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De la parodie au remix : quel équilibre entre droit d’auteur et liberté d’expression ?

mercredi 3 septembre 2014 à 23:03

La Cour de Justice de l’Union européenne a rendu hier un arrêt très attendu à propos des limites de l’exception de parodie. C’est la première fois que cette exception au droit d’auteur était examinée au niveau européen et la Cour a décidé de considérer qu’il s’agissait d’une "notion autonome du droit de l’Union", tout en rattachant la parodie à l’exercice de la liberté d’expression.

L’affaire était pourtant délicate, car la parodie en cause portait sur une couverture des aventures de Bob et Bobette, détournée par un membre d’un parti politique d’extrême-droite flamand pour orner un calendrier. Des modifications avaient été apportées à l’oeuvre pour cibler explicitement des "personnes voilées ou de couleur" (voir ci-dessous). Les héritiers du dessinateur estimaient qu’il y avait violation du droit d’auteur, en arguant du fait qu’ils ne souhaitaient pas voir l’oeuvre associée au message discriminatoire que ce détournement véhiculait. Face à eux, les défendeurs répliquaient qu’il s’agissait d’une caricature politique, protégée par l’exception de parodie.

Dans ses conclusions, l’avocat général avait proposé d’opérer une conciliation entre d’un côté le droit d’auteur  et de l’autre la liberté d’expression :

[...] une certaine image ne peut être exclue de [la notion de parodie] au seul motif que le message n’est pas partagé par l’auteur de l’œuvre originale ou peut mériter d’être rejeté par une grande partie de l’opinion publique. Toutefois, on ne devrait pas admettre comme parodie, et les auteurs de l’œuvre à l’aide de laquelle la parodie est créée sont légitimés à le faire valoir, les remaniements de l’œuvre originale qui, dans la forme ou dans le fond, transmettent un message radicalement contraire aux convictions les plus profondes de la société, sur lesquelles en définitive l’espace public européen se construit et en définitive existe.

La Cour a choisi de suivre cette approche, en apportant davantage de précisions pour ne pas en rester à la notion vague de "convictions les plus profondes de la société", trop difficile à interpréter :

[...] il y a lieu de rappeler l’importance du principe de non-discrimination fondée sur la race, la couleur et les origines ethniques [...] Dans ces conditions, des titulaires de droits [...] ont en principe un intérêt légitime à ce que l’oeuvre protégée ne soit pas associée à un tel message.

En conséquence, l’affaire est renvoyée devant un tribunal belge qui devra apprécier si le détournement de la couverture constitue bien une parodie au sens où la CJUE l’a définie et s’il ne porte pas atteinte au principe de non-discrimination.

Liberté d’expression et usages transformatifs ?

Il n’est pas évident de prime abord d’apprécier la portée de cet arrêt et ses conséquences. Mais j’aimerais le faire, non pas seulement du point de vue de la seule parodie, mais plus largement des usages transformatifs – remix, mashup, détournements, fanfictions – qui pullulent sur Internet.

En effet, certains (parmi lesquels je suis) proposent de légaliser les usages transformatifs, en s’appuyant sur une exception au droit d’auteur qui irait plus loin que l’actuelle exception de citation ou de parodie. Mais on objecte souvent à cette création d’un "droit au remix" la crainte que celui-ci soit utilisé pour détourner les oeuvres à des fins politiques, sans que les auteurs ou leurs ayants droit ne puissent s’y opposer. En général, les personnes qui émettent de tels réserves estiment qu’il est crucial que les auteurs puissent utiliser leur droit moral pour s’opposer à ce qu’ils considèrent comme des "atteintes à l’intégrité de leurs oeuvres" et éviter ainsi d’être associés à des causes qu’ils ne cautionnent pas (voir par exemple le tweet ci-dessous).

L’arrêt de la Cour me paraît intéressant justement parce qu’il ne raisonne pas ainsi. En matière de parodie, il montre – comme le dit l’avocat général –  que ce qui importe, ce n’est pas que l’auteur partage ou non le message véhiculé par le détournement de l’oeuvre, mais de savoir si les limites de la liberté d’expression ont été respectées ou non. On passe ainsi d’une régulation fondée sur l’appréciation subjective de l’auteur quant au respect de son oeuvre à une régulation sociale exercée par le juge, au nom de principes généraux.

Certes, on pourrait dire qu’il y a là un risque de censure. Mais outre que le droit moral est lui aussi parfois utilisé par les ayants droit à des fins de censure, la décision au final incombe ici à une juridiction, qui reste l’institution la mieux placée dans notre société pour exercer une régulation concernant la liberté d’expression. Du moment que le contrôle s’exerce a posteriori et qu’il n’y a pas de glissement vers un contrôle a priori, comme on a pu le voir récemment dans l’affaire Dieudonné, le dispositif offre des garanties protectrices pour les libertés.

Au final, l’arrêt de la Cour opère un renversement assez conséquent des préceptes que l’on voit généralement à l’oeuvre en matière de droit d’auteur. Il est dit que les titulaires de droits ont "un intérêt légitime à ce que l’oeuvre protégée ne soit pas associée à un tel message", mais en réalité le rattachement au droit d’auteur devient quasiment artificiel. Cet "intérêt" de l’auteur ne se traduit plus que par une sorte d’intérêt à agir. Sur le fond, l’auteur se retrouve à égalité avec n’importe quelle partie fondée à agir contre la parodie (par exemple une association de défense des droits d’une minorité), dont il devra démontrer le caractère discriminatoire sur la base des règles générales établissant les limites à la liberté d’expression. Il ne retire plus aucun "privilège" particulier du fait de sa qualité d’auteur, et notamment du bénéfice du droit moral.

Ce raisonnement assez remarquable que la Cour a dégagé en matière de parodie pourrait tout aussi bien s’appliquer un jour si une exception en faveur du remix ou du mashup venait à être consacrée. Il ne s’agirait pas d’un "blanc-seing" ouvert à tous les excès, puisqu’une régulation pourrait être exercée par les juges, sur la base des limites de la liberté d’expression, sans avoir à passer par le droit moral. L’auteur pourrait ainsi trouver un moyen que son oeuvre ne soit pas associée à un message qu’il désapprouve, mais seulement si celui-ci contrevient à un principe fondamental comme celui de la non-discrimination. L’incompatibilité apparente entre droit au remix et existence du droit moral pourrait ainsi être levée de manière équilibrée.

Rien que pour cela, cette décision me paraît très intéressante. Elle présente également le mérite d’avoir défini la parodie de manière large, mais pas assez cependant pour espérer que l’exception de parodie puisse couvrir l’ensemble des usages transformatifs de type remix ou mashup.

Une conception large de l’exception de parodie

En choisissant de considérer la parodie comme une "notion autonome du droit de l’Union", la CJUE a été tenue d’en donner une définition, ce que ne faisait pas la directive européenne de 2001.

La Cour a choisi de définir la parodie ainsi :

[...] la parodie a pour caractéristique habituelle, d’une part, d’évoquer une oeuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou de raillerie.

Mais elle a également précisé des conditions que la parodie n’est pas tenue de respecter pour être légale, ici résumées par Marc Rees sur Next INpact :

En clair, la parodie se suffit à elle-même pour être protégée, il n’est pas nécessaire qu’elle soit elle-même empreinte d’originalité. Il suffit simplement qu’elle comporte des différences notables avec l’œuvre parodiée. Il n’est pas davantage obligatoire qu’elle puisse être attribuée à un tiers, ni porter sur l’œuvre initiale ni même qu’elle mentionne la source de l’oeuvre parodiée.

L’arrêt aboutit de ce fait à une conception relativement large de la notion de parodie et à mon sens, un peu plus large que celle consacrée par la jurisprudence française, notamment parce que la CJUE ne requiert pas que la parodie soit "empreinte d’originalité", mais seulement qu’elle comporte des différences perceptibles avec l’oeuvre parodiée.

Pour le comprendre, prenons l’exemple fameux des détournements des couvertures de Martine.

martine_017L’éditeur Casterman avait obtenu en 2007 la fermeture d’un "Martine Cover Generator", en agitant la menace d’un procès pour violation du droit d’auteur. Si l’affaire était vraiment allée en justice, il n’est pas du tout certain que la notion de "parodie" aurait pu couvrir de tels usages. Car le juge français exige traditionnellement qu’il y ait "suffisamment d’ajouts, de retraits et/ou de différences pour qu’on voit bien qu’il s’agit d’une parodie et pas l’oeuvre originale". Un simple changement de titre aurait-il été suffisant ? Ce n’est pas sûr…

Avec la décision de la Cour, on sort de cette logique "quantitative" : il n’est pas demandé que la parodie "présente un caractère original propre", mais qu’elle ait seulement des "différences perceptibles" par rapport à l’oeuvre première, introduite afin de faire rire ou de railler. La Cour ajoute qu’il n’est même pas obligatoire que la parodie "puisse être attribuée à un tiers" (ici la couverture modifiée porte encore les noms des auteurs originaux). Il semble donc bien que les couvertures de Martine détournées satisfassent à ces conditions et la décision de la Cour va sans doute ainsi permettre de sécuriser un ensemble plus large de pratiques transformatives.

La Cour va même jusqu’à indiquer qu’il n’est pas nécessaire de mentionner la source de l’oeuvre parodiée, ce qui autonomise encore un peu plus la notion de parodie vis-à-vis du droit moral (et notamment du droit de paternité).

Mais une décision limitée au "droit de rire"…

Pourtant même si elle introduit une conception relativement large de la parodie, la Cour n’est pas allée jusqu’à couper le lien entre cette notion et le droit à l’humour. Selon elle, les "parodies, pastiches ou caricatures" visés par la directive de 2001 doivent avoir pour but de faire rire pour rester dans les limites de la légalité. Or cette restriction n’est pas du tout anodine, à tel point de que certains ont pu parler à son sujet d’un "carcan du droit au rire".

En effet, si beaucoup de détournements d’oeuvres ont des visées humoristiques, cela n’épuise pas la très grande variété des usages transformatifs, surtout ceux qui se déploient sur Internet sous la forme de mashup et de remix. Beaucoup de contenus créés par les internautes à partir d’oeuvres préexistantes s’inscrivent dans des formes d’hommages ou de prolongations créatives, sans intention de faire rire.

Pour prendre encore un exemple dans le registre de l’image, voyez ci-dessous ces détournements de couvertures des albums de Tintin et Milou, où l’univers d’Hergé percute celui du Mythe de Cthulhu d’H. P. Lovecraft :

On est ici en présence d’une sorte de "mashup graphique", qui ne relève pas de l’ordre de la parodie tel que définie par la Cour, dans la mesure où l’intention humoristique n’est pas présente – ou du moins pas évidente. On pourrait ici parler dans une certaine mesure de "pastiche", mais la CJUE a choisi de ne pas faire de distinction entre les notions de parodie, pastiche ou caricature pour subsumer ces trois notions sous un "droit à l’humour" uniforme.

Dès lors, la décision de la Cour laisse de côté des pans entiers des usages créatifs contemporains (remix, mashup, bootleg, fanfiction, etc) qui empruntent des éléments préexistants pour créer à nouveau. Elle soumet ces formes de créativité aux restrictions du droit d’auteur, tandis que les usages humoristiques bénéficient d’une exemption, au nom de la liberté d’expression. Mais pourquoi la liberté d’expression devrait-elle ainsi d’arrêter aux frontières du rire et ne pas avoir droit de cité plus largement dans toutes les formes de création ? La Cour était saisie d’une affaire portant sur une parodie et elle ne pouvait aller d’elle-même au-delà, mais la question est posée au législateur européen.

En réalité, on peut comprendre que les créations non-humoristiques ne soient pas couvertes par l’exception de parodie, car ce type d’usages transformatifs relèvent davantage d’une forme de citation, comme l’explique André Gunthert. La couverture Hergé/Lovecraft que l’on voit ci-dessus relève d’un "usage citationnel" d’oeuvres pré-existantes davatange que d’une parodie :

On peut considérer la citation comme une forme appropriative, parente du mashup, qui mobilise une source externe reconnaissable (distincte du plagiat) au sein d’une production autonome (distincte de la copie), pour des motifs d’utilité (distincte de la contrefaçon). Outil du rapprochement, de la documentation, de la critique ou de la démonstration, la citation est l’un des plus puissants moteurs des circulations culturelles, et s’applique bien sûr à tous les domaines de la création.

Pour légaliser le remix, mieux vaut en définitive reformuler et élargir l’exception de citation que partir de l’exception de parodie, trop difficile à étendre en dehors du seul périmètre de l’humour. C’est aussi sans doute un des enseignements de cette décision.

***

C’est précisément l’optique qui avait été retenue par le rapport Lescure en 2013, dont la proposition 69 était "d’expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité « créative ou transformative », dans un cadre non commercial". J’avais essayé de montrer dans ce billet qu’une telle adaptation de l’exception de citation était sans doute envisageable et fait des propositions pour la concrétiser.

Une mission consacrée aux "oeuvres transformatives" a bel et bien été confiée à la suite du rapport Lescure par le CSPLA à la juriste Valérie Laure Benabou. Mais alors que ses conclusions devaient être rendues en janvier 2014, elle semble s’être inexplicablement perdue dans les sables…

C’est fort dommage, car la décision de la CJUE, si elle ne révolutionne pas la question, offre des pistes intéressantes pour concilier droit d’auteur et liberté d’expression, en donnant une assise aux usages transformatifs.


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Une gouvernance en communs des données personnelles est-elle possible ?

lundi 1 septembre 2014 à 08:01

La semaine dernière, le chercheur Antonio Casilli a publié sur son blog un document intitulé "Quatre thèses sur surveillance de masse et vie privée", destiné à alimenter des travaux que le Conseil d’Etat mène en ce moment en vue de la réalisation d’une étude sur le thème "Technologies numériques et libertés et droits fondamentaux", à paraître à la rentrée.

Par Nemo. CC0. Source : Pixabay.

Par Nemo. CC0. Source : Pixabay.

Chacune de ces quatre thèses est particulièrement intéressante par l’éclairage qu’elle apporte, mais c’est surtout la quatrième qui a retenu mon attention : "La vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective". Elle fait écho en effet à plusieurs tentatives opérées depuis le début de l’année pour essayer de penser la question des données personnelles à travers le prisme des biens communs, que l’on retrouve par exemple chez Valérie Peugeot ou Silvère Mercier. J’ai de mon côté également essayé de me joindre à ce débat, en mettant en lumière la nécessité de sortir du paradigme individualiste à propos des données personnelles.

La vie privée comme négociation collective

Antonio Casilli ne se réfère pas dans son texte à la notion de biens communs, mais il arrive remarquablement à mettre en lumière la dimension collective à l’oeuvre dans notre façon de nous comporter à propos de ces données au quotidien. Cette caractéristique de notre relation aux données personnelles est pour l’instant laissée de côté par le droit, qui en concevant le droit à la vie privée uniquement comme un droit individuel, reste aveugle aux phénomènes collectifs. Antonio Casilli montre bien en quoi cette approche "personnaliste" est aujourd’hui insuffisante pour rendre compte de ce qui se passe dans ce champ et propose de passer d’une "privacy as penetration" (un "droit du particulier à être laissé tranquille") à une "privacy as negociation" :

La privacy en tant que droit individuel, pour autant qu’elle incarne une attitude normative, représente une situation idéale, difficilement reconnaissable dans la vie courante [...]

Avec l’éclosion du Web, les acteurs sociaux sont davantage mis en condition de déployer une volonté stratégique de créer et entretenir leurs espaces d’autonomie. Dans ce nouveau paradigme, la  privacy n’est pas une prérogative individuelle, mais une négociation collective. Elle résulte d’un aménagement relationnel, qui prend en compte des éléments intersubjectifs et se modèle selon les impulsions venant des personnes avec lesquelles un individu interagit. La spécificité de la vie privée dans le web social et des relations équipées par les technologies mobiles est un processus décentralisé, complexe et multidirectionnel [...]

Parce qu’elle est basée sur la recherche d’un accord entre plusieurs parties, plus que sur une régulation émanant d’une seule d’entre elles, cette vision de la vie privée est assimilable à une négociation collective.

Du collectif aux biens communs

En mettant l’accent sur cette dimension collective de la régulation opérant en matière de vie privée, Antonio Casilli donne à mon sens un outil très précieux à ceux qui cherchent à penser la relation entre données personnelles et biens communs. Jusqu’à présent en effet, notre réflexe a été de partir du terrain juridique, pour essayer d’imaginer de nouvelles règles, permettant à l’image de ce qui s’est produit pour le logiciel libre, d’instaurer une possibilité maîtrisée d’organiser la mise en partage des données personnelles tout en les rendant inappropriables. C’est par exemple ce que Silvère Mercier a esquissé à partir de la notion de "faisceau de droits" (bundle of rights) et l’idée de créer des Privacy Commons, comme il existe pour les oeuvres des Creative Commons :

Ni privé, ni public comment penser des données personnelles en biens communs? Car c’est une piste peu étudiée : celle de faire de ces fameuses données personnelles des biens communs, quelque chose qui appartient à tous et à personne. Ne pas les sanctuariser par la loi, ni les commercialiser sans vergogne mais bien de repenser autour de leurs usages un faisceau de droits. Il ne s’agit pas de refuser de leur appliquer un régime de propriété mais d’en repenser la nature. Et s’il fallait inventer des creative commons des données personnelles, des privacy commons? Reste à définir une gouvernance partagée de cette ressource commune. La question est effroyablement complexe et je ne prétends bien sûr pas la résoudre ici…

Une représentation des données personnelles, typique de l’influence du paradigme individualiste, qui "gomme" la dimension collective à l’oeuvre en matière de vie privée.

J’ai moi-même essayé de montrer à la suite que le droit des données personnelles, tel qu’il est formulé actuellement dans la loi, permettrait sans doute d’instaurer de telles licences pour la gestion des données personnelles, en faisant référence à des travaux précédents imaginant la création d’un "privacyleft". Mais cette approche, si elle paraît féconde et devrait sans doute continuer à être creusée, est insuffisante pour résoudre la question principale : il ne peut y avoir de "biens communs" au sens propre que lorsqu’une communauté se donne des règles de gouvernance pour la gestion d’une ressource mise en partage. Les licences restent fondamentalement des instruments de gestion individuelle, chaque individu décidant à son niveau des usages qu’il souhaite autoriser sur ses données. A elles seules, les licences ne créent jamais d’elles-mêmes un "commun". Il faut en plus de cela qu’une communauté s’organise et se dote d’institutions pour "faire commun". Pour reprendre des exemples connus, Wikipédia ou Debian sont véritablement des biens communs, pas seulement parce qu’ils sont placés sous des licences libres les rendant inappropriables à titre exclusif, mais parce que les communautés qui produisent et maintiennent ces ressources ont su créer un appareillage de procédures et d’instances mettant en place une gouvernance ouverte.

Remettre au centre la question institutionnelle

A la question "une gouvernance en communs des données personnelles personnelles est-elle possible ?", il faut donc d’abord chercher une réponse d’ordre institutionnelle, et pas seulement juridique. Antonio Casilli pointe d’ailleurs très bien cette dimension dans son texte, en évoquant des "collectivités sociales" en formation dans le champ des données personnelles :

La vie privée s’est transformée et n’est plus une transaction où chaque individu serait seul face aux autres, mais une concertation où les motivations des citoyens se combinent pour créer des collectivités sociales (groupes de pression, association spécialisées, instances reconnaissables de porteurs d’intérêts) qui engagent une confrontation avec les organisations industrielles et les pouvoirs étatiques. La nature éminemment collective de la négociation qui se mène actuellement autour de la vie privée, permet de lire sa défense avant tout comme une confrontation conflictuelle et itérative visant à adapter les règles et les conditions d’usage des services aux besoins des utilisateurs.

Traditionnellement et à la suite des travaux d’Elinor Ostrom et de son école, on tend à définir les biens communs à partir d’un tryptique : une ressource mise en partage (1) pour laquelle une communauté (2) se dote de règles de gouvernance ouverte (3). Mais certains auteurs appellent aujourd’hui à reconsidérer le poids respectif de ces trois éléments et à faire passer en premier la dimension institutionnelle, renvoyant aux modes de gouvernance ouverte. C’est le cas par exemple de Pierre Dardot et Christian Laval, dans leur ouvrage "Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle" paru cette année. Pour eux, davantage que "les biens communs" – appellation qu’ils appellent d’ailleurs à abandonner -, ce qui est importe réellement c’est "LE commun", au sens de pratique instituante :

Le commun ne peut être un objet [...], le commun n’est pas non plus une chose (res), pas plus qu’il n’est une propriété ou une caractéristique d’une chose [...]. Le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement [...] Chaque commun doit être institué par une pratique qui ouvre un certain espace en définissant les règles de son fonctionnement. Cette institution doit être continuée au-delà de l’acte par lequel un commun est créé. Elle doit être soutenue dans la durée par une pratique qui doit s’autoriser à modifier les règles qu’elle a elles-mêmes établies. Une telle pratique es ce que nous appelons une praxis instituante.

Il y a quelque chose de paradoxal de prime abord à affirmer que les données personnelles ou même la vie privée pourraient être considérées comme un commun, dans la mesure où ces termes renvoient au personnel et à l’intime. Mais ce paradoxe disparaît dès lors que l’on comprend que dans les Communs, ce qui importe à titre principal n’est pas tant la ressource partagée que l’organisation d’institutions fonctionnant sur la base d’une gouvernance ouverte. Or Antonio Casilli dans sa troisième thèse affirme avec raison que "au lieu de s’estomper, le souci de la société se démocratise dans la société en réseau". Ce qui est en train de "faire commun", c’est la prise de conscience de l’importance de défendre la vie privée comme un bien collectif et la nécessite pour cela d’inventer d’autres règles que celles imposées de manière inique par les firmes à la tête des grandes plateformes sociales ou les États, dont la collusion est en train d’organiser la mise à mort de la vie privée.

Dépasser l’action collective "éruptive"

Ce qui est remarquable, c’est que dans les premiers temps du web social, les plateformes étaient en quelque sorte "obligées" de prendre en compte la dimension collective dans la gouvernance des données personnelles, même si c’était pour mieux la neutraliser. Facebook pendant plusieurs années a ainsi organisé des procédures de vote pour que ses utilisateurs se prononcent sur les changements des conditions d’utilisation. Cette formule constituait en grande partie une sorte de "trompe-l’oeil", puisqu’il était nécessaire que 30% des utilisateurs expriment un vote pour que la décision soit prise en compte, ce qui n’est jamais arrivé. En 2012, Facebook a d’ailleurs supprimé ce mode de validation par vote des changements de CGU, pour tenter d’imposer en force des modifications unilatérales que les utilisateurs sont réputés accepter par anticipation. La brutalité de cette politique a entraîné la réaction de la puissante Federal Trade Commission aux États-Unis, qui a imposé à Facebook d’informer les utilisateurs à chaque changement de CGU susceptibles d’avoir une incidence sur leur vie privée et de leur faire approuver.

Une époque pas si lointaine où Facebook organisait des votes sur ses changements de CGU…

Mais cette formule n’est pas réellement protectrice, les individus approuvant dans leurs grande majorité mécaniquement ces modifications, pas plus d’ailleurs que ne l’était vraiment la procédure de vote, devant laquelle les individus restaient passifs. Pourquoi ? Parce que le vote, tout comme l’acceptation des modifications contractuelles s’adressent à l’individu isolé. Il n’existe pas encore un tissu d’institutions suffisamment dense et structuré au sein de la société civile pour que cette défense de la vie privée devienne une véritable "cause commune", génératrice d’actions collectives efficaces.

Pour être plus précis, il faut constater qu’il y a eu par le passé des moments d’action collective "éruptive", lorsque les plateformes ont cherché à aller trop loin et trop vite dans l’exploitation des données personnelles. Facebook par exemple a été contraint de reculer en 2009 lorsqu’il a cherché à conserver les droits sur tous les contenus, même ceux retirés par ses membres. Instagram en 2012 a été sévèrement mis à mal en cherchant à se faire octroyer des droits d’exploitation publicitaire très larges sur les photographies postées par les usagers. Google s’est empêtré pendant des années dans la "NymWar", à propos de l’usage des pseudonymes sur Google +, avant de devoir reculer. Dans ces moments de colère et de réprobation, la force collective des internautes s’affirme et se donne à voir, amplifiée par les phénomènes de circulation virale de l’information et les possibilités d’action que donne Internet à tout un chacun. Mais ces irruptions du collectif restent à ce jour insuffisantes, parce qu’elles ne débouchent pas sur une structuration de l’action à travers la mise en place d’institutions qui donneraient une consistance réelle à ces mouvements, pour déboucher sur un "faire commun".

Les recours collectifs comme matrice d’un Commun des données personnelles ?

Cependant, les choses pourraient changer à mesure que les utilisateurs renouvellent leurs formes d’action. De ce point de vue, il me paraît très important de suivre le recours collectif, initié cet été par l’autrichien Max Schrems contre Facebook pour violation du droit protégeant les données personnelles. Le parcours de Max Schrems est particulièrement intéressant à observer. Ce dernier a en effet commencé par agir individuellement contre Facebook pour la défense de ses droits, à travers une prise de conscience personnelle. Mais voilà à présent qu’à travers le mécanisme du recours collectif, il a été à même de rassembler et de fédérer plus de 60 000 citoyens, à travers une campagne "Europe vs Facebook" brillamment orchestrée sur Internet. Il est d’ailleurs toujours possible de se joindre à ce recours pour participer à cette action et je vous recommande vivement de le faire.

La question essentielle à mon sens maintenant ne réside pas dans le fait de savoir si juridiquement cette action en justice va réussir ou échouer, mais si cette initiative collective va être capable de se structurer et de s’institutionnaliser, selon des modes de gouvernance ouverte, de manière à constituer l’embryon d’un véritable Commun autour des données personnelles. Si d’autres actions similaires se lancent et se dotent d’institutions, alors une "fédération" pourra émerger et donner naissance à un Commun global.

Tout autant que la création de nouvelles licences, l’action en justice peut constituer un levier intéressant pour donner naissance à une gouvernance en commun des données personnelles. Cela renvoie d’ailleurs dans l’histoire des biens communs à des pratiques identifiées. Au XVIIIème siècle, lorsque les droits d’usage dont les populations bénéficiaient sur les forêts et les pâturages furent menacés par le mouvement des enclosures en Angleterre, c’est en partie devant la justice royale que les "commoneurs" lancèrent des recours pour obtenir la protection de ces droits, dont certains furent couronnés de succès (voir  ce sujet l’ouvrage "La guerre des forêts" d’Edward P. Thomson). On peut lire le recours collectif initié par Max Schrems comme une démarche similaire de "récupération du Commun".

***

Si comme le dit Antonio Casilli, la vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective, il nous reste à inventer et à faire émerger des institutions pour en faire un véritable Commun.


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IFLA 2014 : Les bibliothèques et le piège de la stratégie des exceptions

vendredi 29 août 2014 à 17:22

La semaine dernière, s’est tenu à Lyon le 80ème congrès de l’IFLA, l’association internationale des bibliothécaires, qui a suivi la réunion à Strasbourg la semaine précédente d’un Satellite Meeting de son Comité spécialisé dans les questions juridiques. J’ai eu la chance de participer à ces deux événements, en tant que représentant de La Quadrature du Net, et les discussions furent très instructives quant à la stratégie générale suivie par les bibliothécaires en matière d’évolution du droit d’auteur, qui soulève un certain nombre de questions.

Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Photo par Charlotte Hénard. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Miser sur des exceptions au droit d’auteur ?

Le Congrès de Lyon a en effet été l’occasion pour l’IFLA de publier une Déclaration sur l’accès à l’information et au développement, réaffirmant les grands principes défendus par les organisations professionnelles en la matière. L’IABD, qui fédère en France les associations de bibliothécaires, d’archivistes et de documentalistes, a de son côté publié une déclaration de soutien aux efforts déployés par l’IFLA pour obtenir la mise en discussion d’un traité international au niveau de l’OMPI, consacré aux exceptions et limitations en faveur des bibliothèques et archives.

Sans vouloir minimiser l’importance de ces travaux, j’avoue me poser des questions quant à la stratégie retenue par l’IFLA et les associations françaises, qui reste grosso modo toujours la même depuis quinze ans. L’IFLA a en effet publié en 2000 une grande déclaration, mettant l’accent sur la nécessité de défendre les exceptions au droit d’auteur dans l’environnement numérique, afin qu’il ne se produise pas une régression par rapport à l’environnement physique où les bibliothèques et leurs usagers bénéficient de certaines marges de manoeuvre. Le coeur de cette déclaration tient dans cette phrase emblématique : Digital Is Not Different. Le numérique ne doit pas être différent par rapport au monde analogique et le même système d’équilibrage doit être préservé et reconduit.

Une telle position implique que l’on ne remette pas en cause le principe même du droit d’auteur, pour faire porter le gros de l’effort sur la défense d’exceptions limitées, valables dans des cas spécifiques. Cette tactique a été suivie avec un certain succès par les bibliothécaires français lors du vote en 2006 de la loi DADVSI, où l’introduction de nouvelles exceptions avait été obtenue. Au niveau mondial, l’année 2013 a été marquée par l’adoption du Traité de Marrakesh négocié dans le cadre de l’OMPI, consacrant une exception en faveur des handicapés visuels, ce qui constituait une grande première. L’IFLA a soutenu cette démarche pendant les longues années de tractations nécessaires pour aboutir au traité de Marrakesh et l’OMPI examine à présent l’éventualité d’un traité en faveur des bibliothèques et des archives, dans un contexte difficile, puisque certains États – à commencer par l’Union européenne – s’opposent résolument à l’idée de sécuriser de nouvelles exceptions au niveau international.

Des bibliothèques en dehors de la guerre au partage ?

Personnellement, je doute de la pertinence de cette stratégie misant tout sur des exceptions, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord l’expérience a montré que même lorsque l’introduction d’exceptions est obtenue, les textes sont en général si complexes que peu de choses changent en réalité au niveau des pratiques, notamment en termes de services rendus aux usagers. C’est le cas par exemple en France de manière caricaturale pour l’exception pédagogique et de recherche, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire qu’elle constitue une sorte de "trompe-l’oeil" législatif. Les titulaires de droits restent pourtant malgré tout très opposés à l’introduction de nouvelles exceptions, car elles remettent en cause la conception maximaliste du droit d’auteur que beaucoup défendent. Cela signifie que l’obtention d’un traité au niveau de l’OMPI n’est absolument pas assurée et elle prendra dans tous les cas de nombreuses années, sans garantie concernant les résultats tangibles que cette démarche permettra d’obtenir in fine.

Par ailleurs – et c’est pour moi un argument encore plus important – se concentrer sur les exceptions au droit d’auteur comme le font les représentants des bibliothèques revient à ignorer que le problème majeur ne se situe pas aujourd’hui dans les marges, au niveau des exceptions, mais dans le principe même. La phrase "Digital Is Not Different" n’est plus valable, car Internet a introduit une rupture majeure en terme de diffusion de la création, débouchant sur des pratiques massives de partage des oeuvres entre individus par le biais du réseau. Cette question du partage, réprimé et stigmatisé comme une forme de "piraterie" alors même qu’elle est très largement répandue socialement, ne peut pas être écartée par les bibliothèques comme si elle ne les concernait pas. Comme tous les acteurs culturels, les bibliothèques sont plongées dans ce paradigme et elles ne peuvent ignorer la "guerre au partage" qui fait rage autour d’elles.

Allégorie de la position des bibliothécaires sur le droit d’auteur : on ne parle pas du partage ; on refuse de voir le partage ; on n’écoute pas ceux qui parlent du partage.

J’avoue pour ces raisons avoir été vraiment déçu par la Déclaration de Lyon, qui reste à un niveau élevé de généralités, sans lier la question de l’accès à l’information à celle de la propriété intellectuelle, alors que les deux sujets sont nécessairement connectés. De manière identique, le Satellite Meeting de Strasbourg consacré au copyright avait quelque chose de paradoxal. Car si les bibliothèques s’en tiennent à cette "stratégie des exceptions", il est patent que partout dans le monde, les politiques de répression du partage suscitent des textes de plus en plus menaçants, qui finiront tôt ou tard par impacter frontalement les bibliothèques. C’est le cas par exemple des accords de commerce TPP dans la zone Pacifique, qui soulèvent les plus vives inquiétudes de la part des bibliothécaires de cette région et à propos desquels l’IFLA a dû réagir. Dans la zone Atlantique, c’est l’accord TAFTA (ou TTIP) négocié entre les États-Unis et l’Europe qui pourrait à terme aboutir à un renforcement  de la propriété intellectuelle. Au niveau de l’Union européenne, des menaces se précisent également depuis que la Commission a déclaré son intention de réactiver des moyens de lutte contre la contrefaçon qui font très fortement penser au contenu de l’accord ACTA rejeté en 2012. Et en France, on sent également que le gouvernement va sans doute bientôt chercher à faire passer un "SOPA à la française", particulièrement inquiétant en ce qu’il aggraverait l’implication des intermédiaires techniques dans la lutte contre la contrefaçon.

Un changement de tactique est nécessaire

Les bibliothèques ne sont pas en dehors de ces lignes de front qui bougent autour d’elles. Elles sont comme d’autres groupes de la société civile entraînées dans les batailles défensives contre la spirale répressive dans laquelle le droit d’auteur s’abîme au fil du temps. Mais en termes de revendications positives, elles s’en tiennent à cette ligne stratégique des exceptions, alors que l’essentiel des enjeux est ailleurs.

A Strasbourg, on m’avait demandé de parler de la question des oeuvres indisponibles et des oeuvres orphelines, et j’ai essayé de montrer à partir de ces deux exemples que les bibliothèques auraient en réalité tout intérêt à rejoindre les défenseurs de la légalisation du partage, plutôt que de revendiquer de simples exceptions. En France, on sait que la question des livres indisponibles a été tranchée par la loi d’une manière qui va conduire à leur recommercialisation au travers du système ReLIRE. Ce dispositif n’offrira quasiment aucune forme d’accès public aux oeuvres, alors même que des sommes importantes d’argent public seront engagées pour la numérisation des ouvrages. Pour les oeuvres orphelines, une exception a été introduite au niveau européen, qui va bientôt être traduite dans la loi française. Mais cette exception a toutes les chances d’être très difficile à mettre en oeuvre par les bibliothèques et elle ne devrait pas changer significativement les choses dans la vie des établissements, sinon à la marge. Au lieu de cela, la légalisation du partage non-marchand en ligne des oeuvres résoudrait une bonne partie des problèmes liés aux oeuvres indisponibles et orphelines, en permettant leur circulation, et elle bénéficierait également aux bibliothèques.

Voilà pourquoi à mon sens les bibliothèques se trompent de combat, en cherchant à obtenir des sortes de "privilèges" limités à leur profit au lieu de prendre clairement position sur la question du partage. La voie des exceptions est la meilleure manière de subir défaite sur défaite dans les débats à venir. Pire encore, elle risque même de faire en sorte que même une hypothétique victoire – comme le vote de nouvelles exceptions à l’OMPI – débouche au final sur une défaite, puisque le système ne changera qu’à la marge et les possibilités de mise en oeuvre concrète des exceptions restent toujours très limitées.

C’est la raison qui m’avait conduit, il y deux ans, à m’éloigner de l’action des associations de bibliothécaires, pour rejoindre La Quadrature du Net et co-fonder le collectif SavoirsCom1, qui militent tous les deux clairement en faveur de la légalisation du partage. Le programme général de réforme du droit d’auteur de La Quadrature contient d’ailleurs plusieurs points relatifs aux bibliothèques et aux pratiques éducatives, mais ceux-ci ne sont pas déconnectés de l’enjeu majeur du partage.

A quand une déclaration des bibliothèques sur la culture du partage ?

 Il y a quelque chose dans la position des bibliothécaires qui relève de la politique de l’autruche, voire même de l’auto-censure, comme si la question du partage était une sorte de tabou politique. C’est pourtant la réalité culturelle dans laquelle une partie très importante de leurs usagers sont immergés. Les bibliothécaires sont pourtant capables de prendre des positions fortes sur des questions générales, qui ne les concernent pas en apparence directement, lorsque la nécessité se fait sentir. L’IFLA par exemple a publié cette année des positions importantes sur la gouvernance d’Internet ou en défense du principe de neutralité du Net. Elle s’est aussi engagée contre la surveillance de masse et pour la protection de la vie privée, en soutenant les 13 principes posés par l’organisation américaine de défense des libertés numériques EFF.

Dans ces conditions, le silence des organisations de bibliothèque sur la question du partage n’en est que plus surprenant. L’exemple de la campagne victorieuse contre l’accord ACTA a pourtant montré que c’est lorsque de larges coalitions se forment, rassemblant plusieurs organisations de la société civile, que des résultats significatifs peuvent être obtenus. Agir au niveau des exceptions n’est certainement pas complètement inutile, ne serait-ce que sur un plan symbolique, mais c’est aujourd’hui devenu insuffisant pour avoir une incidence réelle sur le système.

Alors à quand une déclaration des représentants des bibliothèques, pas seulement sur "l’accès à l’information", mais sur la culture du partage elle-même ? Cette question est fondamentale et elle ne pourra pas être éternellement repoussée…


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Kindle Unlimited d’Amazon : une licence globale privée en gestation

mercredi 23 juillet 2014 à 07:14

L’annonce du lancement par Amazon de son offre Kindle Unlimited a déjà alimenté beaucoup de commentaires depuis quelques jours. En proposant dès la rentrée 2014 en France l’accès à plus de 600 000 ouvrages en streaming pour 9, 99 dollars par mois, Amazon fait une proposition potentiellement disruptive pour tous les acteurs du livre numérique. Certes le modèle du streaming de livres sur abonnement existait déjà sur d’autres fournisseurs de contenus comme Oyster, Scribd ou Youboox en France, mais le Kindle Unlimited marque l’entrée d’un géant dans ce type d’offres, avec sa force de frappe en matière de catalogue couplé à son écosystème propriétaire.

Fermer les bibliothèques ?

Rapidement, on a vu un certain nombre d’articles arriver, estimant qu’avec ce modèle de streaming illimité, Amazon se rapprochait du service rendu par une bibliothèque dans l’environnement physique. Cette métaphore a déjà été aussi utilisée dans l’autre sens en soulignant qu’une bibliothèque était en somme une sorte de "Netflix pour les livres". Mais l’assimilation fonctionnelle la plus provocatrice entre les bibliothèques et Kindle Unlimited est venue du site anglais Forbes, sur lequel le chroniqueur Tim Worstall propose de fermer toutes les bibliothèques publiques du pays pour acheter avec les économies réalisées un abonnement à l’offre d’Amazon :

Fermons toutes les bibliothèques de prêt et payons à tous les citoyens un abonnement Kindle Unlimited d’Amazon [...] Notre pays dépense plus d’un milliard par an (en fait presque 1,7 milliards) pour soutenir le système des bibliothèques. Il y a soixante millions de citoyens en Angleterre, ce qui signifie que nous pouvons pour cette somme dégager peut-être 20 livres [...] pour chaque abonnement. C’est beaucoup moins que ce qu’Amazon demande en ce moment, mais je suis prêt à parier qu’une réduction importante pourrait être négociée pour une telle masse d’utilisateurs.

[...] Plus de titres, un accès plus simple et même la possibilité d’économiser des fonds publics. Pourquoi ne pas tout simplement nous débarrasser des bibliothèques physiques et acheter une abonnement Kindle Unlimited pour tout le pays ?

Le système ici proposé ressemblerait à une version extrême de licence nationale, système qui existe déjà pour les ressources électroniques dans les bibliothèques universitaires et de recherche : une somme d’argent est payée en bloc par un État pour donner accès à une ressource à l’ensemble des habitants sur son territoire.

Évidemment, une telle proposition repose sur un raisonnement biaisé, car elle revient à réduire les bibliothèques à une simple fonction de fourniture de documents, en oubliant complètement les bénéfices sociaux qu’elles produisent au-delà (externalités positives dont j’ai parlé ici). Certains bibliothécaires américains ont déjà réagi avec ce type d’arguments pour réfuter cette assimilation de l’offre Kindle Unlimited avec une bibliothèque et Neil Jomunsi l’a aussi fait de son côté, de son point de vue d’auteur.

Mais j’aimerais ici montrer qu’en comparant cette offre illimitée à une bibliothèque, on tombe dans un "piège métaphorique" qui nous fait manquer la nature réelle du Kindle Unlimited. Tout comme Spotify ou Deezer pour la musique, tout comme Netflix pour la vidéo (et Youtube également dans une certaine mesure), l’offre illimitée d’Amazon constitue en réalité une licence globale privée en gestation.

Licences globales privées

C’est d’ailleurs une évolution à laquelle on pouvait logiquement s’attendre, car il s’agit d’une pente que suivent les "offres légales" dans tous les secteurs. D’abord vendus en téléchargement à l’unité, les produits culturels font de plus en plus l’objet d’offres sous forme d’abonnement. Et une offre d’abonnement qui s’étend jusqu’à couvrir progressivement une grande partie du catalogue des oeuvres finit fatalement par ressembler à une "licence globale privée". C’est ce qu’expliquait de manière lumineuse Philippe Axel dans cet article il y a deux ans :

L’abonnement illimité est une forme de licence globale, mise en place par les acteurs les plus puissants du marché, à leur seul profit, et dont très peu de responsables de cette filière, très étrangement, ne contestent les modes de redistribution des recettes en fonction des usages aux créateurs, alors qu’ils expliquent par ailleurs que ce serait impossible à accomplir dans le cadre d’une contribution globale dans l’abonnement Internet. Ce modèle va de pair avec une logique de marketing ciblé et donc d’espionnage à grande échelle de nos moeurs culturelles. Et il va de pair aussi, avec l’interdiction des échanges non marchands ; et donc une surveillance et une répression de ces usages sans quoi rien ne sera possible, que ce soit par une Hadopi ou directement par le juge.

Il se reproduit dans le secteur du livre ce que nous avions déjà vu se mettre en place pour la musique et le cinéma. Les industries culturelles ont refusé la légalisation des pratiques de partage entre individus pour appeler au contraire les États à durcir la répression à leur encontre. Elles l’ont refusé malgré les propositions de mettre en place avec la licence globale un système de financement mutualisé sur la base d’un surcoût à l’abonnement Internet réparti ensuite entre les titulaires de droits.  Le discours légitimant cette position était que le partage en ligne aurait tué la possibilité de développer des "offres légales" payantes.

Schéma de la licence globale, par Galeop. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais vu les phénomènes de centralisation et de concentration à l’oeuvre sur Internet, on voit bien que ce concept même d’offre légale bénéficie au final aux acteurs les plus puissants, capables d’agréger un large catalogue et d’en proposer l’accès par le biais d’une offre illimitée sur abonnement. Spotify, Deezer,  Amazon –  YouTube sans doute bientôt aussi pour la musique – suivent cette voie de l’illimité, qui est celle leur garantissant à terme le plus efficacement d’emporter la mise, en contrôlant l’essentiel du marché.

Depuis plusieurs années, des acteurs comme Apple ou Nokia ont tenté de lancer des offres qui ont été comparées à des licences globales, sans qu’aucune n’ait réellement rencontré le succès. Mais les choses sont à présent en train de changer. Au final, comme le résume très bien l’image ci-dessous, issue du blog CommitStrip, la licence globale publique, que nous aurions pu instaurer par la loi dès 2006, risque d’être remplacée par des "licences globales privées", dont l’effet sera de renforcer encore la position dominante des plus gros acteurs, au détriment des titulaires de droits eux-mêmes.

licence globaleCôté utilisateurs, la perte est aussi très forte, car malgré son apparente commodité, l’offre d’Amazon fait courir le risque d’une réduction drastique des droits essentiels du lecteur. Alors qu’avec la légalisation du partage, les internautes auraient pu retrouver un contrôle souverain sur les fichiers échangés, ils perdent avec le streaming d’Amazon toute maîtrise sur le système. Comme le dit Neil Jomunsi dans le tweet ci-dessous, le streaming n’est nullement une sortie en dehors de la logique restrictive des DRM. C’est au contraire une version perfectionnée du Droit de Regard de la Machine, avec une régression des droits culturels sur les contenus à une simple licence d’utilisation :

De l’intérêt de se déguiser en bibliothèque…

On le voit, le Kindle Unlimited constitue donc bien une licence globale privée en gestation, déguisée sous les traits en bibliothèque. Pour Amazon, il y a une raison "tactique" supplémentaire à se présenter sous les traits d’une bibliothèque de prêt, pour contourner la loi sur le prix unique du livre numérique, comme l’explique Guillaume Champeau sur Numerama :

Le service Kindle Unlimited d’Amazon est officiellement présenté comme une bibliothèque privée, qui propose à ses adhérents d’emprunter jusqu’à 10 livres numériques en simultané. Ou plutôt 10 fichiers, que les utilisateurs doivent "retourner" lorsqu’ils n’en ont plus l’utilité.

C’est dire toute l’hypocrisie générée par le montage juridique imaginé par Amazon. Le géant américain a ouvert aujourd’hui aux Etats-Unis son service Kindle Unlimited, qui permet d’avoir un accès illimité à une sélection de plus de 600 000 livres électroniques à lire sur un écran, pour 9,99 euros par mois. Mais officiellement, il ne s’agit pas d’un service de location. Il s’agit d’une bibliothèque privée, avec son propre règlement.

C’est ainsi qu’Amazon espère détourner en France la loi sur le prix unique de vente des livres électroniques, et son décret d’application qui ne laisse pourtant aucun doute sur le fait que la fourniture de fichiers de livres électroniques sous DRM est bien visé par le législateur.

Avant Amazon, Google avait déjà usé de la métaphore de la bibliothèque pour masquer ses intentions réelles. Le projet Google Books se présentait à l’origine comme un programme de bibliothèque numérique universelle, alors que la firme de Mountain View a cherché à le faire évoluer en une librairie monopolistique, avant d’être contré par la justice américaine.

L’illimité n’est que le revers de la guerre au partage

Il n’en reste pas moins que l’irruption de l’offre Kindle Unlimited soulève de vraies questions pour tous les acteurs de la filière. Pour les éditeurs et les auteurs, elle interroge en profondeur le concept "d’offre légale", qui s’avère de plus en plus être un piège que les industries culturelles se sont tendues à elles-mêmes… Pour les bibliothèques, elle interroge la mise en place d’offre d’eBooks à leur lecteurs, type PNB, qui paraissent grevées de désavantages très lourds par rapport à la fluidité de ce que pourra offrir Amazon.

Mais c’est surtout le refus obstiné de légaliser le partage d’oeuvres entre individus qu’il faut reconsidérer à la lumière de l’arrivée de ces offres illimitées massives, dans la musique, dans la vidéo et maintenant dans le livre. La France pourra bien essayer de brandir ses lignes Maginot légales pour essayer de contenir cette progression, mais on sent bien de plus en plus que le seul contrepoids réellement efficace réside dans le partage décentralisé entre individus.

Si vous voulez vous en convaincre, allez tester Popcorntime par exemple, logiciel de streaming en P2P pour la vidéo.Vous comprendrez vite que pour lutter contre un Netflix, les bricolages type raccourcissement de la chronologie des médias sont dérisoires, alors que la puissance du partage en réseau peut encore contrer les Leviathans numériques. Mais comme par hasard, les titulaires de droits s’acharnent contre ces dispositifs d’échanges décentralisés, au nom de la lutte contre le "piratage" en faisant par ailleurs directement le jeu des plateformes centralisées…

Le Kindle Unlimited d’Amazon n’est pas une bibliothèque ; il est un sous-produit de la guerre au partage, qui empêche Internet d’accéder à sa vraie nature de bibliothèque universelle…


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Comment sortir du paradigme individualiste en matière de données personnelles ?

samedi 19 juillet 2014 à 16:23

Jeudi soir, la Mutinerie avait invité Pierre Bellanger, fondateur et actuel PDG de la radio Skyrock, à venir présenter son ouvrage "La souveraineté numérique" publié au mois de janvier dernier. Ce fut l’occasion de mieux comprendre les positions de Pierre Bellanger, notamment sur la question du statut des données personnelles, à propos desquelles j’avais consacré un billet le mois dernier. C’est surtout l’idée de créer un droit de propriété privée sur les données personnelles, à l’image d’un droit de propriété intellectuelle, qui m’avait fait réagir à ce moment, et le Conseil National du Numérique dans son rapport sur la neutralité des plateformes avait aussi eu l’occasion de rejeter ces propositions.

pixel

pixelpeople, Par Bert Heymans. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Mais lors de la soirée de jeudi, nous avons pu constater que Pierre Bellanger lui-même a changé d’opinion sur le sujet depuis la parution du livre et qu’il s’éloigne à présent de cette approche "patrimoniale" des données personnelles, qui feront visiblement l’objet d’un nouvel ouvrage à paraître prochainement. Il a été conduit à revoir sa position sur le sujet, d’une part pour prendre en compte les objections qui lui ont été opposées, mais aussi parce qu’elle avait selon lui le défaut de trop ancrer l’appréhension de ces données dans un paradigme individualiste. Or selon lui, il est important aujourd’hui de dépasser ce canevas pour pouvoir appréhender ces données dans leur véritable nature, qui n’engagent pas seulement les individus pris isolement, mais possèdent d’emblée une dimension collective et sociale difficilement saisissable à travers le concept de "données personnelles" issu de la loi Informatique & Libertés de 1978.

Son cheminement le conduit à présent à se tourner vers d’autres pistes, à la fois pour penser un statut qui permettrait de "dé-marchandiser" ces données ou de rendre inaliénable certaines formes de droits d’usage, mais aussi pour essayer de penser une gouvernance collective sur ces données. Cette trajectoire est intéressante parce qu’elle rejoint finalement dans une certaine mesure les réflexions de ceux qui essaient de penser des ponts entre les données personnelles et les biens communs, notamment à travers la notion de "faisceaux de droits".

Cette évolution est intéressante et elle mérite d’être détaillée un peu plus en profondeur.

Du danger de filer trop loin les métaphores…

Dans son ouvrage, Pierre Bellanger utilise souvent des métaphores pour penser les évolutions du numérique. L’un d’elles qu’il emploie à propos des données personnelles consiste à les comparer à l’exploitation du coton en Inde par l’Angleterre et à la manière dont Gandhi s’est attaché à reprendre le contrôle sur la transformation du coton dans le pays pour éviter la fuite de la valeur ajoutée. C’est ce qu’il expliquait dans cette interview donnée aux Échos :

Aujourd’hui, la place de l’Europe c’est le buffet gratuit où l’on vient se servir. L’image qu’on peut reprendre, c’est celle de la bataille qu’a menée l’Inde au début du XXe siècle pour retrouver sa souveraineté sur le coton. L’Inde était un grand producteur de coton, et lorsque les britanniques ont conquis l’Inde, ils ont rapatrié l’industrie en Grande–Bretagne pour réexporter le coton tissé vers l’Inde. Toute la bataille de Gandhi a été de récupérer ce filage du coton et cette souveraineté. Aujourd’hui, le coton du XXIe, ce sont les données. Nous exportons nos données, des données brutes, que nous réimportons sous forme de services. Et ce faisant, nous perdons le cœur de notre valeur ajoutée, le cœur de nos emplois, le cœur de nos services. On est dans une logique d’éviscération par le pillage des données.

On peut globalement être d’accord avec ce diagnostic et certains penseurs des biens communs, comme Michel Bauwens par exemple, ne disent finalement pas autre chose lorsqu’ils expliquent que les grandes plateformes sur Internet, les Google, Facebook, Amazon et consorts, se comportent comme des "capitalistes netarchiques", capables d’aspirer et de concentrer la valeur produite par les interactions décentralisées des individus qu’ils suscitent sur leurs services.

Cotton field. Par Kimberly Vardeman. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Mais essayant de comprendre la raison de cette appropriation des données par les plateformes, Pierre Bellanger s’est aventuré dans une autre métaphore, cette fois trompeuse, qui l’a conduit vers cette idée d’un droit de propriété sur les données personnelles. Le point de départ consiste à constater que les données personnelles ne font pas l’objet d’un droit de propriété actuellement. Elles appartiendrait au domaine public et entreraient dans la catégorie des res nullius :

Aujourd’hui ces données sont ce qu’on appelle « res nullius », c’est-à-dire qu’en droit elles ne sont propriété de personne. Il faut rappeler que le pères fondateurs des Etats-Unis, lorsqu’ils ont rencontré les indiens, ont décrété que comme ils n’avaient pas de titres de propriété, leurs terres étaient « terra nullius ». Donc méfions-nous quand nos données sont « res nullius » et qu’il y a des intérêts impériaux en face.

En réalité, cette affirmation n’est pas tout à fait exacte. Certes les informations brutes appartiennent bien en principe au domaine public, au même titre que les faits et l’on range généralement les données dans cette catégorie. Mais les données personnelles (celles qui permettent l’identification d’un individu) constituent un sous-ensemble particulier au sein de ces informations, qui font l’objet d’un régime juridique particulier : celui de la loi Informatique et Libertés de 1978. Celle-ci a instauré un ensemble de règles relatives à leur traitement qui ne trouvent pas leur fondement dans un droit de propriété, mais qui n’en organise pas moins une régulation. Les données personnelles ne sont donc pas des res, au sens de choses pouvant faire l’objet d’une appropriation, et elles ne sont pas non plus nullius, puisque des règles s’appliquent bien à elles.

cnil

Le cadre de la loi CNIL n’est peut être plus adapté aujourd’hui, mais on ne peut pas dire que les données personnelles constituent une "terra nullius" en termes juridiques, à moins de postuler qu’il n’y a aucune possibilité d’instaurer une régulation en dehors du droit de propriété.

Néanmoins en partant sur cette métaphore, on aboutit à une sensation de vide juridique que l’on cherche à combler et Pierre Bellanger l’a fait en imaginant un droit de propriété privée sur ces données, comme moyen de lutter contre la "dépossession" que nous subissons du fait de l’activité des plateformes. Avec l’idée que la propriété intellectuelle et le droit d’auteur en particulier pourraient constituer des modèles pour construire ce nouveau droit de propriété :

Nous avons à faire ce que Beaumarchais a fait lorsqu’il a créé le droit d’auteur : nous avons à rendre les gens propriétaires de leurs données, c’est-à-dire propriétaires de leurs traces numériques sur le réseau. Il y a un certain nombre de moyens qui permettent de le faire, tout un écosystème de logiciels qui accompagne cette idée de propriété des données, et c’est quelque chose sur lequel on peut s’appuyer.

Or Pierre Bellanger a expliqué que cette proposition de faire des données personnelles des propriétés individuelles a soulevé un grand nombre de critiques dont il a finalement tenu compte.

Propriété des données personnelles, un remède pire que le mal ?

L’une des critiques l’on peut faire de cette approche "patrimoniale" des données personnelles consiste à pointer le fait que les propriétés par définition peuvent faire l’objet de cession et cela risque de fragiliser les individus davantage que de les protéger dans leurs rapports avec les plateformes. Par ailleurs, en les assimilant à des propriétés, on risque d’accentuer encore la tendance à la marchandisation des données personnelles, voire même pousser les individus à "auto-marchandiser" leurs données par le biais d’intermédiaires.

En réponse à ces critiques, Pierre Bellanger s’est d’abord tourné vers le modèle du droit d’auteur, dans lequel il existe deux séries de droits : les droits patrimoniaux qui peuvent effectivement être cédés, mais aussi le droit moral, qui lui reste inaliénable et bénéficie toujours à l’auteur. Mais ce schéma reste sans doute insuffisant. J’avais essayé de mon côté de montrer que les grandes plateformes savent déjà très bien s’accommoder du droit d’auteur par le biais de leurs CGU, pour obtenir des droits d’usages sur les contenus que nous postons en ligne, et le droit moral ne semble pas changer grand chose à l’affaire…

Nous faut-il un Beaumarchais des données personnelles ou imaginer une autre voie ? ( Plaque du boulevard Beaumarchais, au coin de la rue Saint-Sabin. Par Coyau. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

Une autre objection à ce "droit d’auteur sur les données personnelles" consiste à dire qu’il aurait pour effet de créer une situation de déséquilibre en laissant l’individu isolé face aux plateformes. Mais Pierre Bellanger explique que l’on pourrait imaginer des mandats donnés à des intermédiaires par les individus, à l’image de ce qui existe pour le droit d’auteur avec les sociétés de gestion collective. Une sorte de "SACEM des données personnelles", comme certains l’envisagent aussi, pourrait être créée pour peser face aux géants de l’internet dans la négociation. Mais on tomberait ici dans les critiques qui sont faites à propos des sociétés de gestion collective, avec les problèmes d’opacité de leur gestion et de retour effectif vers leurs sociétaires…

Mais au-delà de ces critiques, le problème principal pour Pierre Bellanger à concevoir les données personnelles à travers le prisme du droit de propriété, réside dans le fait que cela les ramène à un paradigme individualiste, alors qu’elles possèdent une dimension collective. Dans la loi de 1978, les données sont dites "personnelles" dans la mesure où elles permettent l’identification des personnes et la loi s’efforce de protéger la "vie privée" des individus au travers des règles auxquelles elle soumet leur traitement.

Mais les données n’ont pas uniquement cette dimension personnelle ou "privée". Il existe une part de ces données que nous voulons garder confidentielles, mais pour le reste, nous aspirons à nous lier les uns aux autres en interconnectant ces informations. C’est la dimension "sociale" des données personnelles, qui n’est pas actuellement prise en compte par le droit. Une donnée personnelle n’engage rarement qu’un seul individu ; elle est reliée à d’autres au sein d’un graphe social qui se tisse en réseau sur les plateformes. C’est cette interconnexion des données personnelles entre elles qui leur donne leur sens, et aussi leur valeur. Il y a donc d’emblée une dimension collective dans les données dites personnelles, qui serait encore davantage masquée si on les soumettait à un régime de propriété privée.

Penser la dimension collective des données personnelles ? 

 La question dès lors est de savoir comment penser cette dimension collective des données personnelles et comment imaginer un statut juridique qui la prenne en compte, en s’en servant comme levier pour construire des cadre de gouvernance commune à même de peser face aux plateformes.

Pierre Bellanger dans sa conférence a livré quelques indications sur les pistes qu’il explore à présent pour essayer de penser un autre statut pour les données personnelles. Il s’intéresse par exemple au statut juridique du sang humain, qui ne peut pas faire l’objet d’une commercialisation, mais auquel peuvent s’appliquer des droit d’usages consentis, et qui change de nature juridique selon qu’il est à l’intérieur du corps de l’individu ou à l’extérieur. Ce régime permet d’envisager un "soi hors de soi", qui pourrait servir d’inspiration pour les données personnelles.

Données personnelles, globules rouges… une métaphore cette fois féconde ?

Il a également cité l’exemple de discussions juridiques remontant à la basse antiquité, où l’on s’interrogeait sur la possibilité pour les individus de se vendre eux-mêmes comme esclaves pour éponger leurs dettes. Certains théologiens s’opposaient à ce système de servitude pour dettes, en estimant que si chaque humain est bien libre de décider de son sort, il contient aussi une âme et celle-ci appartenant à Dieu, il n’était pas possible de se "vendre soi-même". De telles images permettent en effet de penser qu’il existe des choses inaliénables, qui ne doivent pas être marchandisées. L’interdiction médiévale de la servitude volontaire pourrait être intéressante à mettre en regard avec nos comportements sur les réseaux sociaux, et certains comme Olivier Ertzscheid se sont déjà servis de cette comparaison. Mais cela ne suffira sans doute pas pour saisir cette dimension collective à l’oeuvre dans les données personnelles…

***

La trajectoire de Pierre Bellanger sur les données personnelles est donc intéressante à suivre, dans un contexte où la distribution de droits de propriété privée est souvent – à tort – considéré comme le seul moyen de régulation possible. La question à présent est de savoir si la notion de biens communs peut s’avérer utile pour penser cette dimension collective des données personnelles, comme certains le pensent, et s’il sera possible de concevoir des modèles de gouvernance en commun.


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