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Transformer les bibliothèques en « Maisons des Communs » sur les territoires

vendredi 31 mars 2017 à 07:26

J’ai plusieurs fois essayé sur ce blog de creuser la question des liens entre bibliothèques et Communs, voire d’essayer de repenser la bibliothèque en elle-même comme un Commun (voir ici, notamment). Or il se trouve que le mois dernier, j’ai été invité par la médiathèque Gilbert Dallet de Crolles dans le Grésivaudan à participer à un événement intitulé « Biens communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques« .

J’ai souvent eu l’occasion de croiser Lionel Dujol ces dernières années et il s’agit d’un des membres de la première heure de SavoirsCom1, mais c’est la première fois que nous avions l’occasion d’intervenir tous les deux sur ce sujet lors d’une conférence publique. Or grâce à Anne Baudot, organisatrice de cet événement, nous disposons d’une retranscription de nos propos et des échanges avec la salle qu’elle a bien voulu partager avec nous et diffuser sous licence Creative Commons, ce qui me permet de poster le document ci-dessous.

Dans la première partie, je commence par faire une présentation générale des Communs de la connaissance, mais je vous recommande spécialement la seconde partie dans laquelle Lionel Dujol traite de la question suivante : « La bibliothèque est-elle par nature un Commun ? ». Il faut savoir que Lionel est en train en ce moment de coordonner la réalisation d’un ouvrage collectif à paraître au Cercle de la Librairie sur la question des bibliothèques et des Communs. Il était donc plongé dans cette problématique et sa présentation a été directement enrichie par ce point de vue général qu’il a pu développer sur le sujet.

A la question « la bibliothèque constitue-t-elle un Commun ? », Lionel répond d’une manière nuancée, qui me paraît particulièrement juste (je cite largement la transcription de ses propos) :

Les trois traits constitutifs d’un commun sont :

  • une ressource
  • une communauté qui utilise et administre la ressource
  • un ensemble de règles définies par l’ensemble de la communauté pour administrer la ressource et veiller à sa pérennité

Si on les compare à la réalité des bibliothèques publiques :

  • elles donnent bien accès à des ressources, pour un usage collectif
  • elle dessert bien une communauté
  • mais elle est propriété d’une institution publique qui décide seule des règles qu’elle souhaite appliquer à l’usage de ses ressources.

Il ne s’agit donc ni d’un bien commun ni d’un commun du savoir. Ceci dit, les bibliothèques ont dans leurs murs des biens communs. Lorsqu’elle a des ressources patrimoniales qui sont dans le domaine public et qu’elle a en charge de conserver et de donner accès à cela, la bibliothèque a des ressources qui sont bien dans la définition des biens communs. Elle administre ces ressources à l’aide d’un certain nombre de règles qui visent à en garantir l’accès équitable à tous, ce qui est s’apparente aussi à la définition d’un commun du savoir. Mais ce n’est pas la communauté qui décide de ces règles, mais la puissance publique et ses représentants en la personne des bibliothécaires, et c’est en cela que la bibliothèque n’est pas un commun du savoir.

Pour autant, on n’en est pas moins concernés par la problématique des communs du savoir. La bibliothèque agit pour le bien commun. Elle est un service public qui donne accès à de l’information et à des savoirs.

David Bollier, dans La Renaissance des communs, introduit l’idée qu’il peut y avoir une garantie publique autour des communs […] Il indique que la puissance publique a un rôle à jouer pour garantir la préservation de la ressource commune comme un commun quand l’échelle est trop vaste pour pouvoir être directement administrée par l’ensemble des usagers. Le rôle de la puissance publique n’est pas de s’approprier le commun, mais de veiller au contraire à ce qu’il reste à l’abri des enclosures. C’est là que le lien avec les bibliothèques est le plus fort : la bibliothèque publique est un dispositif de politique publique qui porte une mission d’accès à la culture, aux savoirs et à la formation. Si la bibliothèque n’est pas un commun stricto sensu, elle est donc un acteur de cette garantie publique des communs. La bibliothèque doit veiller à ce que les communautés qui sont sur son territoire puissent développer les communs du savoir, mais également à ce que les communs du savoir qui sont dans ses murs restent bien dans le domaine public, à ce que les enclosures ne puissent pas se faire. Cette vigilance doit s’exercer à l’égard du secteur marchand, mais pas seulement : le secteur public a également tendance à créer des enclosures. Par exemple, quand une bibliothèque numérise le fonds d’œuvres du domaine public qu’elle conserve, si elle pose des conditions d’utilisation très contraignantes pour accéder à la ressource, avec notamment un copyright sur la version numérisée d’une œuvre dont l’original est du domaine public, elle pose une enclosure. […] Cette dérive tient au fait qu’on a l’impression qu’en mettant une couche de droits sur le domaine public, on le protège, alors que c’est en réalité tout le contraire.

Or si une bibliothèque n’est pas un commun du savoir, elle doit être le garant que ces communs-là puissent continuer d’exister. C’est donc un choix de politique publique qui doit être affirmé, pour éviter les dérives.

 

Cette approche me paraît particulièrement : les bibliothèques ne sont pas en elles-mêmes des Communs de la connaissance, mais elles peuvent contribuer aux Communs et au-delà jouer un rôle de facilitatrices et même de « garantie publique pour les Communs ». Plus loin dans sa présentation, Lionel emploie même une belle expression pour désigner cette mutation du rôle de la bibliothèque :

Les bibliothèques sont la maison des communs sur un territoire, et en tant que telles peuvent doivent être des contributrices à l’émergence et à la pérennisation des communs sur ce territoire.

Cela faisait longtemps que de mon côté, je voulais essayer de lister les différentes façons dont une bibliothèque peut devenir une contributrice aux Communs. Je vais terminer ce billet de cette manière, en listant 20 propositions concrètes pour transformer les bibliothèques en « maison des Communs ».

A noter que la 20ème présente une piste pour transformer une bibliothèque en un Commun au sens propre du terme, car je pense que c’est possible : en ouvrant sa gouvernance aux usagers de manière à ce que la bibliothèque ne soit plus « administrée », mais devienne l’objet des décisions d’une communauté d’utilisateurs. Ce serait l’étape ultime d’un processus de « communification » de la bibliothèque, à l’image de ce que l’on a déjà vu arriver pour d’autres services publics (comme celui de la gestion de l’eau à Naples, par exemple).

Je publie d’abord la liste brute des 20 propositions ci-dessous et je détaille ensuite chacune avec un rapide développement, soit écrit de ma main, soit en citant un extrait de la transcription de la conférence donnée à Crolles.

20 façons pour une bibliothèque de contribuer aux Communs

1) Permettre la libre réutilisation des oeuvres du domaine public numérisé

2) Ouvrir ses données en Open Data
3) Accorder la priorité aux logiciels libres
4) Proposer des œuvres sous licence libre et participer à leur curation
5) Placer sous licence libre les contenus originaux produits par la bibliothèque
6) Diffuser sous licence libre les captations d’événements, conférences, débats
7) Éviter de participer au processus d’enclosure de la connaissance
8) Donner accès à un internet non filtré et sans identification préalable
9) Protéger les données personnelles de ses usagers et sensibiliser aux enjeux de la protection de la vie privée
10) Développer un fonds documentaire sur la question des Communs
11) Participer à la littératie des Communs
12) Organiser des ateliers de contribution à des Communs de la connaissance
13) Favoriser la mise en partage des ressources et des Savoirs (grainothèques, bookcrossing, Troc de presse, bourses des Savoirs, bibliothèques vivantes, etc)
14) Soutenir les acteurs des Communs sur son territoire, notamment par la mise à disposition des lieux et des équipements aux communautés
15) Organiser des événements autour de la thématique des Communs
16) Passer à une logique de Tiers-Lieux en tant qu’espace appropriable par des communautés
17) Permettre aux agents de la bibliothèque de contribuer sur leur temps de travail à des Communs de la connaissance
18) Participer au financement des Communs culturels
19) Développer des liens avec des bibliothèques autogérées
20) Ouvrir la gouvernance de l’établissement aux usagers.

1) Favoriser la libre réutilisation des œuvres du domaine public numérisé

Quand une bibliothèque numérise le fonds d’œuvres du domaine public qu’elle conserve, si elle pose des conditions d’utilisation très contraignantes pour accéder à la ressource, avec notamment un copyright sur la version numérisée d’une œuvre dont l’original est du domaine public, elle pose une enclosure. C’est ce qu’on appelle le copyfraud : le fait de mettre une couche abusive de droits sur un bien du domaine public. La BNF, par exemple, utilise massivement des logiques de copyfraud. Plus inquiétant : sur 100 bibliothèques patrimoniales françaises ayant numérisé tout ou partie de leurs collections, 11 respectent le domaine public. Cette dérive tient au fait qu’on a l’impression qu’en mettant une couche de droits sur le domaine public, on le protège, alors que c’est en réalité tout le contraire.

2) Ouvrir ses données en Open Data

Les bibliothèques produisent de nombreuses données dans le cadre de leurs activités de services publics (données bibliographiques, mais aussi statistiques de fréquentation, de consultation de leurs collections, données budgétaires, données liées au personnel, etc). La BnF diffuse déjà ses données bibliographiques depuis plusieurs années en Open Data (voir data.bnf.fr). Plusieurs bibliothèques territoriales sont également engagées dans des processus d’ouverture des données publiques initiés par leur collectivité (voir par exemple à la ville de Paris). Cette démarche devrait à présent être généralisée, en raison du principe d’Open Data par défaut fixé par la loi République numérique, qui concerne aussi les bibliothèques en tant qu’administrations publiques (sauf pour la numérisation de leurs collections, d’où les choix à faire encore pour éviter le copyfraud).

3) Accorder la priorité aux logiciels libres

Lors du débat de la loi République numérique, les députés ont choisi de ne pas imposer aux administrations une priorité en faveur du logiciel libre. La loi se borne à demander aux administrations « d’encourager le logiciel libre ». Mais rien n’empêche à un établissement de systématiser cette démarche et de respecter une priorité en faveur des logiciels libres, ce qui revient à dire que les marchés publics devraient en principe être fléchés pour retenir des solutions libres et ne se tourner vers des logiciels propriétaires que lorsque les besoins de l’établissement ne peuvent être couverts autrement.

La bibliothèque devrait aussi proposer à ses usagers, chaque fois que c’est possible, une alternative entre logiciels libres et logiciels propriétaires (voire prioriser les logiciels libres, notamment lorsque l’usage des logiciels propriétaires met en péril la vie privée et la maîtrise des données personnelles pour les usagers).

4) Proposer des œuvres sous licence libre et participer à leur curation

De plus en plus de bibliothèques proposent à leurs usagers des documents et des créations sous licence libre, notamment à travers des dispositifs comme les BiblioBox ou Pirate Box. Mais la démarche pourrait là encore être amplifiée :

 il y a énormément de ressources sur Internet, libres, accessibles (Creative Commons a estimé en 2016 qu’il y a un peu plus d’1,2 milliards d’œuvres sous licence CC sur Internet, en photo, livre, musique, MOOC, etc.), mais elles sont coupées de la médiation du secteur marchand. Comme on ne peut pas les acheter, les gens ont du mal à les connaître. Il y a un défaut de contact entre la production et les destinataires. Pour les MOOC, il y a une énorme quantité de vidéo pédagogiques qui sont produites chaque année, accessibles uniquement dans le temps du MOOC, et qui se trouvent donc sous-utilisées. C’est un des exemples les plus criants du problème fondamental des communs de la connaissance cité plus tôt : la sous-utilisation. Du coup le bibliothécaire a là un vrai rôle de médiation, pour faire connaître l’existence de la ressource au bon moment à ceux pour qui elle peut être utile (qu’il s’agisse d’usagers individuels ou de communautés identifiées, notamment via les partenaires associatifs). Lors d’une formation, on s’est rendu compte qu’il était possible de créer tout un parcours de formation en FLE, rien qu’avec des ressources libres. Mais encore faut-il le faire, c’est-à-dire prendre le temps de les identifier, de les sélectionner et de les articuler : c’est la compétence de base du bibliothécaire que d’être capable d’évaluer la qualité d’une ressource, l’adéquation du besoin entre une ressource et une communauté, de la mettre en valeur, de la faire connaître, de la rendre visible. On se place vraiment dans un rôle de facilitateur, en sortant de l’exclusif marchand. Malgré tout, on est encore beaucoup dans des logiques marchandes dans le monde des bibliothèques : ce à quoi on doit donner accès, c’est ce qu’on achète (typiquement, la question des ouvrages édités…), or il y a tout un pan du savoir aujourd’hui, notamment via le numérique, qui est directement accessible sans la « validation » du secteur marchand, et dont il faut que la bibliothèque soit ce lieu qui facilite l’accès, puisqu’il y a une invisibilité liée au fait que le secteur marchand n’est pas là pour en assurer la promotion.

Les bibliothèques peuvent donc fortement contribuer aux communs de la connaissance en préservant et en valorisant les ressources libres. Ce qui est surprenant, c’est que personne ne catalogue ces ressources libres, puisque l’acte qui déclenche le catalogage, en général, c’est l’acquisition… Il y a du coup tout un pan de ressources informationnelles qui ne sont pas signalées, et donc très difficilement accessibles.

5) Placer sous licence libre les contenus originaux produits par la bibliothèque

La bibliothèque peut être elle-même productrice de communs des savoirs (dossiers documentaires, bibliographies, critiques de documents…), si elle publie sous licence libre (ce qui serait la moindre des choses, étant donné que ces documents sont produits par des agents publics, dans l’exercice de leurs fonctions, à partir de ressources de leur service public et avec des deniers publics…). Elle doit garantir l’accès libre et ouvert à ces documents.

6) Diffuser sous licence libre les captations d’événements, conférences, débats

La Bpi le fait depuis longtemps dans le cadre de ses Archives sonores. C’est une manière simple de produire des contenus librement réutilisables. Il suffit simplement de prévoir les choses en amont des événements et de faire signer aux intervenants une autorisation de diffusion des captations sous licence Creative Commons.

7) Éviter de participer au processus d’enclosure de la connaissance

Ce point concerne en particulier la mise à disposition de ressources numériques et la question des DRM. Les DRM constituent une régression majeure dans l’appropriabilité des contenus culturels et une fragilisation des droits des utilisateurs. Les bibliothèques devraient autant que possible s’abstenir de proposer à leurs usagers des contenus cadenassés par des DRM et privilégier les fournisseurs proposant aux bibliothèques des offres qui en sont dépourvues (voir à ce sujet ce billet écrit il y a longtemps par Lionel Dujol).

8) Donner accès à un internet non filtré et sans identification préalable

Internet constitue en lui-même un Commun de la connaissance et l’accès à Internet a été reconnu par le Conseil Constitutionnel comme un droit fondamental. Mais dans beaucoup de bibliothèques, des mesures de filtrage sont encore appliquées pour bloquer l’accès à certains sites et les usagers font l’objet d’une identification, au-delà des exigences posées par la loi.

mon droit culturel d’accéder aux milliards d’œuvres disponibles via internet, je peux l’utiliser assez facilement dans un McDonald (WiFi libre et ouvert), mais est-ce que je peux l’utiliser de la même façon à la bibliothèque (connexion WiFi ? Stable ? De bonne qualité ? Facilement accessible ?). En mettant des barrières pour accéder au web, on contribue à mettre des barrières à l’accès aux savoirs. C’est l’un des éléments qui posent le plus de problèmes dans la charte Bib’Lib. Tout le problème étant de respecter le cadre légal sans l’outrepasser (encore une fois, comment ne pas poser des solutions plus problématiques que les problèmes qu’elles veulent régler). Ça s’explique entre autres par les nécessaires contraintes de sécurité posées par les DSI. Mais ça génère le sentiment (inconscient) que les droits culturels sont mieux respectés dans un McDo ou un Starbuck que dans une bibliothèque publique… et ce bien que la bibliothèque soit un lieu neutre, complètement ouvert, où on peut « consommer » du savoir sans avoir à justifier de quoi que ce soit… Une bibliothèque doit, a minima, garantir l’exercice des droits culturels des citoyens, mais on s’aperçoit qu’au bout du compte, ça n’est pas possible, pour des raisons techniques. Et ce, alors même que la Loi NOTRE garantit l’exercice des droits culturels sur les territoires (article 103 : « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’Etat dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005. »). Nous avons donc la responsabilité, en tant qu’agents sur un territoire, de faire remonter à nos tutelles les freins à l’exercice des droits culturels que nous constatons dans nos structures. Or, l’accès à internet est un droit fondamental. Les citoyens ont donc le pouvoir d’exiger le respect de ce droit. On ne doit pas filtrer le web, sauf les sites illégaux (la Loi donne à l’Etat le pouvoir de bloquer certains sites, mais c’est à l’Etat de le faire, pas aux services publics, encore moins ceux qui dépendent des collectivités). Or la plupart du temps, le blocage se fait à notre niveau, soit de manière technique, soit par des règlements qui viennent limiter les libertés d’accès. Il n’existe aucune obligation de filtrage par ceux qui donnent accès à internet, ni d’obligation d’identification des personnes.

9) Protéger les données personnelles de ses usagers et sensibiliser aux enjeux de la protection de la vie privée

Internet est un bien commun, mais ce caractère est aujourd’hui gravement menacé par les grandes plateformes numériques et par la surveillance exercée par les Etats au nom de la lutte contre le terrorisme. Dès lors, la protection des données personnelles et de la vie privée constitue un aspect indissociable de la lutte pour la préservation des Communs informationnels. Pour savoir comment une bibliothèque peut contribuer à cette cause, je vous renvoie au blog de Thomas Fourmeux qui traite souvent de ces questions.

10) Développer un fonds documentaire sur la question des Communs

Les Communs font l’objet de plus en plus de publications et ils deviennent au fil du temps un enjeu pour la recherche, y compris en France. Les bibliothèques pourraient donc développer des fonds spécialisés sur la question des Communs dans toutes leurs dimensions.

A noter que le collectif SavoirsCom1 a lancé un chantier de bibliographie/webographie collaborative sur les Communs, qui peut servir de point de départ pour réfléchir à cette problématique documentaire, ainsi que mutualiser le travail de repérage.

11) Participer à la littératie des Communs

La littératie des Communs est un concept introduit par Hélène Mulot (autre membre actif de SavoirsCom1). Il renvoie à l’idée que les compétences nécessaires pour participer activement à l’enrichissement des Communs de la connaissance ne sont pas innées. Elles doivent être acquises par les individus comme toutes les autres et les bibliothèques peuvent participer à cet apprentissage.

La bibliothèque a un rôle majeur dans l’acquisition des compétences informationnelles et des savoir-faire qui permettent de devenir un contributeur et de participer à ces outils. Pour tout ce qui est numérique il y a un rôle très fort des bibliothèques pour donner la capacité aux gens d’en profiter pleinement et de devenir pleinement acteurs de ces outils. C’est ce que les Québécois appellent la capacitation : comment on permet au citoyen lambda d’être lui aussi un commoners, un contributeur des communs. Le travail ce n’est pas simplement de dire : « Venez à la bibliothèque, on va écrire des articles Wikipédia ». C’est aussi d’acculturer toute une population à se sentir commoners, de les mettre en capacité de devenir des commoners. Il y a une proximité intellectuelle, affective, nécessaire à l’implication des gens dans la ressource commune, qui est évidente pour le bout de pelouse qu’on a à côté de chez soi, mais beaucoup moins pour un bien vaste et immatériel.

12) Organiser des ateliers de contribution à des Communs de la connaissance

De plus en plus de bibliothèques organisent des ateliers de contribution à Wikipédia (éditathons), des cartoparties pour contribuer à Open Street Map et on pourrait imaginer bien d’autres événements de ce type. A noter que ces activités ont d’autant plus de chances de fonctionner si elles s’adressent à des communautés constituées :

Il y a une dimension de savoir-être et de savoir-faire qui est essentielle, et pour laquelle il faut accompagner les gens à devenir des commoners, parce qu’elle n’est pas spontanée. Sur ce point, les bibliothèques peuvent être un acteur majeur. Un exemple d’atelier Wikipédia qui a marché, c’est à la bibliothèque municipale de Lyon, autour du Point G, centre de ressources sur le genre. Il y avait déjà une communauté sensibilisée à ces questions qui gravitait autour du centre de ressources. Du coup, la bibliothèque a monté de ateliers en partant du constat qu’il y a énormément plus de fiches consacrées à des hommes dans Wikipédia qu’à des femmes, ce qui s’explique entre autres par le fait que les contributeurs sont majoritairement des hommes : l’idée a donc été de créer des fiches sur des femmes, notamment des Lyonnaises. Ça a marché parce que pour la communauté, sensibilisée à ces questions, ça faisait du sens de venir contribuer à Wikipédia sur ces sujets. De la même façon pour les bibliothèques patrimoniales qui ont monté ce type d’ateliers en s’appuyant sur les communautés d’amateurs d’histoire locale.

13) Favoriser la mise en partage des ressources, des savoir-faire et des connaissances (grainothèques, bookcrossing, Troc de presse, bourses des savoirs, bibliothèques vivantes, etc.)

Toutes ces activités se développent de plus en plus en bibliothèques et elles peuvent constituer autant de premiers pas vers les Communs pour les individus, à condition que ce soit explicité comme tel par les établissements qui mettent en oeuvre ces démarches. C’est aussi une manière de montrer qu’il existe des pratiques collaboratives au-delà d’une « économie du partage » (Uber, AirBnB, etc.) déjà largement dévoyée. 

14) Soutenir les acteurs des Communs sur son territoire, notamment par la mise à disposition des lieux et des équipements aux communautés

A Valence, les bibliothèques vont à la rencontre des espaces concernés et tous affirment avoir besoin d’un lieu fédérateur : il y a besoin de se rencontrer, que les communautés puissent se retrouver et échanger dans un espace neutre. Par exemple, les acteurs d’un hackaton (temps donnés pendant lequel des développeurs et plusieurs corps de métiers se retrouvent et on imagine comment on peut développer de nouvelles idées, de nouvelles fonctionnalités, à partir d’un jeu de données ou d’outils existants : hacker, ce n’est pas forcément pirater, c’est détourner un objet de sa fonction première, par exemple quand on utilise une pince à linge ou un trombone pour fermer un sachet de surgelés) disent qu’ils n’ont pas de lieu pour ces temps de partage neutre et gratuit de pair à pair. Or, tous les groupes de cet ordre n’ont pas nécessairement les moyens de louer une salle, puisque les modèles économiques de ce type d’espaces sont loin d’être stabilisés. La bibliothèque peut être ce lieu fédérateur, ouvert, accessible et gratuit. La question de la neutralité est fondamentale, peut-être encore plus que celle de la gratuité : quand plusieurs communautés se croisent, si elles sont obligées, pour pouvoir échanger d’aller dans le lieu de l’une ou de l’autre, cela a un impact sur l’équilibre des échanges. Ça induit des rapports de forces. La bibliothèque est un des rares équipements totalement librement accessibles sur un territoire. Quand on rentre dans une bibliothèque, il n’y a pas d’enclosure, de droit d’entrée, l’anonymat y est possible et respecté : on ne demande rien à la personne qui passe le seuil et utilise les ressources mises à disposition sur place. De ce point de vue, on est complètement dans une logique de communs. C’est un atout majeur. La bibliothèque est la maison des communs sur un territoire. Par ailleurs, la bibliothèque est un lieu neutre, impartial. Cela permet de remplir un rôle de facilitateur de l’échange de pair à pair.

15) Organiser des événements autour de la thématique des Communs

L’événement organisé par la médiathèque de Crolles en constitue un bon exemple. Dans le même esprit, on peut citer le forum citoyen « Démocratie. Pensez, rêver, agir ensemble » organisé par la bibliothèque de Lyon au début du mois de mars, qui comportait une série d’événements thématiques sur la question des Communs.

16) Passer à une logique de Tiers-Lieux en tant qu’espaces appropriables par des communautés

Les bibliothèques sont la maison des communs sur un territoire, et en tant que telles peuvent doivent être des contributrices à l’émergence et à la pérennisation des communs sur ce territoire. C’est ce qui amène aujourd’hui, par endroits, à se poser la question de savoir s’il ne serait pas pertinent de faire gérer tout ou partie des services de la bibliothèque non pas par les bibliothécaires, mais par la communauté. Cela passe par exemple par la mise à disposition d’espaces au bénéfice de la communauté, où les gens s’organisent entre eux pour faire converger leurs besoins et leurs compétences (Fab Lab : espace appropriable par la communauté, qui y fait émerger ce qui lui est vraiment utile) : trop souvent on se focalise sur les biens et les ressources matérielles, alors que c’est l’espace, le lieu, la possibilité de la rencontre et de l’échange qui font défaut plus que les ressources… La bibliothèque peut être ce lieu où la communauté se retrouve. Comment on peut se positionner sur le territoire comme un des acteurs de la communauté ? Ça revivifie complètement la notion de tiers-lieu qui a beaucoup été discutée en bibliothèque, mais rarement sous cet angle, qui est pourtant fondamental. Ça change radicalement l’approche du rôle de la bibliothèque dans la Cité, bien que ce soit parfaitement en adéquation avec les propos du Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, qui date de 1994. L’accès au savoir passe aussi par la transmission de pair à pair, et c’est ce que permet le Fab Lab (quelle que soit sa thématique, numérique ou tricot).

17) Permettre aux agents de la bibliothèque de contribuer sur leur temps de travail à des Communs de la connaissance

Le Conseil National du Numérique a produit l’an dernier un rapport sur la question du travail dans lequel il recommande la création d’un Droit Individuel à la Contribution (DIC) conçu sur le modèle du Droit Individuel à la Formation (DIF) pour permettre aux employés des entreprises, mais aussi aux agents du secteur public, de bénéficier de jours octroyés par leurs employeurs pour exercer des activités contributives.

Un temps envisagée, cette proposition n’a pas été retenue dans la loi Travail, mais rien n’empêche des établissements de s’en inspirer pour permettre à leurs agents d’enrichir des Communs de la connaissance dans le cadre de leurs activités. On pourrait ainsi imaginer que les fiches de poste de certains agents mentionnent la contribution à des projets comme Wikipédia, WikiData, Open Street Map ou à des logiciels libres.

18) Participer au financement des Communs culturels
Les bibliothèques publiques utilisent de plus en plus de contenus sous licence libre (voir des initiatives type BiblioBox, bornes de musique libre, etc.). Mais elles ne sont pas en mesure de contribuer en retour au développement des oeuvres sous licence libre ou seulement de manière limitée (difficile par exemple pour elles de participer à des campagnes de crowdfunding et pour beaucoup d’oeuvres libres, il n’y a pas de support physique pouvant être acquis).
Pourtant, les budgets d’acquisition des bibliothèques constituent des leviers importants pour favoriser la diversité culturelle, qui devraient aussi pouvoir bénéficier aux créations sous licence libre.
On pourrait dès lors imaginer la création au niveau national d’un fonds mutualisé, alimenté par les bibliothèques sur la base d’une contribution volontaire annuelle, avec lancement d’un appel à projets à destination des créateurs. Les fonds seraient attribués par un jury de professionnels issus des bibliothèques, d’artistes, d’élus locaux, d’usagers, etc. 
19) Développer des liens avec des bibliothèques autogérées

Cette proposition est directement issue de ma participation à la BiblioDebout l’an dernier. Beaucoup de bibliothécaires ont participé à titre individuel à ces expériences de bibliothèques participatives implantées au coeur d’un mouvement social. Des associations, des libraires, des éditeurs, des médias, des auteurs ont soutenu ces initiatives, mais pas des bibliothèques en tant que telles.

Les bibliothèques publiques devraient pourtant repenser leur position et leur rôle vis-à-vis de ces bibliothèques autogérées et communautaires, sans doute appelées à se multiplier à l’avenir.

Sur ce sujet, je vous suggère la lecture de cet article (en anglais) publié récemment par Raphaël Bats et Marilou Pain à propos de l’expérience des Bibliodebouts en France, qui suggère une forme de rapprochement.

Extrait de la conclusion :

The participative library BiblioDebout was giving access to knowledge, and, in the same time, proposing a political experimentation. This is inspirational for public libraries. If empowerment is condition for quality of life, so our libraries should be interested to propose to their community a shared and equalitarian project, to produce pictures and affects able to build political action, and to think about their own commitment towards society. BiblioDebout helps to question the political vocation of Public Libraries, a trendy topic in France today. To take on this role, the public libraries would have to redefining their neutrality, Increasing participative projects, not only « making society », but « making community », and finally redefining the role of institution in being not what is setting, but what is moving.

20) Ouvrir la gouvernance de l’établissement aux usagers.

C’est le stade ultime de la « communification » d’une bibliothèque qui rejoint les nombreuses réflexions en cours actuellement dans la profession autour du concept de bibliothèque participative, mais en les poussant jusqu’à leur terme.

Sur la question de la communification des services publics, je vous recommande en particulier la lecture de l’ouvrage Commun : essai sur la révolution au 21ème siècle de P. Dardot et C. Laval, qui comprend un chapitre dédié à ce sujet.

Extrait :

La question est de savoir comment transformer des services publics pour en faire des institutions du commun ordonnées aux droit d’usage commun et gouvernés démocratiquement. Il s’agirait non plus de concevoir l’Etat comme une gigantesque administration centralisée, mais comme un garant ultime des droits fondamentaux des citoyens au regard des besoins collectivement jugés essentiels, tant que l’administration des services serait confiée à des organes incluant des représentants de l’Etat mais aussi des travailleurs et des usagers-citoyens.

 


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Oserez-vous visiter une exposition « interdite » ?

lundi 13 mars 2017 à 07:37

Le week-end prochain, de vendredi à dimanche, va avoir lieu à Paris un événement particulier, auquel tous les amateurs d’art, de culture et de libertés sont conviés. Une exposition « Pour la connaissance libre » sera organisée dans la galerie « Da Vinci Art », située dans le deuxième arrondissement. Sa particularité : l’exposition de toutes les pièces qui y seront présentées est théoriquement interdite, en vertu de lois absurdes en vigueur dans notre pays, que j’ai souvent dénoncées sur ce blog.

L’absence de reconnaissance du domaine public ou celle d’une liberté de panorama réellement protectrice des usages font en effet naître des situations kafkaïennes, que cette exposition a pour but de mettre en lumière. Le copyfraud systématique auquel se livre des institutions comme la RMN (Réunion des Musées Nationaux) fait que des reproductions fidèles d’oeuvres appartenant au domaine public ne peuvent être librement réutilisées. L’exposition de l’image des bâtiments publics encore protégés par le droit d’auteur est tout aussi problématique, lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre commercial (avec de grandes difficultés pour définir les contours de cette notion, notamment en ce qui concerne les usages en ligne). Et comme si cela ne suffisait pas, la loi Création a récemment créé un nouveau droit à l’image des bâtiments des domaines nationaux (comme le Louvre, le château de Versailles, le palais de l’Elysée, le domaine de Chambord ou de Saint-Germain) susceptible de produire de nouvelles entraves. 

Toutes ces restrictions qui s’accumulent dans les textes de lois constituent des accaparements du bien commun que le domaine public devrait représenter et supprime des droits légitimes à l’usage collectif de la culture. Depuis des années, des militants, au rang desquels je compte, ont fait des propositions et exprimé des revendications pour que ces enclosures soient levées. Mais trop souvent, c’est à un mur que nous avons été confrontés et la loi s’est davantage durcie qu’assouplie ces dernières années, ensevelissant le domaine public sous de nombreuses couches de droits

Voilà la manière dont le viaduc de Millau, oeuvre architecturale encore protégée par le droit d’auteur, devrait être présenté lors de cette exposition si l’on devait suivre la loi à la lettre… 

Quand la loi et les institutions restent sourdes, la voie de la désobéissance civile reste toujours ouverte et c’est de cela dont il sera question lors de cette exposition. Oserez-vous en passer le seuil, pour réaffirmer la primauté des droits d’usage sur les restrictions illégitimes et la confiscation du patrimoine commun ? Afin de pousser la logique jusqu’au bout, l’entrée de l’exposition sera à prix libre et des goodies réalisés à partir des oeuvres exposées seront proposés, également à prix libre, de manière à caractériser un usage commercial. Car le domaine public correspond à une liberté pleine et entière, allant jusqu’à la possibilité d’effectuer un usage commercial et c’est aussi ce qui est revendiqué pour que la liberté de panorama soit réellement effective.

Il va sans dire que les photographies seront possibles lors de cette exposition, et même hautement recommandées ! Pour tous ceux qui auraient été déçus par les dérives hallucinantes auxquelles le musée du Louvre s’est livré ces derniers temps, les reproductions d’un Vermeer et d’un Valentin de Boulogne figureront sur les cimaises et l’on pourra les photographier librement, sans risquer de se faire jeter dehors manu militari par un vigile ou un policier, comme c’est arrivé la semaine dernière à un étudiant !

L’inspiration pour cette exposition « Pirate » provient d’un autre projet, intitulé Display At Your Own Risk (DAYOR) qui a été lancé le 26 avril 2016 (lors de la journée mondiale de la propriété intellectuelle !). Il s’agit d’un « kit » pour la réalisation d’une exposition Open Source d’une centaine de reproductions d’oeuvres, récoltées sur les sites de grands musées partout dans le monde. Une grande partie de ces images font l’objet de restrictions plus ou moins larges à la réutilisation, qui rendent cette exposition illégale (ou du moins risquée). Le concept a vu une mise en application le 8 juin 2016, avec une exposition organisée dans un phare à Glasgow.

Le site du projet « Display At Your Own Risk », où figure en bonne place une image de la Joconde, copyfraudée par la RMN…

Ce concept d’exposition interdite a été remaniée avec « Pour la connaissance libre », de manière à mieux faire correspondre le propos au contexte français. L’objectif est aussi d’interpeller les pouvoirs publics, et les candidats à la présidentielle, pour les inciter à remédier à cette situation en modifiant les dispositions ineptes des textes de loi qui rendent illégales ces pratiques. Une plateforme « Connaissance libre 2017 » a d’ailleurs été mise en place pour adresser un certain nombre de questions aux candidats afin de leur faire préciser leur programme sur des sujets comme le domaine public, le logiciel libre, l’Open Access,  l’Open Data ou la liberté de panorama. 

Vendredi 17 mars, l’exposition sera ouverte de 19 heures à 22 heures, pour une soirée de lancement (pour s’inscrire, voyez ici). Le clou de la soirée sera la vente aux enchères d’une reproduction en 3D du buste de Nefertiti, dont l’original est conservé au Neues Museum en Allemagne (qui interdit lui aussi les photos…). Le fichier qui a servi à faire cette reproduction a une histoire incroyable : il a été « exfiltré » du musée dans le cadre du projet « The Other Nefertiti » par des activistes souhaitant dénoncer les restrictions sur l’usage des numérisations en 3D des oeuvres patrimoniales. Un autre sujet qui monte en ce moment et pour lequel la France n’est, à son habitude, pas particulièrement en pointe… 

C’est le ras-le-bol face à l’aveuglement dont font preuve les institutions culturelles et leurs tutelles vis-à-vis de ces enjeux qui a motivé l’organisation de cette exposition. Ce qui se passe au Louvre en ce moment autour de la photographie personnelle en est une illustration caricaturale, mais le mal est en réalité plus profond. Un rapport a ainsi été rendu, il y a deux semaines, au Ministère de la Culture par une mission « Musées du 21ème siècle ». Or ce texte, bien qu’il parle sans cesse « d’ouverture »,  ne consacre pas une ligne aux enjeux du domaine public, de la réutilisation des données culturelles ou des usages photographiques. Voici ce qu’en disait le collectif SavoirsCom1 dans sa réaction publiée la semaine dernière :

Un des passages du rapport vante le modèle du musée comme « maison commune », synonyme « d’hospitalité, d’inclusion, d’ouverture, de transmission, de partage, de coopération ». Mais ces mots resteront creux tant que les musées français continueront de s’approprier ce qui devrait rester commun à tous, en contradiction avec leur mission de médiation et de transmission culturelle. Au lieu d’être des « maisons communes », les musées apparaissent encore bien trop souvent comme de véritables « maisons d’enclosure », se coupant des opportunités d’innovation collaborative et de démocratisation de la culture, dont seule l’ouverture réelle peut être le vecteur.

 


Rendez-vous le week-end prochain à l’exposition « Pour la connaissance libre » afin de dénoncer par des actes ces pratiques confiscatoires… si vous l’osez ! ;-)


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels Tagged: copyfraud, Domaine public, domaines nationaux, liberté de panorama, photographie, pour la connaissance libre

Quand la clause Non-Commercial des licences Creative Commons passe en justice

mercredi 8 mars 2017 à 21:03

J’avais sur mon radar depuis un moment un procès en cours aux Etats-Unis survenu à propos des licences Creative Commons, qui aurait pu s’avérer dangereux si les juges avaient suivi la logique du plaignant. Il portait sur l’interprétation de la clause NC (Non-Commercial – Pas d’usage commercial), connue pour avoir déjà fait couler beaucoup d’encre…

Lorsque je la présente en formation, il m’arrive de dire qu’il s’agit de la « clause de la discorde », car cette option, figurant parmi les quatre proposées par les licences Creative Commons, divise depuis longtemps la communauté. La restriction d’usage commercial est en effet jugée incompatible avec les principes du Libre et de l’Open Source et à plusieurs reprises, des revendications ont été portées pour que la fondation Creative Commons supprime cette option. Outre ces oppositions de principe, on lui reproche souvent d’être trop floue et de manquer de prévisibilité dans son application, notamment parce qu’il peut être difficile de déterminer ce qu’est un usage commercial ou non sur Internet.L’affaire qui est survenue aux États-Unis ne portait pourtant pas sur une réutilisation en ligne, mais sur la réimpression de contenus placés sous licence CC-BY-NC-SA 4.0 (Paternité – Pas d’usage commercial – Partage à l’identique). Une organisation à but non-lucratif appelée Great Minds produit des ressources éducatives en mathématiques, en anglais et en histoire. Des échantillons peuvent être téléchargés gratuitement sous la forme de livrets depuis son site et les versions complètes peuvent être achetées en kit en version papier ou numérique (exemple). On est donc dans un modèle économique de Freemium, qui n’est pas incompatible avec l’usage de Creative Commons NC.

Or plusieurs écoles qui utilisaient ces contenus, en les ayant obtenus de manière licite, sont passés par le service d’impression proposé par la firme FedEx afin d’en réaliser des copies à usage interne. Constatant cela, Great Minds a décidé d’attaquer en justice, non pas ces écoles, mais directement FedEx, en considérant qu’en effectuant ces reproductions contre une rémunération, la société avait effectué un usage commercial des oeuvres, en contradiction avec les termes de la licence.

La question posée était donc de savoir si la clause Non-Commercial possède seulement un effet direct (limité à l’utilisateur qui bénéficie en premier lieu de la licence) ou plus largement, un effet indirect (étendu à des tiers pouvant intervenir contre rémunération à la demande du utilisateur pour lui rendre un service). Or la réponse à cette interrogation ne figure pas explicitement dans la licence, dans la mesure où la définition de la clause Non-Commercial reste relativement vague dans le texte :

NonCommercial means not primarily intended for or directed towards commercial advantage or monetary compensation.

NonCommercial signifie qui n’a pas l’intention ou ne vise pas à obtenir un avantage commercial ou une compensation monétaire (traduction de mon cru, étant donné que les CC 4.0 n’ont pas encore de traduction officielle en français).

Ce procès avait cristallisé pas mal d’attention, car la décision finale du juge était susceptible d’avoir un retentissement considérable sur l’application des licences Creative Commons. S’il suivait Great Minds dans son raisonnement, cela aurait par exemple voulu dire qu’une plateforme comme WordPress aurait pu se faire attaquer, simplement parce que certains de ses utilisateurs recourant à des services payants d’hébergement affichent sur leurs blogs des photographies sous CC-BY-NC. Ou encore que le propriétaire d’une salle louée par une association qui diffuse un film sous CC-BY-NC (sans faire payer l’entrée) aurait pu lui aussi se faire attaquer par les titulaires de droits pour violation de la clause Non-Commercial…

Cette solution aurait généré une très forte insécurité juridique et la fondation Creative Commons ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en effectuant une intervention dans la procédure pour faire valoir auprès du juge ses arguments contre l’interprétation défendue par Great Minds. Il faut dire que si l’usage des licences Creative Commons « NC » est devenu minoritaire au fil du temps, il représentait encore au dernier pointage – effectué en 2015 – 34% des oeuvres diffusées (soit 384 millions d’oeuvres en ligne).

Répartition de l’usage des différentes licences Creative Commons en 2015.

Au final, le juge saisi de l’affaire a rendu sa décision le 24 février dernier, en donnant tort à Great Minds au terme d’un raisonnement qui mérite d’être souligné (je traduis ce passage du jugement de l’anglais au français) :

La licence ne limite pas la faculté de la personne qui reçoit les droits de recourir aux services d’un tiers pour exercer les droits conférés par la licence […] Great Minds a tort dans son interprétation des termes de la licence qui accordent le droit de reproduire et de partager le contenu « à des fins non-commerciales ». La licence emploie le terme « Vous », défini comme « l’individu ou l’entité exerçant les droits conférés » et l’autorise à « reproduire ou partager le contenu, en tout ou partie, seulement à des fins non-commerciales ». Dans cette affaire, les entités qui exercent les « droits conférés » sont les écoles, et non FedEx, et il n’est pas contesté que les écoles reproduisent ou partagent les contenus dans un but non-commercial. Comme ce sont bien les écoles qui exercent les droits conférés par la licence, on ne peut considérer que FedEx a fait un usage commercial des contenus en étant employé par les écoles.

La réservation des droits formulée par la licence ne peut être interprétée comme empêchant une personne exerçant les droits conférés de recourir aux services d’un tiers pour effectuer des copies du contenu, du moment qu’elle n’en fait pas elle-même un usage commercial […] il est clair que le but de cette clause est de réserver la possibilité pour Great Minds de faire payer des droits pour des usages qui excéderaient le champ de l’autorisation conférée, par exemple si la personne ou l’entité bénéficiaire des droits vendait des copies des contenus.

On en déduit que la portée de la clause non-commerciale est réduite à un effet direct et ne concerne que les personnes qui obtiennent en premier lieu les droits conférés par la licence, mais que cela ne les empêche pas de recourir aux services payants de tiers pour exercer ces mêmes droits, du moment qu’elles-mêmes n’en font pas un usage commercial.

Certains commentateurs font remarquer que ce jugement est plutôt une bonne nouvelle pour les Creative Commons, car la décision du juge, au-delà de l’interprétation de la clause NC, confirme à nouveau la validité juridiques des licences. Plus prcisément, le juge a tranché l’affaire en se référant aux principes généraux du droit contractuel américain, ce qui confirme que les Creative Commons constituent bien des contrats entre deux parties, alors que cela a parfois pu être contesté. En effet, il s’agit de contrats d’une nature particulière, puisqu’ils ne produisent pas d’effet entre deux parties identifiées d’emblée, mais entre un « offreur de licence », qui va exprimer publiquement sa volonté à un instant t, et un ou plusieurs « receveurs de licence », qui vont en bénéficier plus tard en réutilisant l’oeuvre. Implicitement, le juge reconnaît donc bien ici que ce type de « licences publiques » constituent bien une manière valide d’accorder des cessions de copyright.

Cette décision de justice s’ajoute donc à plusieurs autres qui ont déjà reconnu la validité des licences Creative Commons, aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays du monde (Canada, Israël, Espagne, Allemagne, etc. Mais aucun juge français ne s’est jamais encore prononcé sur un litige impliquant les Creative Commons).


Au final, il me semble que cette décision constitue plutôt une bonne nouvelle dans la mesure où il existait un risque que les Creative Commons aient été fragilisés si le juge avait suivi Great Minds dans son interprétation. Je fais partie de ceux qui considèrent que la clause non-commerciale, même si elle n’est pas compatible avec les principes du Libre, n’est pas illégitime, notamment lorsqu’elle peut servir à mettre en place des modèles économiques qui fonctionnent. Il y a certes des domaines dans lesquels la distinction commercial/non-commercial ne fait pas sens, comme par exemple lorsque le législateur l’emploie pour limiter la liberté de panorama. Il en est d’autres au contraire où nous avons besoin d’avoir une appréhension fine et complexe des usages commerciaux, ce qui ne permettent pas les licences Creative Commons qui restent rédigées dans des termes trop génériques sur cette question.

Mais la réflexion se prolonge aujourd’hui avec les licences à réciprocité, qui, par définition, reposent sur la distinction commercial/non-commercial, parce qu’elles entendent discriminer les usages marchands en considérant tous ne se valent pas. Et on rejoint alors des questions depuis longtemps traitées par le champ de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS)  auxquels les acteurs du Libre gagneraient à s’intéresser de plus près (mais ils commencent heureusement à le faire).

Cette décision de justice américaine, à laquelle je viens de consacrer ce billet, est donc loin de clore la question, mais elle autorise au moins de continuer à se la poser sur des bases saines.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: Creative Commons, Etats-Unis, reproduction, reprographie, usage commercial

S.I.Lex a 7 ans (et passe les deux millions de vues…) 

jeudi 2 mars 2017 à 08:01

Cela fait un moment que je n’ai pas écrit de billet sur les évolutions de S.I.Lex. Le dernier remonte en fait à 2012 (si loin déjà…), au moment où j’ai publié mon 300ème post sur ce blog. J’en suis à présent à plus de 600, mais c’est un autre tournant un peu particulier que S.I.Lex a atteint cette semaine, car en plus de fêter son septième anniversaire, le site a dépassé les deux millions de pages vues.

2millions

Je voulais prendre un moment pour remercier les personnes qui sont venues ici lire mes écrits depuis des années, ainsi que partager avec vous quelques réflexions sur ce que m’inspire le franchissement de ce jalon.

Les blogs sont morts ? Vive les blogs ! 

Il y a peu de temps, j’étais invité sur Radio Campus pour une interview à propos des problèmes de liberté d’expression et de censure sur YouTube. A un moment de la conversation, j’explique à la journaliste qu’à mon sens, ces difficultés tiennent intrinsèquement au fait que YouTube est une plate-forme centralisée et que nous avons eu le tort de remettre l’essentiel de nos vies numériques aux mains de quelques acteurs géants. Et je termine sur la nécessité de revenir à des moyens décentralisés d’hébergement et de diffusion. La journaliste – qui ne devait pas avoir 30 ans –  marque un temps d’arrêt et me répond : « Ha oui, les blogs ? Mais c’est pas un peu has-been quand même ?« .

campus

J’avoue avoir souri intérieurement à cette réplique (car la présentatrice ne savait pas qu’elle parlait à un blogueur), tout en étant aussi assez triste, car cette réaction est significative des habitudes d’une grande partie des internautes, qui n’imaginent plus à présent revenir à des modes propres d’expression, pour s’en remettre aux réseaux et plateformes sociales.

Certes, je suis moi-même un grand utilisateur des réseaux sociaux (Twitter, notamment), mais un exemple comme celui de S.I.Lex montre que les blogs ne sont pas encore morts. Déjà en 2009, année ou j’ai ouvert ce site, on se demandait si les blogs étaient dépassés et on ne cesse depuis de les enterrer régulièrement. Mais pour ma part, je suis très loin de constater une telle érosion.

Lorsque je regarde mes stats, je constate que l’affluence sur S.I.Lex n’a pas significativement baissé depuis 2012, année où ce blog a percé et trouvé son « rythme de croisière ». Elle se situe en moyenne entre 20 et 30 000 pages vues par mois. La seule chose qui fait varier significativement ce chiffre, c’est ma propre assiduité : vous êtes nombreux à venir lorsque je suis régulier dans la publication et les visites s’effondrent dès que j’arrête d’alimenter le blog. Au-delà de deux semaines sans billet, je constate qu’il se produit un décrochage dans la fréquentation et qu’il faut ensuite beaucoup d’efforts pour « ressusciter » le trafic. C’est le propre du « travail de Sisyphe » qui fait à la fois le charme et la difficulté de l’art de bloguer. Une chose rassurante quand même, c’est qu’une part importante des visites (quasiment la moitié chaque mois) se fait sur la « longue traîne » des billets, certains restants même encore beaucoup lus plusieurs années après leur publication.

Mutation de la conversation

Une chose par contre a significativement évolué depuis le lancement de S.I.Lex : si les blogs  ne sont pas morts, la blogosphère s’est de son côté lentement désagrégée. Nous sommes moins nombreux à nous tenir assidûment à la pratique du blog par rapport au moment où j’ai commencé en 2009. Dans la BiblioSphère ou InfoSphère, au sein de laquelle je me suis d’abord inscrit, on trouve encore des personnes qui « se tiennent » au blog comme Olivier Ertzscheid sur Affordance.info (qui a passé il y a peu lui aussi le cap des 2 millions) ou Silvère Mercier sur Bibliobsession. Mais nos billets ne se répondent plus tellement, comme nous le faisions il y  a quelques années, et la conversation qui s’instaurait entre nos sites s’est déportée vers les réseaux sociaux.

Il y a aussi peu de renouvellement dans ce qui subsiste de la blogosphère et les nouveaux entrants se font rares ou ne « tiennent pas » (à quelques exceptions près…). L’éparpillement des publications sur les réseaux sociaux y est manifestement pour quelque chose, mais il y avait aussi sans doute dès l’origine un problème inhérent à la blogosphère, comme l’expliquait bien Loïc Lemeur dans cet article sur Libé :

Le blog a démocratisé la publication mais a laissé de côté le problème de la diffusion. Pour être lu, le contenu devait être connecté à d’autres blogs, par l’entremise de la blogroll, une liste de blogs amis placée sur le côté. Ce système de recommandation a constitué une oligarchie du blog, où seuls les plus connus pouvaient être vraiment lus.

J’ai longtemps cru être épargné par un autre phénomène, qui a quand même fini par me rattraper : celui du tarissement des commentaires. Jusqu’à 2015 environ, j’avais sous mes billets un nombre important de personnes qui venaient commenter, alors que beaucoup de blogueurs se plaignaient de leur raréfaction. Mais depuis un ou deux ans, je constate que S.I.Lex subit à présent également cette baisse. Il y a toujours des discussions autour des billets, mais elles sont déportées sur les réseaux sociaux (Twitter en particulier). Globalement, je trouve que ça représente une perte, car l’échange est beaucoup moins argumenté, et souvent même un peu caricatural quand il se limite à des bordées de tweets. Aujourd’hui, ce sont seulement les billets lus par un grand nombre de personnes qui suscitent encore des commentaires.

Ecrire, c’est agir

Si la blogosphère me paraît assez moribonde, cela ne veut pas dire que le blog est devenu une pratique solitaire, mais les réseaux dans lesquels S.I.Lex s’inscrit ont évolué. Je constate par exemple que les connexions que je peux avoir avec la presse tendent au contraire à s’enrichir. Il y a des billets qi arrivent à accrocher l’attention de journalistes, dont certains me contactent après leur lecture et reprennent des éléments pour écrire des articles. C’est arrivé par exemple cet été à propos du billet que j’avais écrit sur Pokémon Go ou encore cette semaine avec le post que j’ai consacré à l’expo Vermeer au Louvre. Au fil des années, des liens ont fini par se tisser avec certains journalistes et ces relations me paraissent mutuellement intéressantes. Je n’ai certes pas l’honneur de figurer dans le Decodex du monde, mais pour certains journalistes, je représente une source que l’on peut citer, et c’est une reconnaissance que je trouve importante.

Je regrette néanmoins l’époque où une plateforme comme OWNI avait systématisé la démarche en créant un média hybride entre site de presse et blogs. Rien n’a réellement comblé le vide laissé par la disparition d’OWNI en 2012, même si beaucoup des journalistes qui sont passés par là sont aujourd’hui devenus nos meilleures plumes sur le numérique dans la presse.

Au final, cette capacité à toucher au-delà de sa communauté d’origine fait que le blog reste un moyen irremplaçable de lancer des actions. J’ai toujours vu le blog du côté de la réflexion, comme une manière de forger sa pensée, d’approfondir des questions en les travaillant sur plusieurs années, de se confronter à d’autres (y compris parfois dans la polémique). Mais le blog n’est pas seulement cela, c’est aussi un moyen d’action et je pense que c’est ce double aspect que j’aime le plus dans l’écriture sur S.I.Lex. Certes, c’est surtout à travers SavoirsCom1 et la Quadrature du Net que je m’efforce de militer et d’agir, mais il reste important de pouvoir conserver une voix propre.

Il y a vraiment des idées qui sont parties d’un billet de blog écrit ici et qui ont fait leur chemin depuis ; des impulsions qui se sont propagées comme des ronds dans l’eau. Je me souviens par exemple d’un billet publié en 2013 sur les Grainothèques en bibliothèque (qui reste l’un des plus lus sur ce blog) dans lequel j’avais proposé une interview au fondateur de Graines de Troc. Certes, je n’ai pas inventé le concept de Grainothèque, ni même eu le premier l’idée d’en installer dans une bibliothèque, mais je pense que ce billet aura joué un rôle dans la diffusion de ce dispositif. Et c’est pour ce genre de choses que je me dis que cela vaut la peine de passer des nuits blanches à enchaîner les billets.

Il y a aussi de plus en plus d’étudiants (la plupart en droit), en mémoire ou en thèse, qui m’écrivent pour me poser des questions et qui me disent qu’ils ont eu envie de choisir leur sujet – en général un peu iconoclaste – en lisant mon blog. Et c’est aussi extrêmement précieux, car cela laisse espérer que les idées défendues ici puissent infuser peut-être au niveau académique.

Se trouver et/ou se perdre

En 2010, quand j’ai atteint les 100 billets publiés sur S.I.Lex, j’ai écrit ceci :

[Bloguer] est un exercice difficile et exigeant – je dirais presque déstabilisant par moment. Le rythme du blog ressemble parfois à une discipline sportive bizarre qui combinerait le sprint et le marathon ! Mais le plus difficile à maîtriser, c’est certainement le développement d’une nouvelle « identité numérique » à la frontière entre le privé et le public, le professionnel et le personnel, qui est autre tout en étant soi et qui nous confronte à une véritable épreuve de vérité.

On peut s’y perdre ou s’y trouver.

Pour ma part, j’ai l’impression d’y avoir trouvé quelque chose d’important que je n’abandonnerai pas de sitôt.

Avec les années, je dirais que je me suis sans doute autant perdu que trouvé dans la pratique du blog… à moins que ce ne soit l’inverse !

Calimaq demande beaucoup à Lionel (vraiment beaucoup…). Car même après sept années de pratique régulière, cela reste toujours une « petite mort » de briser l’angoisse de la page blanche et il faut souvent mettre ses tripes sur la table pour y arriver… Il m’est déjà arrivé d’avoir envie de changer ma description de profil en  inscrivant « Esclave textuel », tant j’ai parfois l’impression de crouler sous la charge (c’est certes une servitude volontaire, me direz-vous, mais ce sont souvent les pires…).

Pour autant, le blog est la voie qui m’a permis de me trouver en tant qu’auteur (au sens d’une personne qui aspire à vivre avec l’écriture). Et je dirais qu’au-delà de tout, c’est ce qui m’importe le plus et la raison pour laquelle, malgré le recul des blogs, je resterai sans doute encore longtemps fidèle à S.I.Lex, car je n’imagine tout simplement pas vivre sans lui (ou alors une vie qui aurait tellement moins de sens…). La seule « infidélité » que je m’accorde, c’est pour faire à présent aussi de la radio toutes les semaines, avec l’émission Freezone sur Libre@Toi, depuis bientôt un an. C’est vrai que j’apprécie de plus en plus ce média, qui tient plus de l’éloquence que de l’écriture, mais qui m’enthousiasme aussi beaucoup. Il faut dire que je m’en sers surtout pour soulager ma frustration de ne pas pouvoir traiter chaque semaine tous les sujets que je voudrais couvrir ici…

L’an dernier, qui a été particulièrement chaotique pour moi, principalement en raison de mon engagement dans l’aventure BiblioDebout durant les longs mois de Nuit Debout, j’ai eu beaucoup plus de mal à me tenir à une publication régulière, au point que j’ai fini par me demander si je ne devais pas songer à raccrocher pour passer à autre chose. Mais loin de mon clavier, j’écrivais encore dans ma tête des billets, parfois même la nuit en dormant. J’avais l’impression d’être un amputé qui sent encore sa jambe coupée et tant que cette impulsion (voire pulsion tout court…) sera là, je pense que je ne pourrai pas faire autrement que d’ouvrir mon WordPress pour écrire un billet de plus quand j’aurai l’impression d’avoir quelque chose à dire que je ne pourrai pas lire ailleurs.

Sans doute, il y aura un jour où un billet sera le dernier (question que je me pose parfois en appuyant sur le bouton « publier »… Et si c’était celui-ci, le dernier ?). Mais ce jour n’est pas encore arrivé, car il y a trop de combats que je veux encore mener, à commencer par celui des Communs, qui ont fini par devenir le fil conducteur dont parlent, directement ou indirectement, chacun de mes écrits.

***

Merci encore à tous ceux qui sont venus me lire ici et qui me liront encore. Je termine avec cette phrase de Benjamin Bayart, que j’ai le plaisir de côtoyer à la Quadrature du Net :

L’imprimerie aura permis au peuple de lire ; internet lui aura permis d’écrire.

J’ajouterai : d’écrire, mais aussi de trouver des lecteurs (ce qui est l’autre moitié de l’équation complexe de la publication). Je suis content de faire partie de ce peuple du Net et avoir un blog reste aujourd’hui – et peut-être même plus que jamais – une manière de se battre pour lui.

 


Classé dans:Uncategorized Tagged: écriture, blog, S.I.Lex

S.I.Lex a 7 ans (et passe les deux millions de vues…) 

jeudi 2 mars 2017 à 08:01

Cela fait un moment que je n’ai pas écrit de billet sur les évolutions de S.I.Lex. Le dernier remonte en fait à 2012 (si loin déjà…), au moment où j’ai publié mon 300ème post sur ce blog. J’en suis à présent à plus de 600, mais c’est un autre tournant un peu particulier que S.I.Lex a atteint cette semaine, car en plus de fêter son septième anniversaire, le site a dépassé les deux millions de pages vues.

2millions

Je voulais prendre un moment pour remercier les personnes qui sont venues ici lire mes écrits depuis des années, ainsi que partager avec vous quelques réflexions sur ce que m’inspire le franchissement de ce jalon.

Les blogs sont morts ? Vive les blogs ! 

Il y a peu de temps, j’étais invité sur Radio Campus pour une interview à propos des problèmes de liberté d’expression et de censure sur YouTube. A un moment de la conversation, j’explique à la journaliste qu’à mon sens, ces difficultés tiennent intrinsèquement au fait que YouTube est une plate-forme centralisée et que nous avons eu le tort de remettre l’essentiel de nos vies numériques aux mains de quelques acteurs géants. Et je termine sur la nécessité de revenir à des moyens décentralisés d’hébergement et de diffusion. La journaliste – qui ne devait pas avoir 30 ans –  marque un temps d’arrêt et me répond : « Ha oui, les blogs ? Mais c’est pas un peu has-been quand même ?« .

campus

J’avoue avoir souri intérieurement à cette réplique (car la présentatrice ne savait pas qu’elle parlait à un blogueur), tout en étant aussi assez triste, car cette réaction est significative des habitudes d’une grande partie des internautes, qui n’imaginent plus à présent revenir à des modes propres d’expression, pour s’en remettre aux réseaux et plateformes sociales.

Certes, je suis moi-même un grand utilisateur des réseaux sociaux (Twitter, notamment), mais un exemple comme celui de S.I.Lex montre que les blogs ne sont pas encore morts. Déjà en 2009, année ou j’ai ouvert ce site, on se demandait si les blogs étaient dépassés et on ne cesse depuis de les enterrer régulièrement. Mais pour ma part, je suis très loin de constater une telle érosion.

Lorsque je regarde mes stats, je constate que l’affluence sur S.I.Lex n’a pas significativement baissé depuis 2012, année où ce blog a percé et trouvé son « rythme de croisière ». Elle se situe en moyenne entre 20 et 30 000 pages vues par mois. La seule chose qui fait varier significativement ce chiffre, c’est ma propre assiduité : vous êtes nombreux à venir lorsque je suis régulier dans la publication et les visites s’effondrent dès que j’arrête d’alimenter le blog. Au-delà de deux semaines sans billet, je constate qu’il se produit un décrochage dans la fréquentation et qu’il faut ensuite beaucoup d’efforts pour « ressusciter » le trafic. C’est le propre du « travail de Sisyphe » qui fait à la fois le charme et la difficulté de l’art de bloguer. Une chose rassurante quand même, c’est qu’une part importante des visites (quasiment la moitié chaque mois) se fait sur la « longue traîne » des billets, certains restants même encore beaucoup lus plusieurs années après leur publication.

Mutation de la conversation

Une chose par contre a significativement évolué depuis le lancement de S.I.Lex : si les blogs  ne sont pas morts, la blogosphère s’est de son côté lentement désagrégée. Nous sommes moins nombreux à nous tenir assidûment à la pratique du blog par rapport au moment où j’ai commencé en 2009. Dans la BiblioSphère ou InfoSphère, au sein de laquelle je me suis d’abord inscrit, on trouve encore des personnes qui « se tiennent » au blog comme Olivier Ertzscheid sur Affordance.info (qui a passé il y a peu lui aussi le cap des 2 millions) ou Silvère Mercier sur Bibliobsession. Mais nos billets ne se répondent plus tellement, comme nous le faisions il y  a quelques années, et la conversation qui s’instaurait entre nos sites s’est déportée vers les réseaux sociaux.

Il y a aussi peu de renouvellement dans ce qui subsiste de la blogosphère et les nouveaux entrants se font rares ou ne « tiennent pas » (à quelques exceptions près…). L’éparpillement des publications sur les réseaux sociaux y est manifestement pour quelque chose, mais il y avait aussi sans doute dès l’origine un problème inhérent à la blogosphère, comme l’expliquait bien Loïc Lemeur dans cet article sur Libé :

Le blog a démocratisé la publication mais a laissé de côté le problème de la diffusion. Pour être lu, le contenu devait être connecté à d’autres blogs, par l’entremise de la blogroll, une liste de blogs amis placée sur le côté. Ce système de recommandation a constitué une oligarchie du blog, où seuls les plus connus pouvaient être vraiment lus.

J’ai longtemps cru être épargné par un autre phénomène, qui a quand même fini par me rattraper : celui du tarissement des commentaires. Jusqu’à 2015 environ, j’avais sous mes billets un nombre important de personnes qui venaient commenter, alors que beaucoup de blogueurs se plaignaient de leur raréfaction. Mais depuis un ou deux ans, je constate que S.I.Lex subit à présent également cette baisse. Il y a toujours des discussions autour des billets, mais elles sont déportées sur les réseaux sociaux (Twitter en particulier). Globalement, je trouve que ça représente une perte, car l’échange est beaucoup moins argumenté, et souvent même un peu caricatural quand il se limite à des bordées de tweets. Aujourd’hui, ce sont seulement les billets lus par un grand nombre de personnes qui suscitent encore des commentaires.

Ecrire, c’est agir

Si la blogosphère me paraît assez moribonde, cela ne veut pas dire que le blog est devenu une pratique solitaire, mais les réseaux dans lesquels S.I.Lex s’inscrit ont évolué. Je constate par exemple que les connexions que je peux avoir avec la presse tendent au contraire à s’enrichir. Il y a des billets qi arrivent à accrocher l’attention de journalistes, dont certains me contactent après leur lecture et reprennent des éléments pour écrire des articles. C’est arrivé par exemple cet été à propos du billet que j’avais écrit sur Pokémon Go ou encore cette semaine avec le post que j’ai consacré à l’expo Vermeer au Louvre. Au fil des années, des liens ont fini par se tisser avec certains journalistes et ces relations me paraissent mutuellement intéressantes. Je n’ai certes pas l’honneur de figurer dans le Decodex du monde, mais pour certains journalistes, je représente une source que l’on peut citer, et c’est une reconnaissance que je trouve importante.

Je regrette néanmoins l’époque où une plateforme comme OWNI avait systématisé la démarche en créant un média hybride entre site de presse et blogs. Rien n’a réellement comblé le vide laissé par la disparition d’OWNI en 2012, même si beaucoup des journalistes qui sont passés par là sont aujourd’hui devenus nos meilleures plumes sur le numérique dans la presse.

Au final, cette capacité à toucher au-delà de sa communauté d’origine fait que le blog reste un moyen irremplaçable de lancer des actions. J’ai toujours vu le blog du côté de la réflexion, comme une manière de forger sa pensée, d’approfondir des questions en les travaillant sur plusieurs années, de se confronter à d’autres (y compris parfois dans la polémique). Mais le blog n’est pas seulement cela, c’est aussi un moyen d’action et je pense que c’est ce double aspect que j’aime le plus dans l’écriture sur S.I.Lex. Certes, c’est surtout à travers SavoirsCom1 et la Quadrature du Net que je m’efforce de militer et d’agir, mais il reste important de pouvoir conserver une voix propre.

Il y a vraiment des idées qui sont parties d’un billet de blog écrit ici et qui ont fait leur chemin depuis ; des impulsions qui se sont propagées comme des ronds dans l’eau. Je me souviens par exemple d’un billet publié en 2013 sur les Grainothèques en bibliothèque (qui reste l’un des plus lus sur ce blog) dans lequel j’avais proposé une interview au fondateur de Graines de Troc. Certes, je n’ai pas inventé le concept de Grainothèque, ni même eu le premier l’idée d’en installer dans une bibliothèque, mais je pense que ce billet aura joué un rôle dans la diffusion de ce dispositif. Et c’est pour ce genre de choses que je me dis que cela vaut la peine de passer des nuits blanches à enchaîner les billets.

Il y a aussi de plus en plus d’étudiants (la plupart en droit), en mémoire ou en thèse, qui m’écrivent pour me poser des questions et qui me disent qu’ils ont eu envie de choisir leur sujet – en général un peu iconoclaste – en lisant mon blog. Et c’est aussi extrêmement précieux, car cela laisse espérer que les idées défendues ici puissent infuser peut-être au niveau académique.

Se trouver et/ou se perdre

En 2010, quand j’ai atteint les 100 billets publiés sur S.I.Lex, j’ai écrit ceci :

[Bloguer] est un exercice difficile et exigeant – je dirais presque déstabilisant par moment. Le rythme du blog ressemble parfois à une discipline sportive bizarre qui combinerait le sprint et le marathon ! Mais le plus difficile à maîtriser, c’est certainement le développement d’une nouvelle « identité numérique » à la frontière entre le privé et le public, le professionnel et le personnel, qui est autre tout en étant soi et qui nous confronte à une véritable épreuve de vérité.

On peut s’y perdre ou s’y trouver.

Pour ma part, j’ai l’impression d’y avoir trouvé quelque chose d’important que je n’abandonnerai pas de sitôt.

Avec les années, je dirais que je me suis sans doute autant perdu que trouvé dans la pratique du blog… à moins que ce ne soit l’inverse !

Calimaq demande beaucoup à Lionel (vraiment beaucoup…). Car même après sept années de pratique régulière, cela reste toujours une « petite mort » de briser l’angoisse de la page blanche et il faut souvent mettre ses tripes sur la table pour y arriver… Il m’est déjà arrivé d’avoir envie de changer ma description de profil en  inscrivant « Esclave textuel », tant j’ai parfois l’impression de crouler sous la charge (c’est certes une servitude volontaire, me direz-vous, mais ce sont souvent les pires…).

Pour autant, le blog est la voie qui m’a permis de me trouver en tant qu’auteur (au sens d’une personne qui aspire à vivre avec l’écriture). Et je dirais qu’au-delà de tout, c’est ce qui m’importe le plus et la raison pour laquelle, malgré le recul des blogs, je resterai sans doute encore longtemps fidèle à S.I.Lex, car je n’imagine tout simplement pas vivre sans lui (ou alors une vie qui aurait tellement moins de sens…). La seule « infidélité » que je m’accorde, c’est pour faire à présent aussi de la radio toutes les semaines, avec l’émission Freezone sur Libre@Toi, depuis bientôt un an. C’est vrai que j’apprécie de plus en plus ce média, qui tient plus de l’éloquence que de l’écriture, mais qui m’enthousiasme aussi beaucoup. Il faut dire que je m’en sers surtout pour soulager ma frustration de ne pas pouvoir traiter chaque semaine tous les sujets que je voudrais couvrir ici…

L’an dernier, qui a été particulièrement chaotique pour moi, principalement en raison de mon engagement dans l’aventure BiblioDebout durant les longs mois de Nuit Debout, j’ai eu beaucoup plus de mal à me tenir à une publication régulière, au point que j’ai fini par me demander si je ne devais pas songer à raccrocher pour passer à autre chose. Mais loin de mon clavier, j’écrivais encore dans ma tête des billets, parfois même la nuit en dormant. J’avais l’impression d’être un amputé qui sent encore sa jambe coupée et tant que cette impulsion (voire pulsion tout court…) sera là, je pense que je ne pourrai pas faire autrement que d’ouvrir mon WordPress pour écrire un billet de plus quand j’aurai l’impression d’avoir quelque chose à dire que je ne pourrai pas lire ailleurs.

Sans doute, il y aura un jour où un billet sera le dernier (question que je me pose parfois en appuyant sur le bouton « publier »… Et si c’était celui-ci, le dernier ?). Mais ce jour n’est pas encore arrivé, car il y a trop de combats que je veux encore mener, à commencer par celui des Communs, qui ont fini par devenir le fil conducteur dont parlent, directement ou indirectement, chacun de mes écrits.

***

Merci encore à tous ceux qui sont venus me lire ici et qui me liront encore. Je termine avec cette phrase de Benjamin Bayart, que j’ai le plaisir de côtoyer à la Quadrature du Net :

L’imprimerie aura permis au peuple de lire ; internet lui aura permis d’écrire.

J’ajouterai : d’écrire, mais aussi de trouver des lecteurs (ce qui est l’autre moitié de l’équitation complexe de la publication). Je suis content de faire partie de ce peuple du Net et avoir un blog reste aujourd’hui, et peut-être même plus que jamais, une manière de se battre pour lui.

 


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