qui lui ont été accordés à l’article 3 d’une manière telle qu’il aurait l’intention première ou l’objectif d’obtenir un avantage commercial ou une compensation financière privée. L’échange de l’Œuvre avec d’autres œuvres soumises au droit de la propriété littéraire et artistique par voie de partage de fichiers numériques ou autrement ne sera pas considérée comme ayant l’intention première ou l’objectif d’obtenir un avantage commercial ou une compensation financière privée, à condition qu’il n’y ait aucun paiement d’une compensation financière en connexion avec l’échange des œuvres soumises au droit de la propriété littéraire et artistique.

Qu’est-ce exactement qu’un “avantage commercial” ou une “compensation financière privée” ? Le  “non-commercial” est défini de manière à inclure le partage non-marchand de fichiers, mais la délimitation avec les activités commerciales reste incertaine. Conscient du problème, Creative Commons avait publié en 2009 un rapport sur la question, soulignant la difficulté à tracer la distinction entre commercial et non commercial, mais sans apporter de réelles solutions.

Pour la version 4.0, l’intention de départ sur ce point était seulement d’essayer de clarifier la définition du NC, mais le débat a dévié vers l’opportunité de supprimer purement et simplement l’option. Plusieurs voix importantes se sont élevées pour réclamer cette réforme, comme celle de Rufus Pollock, l’un des co-fondateurs de l’Open Knowledge Foundation. Il soutient notamment que la clause non-commerciale est incompatible avec la notion de biens communs.

En France, Framablog s’est fait l’écho de ces débats, en publiant une série de traductions en défaveur de la clause non-commerciale (1, 2, 3), suivi par Stéphane Bortzmeyer sur son blog.

A contrecourant de ce pilonnage en règle, je voudrais ici montrer que la suppression de la clause non-commerciale serait une très mauvaise idée pour la défense de la Culture libre. La notion de “non-commercial” revêt même une importance stratégique décisive pour l’avenir, dans la mesure où, au-delà des licences Creative Commons, elle sert de pivot aux grands projets globaux de réforme du système de la propriété intellectuelle.

Plutôt que de la saper, les communautés du libre devraient plutôt contribuer à la réflexion pour la rendre la plus opérationnelle possible. C’est l’avenir de la réforme du droit d’auteur qui passera par le non-commercial (ou ne passera pas…).

Le faux argument du flou juridique

Le principal argument employé contre la clause “non commercial” réside dans le fait que la notion serait floue et qu’elle génèrerait de fait une insécurité juridique trop importante. Tous les détracteurs mettent en avant l’imprécision dans leur critique et on la retrouve notamment  chez Eric Raymond, repris sur Framablog :

Ce pourquoi elle devrait être enlevée n’a rien à voir avec aucune profonde philosophie ou politique couramment apportées dans le débat, et tout à voir avec le fait qu’il n’y a pas de critère légal de démarcation pour “activité commerciale”. Cette mauvaise définition se reflète dans les débats pour le terme commercial, qui signifie transaction financière ou lucratif, et c’est l’exacte raison pour laquelle l’Open Source Definition interdit aux licences logicielles open source de disposer de restrictions similaires.

Le groupe fondateur de l’OSI, après avoir étudié la possibilité, a conclu que l’attribut “NC” au sein d’une licence open source créerait une trop grande confusion au regard des droits et obligations, de trop nombreux effets secondaires sur des comportements que nous ne souhaitons pas encourager, et trop d’ouvertures possibles pour les plaideurs compulsifs. Ce qui est uniquement une source de contentieux au sein de notre communauté pourrait se révéler destructeur pour elle si des tribunaux antipathiques venaient à prendre des décisions défavorables, même de faible portée.

Blur (DPS Weekend Challenge). Par -=DMC=-. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

La première chose que l’on peut relever, c’est que le risque évoqué des “plaideurs compulsifs” ne s’est pas réalisé, depuis 10 ans bientôt qu’existent les licences Creative Commons.

Les procès ont été très rares (il n’y en a même aucun encore en France à propos des CC). Un certain nombre d’affaires cependant peuvent être citées ailleurs dans le monde, dans lesquelles les juges ont reconnu à chaque fois la validité des licences Creative Commons, lorsque des auteurs ont réclamé le respect des conditions qu’ils avaient fixées (pas du tout des plaideurs compulsifs donc, mais un usage “normal” et légitime des contrats que sont les Creative Commons).

Or plusieurs fois, les auteurs se plaignaient qu’un usage commercial avait été réalisé de leur oeuvres, alors qu’ils avaient fait le choix de les interdire par le biais d’une clause NC. Ce fut le cas en 2006 aux Pays-Bas (vente de photos par un magazine), en 2009 en Israël (photographies postées sur Flickr revendues incorporées à des collages), en 2009 encore en Belgique (reprise d’une musique dans une publicité pour un théâtre). Dans les trois cas, les juges n’ont eu aucune difficulté à établir que la clause NC avait été violée et les décisions n’ont pas fait l’objet d’un appel. Pas si mal, non, pour une clause jugée irréparablement imprécise !

La soi-disant imprécision du NC n’est en fait que relativement limitée. Il est vrai qu’elle affecte certains points importants : le fait de reprendre une oeuvre sur un site générant des revenus par le biais de publicités par exemple, ou encore celui d’utiliser une oeuvre dans un contexte pédagogique impliquant des échanges financiers (cours payant, formateur rémunéré, etc).

Mais pour l’essentiel, la définition du NC est largement opératoire. Un exemple intéressant à citer à ce propos réside dans le billet Complexité de la clause Non Commerciale des licences Creative Commons : la preuve par l’exemple, écrit par Evan Podromou et traduit par Framablog.

L’auteur liste une longue série de cas d’usages et essaie de montrer par ce biais l’imprécision de la clause NC. Mais il se trouve qu’en réalité, Evan Podromou apporte exactement la preuve inverse de celle qu’il voulait donner : dans la majorité des cas, il est capable de déterminer avec une certitude suffisante comment la clause doit être appliquée. Ce n’est que dans des hypothèses improbables et tarabiscotées que la clause est prise en défaut. Sur l’essentiel, elle tient largement la route :

  • Un éditeur télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur internet, en fait un tirage de 100 000 exemplaires et le vend en librairies dans le pays. (Non)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur et le lit. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur, l’imprime sur son imprimante, et lit le document imprimé. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur et l’envoie par courriel à un ami. (Oui)
  • … et le partage avec le monde sur son site web. (Oui)
  • … et le partage avec le monde via un réseau P2P. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur, l’imprime sur son imprimante et le donne à un ami. (Oui)

Après ça, je veux bien que l’on soutienne que l’idéologie ou la philosophie ne jouent aucun rôle dans le rejet de la clause NC, mais il me semble au contraire que l’idéologie a beaucoup de choses à voir avec la manière dont certains l’appréhendent, alors qu’une analyse juridique objective aboutit à de toutes autres conclusions.

Mettre en avant le flou juridique pour rejeter une notion, c’est aussi méconnaître profondément la manière dont fonctionne le droit lui-même. Le droit en réalité n’est jamais une matière “en noir et blanc”, même quand il utilise des catégories binaires. Il est rempli de “zones grises”, qui sont autant de marges de manoeuvre laissées aux juges pour adapter la règle de droit à la réalité, toujours mouvante.

Didier Frochot explique très bien sur le site les Infostratèges que ces zones grises du droit jouent en fait un rôle fondamental pour l’équilibre du système :

Les zones grises sont une inévitable conséquence du fait que le droit est une science humaine : rêver de supprimer ces zones reviendrait à enfermer les êtres humains dans ces règles strictes et à leur interdire de vivre et d’évoluer. C’est peut-être le cas sous des régimes autoritaires dans lesquels peu de place est laissée à la liberté de l’homme, mais dans des pays libres, c’est la rançon du respect des libertés fondamentales.

Dans les pays respectueux des libertés donc, le couple droit écrit — jurisprudence est là pour définir les grands principes par écrit et délimiter la frontière au coup par coup et à mesure de l’évolution de la société, afin de réduire le plus possible ces fameuses zones grises.

Grey Slate 2. Par vintage findings/painted works. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Frochot rappelle aussi que beaucoup de notions juridiques comportent une marge d’incertitude quant à leur application (l’originalité, la vie privée, la diffamation, l’injure, etc). Faut-il pour autant les supprimer ? Il ne resterait plus grand chose dans les Codes ! Et d’ajouter cet argument essentiel :

Mieux vaut considérer la vérité statistique : dans la majeure partie des cas, on sait précisément de quel côté de la frontière juridique on se trouve.

C’est le cas pour la clause NC, comme le démontre justement l’article de Framablog cité ci-dessus.

Par ailleurs, remarquons que les tenants de la suppression de la clause NC sont en général de farouches défenseurs du Partage à l’identique (Share Alike ou SA), autre option des licences Creative Commons. Or les effets de cette dernière sont tout aussi difficiles à déterminer, sinon davantage.

Un exemple éclatant en avait été donné lors de l’affaire Houellebecq contre Wikipédia, lorsque l’écrivain Michel Houellebecq avait été accusé d’avoir plagié des articles de Wikipédia en incorporant des extraits dans son roman sans citer la source. Les avis s’étaient partagés sur le point de savoir si l’effet viral de la licence CC-BY-SA de Wikipédia s’était déclenché à l’occasion d’une telle incorporation. Impossible de le déterminer : seul un juge en définitive aurait pu trancher avec certitude la question.

Supprimer la clause NC parce qu’elle est trop imprécise, pourquoi pas ? Mais si l’imprécision est la véritable raison, il faudrait aussi supprimer la clause SA !

Toutes les oeuvres ne sont pas des logiciels

Une source de confusions dans ce débat réside dans le fait que les détracteurs de la clause NC sont en général issus de la communauté du logiciel libre et ils restent fortement imprégnés de la logique particulière de ce domaine. Mais cette dernière n’est pas généralisable à l’ensemble des champs de la création, dans la mesure où toutes les oeuvres ne sont pas assimilables à des logiciels.

Dans le domaine du logiciel libre, la clause de Partage à l’identique (SA) joue en effet un rôle important de régulation, dans la mesure où elle se déclenche fréquemment en cas de réutilisation de l’oeuvre. En effet, lorsqu’un réutilisateur modifie une oeuvre pour en produire une nouvelle, la clause SA s’applique et l’oblige à placer l’oeuvre dérivée sous la même licence (effet viral). Dans le cas d’un logiciel, la clause se déclenche fréquemment lors d’une réutilisation, car pour utiliser un logiciel dans un autre contexte que celui d’origine, il est souvent nécessaire d’adapter le code. Cela induit un rapport particulier être les communautés développant les logiciels libres et le secteur marchand,  évitant que leurs créations soient réappropriées de manière exclusive. C’est aussi le cas pour les wikis, où l’usage même implique une modification, ce qui fait que la licence CC-BY-SA convient très bien à Wikipédia.

Mais pour les oeuvres non-logicielles, les hypothèses de déclenchement de la clause SA sont plus rares. L’auteur d’un roman par exemple ne pourra pas empêcher que son oeuvre soit vendue, telle quelle par un éditeur s’il la place simplement sous licence BY-SA. Pour la photographie, c’est encore plus le cas. Les photos peuvent facilement être réutilisées sans modification, comme illustrations. Dans cette hypothèse, le partage à l’identique ne se déclenche pas.

Le problème, c’est que lorsqu’on examine les modèles économiques des acteurs qui utilisent les licences Creative Commons, on constate que dans bien des situations, ils reposent sur la réservation de l’usage commercial. Pour un auteur de textes par exemple, il arrive que des éditeurs acceptent que des oeuvres soient publiées par leur soin en papier, tout en permettant que les versions numériques circulent en ligne sous licence Creative Commons. Mais cette hypothèse est déjà rare (tout le monde n’est pas aussi militant que Framabook !) et elle le serait encore davantage, s’il n’était pas possible de réserver les usages commerciaux avec des licences NC.

Il existe également des photographes (Trey Ratcliff, Jonathan Worth), qui font le choix de diffuser leurs clichés sur Internet sous licence Creative Commons. Ils utilisent les forces du partage pour gagner en notoriété et faire connaître leurs oeuvres. Mais leur modèle économique repose sur la possibilité de continuer à tarifier les usages commerciaux, qu’il s’agisse de publications dans des médias ou d’expositions. On peut supprimer la clause NC, mais quel modèle économique pourra alors être mis en place dans le champ de la photo, hormis peut-être le crowdfunding ?

A small Carousel in France. Par Trey Ratcliff. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Toutes les oeuvres ne sont pas des logiciels et certains secteurs ont besoin de la clause NC pour que se constitue une économie du partage.

Défendre le non commercial, au lieu de le dénigrer

Le problème de la clause NC n’est pas tant l’imprécision que la généralité et on peut reprocher à Creative Commons International de ne pas avoir fait suffisamment de choix concernant la définition.

Car il serait assez simple en définitive de trancher une fois pour toutes les incertitudes affectant la notion. La discussion sur le site de Creative Commons à propos du passage à la version 4.0 est instructive à cet égard. 12 propositions avaient été faites dont certaines auraient pu apporter de réelles améliorations. Par exemple, préciser explicitement si la diffusion sur un site comportant de la publicité est un usage commercial ou non. Ou déterminer si un usage pédagogique doit être considéré ou non comme non-commercial, même s’il implique des échanges monétaires.

Mais pour cela, il aurait fallu que la communauté Creative Commons soit en mesure de choisir et il semble que ce soit davantage ce problème de gouvernance qui bloque l’évolution de la définition de la clause NC. La fondation Creative Commons s’oriente visiblement vers un maintien en l’état de la clause NC, ce qui ne manquera de faire grincer des dents, mais paraît l’option la plus sage, faute de consensus.

D’autres propositions intéressantes sont sur la table. Dans ce billet traduit en français par Paul Netze sur son site Politique du Netz, Rick Falkvinge du Parti Pirate Suédois propose une autre forme de définition, orientée vers la nature de la personne en cause :

En définissant l’usage commercial comme un “usage par une entité légale qui n’est pas une personne naturelle ou une association à but non-lucratif”, vous l’appliquez uniquement aux entreprises à but lucratif. Vous permettez aux particuliers de vendre des disques à la sauvette au pied du camion, mais vous évitez les arnaques à grande échelle qui se règlent désormais dans les salons feutrés des cabinets d’avocat. Vous permettez aux gens de partager pour autant que cela n’équivaut pas à un emploi dans une entreprise. C’est la meilleure définition que j’ai vue jusqu’ici.

C’est une approche “organique”, mais on peut en concevoir d’autres d’ordre “matériel”, comme de réduire strictement le commercial à la vente du contenu. On peut aussi procéder de manière téléologique en définissant le commercial par le but lucratif.

Toutes ces hypothèses sont ouvertes, mais encore faudrait-il choisir !

L’important cependant, c’est de défendre le non-commercial contre les tentatives majeures de distorsion qu’il pourrait subir. Ce fut le cas notamment avec l’accord passé l’an dernier entre la SACEM et Creative Commons. La SACEM a accepté que ses membres puissent placer certaines des oeuvres de leur répertoire sous CC. Elle limite cependant cette option aux licences CC comportant la clause NC, ce qui me paraît compréhensible étant donné la nature de l’acteur. Mais à cette occasion, la définition du non-commercial a été modifiée à la demande la SACEM pour recouvrir un nombre important d’usages publics (par exemple, la simple diffusion dans un espace accessible au public). C’est une dérive grave et on ne devrait pas laisser évoluer ainsi la définition du non-commercial !

Mais pour cela, il faudrait que les communautés du libre participent à la défense du non-commercial face à ce genre d’agressions, plutôt que de le dénigrer systématiquement. D’autant plus que le non-commercial est appelé à jouer un rôle stratégique majeur pour l’avenir, au-delà de la question des licences.

Le non commercial, nouvelle frontière de la réforme du droit d’auteur ?

La notion de non-commercial joue en effet un rôle clé dans les propositions les plus élaborées actuellement pour penser la réforme du droit d’auteur. Les Éléments pour une réforme du droit d’auteur et les politiques culturelles liées, soutenus par la Quadrature du Net, s’articulent autour de la légalisation du partage non-marchand. Philippe Aigrain propose une définition volontairement restrictive du non-marchand, se rapprochant de l’usage personnel, afin d’éviter la centralisation des fichiers :

Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage “ appartenant à l’individu ” à un lieu de stockage “ appartenant à un autre individu ”. “ Appartenant à l’individu ” est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).

Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.

Pirate Puzzel. Par dolldreamer. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Un même rôle décisif est dévolu au non-commercial dans le programme du Parti Pirate, dont on retrouve les grandes lignes dans l’ouvrage The Case For Copyright Reform, traduit à nouveau en français par Paul Netze.

Nous voulons que le droit d’auteur redevienne ce pourquoi il a été conçu, et rendre clair qu’il ne doit réguler que les échanges commerciaux. Copier ou utiliser un travail protégé sans but lucratif ne devrait jamais être interdit. Le pair à pair est, entre autres, une bonne raison pour cette légalisation.

Et les auteurs, Rick Falkvinge et Christian Engström, insistent sur le caractère globalement opérationnel de la distinction Commercial/Non commercial :

Nous possédons déjà un arsenal juridique qui fait la distinction entre intention commerciale et non commerciale, incluant la législation sur le droit d’auteur telle qu’elle existe aujourd’hui. C’est une bonne chose que les tribunaux aient déjà établi une jurisprudence afin de déterminer ce qui est commercial ou pas [...] de façon générale, la limite entre activité commerciale et non commerciale est grossièrement à l’endroit où vous vous y attendiez.

Même Richard Stallman, libriste parmi les libristes, admet dans son projet global de réforme du système que la notion de non-commercial joue un rôle, pour les oeuvres d’art ou de divertissement !

Pour qu’il connaisse une évolution en profondeur, le système du droit d’auteur a besoin d’une réforme de grande ampleur. Il est clair que les projets politiques les plus élaborés ont besoin de la distinction entre le commercial et le non-commercial. D’une certaine manière, il s’agit même de la nouvelle frontière à atteindre. Dénigrer le non-commercial, en soutenant que la notion est vicieuse, c’est saper les chances qu’une telle réforme advienne. Lourde responsabilité à assumer…

Les lois actuelles, conçues pour l’environnement analogique, fonctionnaient sur la distinction entre l’usage privé (permis) et l’usage public (interdit). Avec le numérique, cette ancienne distinction n’est plus opérationnelle, dans la mesure où tout ou presque s’effectue “en public” sur Internet. C’est pourquoi le droit d’auteur a besoin d’une nouvelle grande distinction pour conditionner son application.

Et jusqu’à preuve du contraire, c’est la distinction commercial/non-commercial qui est la meilleure candidate pour ce rôle, en favorisant une immense libération des usages, tout en maintenant une sphère économique pour la création.

L’enjeu d’une Culture libre « mainstream »

Au-delà de cet argument essentiel, ce débat rejoint un autre enjeu fondamental, qui est celui de la diffusion des valeurs de la Culture libre. Si l’on reprend l’exemple de Flickr cité ci-dessus, on remarque que la plateforme comporte 240 millions de photographies sous CC… mais sur plus de 6, 5 milliards au total ! Soit un peu plus de 3,6% seulement. C’est certes en soi une masse importante de contenus réutilisables, mais certains y voient néanmoins le signe d’un certain échec des Creative Commons, au moins à devenir “mainstream”.

10 ans après leur création, les CC demeurent cantonnés à une communauté réduite d’utilisateurs. Combien d’entre eux reviendraient en arrière si on leur enlevait la possibilité d’utiliser le NC ? Peut-être pas tous, c’est certain, mais au moins une part importante. Veut-on encore réduire le cercle des utilisateurs, quand celui-ci a déjà du mal à s’étendre ?

L’enjeu fondamental derrière ce débat autour de la clause NC est de savoir si l’on veut que la Culture Libre s’étende au-delà de ceux qui boivent du Club-Mate. (Club-Mate. CC-BY. Par Bildsheim. Source : Flickr)

Car le point de vue “libriste” pur et dur est encore moins partagé. Il reste nettement ancré autour de la communauté du logiciel libre, avec quelques extensions aux artistes, comme le groupe réunit autour de la licence Art Libre en France, ainsi qu’à la communauté des wikipédiens.  Il a en outre la fâcheuse tendance à fonctionner à coup de stigmatisations et d’exclusions, comme ce fut encore le cas récemment avec les critiques qui ont fusé contre Yann Houry, ce professeur qui a été le premier a créé un manuel libre et gratuit sur iPad, mais en choisissant une licence comportant le NC. Immédiatement,  le premier réflexe libriste a été de le descendre (horreur, l’iPad !). Pourtant, l’usage de cette licence a paru encore trop subversif à Apple, puisque la firme a demandé le retrait de l’ouvrage de l’Appstore. Preuve s’il en est que l’initiative faisait bien bouger les lignes !

A titre personnel, je rejette catégoriquement cette distinction entre des licences qui seraient libres ou non, parce qu’elles contiendraient une clause NC. Il n’y a pas le “libre” d’un côté et le reste, mais un processus graduel de libération des oeuvres, ou mieux, de mise en partage de la création.

Psychologiquement, le stade essentiel à passer pour mettre en partage son oeuvre n’est pas d’autoriser l’usage commercial. Il est en amont, dans le passage d’une logique où l’interdiction est première (copyright/Tous droits réservés), à une logique où la liberté devient la règle et la restriction l’exception (le principe de base des Creative Commons). C’est ce renversement mental qui fait entrer dans la Culture libre et pas en soi l’abandon du droit patrimonial.

Si les “libristes” souhaitent que les auteurs aillent plus loin, à eux de les convaincre. Mais que le choix soit toujours laissé in fine à l’auteur, ce qui passe par l’acceptation du maintien de la clause non-commerciale.

PS : à titre indicatif, l’auteur de ces lignes précise qu’il utilise constamment pour ses propres créations la licence CC-BY et qu’il n’a donc pas d’intérêt direct dans ce débat. La thèse défendue ici l’est au nom de l’intérêt général.


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