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Open Trademark : des Creative Commons du droit des marques auraient-ils un sens ?

jeudi 13 juin 2013 à 17:47

Le dépôt de la marque "Parti Pirate" à l’INPI en fin de semaine dernière a suscité beaucoup de discussions et de protestations, car cette décision a paru incompatible avec le positionnement du Parti Pirate français sur la propriété intellectuelle en général. Les critiques ont été assez virulentes pour que le Parti Pirate publie aujourd’hui un communiqué pour essayer de se justifier.

rero

Trade My Mark. Par Rero.

Le site de l’INPI donne une définition de ce que l’on entend par marque, au sens de la propriété intellectuelle :

Au sens de la propriété industrielle, la marque est un “signe” servant à distinguer précisément vos produits ou services de ceux de vos concurrents.

La marque est un élément indispensable de votre stratégie industrielle et commerciale. Si vous ne la protégez pas, vous offrez à vos concurrents la possibilité de s’en emparer et de bénéficier de vos efforts à bon compte.

En déposant votre marque à l’INPI, vous obtenez un monopole d’exploitation sur le territoire français pour
10 ans, renouvelable indéfiniment. Vous êtes ainsi le seul à pouvoir l’utiliser, ce qui permet de mieux commercialiser et promouvoir vos produits et services. Vous pouvez vous défendre en poursuivant en justice toute personne qui, notamment, imiterait ou utiliserait aussi votre marque.

On perçoit immédiatement qu’il y a une certaine ambiguïté à ce qu’on acteur non commercial utilise le dispositif des marques de commerce, qui a essentiellement été conçu pour que des acteurs économiques puissent distinguer des produits et services qu’ils distribuent de ceux de leurs concurrents.

Je n’ai pas l’intention d’en rajouter dans la polémique – le Parti Pirate français fera simplement son entrée dans le Copyright Madness cette semaine ;-) – même si sur le fond, je désapprouve ce dépôt de marque, surtout si le but de la manoeuvre est d’engager des poursuites en justice contre un Parti Pirate Lyon jugé "dissident". Ces querelles, que l’on peut encore lire en filigrane dans le communiqué du Parti pirate, ne méritaient sans doute pas de se placer dans une telle contradiction. Le droit des marques n’est pas le moins anodin, ni le moins contestable des droits de propriété intellectuelle, justement parce qu’il tend trop souvent à déraper en une forme de censure larvée, voire d’appropriation des mots du langage.

C’est d’ailleurs aussi de cette manière qu’ont réagi certains membres du Parti Pirate sur leur forum (ici @Zestryon) :

Pour en revenir au dépôt de la marque PP à l’INPI, si l’objectif était de l’utiliser légalement contre d’autres pirates récalcitrants, ce serait alors vécu par beaucoup comme un coup de poignard dans le dos de nos convictions : comment pourrait-on se dire pirates et utiliser la propriété intellectuelle à des fins de censure… Allô ?? Si j’ai rejoint les pirates, c’est justement pour combattre ce délire et ces abus insupportables. Ce serait comme déclencher la « guerre thermo-nucléaire » chère à Steve Jobs :wink:

Le dépôt de la marque "Parti Pirate" vu par l’excellent Jérôme Choain. Malaise…

Pourtant au-delà de la polémique, cette affaire soulève de vraies questions et je voudrais essayer de rebondir de manière positive en faisant des propositions concernant le droit des marques, ou plus précisément, les moyens de "hacker" cette branche du droit de la propriété intellectuelle, tout comme les Creative Commons ont permis de le faire avec les droits d’auteur.

Ne pas se tromper de question : identité ou propriété ?

Slima Amamou, membre lui-même du Parti Pirate en Tunisie, a écrit un texte très intéressant pour réagir à cette affaire : "L’identité ou les idées : le faux dilemne du Parti Pirate", dans lequel il déplace avec raison la problématique sur le terrain de l’identité :

Le combat contre la Propriété Intellectuelle que mène le Parti Pirate est un combat contre *l’idée* selon laquelle les idées peuvent être une propriété qu’on vend et qu’on achète. Parce que la propriété est un mode de gouvernance et que la gouvernance n’est nécessaire que pour les ressources. Or les idées ne sont pas des ressources : elles ne finissent jamais. D’ailleurs le Parti Pirate n’est pas contre le droit d’auteur. C’est-à-dire que nous sommes totalement pour que les auteurs aient des droits [...]

Par contre, avoir une autorité d’authentification des identités dans une communauté est très utile pour accélérer l’acquisition et la maintenance de la Confiance. Et surtout parce que contrairement aux idées, les identités sont des ressources très concurrentielles : il y en a une seule par communauté par historique. Il leur faut donc une bonne gouvernance pour résoudre les situations de conflit.
.
Mais une bonne gouvernance ne signifie pas propriété. Le régime de propriété est le mode de gouvernance le plus simple et probablement le plus ancien [...] Mais la plupart des identités sont communautaires, comme celle du Parti Pirate, et dans ce cas, le régime de propriété n’est pas la meilleure gouvernance possible.
                                                                         .

Qui suis-je ? Par Paurian. CC-BY-NC.

Cette manière de distinguer la question de l’identité de celle de la propriété est particulièrement intéressante et on la retrouve également chez Cory Doctorow, qui a récemment consacré un article  important au droit des marques. Il y défend l’idée que les marques ne devraient pas être conçues comme une forme de "propriété", mais au contraire comme un droit du public :

Tant la règlementation que la jurisprudence considèrent les marques déposées comme un droit de protection du public et non comme une propriété. Quand vous avez pu déposer une marque, le gouvernement ne vous dit pas : « Félicitations, ce mot vous appartient désormais ! ». Il dit : « Félicitations, vous avez maintenant autorité pour poursuivre en justice les fraudeurs qui utiliseraient ce mot de sorte à tromper le public. » [...]

Les marques déposées sont faites pour protéger le public afin qu’il ne soit pas trompé. Elles sont des « appellations d’origine ». Si vous achetez une canette de soda avec le mot Pepsi sur le côté, vous êtes en droit de vous attendre à une canette de Pepsi et non à une canette d’acide de batterie.

Tout comme c’est le cas avec le droit d’auteur, il y a des aspects du droit des marques qui sont légitimes et intéressants et qu’il faut conserver, notamment le lien avec la certification d’une identité et le droit du public à ne pas être trompé. Mais ce droit comporte aussi des risques de dérapage à éviter, qui apparaissent quand on le saisit à travers le prime de la propriété. Toute l’affaire de la marque Parti Pirate réside en définitive dans cette tension.

Hacker le droit des marques ?

Pour conjurer ce risque, Slim Amamou propose de "hacker" le système, en détournant la manière dont fonctionne traditionnellement le droit des marques. Il estime que le Parti Pirate aurait dû en effet compléter son dépôt de marque par la publication d’une Charte d’utilisation, indiquant les conditions dans lesquelles le nom aurait pu être utilisé :

Dans ce contexte, le Parti Pirate a le choix entre bidouiller (hacker) le système ou rester en dehors. Et vu l’historique, l’identité et la culture du Parti, la tendance est plutôt vers le bidouillage.

La meilleure solution pour le Parti Pirate vu qu’en France, sa gouvernance est basée sur la démocratie représentative, c’est d’adopter une charte pour l’usage de l’identité (pour les pays ou la gouvernance du parti est basée sur la démocratie directe, il ne devrait pas y avoir besoin d’une charte supplémentaire). Cette charte peut être ouverte à l’extérieur du Parti. C’est à dire permettre l’usage de l’identité en dehors de la validation du parti, pourvu qu’on respecte certaines règles et qu’on s’engage a respecter certaines valeurs.

Ce faisant, cette charte permettrait le bon usage de l’identité, c’est à dire comme un label qu’un individu arbore quand il le souhaite et non pas comme une étiquette qu’on vous colle.

Beaucoup d’artistes, comme ici Banksy, ont proposé de hacker les marques par la parodie et le détournement. Mais peut-on hacker juridiquement le droit des marques lui-même ?

Or il se trouve qu’un des membres du Parti Pirate français (toujours @Zestryon) a rebondi sur cette idée pour proposer une telle Charte, dont la philosophie me paraît intéressante et qui va dans le bon sens,  celui de l’identité et pas de la propriété :

Je propose que l’on neutralise la marque grâce à une charte qui garantisse que la marque ne soit pas utilisée à des fins détestables :

1) La marque "Parti Pirate" enregistrée à l’INPI ne peut être utilisée de manière offensive, à des fins de censure, ou de règlement de conflits internes. Seuls des cas exceptionnels comme l’usurpation délictueuse (par exemple un appel aux dons frauduleux) ou l’exploitation de l’identité PP par un groupuscule qui violerait les droits humains (par exemple incitant à la haine envers un groupe humain), autorisent alors le Bureau National, après consultation ouverte et approbation des membres, à utiliser juridiquement la marque de manière défensive.

2) Le dépôt à l’INPI est considéré par les Pirates comme un hack pour neutraliser une appropriation éventuelle de la marque par qui que ce soit : il permet ainsi que chacun puisse utiliser le logo librement, sans demander une autorisation.

3) Il n’a pas vocation à légitimer l’INPI ou le concept de propriété intellectuelle défendue par cet organisme, concept que le Parti Pirate vise à réformer pour une adéquation équilibrée entre droits d’auteur et droits du public à l’ère numérique.

4) Le logo du PP FR est toujours sous licence Creative Commons, CC BY http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:PPFR_RVB_SVG.svg. Ce qui autorise une utilisation dans un cadre commercial.

5) Par cette charte, les Pirates réaffirment symboliquement que les idées, notamment pirates, appartiennent à tout le monde : elles sont faites pour être partagées et émanciper le genre humain.

L’esprit de ce texte va dans le sens d’une marque qui serait en même temps mise en partage par une communauté et protégée contre les tentatives d’appropriation abusives. La marque conçue ainsi n’est pas si éloignée d’un bien commun que l’on doit protéger des enclosures (réappropriation exclusive au profit d’un seul). Après tout, les Anonymous avaient aussi vivement réagi lorsqu’une entreprise avait essayé de déposer "Anonymous" comme marque à l’INPI. Sous la pression, la société Early Flicker avait préféré renoncer face aux internautes qui l’accusaient de vouloir usurper leurs symboles.

Entre le Libre et le droit des marques, des relations complexes

Mais le Parti Pirate n’est pas le premier projet issu de la sphère du Libre à rencontrer des difficultés ou des contradictions avec le droit des marques.

Un certain nombre de projets utilisant des licences libres pour leurs contenus se protègent dans le même temps en utilisant le droit des marques, tout comme le Parti Pirate a voulu le faire. C’est le cas par exemple de la Wikimedia Foundation, qui ne "possède" pas le contenu de Wikipédia et des autres projets liés à l’encyclopédie, mais est bien titulaire d’un certain nombre de marques. Une politique de marque détaillée a été définie, qui doit s’articuler avec la liberté de réutilisation des contenus sous licence libre :

Wikimedia project content is designed to be reused and extended, and we recognize that community members working with free Wikimedia content need some way to identify their source material. Our main concern is that consumers not be confused as to whether the content is a derivative work or is the initial Wikimedia content. To address that concern, we request that the names of derivative works not include, in whole or in part, trademarks such as "Wikipedia" or "Wikimedia," the puzzle-globe logo, or other clearly identifiable Wikimedia Marks except that, where appropriate, such uses as "Source: Wikipedia" or attributions to individual authors of Wikimedia project material may be allowable, consistent with the free licenses under which that material is available, and in ways that do not confuse the public as to whether the derivative work is itself a Wikimedia Foundation publication or product.

Tous les noms des différents projets Wikimedia et leurs logos sont des marques enregistrées.

Creative Commons International exerce de la même manière un contrôle strict sur la marque Creative Commons et tous les logos CC sont enregistrés comme marque et assortis d’un régime de licence très précis. C’est également le cas avec des logiciels libres comme Firefox par exemple, dont la marque appartient à la fondation Mozilla, qui gère un ensemble important de marques liées aux différents logiciels dont elle chapeaute le développement.

D’une certaine manière, cette défense de leur marque par les projets libres est compréhensible, parce qu’elle leur permet par exemple que leur nom ne soit approprié ou détourné par des tiers qui n’œuvreraient pas dans l’esprit du libre. Mais d’un autre côté, cette résurgence de la logique exclusive de la propriété intellectuelle n’est pas sans soulever parfois des difficultés.

Sur le fondement de son droit des marques, la fondation Wikimedia a par exemple passé des accords avec Orange pour la réutilisation des contenus de Wikipédia afin d’enrichir son moteur à partir d’un site miroir, qui posent problème de l’aveu même des responsables de Wikimedia France. Par ailleurs, un conflit avait éclaté en 2006 entre la Mozilla Foundation et la communauté Debian, qui considérait que la politique de marque de Mozilla était incompatible avec sa conception des principes du logiciel libre, au point de les pousser à rebaptiser certains logiciels comme Firefox en Iceweasel (voyez l’article Wikipedia) :

Les applications Mozilla telles que le populaire navigateur WebFirefox sont des logiciels libres. En tant que tels ils sont souvent redistribués par les distributions GNU/Linux.

En revanche, certaines parties de ces logiciels (telles que leur logo) ne sont pas libres. De plus, les noms de ces logiciels sont des marques déposées. Les personnes souhaitant associer un de ces noms à autre chose qu’une distribution binaire officielle du programme concerné doivent obtenir de Mozilla une autorisation spécifique. C’est le cas de nombreuses distributions GNU/Linux, qui apportent aux logiciels qu’elles redistribuent des modifications mineures pour une meilleure intégration.

Renard de feu contre Blette de Glace : Firefox forké et rebaptisé en Iceweasel par la Communauté Debian avec un nouveau logo pour le faire échapper à la politique de marque de Mozilla.

Ces exemples montrent que l’articulation entre les projets libres et le droit des marques n’est pas si évidente. La question est de savoir s’il est possible d’envisager les choses autrement pour essayer de lever ces tensions.

Mettre en place des Open Trademarks ?

L’exemple du Parti Pirate présente l’intérêt de nous faire entrevoir que l’on pourrait entrer dans une logique de "retournement" du droit des marques,  proche de celle qui est à l’oeuvre avec les Creative Commons pour le droit d’auteur. L’idée consisterait à sortir de la logique du droit exclusif, pour réserver seulement certains usages jugés comme essentiels et ouvrir les autres largement, par le biais d’une déclaration publique d’intention (à l’image de cette Charte d’utilisation proposée par certains Pirates).

Ce procédé rappelle ce qui s’est passé avec les licences libres et le copyleft dans le domaine du logiciel d’abord, puis avec les licences Creative Commons pour tous les types d’oeuvres. Partout où il existe un droit de propriété intellectuelle, il est possible de retourner sa logique, un peu comme une prise de judo, pour transformer le principe d’interdiction en une mise en partage maîtrisée de cette propriété. Avec les Creative Commons, on passe ainsi de "Tous droits réservés" à "Certains droits réservés", de manière à constituer les oeuvres en biens communs partageables.

Par Ivana Hopfinger.

Ce processus a pu être étendu avec bénéfice à l’Open Hardware, comme avec les puces Arduino, en s’appuyant sur le droit de propriété intellectuelle particulier qui couvre les topographies des produits semi-conducteurs. J’ai eu l’occasion de montrer récemment que certains réfléchissaient à la mise en place de licences libres pour les semences (Open Source Seeds Licence) en s’appuyant sur le droit des obtentions végétales. Et même dans le domaine des brevets, il est possible d’organiser des formes de mises en partage, par le biais de ce que l’on appelle les pools de brevets, qui peuvent déboucher sur des logiques proches de l’Open Source (voir par exemple le programme Open Patent Non-Assertion Pledge de Google).

La question qui se pose est donc la suivante : après les licences libres, l’Open Source, l’Open Harware et l’Open Patent ne peut-on pas appliquer la même logique au droit des marques avec des Open Trademarks : des marques ouvertes et partagées ?

Des Creative Commons du droit des marques : fantasme ou réalité ?

Il se trouve que bien en amont de l’affaire du Parti Pirate, une réflexion sur les marques collectives avait déjà été engagée dans le cadre du projet ShareLex, animé par Anne-Laure Brun-Buisson, qui rejoint ces problématiques à laquelle j’ai eu l’occasion de contribuer. Un LaboLex a été ouvert en début d’année, rassemblant des acteurs comme OuiShare, Disco-soupe ou la Cantine, qui réfléchissent justement à de nouvelles façons de concevoir la questions des marques.

ShareLex : un stimulant projet visant à monter des groupes de travail pour se réapproprier collectivement les grandes questions du droit et créer des solutions collaborativement.

On rencontre en effet de plus en plus d’initiatives, notamment dans le champ de l’économie collaborative, qui peuvent avoir intérêt à ouvrir et partager dans une certaine mesure leur marque plutôt qu’à la réserver avec tout l’arsenal de la propriété intellectuelle. Une initiative comme Disco-soupe par exemple (des repas collaboratifs préparés en musique à partir de nourriture mise au rebut)  a tout intérêt à ce qu’un maximum de personnes organisent des évènements en reprenant le principe de la Disco-soupe, à condition qu’ils se fassent dans l’esprit où le concept a été créé. Peut-être même y aurait-il intérêt à ce que le concept soit repris et décliné autrement, sous la forme de Disco-brunch, de Disco-Salade ou de Disco-barbecue ! Mais comment éviter qu’une chaîne de restaurants décide de s’approprier le concept de Disco-soupe par le biais d’un dépôt de marques et se mette à troller par la suite ? Il faut résoudre un conflit entre ouverture et protection d’une identité, comme le pointait Slim Amamou plus haut.

Le concept de Disco-soupe, déjà décliné en Disco-salade…

Le système de Charte d’utilisation proposée par certains membres du Parti Pirate est sans doute intéressant, mais il présente le défaut de ne pas posséder de valeur juridique contraignante contre le Parti Pirate lui-même. Pourquoi ne pas aller plus loin et formaliser plus clairement encore les choses par le biais de la création de licences dotées d’une valeur juridique réelle, qui indiquerait clairement à l’avance ce que les tiers peuvent faire avec une marque partagée, dans un cadre leur offrant une vraie sécurité juridique ?

Après tout, le titulaire d’une marque est toujours en mesure d’autoriser l’usage d’une marque par le biais d’une licence (c’est le système des franchises de marque par exemple). Il est dès lors possible de s’appuyer sur ce mécanisme contractuel pour mettre en place des sortes de "Creative Commons des marques", qui  ne feraient que prolonger cette faculté déjà offerte à un titulaire de marques d’autoriser ou d’interdire par le biais d’une déclaration publique d’intention dotée d’une valeur juridique.

Si l’on essaie de s’inspirer des conditions des Creative Commons, voilà ce qu’un tel système pourrait donner :

Paternité (BY) :

Vous pouvez réutiliser la marque, à condition de nous citer comme source et d’indiquer que nous sommes à l’origine de celle-ci.

Non-Commercial (NC) :

Vous pouvez réutiliser la marque, mais seulement dans un cadre non commercial.

Pas de modification (ND) :

Je remplacerai cette condition No-derivative par une condition Respect d’une Charte.

Respect d’une Charte :

Vous pouvez réutiliser la marque, mais seulement en respectant les conditions fixées par une Charte, annexée à la licence.

Partage à l’identique :

Vous pouvez réutiliser la marque et même créer des marques dérivées (par exemple : transformer Disco-soupe en Disco-brunch), mais seulement à condition de placer vous-même la nouvelle marque sous la même licence que celle d’origine (et éventuellement avec la même Charte).

On voit par ces exemples qu’il paraît possible de créer des marques ouvertes, en s’inspirant de ce qui existe déjà pour les Creative Commons.

Mais ce n’est peut-être pas si simple…

Des difficultés particulières liées aux spécificités du droit des marques

Le droit des marques présentent tout de même des spécificités qui rendent sans doute la logique d’ouverture plus difficile à mettre en œuvre que pour le droit d’auteur.

Pourquoi ne pas s’abstenir de déposer une marque, tout simplement ?

On pourra peut-être trouver cette idée d’Open Trademark bien complexe et penser qu’il serait beaucoup plus simple et favorable à l’ouverture de s’abstenir de déposer des marques. Il est certain que dans beaucoup de cas, le dépôt de marques ne sera pas nécessaire, surtout que celui est payant et nécessite un enregistrement auprès de l’INPI.

Mais en l’absence de dépôt, un terme ou un signe peut faire l’objet d’une tentative d’appropriation par le biais du droit des marques. C’est ce qui s’est produit récemment en Allemagne où une société a déposé une marque sur le terme "Hackathon".

Il peut donc s’avérer intéressant de déposer une marque pour protéger un terme contre ce genre de manœuvres. Mais dans cette hypothèse, le fait d’utiliser une marque ouverte permettra de signifier sans ambiguïté que l’on se situe dans un esprit de mise en partage et non dans celui de la propriété exclusive. C’est sans doute ce qui a manqué au Parti Pirate pour échapper aux critiques.

A l’inverse, on peut noter que la licence CC0 (Creative Commons Zéro) permet de renoncer à tous ses droits de propriété intellectuelle sur un objet et qu’elle couvre donc le droit des marques. Elle peut être utilisée par ceux qui veulent complètement ouvrir les droits sur un symbole ou un logo.

Obligation du dépôt de marque pour bénéficier d’une marque ouverte

Dans l’affaire du Parti Pirate, on lui a reproché d’être passé par l’INPI pour obtenir une protection, mais ce serait également une nécessité pour pouvoir bénéficier d’une marque ouverte dotée d’une véritable valeur juridique.

En effet, les marques pour être valides doivent faire l’objet d’un enregistrement, à la différence du droit d’auteur qui s’applique automatiquement dès la création de l’oeuvre sans formalité accomplir pour le créateur. Il en résulte que l’on peut utiliser une licence Creative Commons sur une oeuvre sans avoir à faire de dépôt, mais il ne pourrait pas en être de même pour une marque ouverte. Le passage par la case INPI resterait obligatoire, sans quoi la marque ouverte n’aurait pas de valeur autre que symbolique.

Validité des marques délimitée par des classes

Le droit des marques ne protègent pas des termes ou des symboles en eux-mêmes, mais seulement leur association à des produits ou à des services. Lorsque l’on dépose une marque, on doit indiquer un certain nombre de classes associées, qui délimiteront la validité de la marque. Une marque déposée dans la classe 28 qui couvre les jeux et les jouets n’a par exemple pas de valeur pour la classe 16 relative aux produits d’imprimerie.

Il en résulte qu’une marque ouverte n’aurait de valeur que pour les classes visées lors du dépôt de la marque à l’INPI. Il ne s’agirait pas par le biais d’une marque ouverte d’aller au-delà de ce que le droit des marques permet (ce serait sans valeur juridique).

Cela pose surtout problème à mon sens sur la question des marques dérivées. Le Share Alike (Partage à l’identique) n’a peut-être pas de sens pour le droit des marques, car le titulaire d’une marque Disco-soupe ne peut prétendre imposer des conditions à l’usage du terme Disco-brunch par exemple, à moins de l’avoir lui-même déposé.

De la même façon, alors qu’une licence Creative Commons a une valeur au niveau international pour la terre entière, les marques ont en général une validité dans un pays donné, sauf à déposer sa marque à l’international. Pour qu’une marque ouverte ait une portée internationale, il faudrait donc faire une demande d’extension internationale, procédure relativement lourde et complexe.

Validité des marques limitée à la "vie des affaires"

Le droit des marques est déjà par définition limité dans son champ d’application au périmètre de la "vie des affaires". Un titulaire de marque ne peut agir que pour empêcher un tiers d’utiliser sa marque pour désigner des produits et services identiques à ceux pour lesquelles elle a été enregistrées ou lorsqu’il existe un risque de susciter une confusion dans l’esprit du public.

La jurisprudence a  précisé que par usage dans la vie des affaires, il fallait entendre l’obtention d’un avantage direct ou indirect de nature économique.

On est donc dans une situation différente du droit d’auteur, où tout usage (hormis certains cas couverts par des exceptions) donne prise aux droits patrimoniaux des auteurs, même en dehors du cadre commercial.

Pour des marques ouvertes, la condition NC semble donc comprise "par défaut" dans le régime juridique des marques. Ne pas la retenir pour sa licence signifierait au contraire que l’on accepte une réutilisation de la marque dans le cadre de la vie des affaires.

Problème de la déchéance de marque

Enfin, il y a un élément du régime du droit des marques qui est peut-être susceptible de bloquer la mise en place d’Open Trademarks inspirés des Creative Commons.

Le Code de Propriété Intellectuelle prévoit en effet que le propriétaire d’une marque qui laisse sa marque devenir un terme usuel du langage pour désigner un produit ou un service encourt le risque de subir une dégénérescence de sa marque et de perdre ces droits (exemple classique de la marque Frigidaire, qui est passée dans la langue pour désigner un réfrigérateur).  Avec ce phénomène, que l’on nomme aussi dilution de marque, la marque perd sa distinctivité qui constitue une condition de sa validité.

C’est la raison pour laquelle certaines firmes se montrent extrêmement agressives vis-à-vis de l’emploi de leur marque (voir par exemple l’action récente de Ferrero contre le site du Nutella Day), par crainte d’encourir la sanction de la dégénérescence de marque.

On peut dès lors se demander si un propriétaire de marque utilisant une licence Open Trademark ne court pas le risque de perdre ses droits pour avoir laissé ouvert l’usage de sa marque. Ce serait alors aux juges d’apprécier s’il y a ou non dégénérescence de la marque dans une telle hypothèse.

***

Je n’ai pas toutes les réponses et je concède ne pas être un spécialiste du droit des marques, même si ce sujet m’intéresse.

J’espère néanmoins que ces propositions permettront d’aller de l’avant et merci par avance à tous ceux qui laisseront des commentaires sous ce billet pour réagir à cette idée d’Open Trademarks ! Et pourquoi pas rejoindre le LaboLex lancé par ShareLex sur les marques collectives pour faire avancer la réflexion ?


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: copyleft, Creative Commons, inpi, licences libres, marques, parti pirate, propriété industrielle

Un cinéma sous Creative Commons est possible : le film "Le Cosmonaute" est sur orbite !

jeudi 6 juin 2013 à 17:49

Hier se tenaient les Assises de l’audiovisuel, organisées par le Ministère de la Culture, où il a visiblement été beaucoup question de "régulation de l’internet" sous l’égide du CSA. Ce contexte de méfiance croissante vis-à-vis du numérique et d’Internet est peut-être le moment idéal pour changer de tonalité en parlant de l’aboutissement d’un des projets emblématiques de la Culture libre, qui prouve que les choses pourraient être abordées différemment.

Après plus de quatre années de travail, le film espagnol Le Cosmonaute du producteur indépendant Riot Cinema a en effet été officiellement lancé le 14 mai dernier, à l’occasion d’une première diffusion à Madrid qui a rassemblé plus de 1000 personnes. Ce long métrage de science-fiction présente des caractéristiques très particulières, puisque son financement a en partie été assuré par le biais du crowdfunding et qu’il a fait le pari d’abandonner la notion de chronologie des médias pour être diffusé en ligne sous une licence Creative Commons (CC-BY-NC-SA) dès sa sortie officielle, sans renoncer pour autant à une diffusion en DVD/Blue Ray ou en salle.

Il se trouve que le dimanche 26 mai, j’ai eu le privilège de participer à la première projection française de ce film, organisée par le cinéma Utopia à Toulouse, aux côtés d’Alexis Kauffmann de Framasoft et de Serge Gracieux de la Cité de L’Espace. Voilà ce que dit du film le site de l’Utopia pour vous en faire une idée :

Récit uchronique de science fiction, poème élégiaque, romantique, parabole philosophique et humaniste, Le Cosmonaute est tout cela, et également une aventure humaine à plus d’un titre. L’originalité du premier long métrage de Riot Cinema réside dans l’usage de nouveaux outils de financement comme le « crowdfunding » (production communautaire) et les licences Creative Commons dans sa production. Pour la première fois dans le monde, l’ensemble du film tourné sera disponible et téléchargeable gratuitement sur internet, y compris les rushs que chacun pourra réutiliser dans ses propres films grâce à la licence Creative Commons BY-NC-SA. C’est également le premier film espagnol à utiliser ces modes de financement.

Mais l’histoire du Cosmonaute est aussi celle de l’aventure spatiale, d’une aventure humaine à son apogée dans le contexte de la Guerre Froide, jusqu’à ce que les États-Unis gagnent la course à la Lune en juillet 1969, ce qui mettra un coup d’arrêt à la période la plus fulgurante de la conquête spatiale, une époque où l’humanité avait des rêves plus grands qu’elle. S’ensuivront les années 70, le premier choc pétrolier et les premières réductions budgétaires, les rêves de l’humanité s’accommodant mal des politiques de rigueur… Le Cosmonaute, c’est aussi une production collective dans une Espagne laminée par la crise, portée par des milliers de personnes qui ont voulu à nouveau rêver.

Crowdfunding et licence Creative Commons

Lancé en 2009, le projet El Cosmonauta a fait d’emblée le pari de s’écarter des schémas traditionnels de la production d’un film. Plus de 300 000 euros ont été levés par le biais d’un campagne de crowdfunding, à laquelle ont participé plus de 5000 personnes partout dans le monde. A partir de deux euros de dons versés, les contributeurs pouvaient devenir producteurs du film et avoir leur nom au générique. Au-delà de 1000 euros, ils devenaient investisseurs à part entière, avec un intéressement aux bénéfices. Le budget global du film a avoisiné les 900 000 euros, ce qui reste très peu comparé au budget moyen d’un film (5 millions d’euros en France).  Mais Le Cosmonaute n’en constitue pas moins un film professionnel, et non une production amateur. Le reste du financement a été assuré par du sponsoring, des prix remportés, du merchandising et des préventes de distribution.

Le principal intérêt de la démarche de Riot Cinema a consisté à annoncer que le film serait gratuitement téléchargeable et partageable dès sa sortie, sous licence CC-BY-NC-SA. C’est ce qui fait que vous pouvez le retrouver en toute légalité sur The Pirate Bay en Torrent, outre la diffusion sur le site officiel The Cosmonaut Experience. Mais ce ne sont pas les seuls contenus qui ont été ainsi mis en partage par l’équipe du film, puisque l’intégralité des rushs figurent sur Internet Archive, partenaire du projet.

La page de présentation du film sur The Pirate Bay avec ce message. "Nous qui avaons fait Le Cosmonaute, nous croyons au karma. Et c'est pourquoi nous vous offrons ce film gratuitement. Il a fallu quatre ans pour lme

La page de présentation du film sur The Pirate Bay avec un message adressé aux internautes.

Le fait de recourir aux licences Creative Commons est clairement assumé comme un acte militant par l’équipe du film sur le blog du Cosmonaute et un moyen de tisser une nouvelle relation avec le public :

Nous croyons que notre public/nos utilisateurs/nos fans devraient avoir le droit :

  • D’être en mesure de décider quand, comment et où ils veulent voir le film ;
  • D’avoir au moins une option pour le regarder gratuitement (pour leur laisser décider par eux-mêmes si cela vaut la peine de payer pour cela ou non ;
  • De pouvoir le partager avec leurs amis et le copier autant de fois qu’ils le voudront ;
  • De pouvoir le projeter en public avec des gens qu’ils connaissent ou d’autres personnes ;
  • De pouvoir le modifier s’ils le souhaitent, créer leurs propres versions, de nouvelles narrations et d’autres projets à partir d’éléments du film.

Cette démarche participative a été adoptée durant toute la durée de la production du film, à la fois comme un élément à part entière du projet créatif, mais aussi pour bâtir une communauté engagée de fans avant la sortie et attirer l’attention sur le film, notamment sur les réseaux sociaux. C’est ainsi par exemple qu’en 2010 le teaser du film a fait l’objet d’un concours de remix qui a conduit à la production de plus d’une centaine de versions différentes, remporté par la vidéo ci-dessous :

Toujours dans cet esprit, un Remix Hackaton a été organisé à Madrid le 15 mai pour accompagner la sortie du film, à partir des rushs et de l’ensemble du matériel rassemblé.

Plus qu’un film, un projet transmedia au modèle économique innovant

Au-delà de ces aspects, le plus intéressant dans l’aventure du Cosmonaute est sans doute la manière dont Riot Cinema a conçu un modèle économique complexe pour assurer une exploitation commerciale du film. Ce montage est exposé dans tous ses détails dans un document intitulé The Plan, que l’on peut télécharger sur le site du film et qui a connu trois versions différentes au fil de la production.

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En abandonnant sciemment le principe de la chronologie des médias, l’équipe de Riot Cinema a été obligée de redoubler d’inventivité pour dégager des pistes de commercialisation pour sa création. Dans ce modèle où le film est disponible gratuitement, l’idée de base consiste à proposer des produits à valeur ajoutée, qui pourront inciter le spectateur à payer pour accéder à une expérience "augmentée".

Accessible gratuitement en ligne, Le Cosmonaut peut aussi être acheté en DVD, en Blue, en clé USB, avec à chaque fois des bonus qui rendent l’acquisition de ces supports physiques intéressants. Ici le DVD vendu avec un livre.

Cette démarche a conduit Riot Cinema à donner une dimension transmédia à son projet, avec la production d’une constellation de créations associées au film, auxquelles on peut accéder en achetant un K-Pass à partir de 5 euros. Cette formule propose ainsi 32 webisodes additionnels éclairant l’arrière-plan du film, un livre qui prolonge l’histoire, un docufiction sur les lieux du tournage, l’accès à une newsletter privée, etc. La démarche transmédia a été poussée plus loin encore avec un dispositif de narration via des profils de personnages sur Facebook, des cours de cinéma et des contenus éducatifs réalisés à partir de l’expérience accumulée par l’équipe du film, un merchandising astucieux qui complète le crowdfunding et d’autres choses encore.

Accessible en ligne gratuitement, Le Cosmonaute n’a pas pour autant renoncé à une diffusion en salle , la télévision ou en vidéo. La première du film a d’ailleurs été retransmise en direct par Canal+Xtra. Pour que le passage en télévision garde un intérêt par rapport à l’accès gratuit en ligne, Riot Cinema propose aux chaînes une version avec une fin alternative. Par ailleurs, le film peut tout à fait être distribué en salle de cinéma classique, comme j’ai pu l’expérimenter à Toulouse.

Plusieurs projections du Cosmonaute dans des salles de cinéma partout dans le monde et sans doute beaucoup d'autres à venir.

Plusieurs projections du Cosmonaute dans des salles de cinéma partout dans le monde et sans doute beaucoup d’autres à venir.

Dans ce cas, le modèle est à nouveau hybride, puisque la diffusion peut être gratuite si elle s’effectue dans un cadre non-commercial. Riot Cinema demande par contre un partage des bénéfices à 50%/50% avec les salles pour une diffusion payante, en accord avec les principes de fonctionnement de la licence Creative Commons retenue.

le cosmonaute 3Tout comme le financement du film a été participatif en amont, sa distribution pourra l’être en aval, car Riot Cinema compte sur les communautés de fans eux-mêmes pour organiser des projections, gratuites ou payantes, qui construiront la notoriété du film et lui fourniront des retours financiers additionnels. Si vous voulez organiser une projection en France, vous pouvez contacter l’équipe du Cosmonaute via ce formulaire.

Le modèle du cinéma traditionnel questionné

Hier, Olivier Ertzscheid a écrit un billet coup de gueule pour protester contre la fermeture de l’annuaire de liens RedList, suite à une plainte des titulaires de droits. Ce nouvel épisode navrant dans la guerre au partage lui a inspiré des réflexions au vitriol sur le concept de chronologie des médias, qu’il adresse directement à Aurélie Filippetti, notre Ministre de la Culture :

Cours Aurélie, cours. Cours dire aux nayantsdroits que le web a dézingué leur si lucrative et précieuse chronologie des médias vécue seulement comme alibi commode d’une vision hiérarchique de la culture. Dis leur qu’avant d’être un rhizome, le web est une résistance. Qu’ils auront beau le reterritorialiser à outrance, remettre en place des frontières, des proxys, des blacklists, ils n’auront jamais de prise sur le temps si particulier qu’est celui du média qu’ils combattent au lieu d’essayer de le comprendre.

Le web a tué le temps. Vous êtes anachroniques. Le web est a-chronologique. Le web est une uchronie.

Le film Le Cosmonaute n’apporte bien sûr pas à lui seul toutes les réponses à la question du financement du cinéma à l’heure du numérique, mais la combinaison qu’il a expérimenté entre crowdfunding, licence Creative Commons, refus de la chronologie des médias, expérience transmedia, modèle de freemium et exploitation économique ouvre des pistes de réflexion pour repenser l’articulation entre Internet et le cinéma.

Sur le site The Cosmonaut Experience, le film n'est pas e "Pay per View", mais en "Share per View". Pour le visionner gratuitement, il faut faire partager un lien sur Twitter ou Facebook.

Sur le site The Cosmonaut Experience, le film n’est pas en "Pay per View", mais en "Share per View". Pour le visionner gratuitement, il faut faire partager un lien sur Twitter ou Facebook.

Les licences Creative Commons ont déjà fait la preuve de leur efficacité dans biens des domaines, mais le cinéma constitue sans doute l’un des champs les plus difficiles d’application pour la Culture libre, en raison des investissements importants qu’il faut dégager pour produire un film et faire travailler toute une équipe sur une longue durée.

Je me suis beaucoup intéressé aux productions des amateurs, mais il est tout aussi crucial pour les Creative Commons de pouvoir faire leur preuve dans la sphère de la création professionnelle. Tout aussi important est le fait que les oeuvres sous licence Creative Commons puissent être diffusées par des canaux traditionnels comme les salles de cinéma et la télévision, et pas seulement sur Internet. Le modèle économique du Cosmonaute me conforte par ailleurs dans l’idée que les licences Creative Commons comportant une clause Non-Commerciale ont tout leur intérêt pour développer des modèles hybrides, adaptés à certains secteurs de la création.

Le Cosmonaute a valeur de preuve de concept, mais cette expérience a aussi ses limites. Le budget global du film, qui n’atteint pas un million d’euros, reste faible comparé aux sommes généralement engagées dans le cinéma, même pour les petites productions. Cela a maintenu le projet dans un état de vulnérabilité constante, comme lorsqu’en 2011 un investisseur russe s’est brusquement retiré juste avant le début du tournage. Riot Cinema avait dû lancer en urgence une nouvelle campagne de crowdfunding (Save The Cosmonaut !) pour que le projet ne sombre pas, qui a réussi à lever 130 000 euros en trois jours. L’histoire est belle, mais on sent bien en lisant les déclarations du réalisateur que le projet a souvent été sur le point d’échouer à cause de sa fragilité financière.

Intégrer les Creative Commons aux circuits classiques de financement du cinema

Comment faire pour ne pas en rester à ce premier coup d’éclat ? Comment la production de films en Creative Commons pourrait-elle devenir un mode comme un autre de faire du cinéma ?

Ce qui différencie en vérité un film comme Le Cosmonaute d’une production classique, ce n’est pas tant d’avoir utilisé une licence Creative Commons que de ne pas avoir pu bénéficier des circuits classiques d’aide à la création cinématographique. En France, on sait que ces aides versées pour l’essentiel par le CNC sont déterminantes pour le cinéma qui ne pourrait vivre sans elles. Elles ont d’ailleurs beaucoup fait parler d’elles lors de la polémique lancée en début d’année par Vincent Maraval et le rapport Lescure s’est aussi penché sur ces questions. 

Le schéma complexe du financement du cinéma en France, avec une part déterminante d’aides publiques.

Il m’est arrivé d’avoir des discussions avec un producteur qui soutenait que les licences Creative Commons étaient impossibles à mettre en oeuvre dans le domaine du cinéma. Mais comment cela pourrait-il advenir si les films sous CC ne bénéficient pas des soutiens qui permettent que le cinéma existe par ailleurs ? Faire un film sans les avances sur recettes du CNC et sans toute la machinerie des aides à la création cinématographique relève assurément de l’exploit. Quand les spectateurs à Toulouse ont payé leurs places pour voir Le Cosmonaute à l’Utopia, 10% du prix de leur billet a d’ailleurs été ponctionné pour alimenter les aides publiques au cinéma français, via le mécanisme de la taxe spéciale additionnelle !

Des expériences de cinéma sous licence libre ont déjà été tentées en France, notamment par le collectif Kassandre, qui a malheureusement cessé ses activités en 2012, en partie faute de pouvoir trouver des pistes de financement. Le rapport Lescure contient quant à lui une partie dédiée aux licences libres et aux Creative Commons, qu’il considère comme une piste intéressante pour le développement de l’offre légale. Sa proposition n°78 appelle même à encourager le financement d’oeuvres sous licence libre :

Promouvoir l’utilisation de licences libres dans les projets bénéficiant de subventions publiques, par exemple en fixant un quota minimal d’œuvres devant être mis à disposition sous licence libre.

Le cinéma est typiquement un secteur bénéficiant de beaucoup de subventions publiques et on pourrait par exemple tout à fait concevoir qu’une partie des aides du CNC aillent au financement de films sous Creative Commons.

La piste du crowdfunding, explorée par Le Cosmonaute avec succès, offre par ailleurs des perspectives très intéressantes pour le financement des films sous Creative Commons. Le site américain Kickstarter dans la rétrospective qu’il a publié pour l’année 2012 indiquait que plus de 100 millions de dollars avaient été levés pour réaliser des films indépendants, dont 67 ont atteint la diffusion en salle de cinéma (et un a été nominé aux Oscars). En France, le succès fulgurant de la websérie Noob, qui a réussi à rassembler sur Ulule plus de 300 000 euros en quelques semaines pour produire une trilogie de films, montre que le potentiel est bien là. Le rapport Lescure propose d’ailleurs également des pistes pour adapter le cadre juridique français afin de faciliter le décollage du crowdfunding dans notre pays et il semble que l’on s’achemine vers de telles réformes.

Le Cosmonaute a prouvé qu’un cinéma sous Creative Commons était possible et qu’une telle évolution soulevait des perspectives encourageantes pour la diversité et la vitalité de la création. Mais il reste un chemin important à parcourir avant que cette formule devienne un mode à part entière de la production cinématographique et cela passe par une démarche volontariste des pouvoirs publics.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre

Tumblr absorbé par Yahoo : aspects juridiques de la tectonique des plateformes

dimanche 26 mai 2013 à 10:23

La nouvelle a beaucoup fait parler d’elle cette semaine : le rachat de Tumblr par Yahoo s’ajoute à la liste de ces transactions géantes qui, à l’instar de la tectonique des plaques, font bouger brusquement de grandes masses de contenus sur Internet. Après les acquisitions de Delicious et de Flickr en 2005, Yahoo ajoute donc à sa collection le réseau Tumblr, fort de ses 100 millions de blogs, pour un montant de 1,1 milliard dollars.

La tectonique des plateformes sur Internet, un phénomène dont les mécanismes plongent dans les profondeurs contractuelles des services en ligne.

A chaque fois que de tels rachats de plateformes ont lieu, un mouvement de protestation éclate parmi les utilisateurs, traduisant leur inquiétude quant à l’avenir et leur sentiment désagréable d’avoir été « vendus » comme une marchandise, alors qu’ils étaient à l’origine des contenus qui font la valeur du site racheté. Dans le cas d’Instagram, acquis par Facebook en 2012, cela avait conduit plusieurs mois plus tard à un exode massif d’utilisateurs, suite à un changement maladroit de CGU (conditions générales d’utilisation), qui avait déclenché un mouvement de panique.

 S’agissant de Tumblr, des craintes existent également, à propos de la censure que Yahoo pourrait mettre en place sur les contenus pornographiques, nombreux sur la plateforme, ou sur le déploiement d’une stratégie de monétisation publicitaire plus agressive que celle qui n’existe à présent sur Tumblr où les annonces restent plutôt discrètes.

 Olivier Ertschzeid a déjà écrit un billet qui analyse dans le détail les problèmes soulevés par ce rachat, en termes de concentration des données conduisant à la formation d’un « Internet des silos », au profit d’un petit nombre de sociétés géantes capables d’exercer un pouvoir de surveillance et de contrôle sans précédent.

 Je voudrais de mon côté apporter des précisions sur les mécanismes juridiques à l’oeuvre dans ce rachat, du point de vue de la propriété des contenus, car cette transaction présente une certaine originalité, notamment par rapport  à ce qui s’était produit lors de l’acquisition d’Instagram par Facebook. Tumblr était une plateforme nettement plus facile à absorber qu’Instagram, mais elle sera sans doute à terme plus difficile à gérer pour Yahoo.



Instagram et Facebook : retour sur un cas d’indigestion juridique

Lors du rachat d’Instagram, beaucoup d’utilisateurs avaient eu le sentiment qu’un transfert de propriété en bonne et due forme avait eu lieu au profit de Facebook, qui se serait "emparé" de leurs photos. J’avais eu alors l’occasion de montrer que les choses étaient plus complexes, car Instagram n’est pas lui-même « propriétaire » des contenus qu’il héberge, mais seulement titulaire d’une licence d’utilisation, certes très large, mais pas assimilable à une cession des droits entraînant un transfert de propriété. C’est ce que j’appelle la « propriété-fantôme » à l’oeuvre sur les réseaux sociaux, qui fait que tout en restant propriétaires de leurs contenus, les utilisateurs accordent des droits d’utilisation parallèles aux plateformes.

Tout se joue en réalité dans les termes des Conditions Générales d’Utilisation que les internautes acceptent en s’inscrivant sur le site, destinées à régler sur une base contractuelle leurs relations avec la plateforme. Or dans le cas d’Instagram, la licence concédée par les utilisateurs comportait des restrictions, en apparence anodines, qui ont pourtant diablement compliqué la tâche pour Facebook.

En effet, la clause relative à la propriété intellectuelle n’indiquait pas que la licence était « transférable » ou « sous-licenciable », ce qui signifie qu’une forme de cloison juridique persistait entre Facebook et Instagram, même à l’issue du rachat tant que les deux compagnies demeureraient des entités distinctes.

Pour lever cette difficulté, il fallait qu’Instagram modifie ses CGU et c’est ce qui a été fait en décembre 2012. Parmi d’autres modifications, les conditions d’Instagram avaient été réécrites pour que les droits obtenus auprès des utilisateurs deviennent "transférables". Mais même en attendant quelques mois pour laisser passer le vent de panique initial qui avait saisi les utilisateurs, la manœuvre s’est finalement révélée désastreuse : une masse impressionnante d’utilisateurs a préféré quitté le navire en supprimant leur compte pour migrer vers d’autres services similaires. La vague de protestations s’était révélée si forte qu’Instagram avait finalement fait machine arrière, en annonçant qu’il rétablissait ses CGU d’origine. Mais ce n’est pas complètement vrai, car si certaines modifications, notamment liées à l’usage publicitaire des photos ont effectivement été retirées, les mots "transférables" et "sous-licenciables" sont quant à eux restés dans les CGU. C’était nécessaire pour que l’absorption d’Instragram par Facebook soit réellement "consommée".

On le voit, la tectonique des plateformes se joue à un niveau micro-tactique, au mot près dans les conditions d’utilisation des sites. Mais le scénario subi par Instagram ne se reproduira cependant pas pour Yahoo, car Tumblr constitue une plateforme beaucoup plus « offerte » que ne l’était Instagram.

Tumblr, une plateforme « prête à croquer »

Tumblr était réputé jusqu’à présent pour avoir fait un effort particulier s’agissant de ses conditions d’utilisation, notamment pour en améliorer la lisibilité en employant des formules du langage courant compréhensibles par un non-juriste. Cette démarche est sans doute louable, mais des CGU lisibles ne sont pas forcément plus protectrices.

La licence conférée par les utilisateurs de Tumblr à la plateforme est en effet rédigée ainsi :

When you transfer Subscriber Content to Tumblr through the Services, you give Tumblr a non-exclusive, worldwide, royalty-free, sublicensable, transferable right and licence to use, host, store, cache, reproduce, publish, display (publicly or otherwise), perform (publicly or otherwise), distribute, transmit, modify, adapt (including, without limitation, in order to conform it to the requirements of any networks, devices, services, or media through wich the Services are available), and create derivative works of (including, without limitation Reblogging, as defined below), such Subscriber Content).

Les termes « sublicensable » et « transferable » figurant bien dans cette clause, il en résulte que Yahoo pourra bénéficier instantanément des droits d’usage qui étaient auparavant reconnus au bénéfice de Tumblr, sans rien toucher, et nul doute que la convention d’acquisition conclue entre les deux sociétés a organisé un tel transfert. Tumblr de ce point de vue était donc bien une plateforme « prête à croquer », qui évitera peut-être à Yahoo d’avoir à jouer aux apprentis sorciers avec les CGU du site, comme Facebook y avait été contraint avec Instagram. La tectonique des plateformes pourra jouer sans secousses juridiques…

Il subsiste cependant un risque que les utilisateurs eux-mêmes ne se défendent en justice par le biais d’une class action (recours collectif), procédure américaine par laquelle des individus lésés peuvent se regrouper pour peser plus facilement devant la justice. Instagram a été attaqué de cette façon suite à la modification de ses CGU évoquée plus haut et la plainte a été maintenue malgré le retour en arrière. Début 2013, le site était d’ailleurs toujours en train de se débattre avec cette affaire.

Il y a cependant peu de chances que Tumblr et Yahoo subissent de leurs côtés de tels désagréments. Une décision de justice – qui a été fort peu commentée, alors qu’elle est très importante – est intervenue en avril 2012, qui a créé un précédent susceptible de bloquer cette voie de contestation. Suite au rachat du Huffington Post par le groupe AOL pour 105 millions de dollars, un groupe de 9000 blogueurs, qui avaient bénévolement contribué à l’enrichissement du site par leurs contenus, avaient formé une class action, afin de réclamer un dédommagement financier. Mais la Cour d’appel américaine qui a examiné l’affaire a rejeté leurs prétentions, en estimant que ces utilisateurs "ne pouvaient ignorer que le Huffington Post poursuivait un but lucratif" et que "la seule forme de compensation qu’ils recevaient était une meilleure exposition et visibilité pour leurs contenus".

Cette jurisprudence est essentielle, car elle entérine le fait pour les plateformes en ligne de pouvoir bénéficier du « travail gratuit » des internautes. Elle va permettre à Yahoo de dormir sur ses deux oreilles, sans risquer un retour de flammes en justice de la part des utilisateurs du site. Mais Tumblr ne sera peut-être pas pour autant une plateforme de tout repos à gérer à l’avenir…

Tumblr et l’épée de Damoclès du copyright

Si on met de côté la question des CGU, Instagram constituait une plateforme beaucoup plus « sûre » juridiquement, car l’essentiel de son contenu est original (les photos produites par les utilisateurs, sur lesquelles ils détiennent les droits et peuvent donc valablement les transférer au site). Pour Tumblr, les choses sont différentes, car il s’agit davantage d’une plateforme de « curation », sur laquelle les utilisateurs reprennent des contenus  existants pour les partager et les faire circuler, par le biais d’un mécanisme du reblogging.

Tumblr est aussi un lieu où les utilisateurs affectionnent les pratiques transformatives, consistant à modifier des contenus existants pour créer de nouvelles œuvres. Les détournements d’images ou de films y abondent, notamment sous la forme de gifs animés qui sont devenus la « signature » particulière de la plateforme (et les gifs ont d’ailleurs fleuri après le rachat par Yahoo).

Or qu’il s’agisse de reprises ou de modifications de contenus préexistants, ces pratiques sont assimilables à des violations à grande échelle du droit d’auteur, sous réserve du bénéfice incertain des exceptions de parodie ou du fair use. Du coup, la fameuse licence acquise par Yahoo sur les contenus de Tumblr est sérieusement fragilisée, par la masse des contrefaçons commises par les utilisateurs. Certains internautes sur Twitter ont d’ailleurs fait remarquer que de ce point de vue, il n’y avait pas tellement de différences entre racheter Tumblr ou MegaUpload !

Pour Yahoo, ce côté obscur de Tumblr constitue une source réelle d’incertitudes, car depuis l’année dernière, le réseau de microbloging est sous le coup d’une plainte en justice, émanant du magazine érotique américain Perfect 10, qui l’accuse de violation du droit d’auteur pour la reprise de ses photographies à grande échelle sur la plateforme. Perfect 10 constitue un adversaire sérieux, qui avait déjà poursuivi Google jusque devant la Cour suprême pour faire condamner Google Images, ce qui avait donné lieu en 2006 à une importante jurisprudence sur l’application du fair use aux moteurs de recherche. Cette fois, Perfect 10 reproche à Tumblr d’abuser de son statut d’hébergeur de contenus, qui lui confère une responsabilité limitée sur la base du DMCA aux Etats-Unis : « Tumblr ignore volontairement la contrefaçon à grande échelle qui se produit de manière incontrôllée sur son site ». De son côté, le PDG de Tumblr, avait répliqué à ces accusations en estimant que son site contribuait à valoriser les contenus  par le trafic en retour qu’il assurait aux sites d’origine. Tumblr avait aussi pris le soin d’améliorer l’attribution des contenus au fil des republications, afin de ne pas « couper » le lien entre les créateurs et leurs œuvres.

Mais ces arguments ne seront sans doute pas suffisante pour calmer Perfect 10, dont l’agressivité pourrait même être ravivée, maintenant que Tumblr est tombé dans l’escarcelle d’un géant comme Yahoo dont les réserves financières peuvent laisser espérer une transaction juteuse en vue d’éteindre la plainte. Du côté de Yahoo, on s’est contenté d’affirmer que les contenus litigieux, notamment pornographiques, dont  Tumblr regorge (dont l’immense majorité constituent des contrefaçons) ne feraient pas l’objet d’une censure. Yahoo et Tumblr restant deux compagnies distinctes, les plaintes pour violation de droit d’auteur continueront par ailleurs à être traitées selon les règles mises en place par Tumblr (ce qui n’est peut-être pas un mal pour les utilisateurs, Yahoo figurant parmi les mauvais élèves de l’Internet en terme de garantie des droits des utilisateurs).

La tentation pourrait aussi être forte pour Yahoo de régler ces problèmes de copyright en mettant en place des systèmes automatisés de filtrage, comme l’ont fait Youtube ou SoundCloud par exemple, et ce d’autant plus qu’il peut aussi s’agir d’une piste potentielle de monétisation, par le biais de la redistribution de revenus publicitaires. Mais outre le fait qu’introduire ce modèle sur Tumblr conduirait à un envahissement de la plateforme par la pub, il n’est pas certain que les systèmes de filtrage puissent se révéler efficaces sur ce site, qui reste avant tout dédié à l’image, beaucoup plus qu’à la vidéo ou à la musique. L’image est beaucoup plus volatile et elle se prête moins à l’identification automatique par le repérage d’empreintes, surtout en cas de modification. Un robocopyright pourrait-il être développé pour faire la police des gifs animés ? Cela paraît peu probable, mais on commence déjà à lire que Yahoo souhaiterait renforcer l’intégration de Tumblr avec Flickr et que "le système de renforcement du droit d’auteur de Flickr pourrait être intégré à Tumblr".

Des « jardins fermés » aux « réserves protégées »

Dans le billet qu’il a consacré au rachat de Tumblr, Olivier Ertzscheid emploie à nouveau la métaphore des « jardins fermés » pour tirer la sonnette d’alarme :

[…] l’émergence d’oligopoles, de jardins fermés, de silos reposant non sur des logiques de contenus mais sur des logiques d’attention est un danger réel qui menace le rêve fondateur de Tim Berners Lee et de ses collègues […]

La dimension juridique de cette tectonique des plateformes qui travaille le web révèle des aspects complexes. Un mot en moins ou en plus dans les CGU peut avoir à long terme des conséquences énormes et le droit d’auteur sert surtout de variable d’ajustement, dans un système où ce qui compte fondamentalement n’est plus son respect, mais la capacité de grands acteurs à rediffuser ou non la valeur générée par la circulation effrénée des contenus.

Il existe pourtant des alternatives à cet enfermement de nos contenus dans des « jardins fermés ». Des « réserves protégées » existent sur Internet, dont Wikipédia offre le meilleur exemple. Constituée en bien commun par la licence libre sous laquelle ses contenus sont placées, Wikipédia ne peut être « vendue » à un tiers, puisque personne ne possède de titre de propriété à faire valoir sur le tout (pas même la Wikimedia Foundation qui ne fait qu’héberger les contenus et ne "possède" que la marque Wikipédia).

Avec Flickr, Yahoo avait pourtant contribué utilement à développer un modèle mixte, en offrant une possibilité inscrite dans l’architecture même de la plateforme de placer les photographies sous licence Creative Commons. Tumblr pourrait-il suivre une telle évolution ? C’est hélas improbable, en raison de la faible teneur en contenu original qu’il contient. Et c’est là que l’on se rend compte que l’effet principal du droit d’auteur n’est pas d’empêcher les contrefaçons (elles sont légion sur Tumblr et la plateforme s’est tout de même racheté plus d’un milliard de dollars), mais de bloquer la constitution des contenus en biens communs numériques.

Pleinement intégré à la dynamique de tectonique des plateformes que nous avons ici étudiée, le droit d’auteur se révèle ici non comme une protection pour les individus, mais comme un instrument redoutable de la servitude volontaire à l’heure du numérique.


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: CGU, Creative Commons, droit d'auteur, Facebook, Instagram, propriété, rachat, Tumblr, wikipédia, Yahoo, yumblr

Ce que le numérique fait au livre (Interview)

samedi 18 mai 2013 à 18:16

Il y a quelques semaines, Alexis Lhour, étudiant en double cursus ITESCIA / Paris 6, m’a posé une série de questions, en vue d’un mémoire qu’il prépare sur les aspects juridiques du livre numérique.

La discussion passe en revue des sujets comme la nature juridique du livre numérique, l’affaire ReLIRE, Google Books, le crowdfunding, le prix unique du livre numérique, la notion d’exception culturelle.

Avec son accord, je publie les réponses sur S.I.Lex sous la forme d’un billet.

Ecrans infinis. Par fdecomite. CC-BY. Source : Flickr

Ecrans infinis. Par fdecomite. CC-BY. Source : Flickr

Si on considère que le livre est un médium unique, et que ses versions papier ou numérique sont justes des supports différents, le lecteur ne devrait-il pas justement jouir des mêmes droits lorsqu’il achète un livre numérique sur une plateforme ou sa version papier en librairie – je pense notamment à la différence entre droit de propriété et droit d’usage ?

On pourrait raisonner ainsi, mais en réalité, juridiquement, le livre numérique et le livre papier sont considérés comme des modes d’exploitation différents d’une même œuvre. Il y a une séparation juridique très nette qui se manifeste notamment dans les contrats d’édition. Quand un auteur cède ses droits pour une exploitation papier, il n’est pas réputé les avoir cédés pour une exploitation numérique et les juges maintiennent une distinction très nette entre les modes d’exploitation. Donc même si c’est le même medium (ou plutôt la même oeuvre), comme vous le dites dans la question, le droit déjà à la base fait une distinction assez nette entre le livre papier et le livre numérique.

Le problème que vous soulignez, en termes de conséquences pour le lecteur, c’est que les usages des deux supports ne sont pas du tout régis de la même façon. Quand vous achetez un livre papier, vous avez la possession pleine et entière du support physique. Il y a un mécanisme qui joue, appelé l’épuisement du droit d’auteur, qui fait que certaines restrictions disparaissent après la première vente du support. Quand vous achetez un livre papier, vous avez le droit de le prêter, de le donner, de le revendre, de faire tout un tas d’actes qui sont complètement libres et vous bénéficiez de la propriété du support. Par contre, vous ne pouvez pas copier le texte lui-même et le rediffuser : le droit d’auteur reste applicable à ce niveau là, parce que ces actions touchent à l’oeuvre incorporelle que le support papier véhicule. 

Ce qui se passe avec le numérique, c’est que, jusqu’à présent, le mécanisme d’épuisement des droits n’a pas été étendu à l’environnement digital, et c’est à ce niveau qu’un problème se pose pour l’utilisateur.. On vient d’ailleurs d’en avoir confirmation aux États-Unis avec un procès très important, impliquant la plateforme ReDigi. Ce site proposait d’organiser un système de vente d’occasion de fichiers MP3, et les juges ont considéré que l’équivalent de notre épuisement des droits aux États-Unis (la First Sale Doctrine) n’était pas applicable à ce type d’actes. Comme les droits du lecteur ne passent pas par la possession du fichier, ils sont liés à un contrat, une licence attachée à l’œuvre numérique et ce procédé fragilise énormément les droits de l’usager. Des actes comme le prêt, la revente, et la circulation de l’œuvre sont régis par cette licence. Et ça peut aller même assez loin, puisqu’on on a vu qu’Amazon s’était arrogé le droit de supprimer des livres numériques à distance à distance, alors qu’ils avaient été légitimement achetés par des utilisateurs de Kindle.

Alors du coup, pour revenir à votre question, je pense que les droits des lecteurs devraient être davantage garantis, mais ce n’est pas simple à mettre en place juridiquement. Parce que si l’on étend l’épuisement des droits à l’environnement numérique, la conséquence c’est que les utilisateurs vont pouvoir faire circuler les fichiers, au moins dans le cadre d’échanges non-marchands. Et ça, évidemment, les titulaires de droits ne le veulent pas, parce que cela revient à légaliser le partage et à bouleverser en profondeur la distribution du livre numérique.

Pour consacrer avec davantage de force les droits des lecteurs, je vois deux autres solutions :

On peut agir sur le plan du droit commercial. Certains fournisseurs de contenus ont déjà été accusés d’abuser de la distinction entre la vente et la location. Si les plateformes indiquent aux consommateurs qu’il y a bien une vente, cela implique la reconnaissance de certains droits sur les contenus et notamment une véritable forme de propriété. L’exemple que l’on peut citer, c’est celui de Steam, une plateforme de vente de jeux vidéo, qui a subitement changé ses conditions d’utilisation en exigeant que les consommateurs approuvent les nouvelles conditions d’utilisation, sous peine de perdre tous les jeux qu’ils avaient achetés. Ce genre de pratiques pourrait être attaqué en justice, en faisant valoir que s’il y a bien eu vente des fichiers et pas simplement location, on ne peut pas en priver les consommateurs, sur la base de simples CGU à valeur contractuelle.

L’autre solution, c’est celle que préconise La Quadrature du Net concernant la légalisation du partage. Leur programme de réforme positive du droit d’auteur préconise de transposer l’épuisement des droits à l’environnement numérique, mais uniquement limitée aux échanges non-marchands. Du point de vue des droits des lecteurs, une telle réforme aurait pour avantage de leur garantir une propriété sur les fichiers, avec la possibilité de les partager, ce qui est infiniment préférable du point de vue de l’usager que les oeuvres protégées par des verrous numériques (DRM) ou des modes de consultation comme le streaming.

Sustainabilitist Graphic Design. Par bjornmeansbear. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Le projet ReLIRE de numérisation des livres indisponibles est souvent comparé à Google Books. En quoi peut-on rapprocher ou différencier les deux projets ? Et, finalement, est-ce que ReLIRE n’est pas plus désavantageux pour les auteurs puisqu’aucun accord n’est conclu avec eux ?

Ce n’est pas une question facile, parce qu’il y a beaucoup de points de ressemblance et de divergence entre les deux projets. La différence majeure, c’est que le règlement Google Books était un accord privé qui avait été conclu entre Google et les représentants des éditeurs et des auteurs américains. C’était un arrangement entre parties privées, qui avaient cherché une validation par la justice américaine. Ce n’est pas la même chose pour ReLIRE, parce qu’une loi a été votée à propos de la numérisation des livres indisponibles en mars 2012. Il y a donc une différence fondamentale de fondement juridique.

Ensuite, au niveau des ressemblances, la plus flagrante, c’est l’opt-out (procédé par lequel l’auteur d’une œuvre intégrée d’office à un système, signifie formellement sa volonté d’en être retiré, ndlr). Les instigateurs de ce projet ont mis en place un opt-out pour ReLIRE comme l’avait fait Google. Il y a ue différence, dans la mesure où Google numérisait d’abord les livres et ne permettait qu’ensuite aux titulaires de droits de se retirer. Avec ReLIRE, les auteurs et les éditeurs sont invités invitent à se manifester pendant six mois et les ouvrages ne numériseront qu’après, s’ils n’ont pas été retirés de la base.

Mais d’autres similarités importantes sont repérables entre Google Books et le projet français. ReLIRE par exemple englobe les œuvres orphelines, c’est-à-dire les « [...] œuvres dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses ». (Art. L. 113-10 du code de la propriété intellectuelle, ndlr). On a beaucoup critiqué le fait que les oeuvres orphelines avaient été laissées dans Google Books. Or, par définition, quand une œuvre est orpheline, personne ne peut venir effectuer l’opt-out. Le système permettait à Google d’empocher les droits sur les orphelines automatiquement et c’est une des raisons qui a fait que la justice américaine a rejeté le Règlement. L’autre critique adressée à Google,  c’est qu’on a reproché à un acteur privé, par un simple contrat, de régler une question aussi importante, alors que le sort des oeuvres orphelines auraient dû être réglé par la loi. Or en France, c’est bien la loi qui est intervenue, mais on n’a pas fait autrement que l’avait fait Google : la loi n’a pas vraiment distingué le problème des oeuvres orphelines qui étaient contenus au sein du corpus des indisponibles. Les droits afférents vont donc passer automatiquement à la société de gestion collective.

Au niveau des différences majeures que l’on peut relever, il n’y avait pas dans Google Books ce déséquilibre entre les auteurs et les éditeurs que l’on retrouve dans ReLIRE et qui a provoqué la réaction de certains groupes d’autreurs comme le Droit du Serf. Durant les six premiers mois, si l’auteur réagit, il peut sortir assez facilement du système. Mais s’il laisse passer ce délai, cela devient vraiment compliqué pour l’auteur, parce qu’il faut qu’il amène la preuve détient bien les droits numériques sur son oeuvre. Or une telle preuve est difficile à établir, notamment lorsque les clauses des contrats d’édition sont floues. Dans le projet Google Books, malgré les critiques qu’on a pu lui adresser, il n’y avait pas ce déséquilibre patent qu’on retrouve dans la loi sur les indisponibles à plusieurs endroits en faveur des éditeurs

Toujours concernant ReLIRE, j’ai été interpelé par un commentaire de votre article dans lequel un écrivain trouvait le projet intéressant, mais qu’un de ses ouvrages, qui figure dans la liste, lui posait question. Il s’agit d’un ouvrage en science humaines pour lequel il se demande l’intérêt qu’il y a à le republier sans effectuer un travail de remise en contexte, de réactualisation, d’expliquer au moins dans une préface ce qui a pu être apporté depuis par lui ou par d’autres sur le sujet abordé.

C’est une des grosses difficultés. D’ailleurs, les réactions de plusieurs auteurs qui figuraient dans le registre ont été intéressantes, parce qu’on a pu se rendre que  pour toute une frange d’auteurs, cela pose vraiment un problème que des ouvrages anciens, qui ne correspondent plus à ce qu’ils veulent, soit republiés en l’état. Cela touche à ce que l’on appelle le droit moral. Normalement, l’auteur bénéficie à ce titre du droit de divulgation : il est le seul qui peut décider si son œuvre doit être publiée ou non. Il a en outre le droit de choisir la forme de la publication, et notamment si son œuvre doit être sous forme numérique ou non.

Et là, on constate qu’un certain nombre d’auteurs avaient le projet de rééditer leurs œuvres par eux-mêmes ou avec un éditeur et ils sont furieux de voir que les ouvrages vont pouvoir être réédités en dehors de leur volontés. Ceux qui le souhaitent peuvent se retirer du système ReLIRE: ils ont six mois pour se retirer et, même après au-delà de ces premiers six mois, s’ils estiment que l’ouvrage porte atteinte à leur honneur ou à leur considération, ils pourront aussi se retirer en faisant valoir leur droit moral, même si les termes de la loi sont assez flous à ce sujet.

Oui c’est intéressant je n’avais pas forcément pensé à ça. On pense bien sûr au contenu quand on pense publication, mais là il y a le droit moral sur la forme que veux privilégier l’auteur qui est aussi important.

Oui, en droit français, le droit moral est une notion très forte. L’éditeur, après avoir signé un contrat d’édition, travaille avec l’auteur et avant la publication, il est tenu d’envoyer à l’auteur ce qu’on appelle un bon à tirer, par lequel il lui demande de faire un dernier examen et de lui certifier qu’il est d’accord avec la forme donnée l’ouvrage. L’auteur doit donner explicitement son accord et c’est à ce moment là seulement que l’éditeur peut publier le livre. Cet acte là est très important, parce que c’est le moment ou l’auteur arrête la forme de l’ouvrage en exerçant son droit moral. Après ça, l’éditeur n’a plus le droit de toucher à la forme du livre. Avec ReLIRE, on ne sait même pas quelle forme exactement va la numérisation et la publication des ouvrages et c’est ce qui inquiète bon nombre d’auteurs. 

L’hypothèse la plus probable, c’est qu’ils scannent les ouvrages et qu’ils n’en fassent pas grand-chose de plus que ce qu’on appelle des livres homothétiques, c’est-à-dire des reproductions à l’identique. Mais le numérique permet quand même parfois de faire des choses plus en profondeur.

Il y a d’autres paramètres à propos desquels on sait peu de choses. Par exemple, est-ce que le livre va être vendu seul ou est-ce qu’il va être vendu dans un bouquet ? Normalement, l’auteur a un son mot à dire là-dessus. Ces incertitudes peuvent donc expliquer ces réactions d’auteurs qui sont en désaccord avec ReLIRE.

Mais donc pour les auteurs étrangers qui ont publié en France, ça va être d’autant plus compliqué, non ?

Alors ça, je pense que ça va être le gros sujet des semaines à venir. C’était aussi une chose qu’on avait beaucoup reproché à Google. Il y a eu plusieurs versions de son Règlement et dans la première version, bien que l’accord ait été passé entre Google et les titulaires de droits américains, il prévoyait également de s’appliquer au reste du monde. Tous les livres étaient concernés par l’accord Google et un grand nombre d’Etats avaient protesté en disant qu’ils ne voyaient pas comment un simple contrat américain allait pouvoir régler le sort de tous les livres de la planète. Google avait été obligé là aussi de revenir en arrière en limitant la portée internationale du Règlement.

Or dans la Loi (du 1er mars 2012, ndlr), j’avais été vraiment surpris de voir que cette question des ouvrages étrangers n’avait pas été vraiment évacuée. La loi précise seulement qu’elle s’applique aux seuls livres publiés en France. C’est vrai que c’est déjà une garantie,  mais ça laisse dans le dispositif les livres en langue étrangère publiés en France (peu nombreux) mais surtout, le problème des traductions d’auteurs étrangers. Des articles paraissent qui montrent que des auteurs étrangers importants figurent dans ReLIRE et commencent à réagir, notamment des auteurs de science-fiction, Neil Gaiman, Ursula Le Guin – qui était une farouche opposante au projet Google –, Philip K. Dick. On verra ce qu’en pense la société américaine des auteurs de science-fiction qui est un gros syndicat d’auteurs américains. Et je ne serai pas étonné qu’il y ait une intervention assez rapide des auteurs américains, qui pourraient tout à fait engager une action en justice. Alors là, ce serait énorme… [update : depuis que nous avons eu cet entretien, la Science Fiction Writers Association a réagi pour mettre en garde ses membres contre ReLIRE, avec des mots très durs].

Ça médiatiserait largement l’affaire en tout cas.

L’état français se retrouverait attaqué aux États-Unis comme Google s’était fait attaqué en France.

Ça ferait un effet miroir.

Ce serait assez dantesque.

Car j’ai oublié de vous dire une chose importante à propos du règlement Google Books. Aux États-Unis le juge a indiqué à Google que son Règlement pourrait recevoir un accueil favorable, mais à condition seulement de repasser à l’opt-in – l’auteur et l’éditeur doivent accepter formellement d’entrer dans le système – et, quand Google a signé des accords avec des éditeurs français (Hachette, La Martinière), les éditeurs français n’ont accepté qu’à la condition de s’en tenir à l’opt-in. C’est donc très paradoxal de voir que Google va devoir respecter l’opt-in, alors que la loi française, réputée protectrice des auteurs, a introduit un système d’opt-out. C’est très bizarre.

On voit dans les commentaires que c’est un point clé.

Oui c’est un point clé. Si jamais les pouvoirs publics voulaient désamorcer la crise qui se dessine, ils mettraient en place un opt-in et je pense que cela règlerait une grande partie du problème.

Oui donc, il y a une possible attaque en justice des auteurs américains, il y a aussi la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui est envisagée, je crois, en France. Enfin, d’un point de vue médiatique, ils n’y auraient pas intérêt.

Non, ils n’y ont pas intérêt, mais cette QPC qui pourrait être déposée par des auteurs est loin d’être gagnée d’avance, parce que le recours s’annonce compliqué. Il va falloir réussir à saisir le Conseil constitutionnel en passant par le Conseil d’État pour invoquer la Convention de Berne. En terme de procédure, c’est très complexe et surtout, sur le fond, il n’est pas certain que le Conseil constitutionnel annule la loi, même si on peut penser que des principes importants n’ont pas été respectés [Update : depuis, le Droit du Serf a effectivement intenté un recours contre le dispositif ReLIRE devant le Conseil d'Etat, sur la base d'arguments solides].

Pourtant il y aurait un vrai intérêt à ce que cette loi soit modifiée, sans pour autant que tout le projet s’effondre. Parce qu’une des différences majeures avec Google Books,  c’est qu’il y a de l’argent public en jeu, via les Investissements d’Avenir, dans le projet français, alors que la numérisation était financée uniquement avec les fonds de Google aux Etats-Unis. Si tout s’effondre, cet argent public sera perdu pour tout le monde. Et je ne sais pas s’il y aura beaucoup d’autres occasions de mobiliser de l’argent public sur ce genre de corpus. Mais ce n’est pas une raison pour procéder en bafouant les droit des auteurs et des lecteurs.

dokładniej mi się nie chciało. Par skoczek. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Sur les modèles alternatifs aux droits d’auteurs (licence libre, crowdfunding) j’avais trouvé très intéressant ce que vous disiez pendant l’entretien réalisé pour Le Vinvinteur3 où vous releviez qu’un nouveau métier pourrait apparaître ou que le métier d’éditeur pourrait évoluer sous l’ère du numérique dans le sens d’un intermédiaire capable de faire, pour l’auteur, tout le travail de recherche de fonds, d’aide à l’utilisation de ces modèles alternatifs.

Je pense en effet qu’il y a plusieurs créneaux qui s’ouvrent pour de nouveaux types d’intermédiaires dans le paysage numérique. Le crowdfunding représente vraiment une occasion à saisir pour les auteurs. Il y a quelques exemples qui existent, comme Unglue it aux États-Unis. Ce n’est pas un projet éditorial au sens propre du terme, parce qu’ils proposent de numériser des livres qui existent déjà en papier, en demandant aux auteurs et aux éditeurs de faire passer l’oeuvre sous licence libre en contrepartie du versement d’un somme d’argent versée par le public. C’est donc une sorte de projet ReLIRE, mais qui utilise une combinaison de crowdfunding et de licence Creative Commons. Le modèle est intéressant, même si ses progrès sont assez lents. 

Un des points sur lequel les éditeurs peuvent se positionner, c’est celui de l’ animation de communautés. Une partie des auteurs n’a ni le temps, ni les capacités d’avoir une présence en ligne, de développer une identité numérique, d’entretenir  une relation avec le public. L’éditeur peut prendre en chargeb

Pour l’instant on a peu d’exemples. On a des exemples d’auteurs qui vont, seuls, faire du crowdfunding, et parfois ça marche très bien. Je regarde Kickstarter et on y trouve de beaux projets en matière de publication, avec ou sans licence libre. Mais il n’y a pas encore ce rôle de l’intermédiaire qui aide l’auteur. Or les plateformes de crowdfunding sont passives, elles n’ont pas vraiment un rôle actif, il s’agit juste une infrastructure.

Par contre, je pense que ces intermédiaires là ne pourront pas avoir le statut d’éditeur à 100% parce que, normalement, l’éditeur est celui qui prend le risque financier pour créer une œuvre. Si c’est le public qui finance en amont, le risque financier n’est plus pris par "l’éditeur" et l’intermédiaire ne pourra plus revendiquer ce titre, ni les cessions de droits très larges qui l’accompagne traditionnellement.

Oui donc il y a un titre à trouver, mais il y a quelques précurseurs qui jouent ce rôle, et il y a une place à prendre.

Oui et c’est important de prendre cette place parce qu’on se rend compte que les Amazon, Apple, et Cie peuvent très bien la prendre. Ils fournissent les outils d’édition, iAuthor ou les outils d’Amazon ; ils fournissent aussi la plateforme pour faire de l’auto-publication et cela peut conduire à déséquilibrer l’écosystème. Il vaudrait mieux qu’il y ait des alternatives sous forme d’intermédiaires plus petits, mais peut-être plus proches des auteurs et moins à même de développer des stratégies d’intégration verticale.

Pour finir, j’ai une question d’ordre plus général sur l’exception culturelle française. Si on considère que la Loi Lang, sur le prix unique du livre, a constitué un succès parce qu’elle a permis que soit conservé, en France, un maillage de librairies, quel pourrait être le levier, si ce n’est le prix, sur lequel pourrait s’appuyer un futur dispositif législatif sur le livre numérique d’un impact comparable ?

Il y aurait bien des choses à dire sur la loi sur le prix unique du livre numérique… parce que la manière dont ça a été mis en place a été assez spéciale. Évidemment à première vue, elle joue un rôle protecteur, en évitant que des acteurs comme Amazon, Apple ou Google puissent d’un seul coup prendre une trop forte importance. Mais cela a aussi permis aux éditeurs français de maintenir des prix très élevés sur les livres numériques qui maintiennent un état de pénurie organisée, tout en pénalisant fortement les éditeurs "équitables" plus modestes.

Mais si le véritable objectif était de réguler les gros acteurs du web, comme Amazon, Google ou Apple, l’approche en terme "d’exception culturelle" n’est pas du tout suffisante, ni même adpatée.

Il faudrait être en mesure d’avoir une approche beaucoup plus globale, qui engloberait par exemple la réforme de la fiscalité du numérique. Le fait est qu’Amazon, Apple et Google sont en mesure de faire de l’évasion fiscale à très haut niveau, en s’implantant dans les pays européens où les seuils d’imposition sont les moins élevées, le Luxembourg ou l’Irlande, et ça, c’est un énorme problème. Pour réguler ce type d’acteurs là, il serait bien plus efficace d’agir pour empêcher l’optimisation fiscale que de s’en tenir à l’exception culturelle.

Il y aussi la question des données personnelles qui ouvre une piste vraiment intéressante.

Le récent rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique envisage que l’on pourrait taxer plus fortement les gros acteurs qui exploitent les données personnelles des internautes. La proposition est intéressante, car tout en dégageant de nouvelles sources de revenus, elle pourrait avoir un effet régulateur global sur l’écosystème numérique. L’exception culturelle, finalement, n’est plus qu’un point mineur dans le débat, parce que c’est pas du tout la même chose de vouloir réguler les supermarchés ou la Fnac (ce qu’avait permis, en grossissant le trait, la Loi Lang sur le prix unique du livre, ndlr) par rapport à un Google, un Apple ou un Amazon, beaucoup plus difficiles à atteindre.

 


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Le mirage de l’offre "légale" et ce qu’il nous coûte

dimanche 12 mai 2013 à 20:37

Après plus de neuf mois de travail, la mission Lescure rendra donc son rapport demain. On sait déjà que les 75 propositions qu’il comporte ne contiendront rien de "fondamentalement révolutionnaire". D’après les déclarations de Pierre Lescure, il faut comprendre que la mission ne préconisera pas de légalisation des échanges non marchands, pour s’en tenir à une optique de répression de ces pratiques (même si Hadopi disparaît et que la coupure de l’accès Internet se transforme en amende), ainsi qu’à une promotion de "l’offre légale" de contenus.

Pour patienter, avant de pouvoir plonger dans le rapport Lescure demain, je vous soumets quelques réflexions critiques sur le concept "d’offre légale", que j’avais initialement publiées sur les Eclats de S.I.Lex dans une forme moins étoffée.

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Hadopi 2011. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr

Il y a un autre rapport qui est sorti il y a quelques semaines et qui mérite d’être lu attentivement avant d’examiner les propositions de la mission Lescure. La mission d’information sur les conditions d’emploi dans les milieux artistiques a en effet remis fin avril un rapport parlementaire qui contient une critique assez radicale du concept même "d’offre légale". Cette mission indique que l’offre légale est selon elle "non-viable" au vu des faibles revenus dégagés par les solutions expérimentées jusqu’à présent. Tirant les conclusions de cet échec, le rapport préconise la mise en place d’une licence globale, comme piste de rémunération pour la création.

La mission Lescure de son côté a balayé les solutions de type licence globale ou contribution créative d’un revers de main :

Une licence globale ou une contribution créative fait l’objet d’un rejet assez général, à quelques exceptions près" était-il précisé. Le sort de la licence globale semble donc d’ores et déjà scellé, surtout que la mission ajoute que cela reviendrait à déconnecter paiement et usage, ce qui est considéré comme "inefficace économiquement" mais aussi "injuste socialement".

Ce "rejet assez général" doit être nuancé, car la légalisation de certains échanges non marchands couplée à des solutions de financement de type licence globale  ou contribution créative, a été soutenue devant la mission Lescure par SavoirsCom1, mais aussi par des titulaires de droits, comme les interprètes de la SPEDIDAM ou les photographes de l’UPP.

On rejette ces formes de financement mutualisé de la création, au motif qu’elles seraient "inefficaces économiquement". Mais le concept d’offre légale, non content de n’avoir pas permis de trouver une solution à la question de la rémunération de la création, s’est jusqu’à présent avéré dangereux, car il a conduit au renfoncement de nouveaux intermédiaires, comme Apple ou Amazon, dont la croissance incontrôlée se retourne à présent contre les filières culturelles.

Ces entreprises ont en effet bâti leurs empires sur l’emploi de DRM ou de systèmes d’intégration verticale, qui sont la contrepartie quasi mécanique du concept "d’offre légale". Présentés comme des dispositifs permettant de lutter contre le piratage, ces moyens de contrôle des contenus ont surtout eu pour but de renforcer l’emprise de ces géants. L’écosystème d’Apple est savamment verrouillé, tout comme celui d’Amazon et les "jardins fermés" qu’ils ont mis en place se sont avérés de redoutables pièges pour tous les autres acteurs de l’écosystème de la création.

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Par ailleurs, toute forme d’offre légale tend à se transformer au fil du temps en une "licence globale privée", comme on le voit avec les formules d’abonnement illimité financées par de la publicité. Voyez par exemple cette excellente analyse par Philippe Axel :

L’abonnement illimité est une forme de licence globale, mise en place par les acteurs les plus puissants du marché, à leur seul profit, et dont très peu de responsables de cette filière, très étrangement, ne contestent les modes de redistribution des recettes en fonction des usages aux créateurs, alors qu’ils expliquent par ailleurs que ce serait impossible à accomplir dans le cadre d’une contribution globale dans l’abonnement Internet. Ce modèle va de pair avec une logique de marketing ciblé et donc d’espionnage à grande échelle de nos moeurs culturelles. Et il va de pair aussi, avec l’interdiction des échanges non marchands ; et donc une surveillance et une répression de ces usages sans quoi rien ne sera possible, que ce soit par une Hadopi ou directement par le juge.

Une licence globale "publique", décidée et organisée par le législateur, serait infiniment préférable à ces licences globales "déguisées" qui se cachent derrière certaines offres légales. Le modèle de la contribution créative, qui est défendu notamment par La Quadrature du Net, a affiné les propositions de la licence globale et gommé plusieurs des risques possibles de dérives. En prenant en compte la création dans son ensemble, jusque dans les productions des amateurs qui foisonnent sur la Toile, elle constitue une solution bien mieux adaptée aux évolutions induites par le numérique, justement parce qu’elle ne s’appuie pas sur la distinction entre le légal et l’illégal :

Ces propositions reposent sur la reconnaissance de droits culturels fondamentaux des individus et – attentives aux fonctions éditoriales à valeur ajoutée – prennent en compte les vrais défis de l’ère numérique : ceux de la multiplicité des contributeurs et des œuvres d’intérêt.

Pierre Lescure s’est fendu la semaine dernière d’une sortie dans laquelle il semble dire que tout modèle alternatif à l’offre "légale" revient à prôner un accès gratuit aux contenus culturels :

"Il faut que l’accès soit facile, possible, pour tous. Mais la gratuité absolue est contre nature", assure Pierre Lescure. "Plus on va dans la rareté, dans le service rendu, dans la délivrance de quelque chose qui a représenté un travail et qui ne trouve pas son pareil ailleurs, plus cela a un coût. On ne mange pas gratuitement au restaurant."

Mais un modèle comme celui de la contribution créative n’est justement pas un modèle de gratuité absolue, puisqu’il implique que les internautes paient un surcoût mensuel à leur connexion Internet pour contribuer au financement de la création. J’avais d’ailleurs eu l’occasion dans un billet précédent de critiquer l’idée de gratuité :

Le système de la contribution créative consacre une liberté d’échanger la culture et permet de récompenser les créateurs, en fonction du nombre de partages de leurs oeuvres, en leur reversant une part des sommes collectées à partir du surcoût à l’abonnement Internet. L’échange est alors libre tant qu’il s’effectue dans un cadre non commercial, mais même s’il n’est pas payant à l’acte, il n’est pas gratuit, puisque l’internaute doit s’acquitter de ce prélèvement mensuel.

Vous pourriez préférer, générations futures, continuer à accéder illégalement aux oeuvres, sans avoir rien à payer pour cela. Mais vous devez prendre en considération que cette gratuité a un coût, pour chacun de vous et pour la société toute entière.

Car pour lutter contre le partage des oeuvres, le législateur s’est engagé dans une spirale répressive, qui augmente sans cesse le niveau de la violence d’Etat et fait peser une grave menace sur nos libertés et sur l’intégrité d’Internet [...]

Cette fuite en avant du droit et ces agressions continuelles contre les libertés sont le prix à payer de la gratuité, pour nous et pour les générations futures.

Si l’on veut que le partage devienne un droit reconnu et consacré par la loi, alors il faut être prêt à en payer le prix, qui est celui de la contribution créative. Pour les individus, c’est une somme modeste de quelques euros par mois ; pour les créateurs, c’est une nouvelle manne de plusieurs centaines de millions par an. Pour la société toute entière, c’est le prix d’une paix retrouvée.

Les projections faites par Philippe Aigrain montrent qu’une contribution créative de l’ordre de 5 euros par mois pourrait générer plus d’un milliard d’euros de recettes par an. Depuis maintenant plus de 7 ans (débat sur la DADVSI) que l’on débat en France de l’introduction des financements mutualisés, cela signifie que les filières culturelles sont passées à côté d’environ 7 milliards de revenus.  Quelle mystérieuse "offre légale" aurait permis d’atteindre de tels montants ? Et quel est le prix pour la société de la violence légale qu’il aura fallu déployer au nom de ce concept brumeux ?

Ajoutons de surcroît que les titulaires de droits eux-mêmes commencent à se détourner du concept d’offre légale, dès lors qu’un acteur s’avère capable de monétiser les échanges illégaux. C’est le cas par exemple de Google qui parvient à générer des revenus à partir de Youtube et à offrir un système de filtrage aux titulaires de droits (ContentID), par lequel ils acceptent de laisser leurs contenus circuler sur la plateforme, en échange d’une redistribution des recettes publicitaires. Il ne s’agit rien de moins que d’une licence globale privée et la SACEM, par exemple, approuve ce dispositif qui n’a plus rien à voir en réalité avec une "offre légale".

"L’offre légale" en réalité est un mirage, dont la fonction première n’est pas économique. Elle a toujours échoué à dégager une rémunération satisfaisante pour les créateurs. Les véritables pistes de financement qui s’ouvrent aujourd’hui, notamment dans le secteur de la musique, sont d’une toute autre nature.

La fonction réelle du concept "d’offre légale" est d’ordre symbolique et il faut aller la chercher en creux. Le label PUR d’Hadopi, par exemple, dérisoire tentative d’étiquetage d’Internet, sert surtout à taxer d’imPUR tout ce qui ne porte pas cette marque. Parler d’offre "légale" sert en définitive à jeter l’opprobre et à rejeter dans l’illégalité des pratiques de partage que la société elle-même ne condamne plus.

Extrait de la dernière étude qualitative du M@rsouin :

« Si le téléchargement est bel et bien perçu comme illégal, il n’y a pourtant pas d’identification de l’acte comme infraction – activité criminelle, vol, hors la loi -, car il n’est pas étiqueté comme déviant par l’entourage ou les proches ou dans un contexte social plus vaste. »

On ne pourra pas repenser en profondeur la question du droit d"auteur et du financement de la création tant qu’on n’aura renoncé au mirage de l’offre légale.


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