PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Droit d’auteur et marchandisation de la culture : mais de qui se moque-t-on ?

jeudi 21 mai 2015 à 07:06

Les grandes manoeuvres autour de la réforme européenne du droit d’auteur continuent et même s’amplifient. Ce week-end notamment, un colloque sur le droit d’auteur a été organisé en marge du Festival de Cannes, au cours duquel ont défilé à la tribune Fleur Pellerin, Manuel Valls et Günther Oettinger, le commissaire européen en charge des questions d’économie numérique.

Depuis la parution du rapport de l’eurodéputée Julia Reda en janvier dernier, nous avons assisté à un véritable déferlement d’actions de lobbying conduites par les titulaires de droits pour s’opposer à la réouverture de la directive de 2001. La coalition pro-copyright qui s’est nouée pour abattre le rapport Reda est la plus puissante que l’on ait vue depuis les années 90 et les arguments employés dans cette campagne ont parfois atteint – il faut bien le dire – des sommets d’outrance et de malhonnêteté intellectuelle.

Mais je dois avouer que les propos qui ont fusé lors du colloque de dimanche à Cannes m’ont donné envie plus d’une fois d’adopter cette posture corporelle…

Image par Alex E. Proimos. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Fleur Pellerin s’est notamment fendue de la déclaration ci-dessous qui m’a fait bondir et que je vais commenter dans ce billet :


Ce géo-blocking qui cache la forêt… 

Il est déjà en soi assez cocasse de critiquer la marchandisation de la culture depuis Cannes, où le festival se double d’un des plus grands marchés des oeuvres cinématographiques au monde… Mais affirmer que la réforme du droit d’auteur envisagée au niveau européen aurait pour effet de renforcer l’assimilation de la culture à une marchandise constitue un tour de force rhétorique et un exercice de novlangue ministérielle digne des plus belles pages de 1984.

La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. Et la réforme du droit d’auteur, c’est la marchandisation de la culture…

Cet argument est pourtant martelé par les titulaires de droits depuis des semaines, car il s’agit d’un moyen commode d’attaquer la Commission européenne. Celle-ci prête d’ailleurs elle-même le flanc à ce genre d’attaques, car elle a associé la réforme du droit d’auteur à l’objectif de constituer un grand marché européen pour les biens culturels numériques. Günther Oettinger a d’ailleurs rappelé lors du colloque son intention de lutter contre le géo-blocking, en permettant aux citoyens européens d’accéder plus largement à la culture, notamment par l’instauration d’une « portabilité des droits » d’un pays de l’Union à l’autre.

Mais cette question du géo-blocking est devenue dans ce débat l’arbre qui cache la forêt, car les pistes avancées par le rapport Reda vont bien au-delà. L’eurodéputée s’attache en effet dans ses propositions  surtout au rééquilibrage des rapports entre la protection des droits et l’usage des oeuvres, notamment par le biais des exceptions et limitations au droit d’auteur.

L’exception au droit d’auteur, un instrument de « dé-marchandisation » de la culture

Or – et c’est là que les choses deviennent intéressantes – une exception au droit d’auteur est un mécanisme qui a précisément pour objet de « dé-marchandiser » l’usage d’une oeuvre, là où le droit d’auteur au contraire sert principalement à monétiser des utilisations. Il en résulte donc que le rapport Reda aurait pour effet, s’il était mis en oeuvre dans l’Union européenne, d’aboutir à un rééquilibrage entre la sphère marchande et la sphère non-marchande de la Culture, au profit de cette dernière.

Quelques exemples pour étayer ces propos. Julia Reda propose par exemple d’élargir les exceptions en faveur de l’enseignement et de la recherche, notamment en créant une exception pour que les chercheurs puissent procéder à de la fouille de textes et de données (Text et Data Mining). En l’absence d’une telle exception, les grands éditeurs scientifiques vont proposer des licences payantes pour autoriser et conditionner de tels usages. Leur intention est donc bien de constituer un nouveau marché autour du Text et Data Mining et l’on voit bien que l’exception est justement ici le moyen pour que ces usages de la connaissance échappent à la marchandisation.

Julia Reda propose également de généraliser en Europe la « liberté de panorama », qui fait déjà l’objet d’un pilonnage en règle assez impressionnant en France. Cette exception au droit d’auteur, consacrée déjà dans de nombreux pays européens (mais pas en France, of course…), autorise notamment la photographie de bâtiments récents situés dans l’espace public et la republication des clichés sur Internet. En l’absence de liberté de panorama, le droit d’auteur organise en réalité un monopole commercial autour de ces photographies d’oeuvres (par exemple, par des vendeurs de cartes postales). Au contraire en introduisant une telle exception, on autorise une expansion de la sphère des usages amateurs, en laissant la possibilité au public de produire directement de telles photos et de les partager sur Internet, comme Wikipedia nous y invite par le biais du concours Wiki Love Monuments.

Liberté de panorama dans le monde. Par Mardus. CC-BY-SA.

Il existe également une exception en faveur des handicapés dans le régime du droit d’auteur, qui permet aux malvoyants et aux malentendants d’accéder à des versions adaptées des oeuvres. Consacrée à présent par un traité international, cette exception a pour but, pour des raisons élémentaires de décence, de faire en sorte que le handicap ne constitue pas « un marché comme un autre ». Au grand dam d’ailleurs de bon nombre d’éditeurs qui ont fait des pieds et des mains pour empêcher l’adoption de ce traité et plusieurs Etats européens tentent encore de retarder son entrée en vigueur

Externalités positives et droits du public

Comme le rappellent les économistes, le droit d’auteur tel qu’il est conçu actuellement a pour objet de distribuer des droits de propriété sur les objets que constituent les oeuvres culturelles dans l’optique de les soumettre à l’espace de calculabilité du marché. Le droit d’auteur est donc en réalité l’instrument principal de marchandisation de la culture. Mais il existe tout de même des limites qui peuvent, au nom de l’intérêt général, être posées par le législateur : il s’agit des exceptions et limitations au droit d’auteur, qui viennent soustraire un usage au marché.

« La loi du marché », film présenté cette année au festival de Cannes. En matière de culture, le droit d’auteur est objectivement du côté des lois du marché…

Le but des exceptions est ainsi d’organiser des « externalités positives », c’est-à-dire un effet bénéfique du point de vue social non pris en compte par le système d’établissement des prix qui gouverne le fonctionnement du marché. Cela ne signifie pas nécessairement que les titulaires de droits ne seront pas rémunérés, puisque les exceptions peuvent s’accompagner d’une compensation financière, mais celle-ci ne sera alors pas distribuée par le biais des mécanismes du marché, mais par un système de financement mutualisé (exemple de la redevance pour copie privée ou des sommes que verse l’Etat pour l’exception pédagogique).

On voit donc que les propos de Fleur Pellerin sur la « marchandisation de la culture » sont complètement à l’inverse de la réalité, mais cela n’a pas empêché la ministre de poursuivre cet exercice raffiné de novlangue orwelienne, en ajoutant cette déclaration à la précédente :

La paix, c’est la guerre ; la liberté, c’est l’esclavage ; et voilà maintenant que le droit d’auteur, c’est le « droit du public »… A vrai dire, la question des « droits du public » est aussi vieille que le droit d’auteur lui-même. Elle a surgi notamment à la Révolution française, lorsque le législateur a consacré pour la première fois en 1791 le droit d’auteur dans la loi. Le député Le Chapelier, rapporteur de cette loi, exprimait bien cette tension entre la propriété des auteurs et les droits du public :

La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la pensée d’un écrivain ; c’est une propriété d’un genre tout différent des autres propriétés. Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété.

Au départ, les révolutionnaires avaient pris en compte le droit du public en limitant la durée du droit d’auteur dans le temps (mécanisme du domaine public, où les oeuvres entraient 10 ans après la mort de l’auteur). Mais par la suite, ce sont bien les exceptions et limitations au droit d’auteur qui ont organisé ces « droits du public », y compris durant la période de protection, même si juridiquement parlant les exceptions ne sont pas consacrées dans l’Union européenne avec la même force que les droits des auteurs.

Éjecter les exceptions en dehors du débat public. 

En réalité, l’un des buts de la coalition qui s’est nouée contre le rapport Reda est de discréditer au maximum les exceptions au droit d’auteur pour faire en sorte qu’elles n’aient plus droit de cité dans le débat public. C’est particulièrement clair quand on observe le discours des représentants des titulaires de droits les plus virulents. Par exemple, Pascal Rogard, le directeur de la SACD, s’est lui aussi exprimé lors du colloque à Cannes, pour assimiler subrepticement les exceptions au piratage :

Ce « travail de sape » idéologique se retrouve ailleurs. Il s’est notamment exprimé d’une manière particulièrement grossière et brutale lors du dernier salon du livre à Paris, au cours d’une table-ronde autour du droit d’auteur et de la liberté d’expression. Dans un galimatia mélangeant allègrement  la réforme du droit d’auteur, la lutte contre la censure et l’attentat contre Charlie Hebdo, l’éditrice Tiresa Cremisi est allée jusqu’à dire que « les pays qui cherchent à modifier le droit d’auteur se rapprochent des dictatures. » (oui, vous avez bien lu…) :

Le droit d’auteur est un droit de l’homme. Les pays qui ne reconnaissent pas le droit d’auteur, qui cherchent sournoisement à le modifier ou à le contourner, se rapprochent des dictatures.

Une telle assertion est intéressante, surtout quand on la soumet à l’épreuve des faits. Si l’on regarde ce qui s’est produit ces dernières années, on constate que les pays qui ont modifié leur droit d’auteur pour reconnaître de nouvelles exceptions sont  rares. Mais on peut citer deux exemples notables : tout d’abord le Canada, qui a élargi son exception pédagogique et reconnu une exception en faveur du mashup en 2012, et ensuite l’Angleterre, qui a procédé à une réforme intéressante en 2014, pour consacrer des exceptions en faveur de la citation, de la parodie, des usages pédagogiques, ainsi qu’une exception innovante en faveur du Text et Data Mining.

Vous admettrez sans doute avec moi que le Canada et l’Angleterre ne sont certainement pas les pires exemples de régime dictatoriaux que l’on connaisse sur terre. Par contre, si l’on veut jouer à ce petit jeu idiot, on pourra remarquer que la Russie de Poutine a renforcé ces dernières années sa loi sur le droit d’auteur de manière drastique, en instaurant notamment des moyens de blocage sans juge inquiétants pour la liberté d’expression sur Internet. Et au passage, la loi russe s’est tellement durcie que même l’exercice de l’exception de citation sur Internet semble à présent compromis…

« Le droit d’auteur, c’est la liberté et la démocratie. Poutine renforce le droit d’auteur. Donc Poutine est l’ami de la liberté et de la démocratie. » Voilà le genre de syllogismes ineptes qui ne semblent plus déranger les maximalistes du copyright…

Si l’on écoute les titulaires de droits, les exceptions au droit d’auteur seraient devenus des instruments d’oppression au service des régimes dictatoriaux ou une forme de piraterie institutionnalisée. Mais il est intéressant de comparer ces propos avec ceux de Farida Shaheed, la rapporteure spéciale pour les droits culturels auprès du comité des droits de l’Homme de l’ONU. Dans un rapport remarqué paru au début de l’année, elle a écrit noir sur blanc que la propriété intellectuelle ne devrait pas être considérée comme un droit de l’homme et elle s’est prononcée avec force en faveur de l’extension des exceptions au droit d’auteur, indispensables selon elle pour concrétiser le « droit de participer à la vie culturelle » et le « droit d’accès à la culture et à la connaissance » reconnus par les déclarations internationales. Farida Shaheed a d’ailleurs prononcé le 6 mai dernier un discours devant le Parlement européen (malgré d’ailleurs une tentative de censure…) , où elle a défendu vigoureusement ces conceptions :

Copyright exceptions and limitations are tools that can – and therefore should – be used to ensure that States abide by their obligations in the field of human rights, in particular the right to freedom of expression, including artistic expression, and the right to take part in cultural life. I have therefore recommended that exceptions and limitations of copyright be developed to ensure the conditions for everyone to enjoy their right to take part in cultural life by permitting legitimate educational usages, expanding spaces for non-commercial culture and making works accessible for persons with disabilities or speakers of non-dominant languages.

Ne voyez-vous pas comme un contraste avec le fatra idéologique des ayants droit et la novlangue ministérielle qui le relaie ?

Jusqu’où iront-ils ?

Ce qui est le plus dommageable, c’est de voir combien cette conception maximaliste du droit d’auteur est à présent reprise par les représentants politiques, en s’imposant peu à peu comme la nouvelle « doxa » incontestable de la politique culturelle.

L’artillerie lourde déployée par les titulaires de droits commence d’ailleurs déjà à faire fléchir la Commission, avant même le vote final du Parlement sur le rapport Reda qui a été reporté au mois de juin. Lors des annonces faites la semaine dernière à propos de la stratégie numérique européenne, on voit que la Commission s’accroche encore au géo-blocking, mais qu’elle est en train de reculer sur la question des exceptions au droit d’auteur. Seul le Text et Data Mining est encore explicitement évoqué, alors que d’autres pistes étaient envisagées à l’origine et l’accent se déplace de plus en plus vers la lutte contre le piratage et la remise en cause du statut des intermédiaires techniques.

Le momentum politique est hélas clairement en train de basculer du côté des titulaires de droits. Jusqu’où iront-ils à présent dans leurs revendications ? Dans les années 90, la dernière fois qu’un coalition pro-copyright aussi vaste s’est nouée, les titulaires de droits ont obtenu l’adoption d’un traité international qui a consacré la notion de DRM (verrou numérique), ainsi qu’une extension des droits de 20 ans aux États-Unis et en Europe. Cette fois-ci, on voit en filigrane dans leur discours que ce sont les exceptions et le domaine public qui sont dans leur collimateur. Si la nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur est mauvaise, la situation globale risque d’être gelée pour 15 ans…

Pour terminer avec ce colloque sur le droit d’auteur à Cannes, ce que je trouve le plus ironique, c’est qu’il était inauguré par Pierre Lescure, nouveau président du Festival. Or souvenez-vous, le rapport Lescure qui était censé servir à préparer « l’acte II de l’exception culturelle » en France recommandait d’élargir certaines exceptions au droit d’auteur. Et certaines de ses propositions étaient même assez audacieuses, notamment celles en faveur des usages transformatifs (mashup, remix) ou des pratiques pédagogiques. Si l’on regarde bien, le rapport Lescure – qui n’était certes pas exempt de défauts – converge sur de nombreux points avec le rapport Reda, ce qui montre bien à quel point la situation s’est dégradée en l’espace de deux ans…

***

La vérité, c’est que si l’on veut combattre la marchandisation de la culture et mettre en place une véritable exception culturelle en Europe, c’est davantage du côté des exceptions au droit d’auteur qu’il faut se tourner, plutôt que vers un énième durcissement du copyright…

exception

Sérigraphie par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: Culture, droit d'auteur, exceptions, festival de cannes, Julia Reda, marchandisation, marché, Union européenne

Médiation numérique en bibliothèque et contenus libres : plaidoyer pour un passage à l’échelle

dimanche 17 mai 2015 à 18:45

Le 6 mai dernier à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre les DRM, le bibliothécaire Thomas Fourmeux a lancé le site eBookenBib, dans le but de valoriser en bibliothèque les ouvrages sous licence Creative Commons ou appartenant au domaine public.

Voilà comment il présente son initiative :

bib drm Le 6 mai est une journée internationale contre les Digital Right Management (DRM) ou Mesures Techniques de Protections (MTP). A cette occasion, j’ai souhaité apporter ma pierre à l’édifice en proposant cet espace dédié aux livres numériques libres. Les DRM sont un poison pour plusieurs raisons. Ils empêchent un acte fondamental qui existe à travers la lecture qui se manifeste par l’échange et le partage. Ces actes de socialisation sont intrinsèquement liés à la lecture. Or, les DRM interdisent le moindre partage. Les DRM sont des verrous qui empêchent les individus de lire et brident l’accès à la connaissance et à l’information.  Une récente étude montre que 0% des utilisateurs sont parvenus à se créer un compte Adobe sans aide.  Enfin, les DRM posent un véritable problème en matière de vie privée. Par l’intermédiaire de ces verrous, Adobe espionne les utilisateurs d’Adobe Digital Editions.

eBookenBib propose aux bibliothécaires de télécharger des « packs » thématiques de livres numériques, qu’ils pourront ensuite fournir à leurs lecteurs sur les tablettes ou liseuses qu’ils mettent à leur disposition. Mais il est également possible de les ajouter directement au catalogue de l’établissement pour un téléchargement en ligne ou de les réutiliser dans le cadre d’animations sur place. Les licences Creative Commons sont suffisamment souples pour ouvrir une large palette d’usages collectifs.

De la musique libre aux livres libres

En 2012, j’avais déjà essayé de montrer qu’il existait un vivier d’ouvrages sous licence libre que les bibliothécaires pourraient intégrer à leurs collections, en m’étonnant qu’ils ne le fassent pas plus largement.

Sans titre

L’interface d’eBookenBib, avec des packs de livres numériques à télécharger en liberté.

Le site ouvert par Thomas Fourmeux constitue le pendant pour les livres de ce que Ziklibrenbib a déjà initié depuis maintenant plus de 3 ans pour la musique libre. Lancé par des bibliothécaires de l’Ouest de la France, ce site propose des sélections régulières de musique sous Creative Commons pour lesquelles des notices descriptives sont rédigées , ainsi qu’une indexation. Outil de médiation numérique, permettant au bibliothécaire de faire valoir ses compétences en matière de recommandation, Ziklibrenbib est à présent hébergé par l’ACIM (Association pour la Coopération des professionnels de l’Information Musicale).

zik

Dans le billet que j’avais écrit au moment du lancement de Ziklibrenbib, j’essayais d’expliquer pourquoi, à mon sens, il existe une symbiose intéressante entre les contenus libres et les bibliothèques. J’appelais aussi à ce que cette démarche soit prolongée en dehors de la musique pour d’autres types d’oeuvres et c’est maintenant chose faite avec eBookenbib :

Avec les contenus libres, une véritable relation « symbiotique » pourrait s’instaurer avec les bibliothèques. En effet, les artistes qui placent leurs oeuvres sous licence libre ne bénéficient généralement pas des circuits de distribution du secteur commercial. Ils peuvent dès lors avoir du mal à se faire connaître du public et ont donc particulièrement besoin de recommandation et de médiation pour percer. De leurs côtés, les bibliothécaires ont du mal à valoriser convenablement les contenus commerciaux à cause des barrières qu’on leur impose. Il y aurait donc un bénéfice mutuel à ce que des initiatives comme Ziklibrenbib se développent, pour tous les types d’oeuvres et pas seulement pour la musique, même si c’est sans doute dans ce domaine que la production d‘oeuvres libres est la plus abondante.

Sortir de la spirale des DRM

Ces évolutions sont réjouissantes, parce qu’elles marquent une évolution du rapport des bibliothécaires en France aux contenus sous licence libre. Cet enjeu n’est pas anodin, comme le rappelait Silvère Mercier dans ce billet sur les bibliothèques face à « l’Océan du web » :

les bibliothécaires sont-il les médiateurs exclusifs du monde marchand ? Le mythe fondateur du bibliothécaire dénicheur ou découvreur d’éditeurs ou de talents improbables est-il réservé aux objets tangibles de l’offre commerciale ? En 2012, ce rôle peut-il se résumer à celui de passeur autorisé par l’édition officielle à faire exister des objets sélectionnés dans une offre commerciale ? Est-on capable de prolonger ce rôle dans l’espace ouvert du web, celui des amateurs au sens noble du terme ? Est-on capable de faire connaître des biens communs de la connaissance, des pépites sous licences libres comme on a « valorisé » l’édition commerciale de qualité ? La focalisation exclusive d’une partie de la profession sur les ressources numériques payantes indique une profonde tendance à légitimer des contenus par l’existence commerciale, alors même que les obstacles d’accès en rendent toute médiation problématique…

Ces mots écrits en 2012 prennent aujourd’hui une tonalité particulière, à mesure notamment que se déploie le projet PNB qui cristallise toute l’ambiguïté du rapport des bibliothèques à l’offre commerciale de contenus numériques. Les bibliothécaires, qui sont traditionnellement des « donneurs d’accès », risquent en effet peu à peu d’être transformés en « verrouilleurs d’accès  » et en gestionnaires de DRM, plutôt que de collections. Il n’est donc pas étonnant dans un tel contexte que les contenus sous licence libre suscitent un regain d’intérêt chez ceux qui refusent de se résigner à cette évolution délétère de leurs missions…

Une bibliothèque sous DRM mérite-t-elle encore le nom de bibliothèque ?

Le lancement d’eBookenBib est une évolution intéressante que je tenais à saluer, mais n’y aurait-il pas moyen d’aller plus loin encore ? Comment faire en sorte d’aboutir à un passage à l’échelle dans le domaine de la médiation des contenus libres en bibliothèque ? Quelles sont les briques existantes que l’on pourrait utiliser à cet effet et quelles sont celles qui restent à créer ?

Approfondir les « dispositifs passerelles »

Un des enjeux essentiels de la médiation des contenus culturels en bibliothèque réside dans l’articulation des actions en ligne avec des dispositifs sur place. C’est ce que Silvère Mercier appelle dans sa typologie de la médiation en bibliothèque des « dispositifs passerelles » :

Un dispositif passerelle est un dispositif  dont la caractéristique est de proposer une interface entre un milieu tangible et des données numériques.

Pour que ces opérations de médiation fonctionnent, Silvère explique que les dispositifs passerelles doivent s’articuler avec des « dispositifs de flux » et des « dispositifs ponctuels » :

La médiation numérique est une démarche visant à mettre en œuvre des dispositifs de flux, des dispositifs passerelles et des dispositifs ponctuels pour favoriser l’accès organisé ou fortuit, l’appropriation et la dissémination de contenus à des fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire.

Ziklibrenbib et eBookenBib constituent de tels dispositifs de flux (n’excluant pas d’ailleurs des dispositifs ponctuels, comme quand Ziklibrenbib organise une élection du « titre de l’année »).

Pour assurer un lien entre cette médiation en ligne autour des contenus numériques libres et les espaces des bibliothèques, les bibliothécaires peuvent mettre en oeuvre des « dispositifs passerelles », qui se sont considérablement enrichis ces dernières années.

L’adoption de plus en large par exemple des Bibliobox constitue par exemple un moyen de matérialiser dans l’espace physique de la bibliothèque un point de connexion à ces ressources numériques libres. Nul doute d’ailleurs que l’intérêt porté par les bibliothécaires aux Bibliobox et à toutes leurs déclinaisons atteste d’une prise de conscience dans la profession de l’importance des « dispositifs passerelles ».

LibraryBox, BiblioBox, PirateBox, PartageBox : multiples déclinaisons d’un concept de « dispositif-passerelle » en bibliothèque

 Mais il est possible d’aller vers des systèmes encore plus élaborés en matière de dispositif-passerelle. L’an dernier, j’avais été frappé notamment en visitant la nouvelle Médiathèque Aragon de Choisy-le-Roy par les choix audacieux des bibliothécaires en matière de médiation autour des contenus libres.

L’établissement comporte en effet une vingtaine de bornes de culture libre, proposées par la société Doob (anciennement Pragmazic), qui matérialisent dans l’espace la mise à disposition de ces ressources.

Les bornes interactives Doob à Choisy.

Les usagers ont la possibilité grâce à ces bornes de télécharger des milliers de fichiers musicaux, ainsi que des ouvrages sous Creative Commons ou du domaine public.

Mais ce que j’avais trouvé le plus intéressant dans le dispositif de Choisy, c’est que les bornes intègrent aussi les recommandations figurant sur le site Ziklibrenbib, en fournissant un habillage éditorial. Et c’est là qu’on commence à voir se connecter un réseau d’initiatives, qui pourraient permettre un passage à l’échelle si elles étaient systématisées et approfondies.

Vers une plateforme nationale de médiation autour des contenus libres ? 

Imaginons en effet qu’il existe une ou des plateformes sur lesquelles les bibliothécaires français viendraient effectuer de manière collaborative du repérage et de l’éditorialisation de contenus libres. Ces productions (elles-mêmes placées sous licence libre, bien entendu) pourraient être ensuite « injectées » dans des dispositifs-passerelles comme des bornes (ou d’autres points d’accès matériels) installés dans les espaces physiques des établissements.

On verrait alors se constituer un écosystème complet de la médiation autour des contenus libres en bibliothèque, avec un effort mutualisé au niveau national pour plus d’efficacité. C’est déjà quelque chose qui existe avec la logique des catalogues collectifs comme le CCFr ou le SUDOC, mais uniquement pour les ressources commerciales. Pourquoi ne pas répliquer ce qui a fonctionné dans ce domaine en l’étendant aux ressources libres ? Et il n’y pas lieu de se limiter au livre et à la musique. On pourrait également imaginer l’émergence d’un équivalent de Ziklibrenbib ou d’eBookenBib pour les vidéos, pour les jeux ou pour les contenus pédagogiques.

La page d’accueil du SUDOC, une plateforme nationale de catalogage réparti et de signalement des ressources de l’Enseignement supérieur ? Pourquoi une telle expérience ne pourrait pas être reconduite avec les ressources libres ?

Techniquement, une telle initiative ne serait sans doute pas très complexe à mettre en place. Ce qui risque par contre de s’avérer plus épineux à trouver, c’est un montage institutionnel pour porter une telle entreprise. Qui pourrait intervenir à l’échelle nationale ? Un réseau d’établissements ? Un établissement à vocation nationale, comme la BPI ? L’association CAREL ? La question reste ouverte…

Et si les bibliothèques finançaient en amont la production de contenus libres ? 

La réflexion sur la place des médiathèques dans la production de contenus culturels sous licence libre ne serait pas complète si on ne prenait pas également en compte la question du financement de la création.

Les contenus propriétaires sont financés par le biais du circuit éditorial (mais aussi par l’injection conséquente de financements publics, que l’on tend souvent à oublier…). Les oeuvres sous licences libres sont la plupart du temps coupées de ce circuit éditorial et il est encore extrêmement rare en France qu’elles bénéficient de soutien public. Dès lors, il en résulte un problème d’offre, plus ou moins marqué selon les secteurs. Dans le domaine musical, les oeuvres libres sont relativement abondantes, mais ce n’est pas encore forcément le cas en matière de littérature, surtout en langue française.

Or si l’on regarde du côté des bibliothèques universitaires, on constate que celles-ci commencent à comprendre à la fois les avantages des contenus sous licence libre, mais aussi la nécessité de participer au financement de leur production.

C’est ce que l’on voit par exemple avec le projet Knowledge Unlatched, où les bibliothèques sont invitées à participer à des souscriptions en amont de la production de livres universitaires publiés ensuite sous licence Creative Commons.

On peut également citer dans le même esprit le projet américain Unglue.it, dont j’ai parlé à plusieurs reprises sur S.I.Lex, dont l’idée est de « libérer » des ouvrages sous licence Creative Commons en recourant au crowdfunding (financement participatif). Le site propose plusieurs formules et ouvre la possibilité à des bibliothèques de participer à des campagnes de financement, leur permettant ensuite d’intégrer les livres libérés à leurs collections.

Pourquoi ce qui a fonctionné pour des productions universitaires ne marcherait-il pas pour des productions culturelles générales ? On pourrait imaginer que des bibliothèques mutualisent une portion de leurs budgets d’acquisition pour lancer des appels à production de contenus sous licence libre. Elles pourraient ainsi sélectionner en amont des projets en ayant la garantie de pouvoir intégrer les oeuvres à leurs collections, sans avoir à subir le cauchemar des DRM.

On commence à voir aux Etats-Unis des bibliothèques se tourner vers des activités éditoriales ou de production. Il serait relativement logique que ce virage se fasse aussi en direction des oeuvres sous licence libre et les bibliothèques y auraient même davantage intérêt.

Libre ne veut pas dire « gratuit » et la création ne vient jamais de rien. Dans le domaine du Libre comme dans le reste, elle a besoin de financement et les bibliothèques pourraient apporter leur pierre en la matière.

***

En cumulant dispositifs en ligne de repérage et de recommandation, dispositifs passerelles sur place pour la matérialisation des ressources et dispositifs de financement en amont, on aboutirait ainsi à la constitution d’un écosystème complet connectant les bibliothèques à la sphère de la Culture libre.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre, Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels Tagged: Bibliothèques, Creative Commons, culture libre, DRM, ebookenbib, eBooks, licence libre, musique, ziklibrenbib

Valve et le casse-tête de la monétisation des usages transformatifs

jeudi 14 mai 2015 à 16:32

Il s’est produit au début du mois des événements intéressants sur Steam, la plateforme de distribution de jeux vidéo de la société Valve. Cette dernière a en effet tenté de mettre en place un système de vente des « mods », ces modifications de jeux originaux développés par des fans. A côté du mashup, du remix ou des fanfictions, les mods constituent un autre exemple d’usages transformatifs des oeuvres. Ils occupent une place non négligeable dans l’univers du jeu vidéo, au point d’obliger souvent les industriels du secteur à se positionner sur la question.

En ce moment, on assiste par exemple à une explosion des mods proposés pour Grand Theft Auto V, suite à l’arrivée de la version PC du jeu. Si vous voulez que votre personnage devienne un animal, qu’il soit capable de voler dans les airs comme Superman ou que les armes se mettent à tirer des voitures (si,si…), vous trouverez certainement un mod qui vous permettra de le faire !

Entre interdiction en droit et tolérance de fait

Le problème évidemment, c’est que comme pour tous les usages transformatifs, la pratique du modding soulève des problèmes de respect du droit d’auteur, car elle touche à l’intégrité des oeuvres que sont les jeux vidéo. Pour GTA V par exemple, un nombre important de joueurs utilisant des mods dans le jeu en ligne ont récemment été bannis, déclenchant au passage une vague de protestations. A tel point que Rockstar, l’éditeur de ce jeu, a été obligé de préciser publiquement sa politique concernant les mods, en indiquant qu’il ne s’opposait pas à ce que des moddeurs proposent des modifications, y compris les plus délirantes, tant que leur usage restait limité au mode hors ligne du jeu.

En dépit de ce que dit le droit d’auteur, un éditeur comme Rockstar est donc obligé de tenir compte des pratiques de la communauté des joueurs et il peut même trouver son compte à se montrer tolérant. Un certain nombre d’observateurs ont en effet fait remarquer que la longévité commerciale de GTA IV, la précédente version du jeu, a été significativement prolongée par la multiplication des mods qui ont permis aux joueurs d’avoir accès à une expérience de jeu plus riche. Pour autant, les politiques des éditeurs varient beaucoup en la matière. Mojang par exemple, la société qui développe Minecraft, a de son côté récemment rappelé qu’elle ne soutenait pas le développement de mods, quand bien même ils sont extrêmement nombreux à être proposés par des fans et font partie intégrante de l’univers Minecraft.

Le fiasco des mods payants pour Skyrim

C’est donc dans ce contexte complexe que Valve a tenté une expérience pour essayer de trouver une nouvelle forme de compromis avec le public. La société a proposé aux moddeurs de bénéficier d’un magasin sur la plateforme Steam pour vendre leurs modifications du jeu Skyrim, en accord avec son éditeur Bethesda. Une forte communauté de moddeurs existait en effet déjà depuis plusieurs années autour de Skyrim et Valve affichait son intention de leur offrir une possibilité de monétiser légalement leurs créations.

Rapidement pourtant, cette initiative a soulevé une énorme vague de protestations parmi les joueurs. Les conditions du partenariat ont été dénoncées, car si les développeurs étaient libres de fixer le prix de leurs mods, ils ne conservaient au final que 25% des sommes payées par les utilisateurs de Steam. Les 75% restant étaient conservés par Valve, avec une part reversée à l’éditeur de Skyrim pour honorer leur accord contractuel. Les opposants craignaient aussi que ces mods « officiels » soient accompagnés de DRM ou que des verrous soient déployés pour entraver la production de modifications ne passant pas par ce canal autorisé.

Mais plus largement, une partie importante du public s’est manifestée pour s’opposer au principe même de la monétisation des mods. Une pétition lancée sur Change.org a recueilli plus de 130 000 signatures pour réclamer un retour à la gratuité :

Mods should be a free creation. Creations made by people who wish to add to the game so others can also enjoy said creation with the game.

Capture d’écran 2015-05-14 à 16.07.17

Au final, Valve a été assailli d’une telle tempête de commentaires négatifs, que la firme a perdu un million de dollars, rien que pour essayer de gérer cette crise ! Et à peine une semaine après les premières annonces, le magasin de mods payants pour Skyrim a été retiré, après que Valve ait platement présenté ses excuses aux utilisateurs de Steam…

Des pratiques ancrées dans la sphère non-marchande

Ces turbulences sont intéressantes, parce qu’elles montrent la difficulté à trouver un compromis acceptable pour la monétisation des pratiques transformatives que constituent les mods. Pourtant, Valve proposait déjà sur sa plateforme Steam un « Workshop » où les développeurs peuvent vendre des modifications pour les jeux « maison » de la société (Team Fortress 2, Counter Strike, DOTA 2) en appliquant un taux de commission identique de 75%.

Le problème avec Skyrim, c’est que Valve s’est heurté à une communauté qui a développé ses propres règles en matière de mods. Notamment les joueurs ont fini par intérioriser le fait que les mods sont tolérés, tant que les personnes qui les produisent ne cherchent pas à en faire de l’argent. Cette limitation est en réalité une manière d’essayer de trouver un mode de coexistence avec les titulaires de droits. Mais c’est aussi devenu une composante de « l’éthique » des développeurs de mods.

Manifestation virtuelle contre les mods payants.

Et étrangement ici, alors que l’éditeur Bethesda était d’accord avec le partenariat proposé par Steam, le magasin de mods payants est apparu comme contraire à cette éthique. Le succès rencontré par la pétition sur Change.org montre que la communauté des joueurs est fortement attachée à ce que la pratique des mods reste dans une sphère non-marchande.

Pour autant, le consensus autour de cet équilibre n’est pas unanime. Certains producteurs de mods se sont en effet exprimés pour dire qu’ils étaient déçus par ce retour en arrière de Valve, car le partenariat leur aurait permis de trouver des revenus pour dégager le temps nécessaire à la production de mods de meilleure qualité.

John Romero, l’un des créateurs de Doom, a lui aussi pris la parole pour rappeler que cette question de la rémunération des créateurs de mods se pose en réalité depuis les années 90 :

J’ai toujours pensé que les créateurs de mods devraient pouvoir dégager de l’argent de leurs créations. En 1995, pendant que nous étions en train de faire Quake, nous avions réfléchi à créer une société appelée id Net. Cette société aurait été un portail que les joueurs auraient utilisé pour se connecter et jouer aux créations des modders. Il était question qu’il s’agisse d’un site avec un vrai aspect éditorial, les niveaux et les mods choisis par nous, à id. Et si nous mettions votre contenu sur notre réseau, nous vous payerions une somme en fonction du trafic qu’il aurait généré sur le site.

Valve essaie à présent de trouver un nouveau compromis en mettant en place un bouton de dons, afin que les utilisateurs puissent donner ce qu’ils veulent aux développeurs. Cela éviterait en effet d’imposer une monétisation directe des contenus, tout en laissant la possibilité de constituer une économie des usages transformatifs.

Le précédent des FanFictions sur Kindle Worlds 

La question de la monétisation des usages transformatifs déborde en fait largement le domaine des mods pour jeux vidéo. Elle s’est posée par exemple également à propos des fanfictions.

Dans le cadre d’une démarche assez similaire à celle de Valve, Amazon a cherché une manière de pouvoir vendre légalement ces histoires écrites par des amateurs dans le prolongement d’oeuvres préexistantes. C’est ce qui a donné naissance en 2013 à la plateforme Kindle Worlds, sur laquelle Amazon propose aux fans de venir écrire et commercialiser leurs créations en pouvant légalement s’inscrire dans des « univers » pour lesquels la firme de Jeff Bezos a obtenu une licence de la part des titulaires de droits. Il est ainsi possible à présent d’écrire de nouvelles histoires pour Vampire Diaries ou Gossip Girls, en toute légalité, mais à la condition de vendre ensuite ces productions via Amazon en acceptant ses conditions contractuelles (de 20 à 35% des revenus pour l’auteur en fonction de la longueur des histoires).

Là aussi, on remarquera que le lancement de cette formule a suscité un débat houleux au sein des communautés qui écrivent des fanfictions. En effet dans ce domaine des pratiques transformatives, on retrouve également la règle – fortement intériorisée par les fans – que ces créations dérivées sont acceptables, mais seulement tant qu’on ne cherche pas à en faire de l’argent. C’est également cette convention qui a permis de trouver un équilibre avec certains auteurs renommés, comme J.K. Rowling qui encourage explicitement les fanfictions non-commerciales écrites dans l’univers d’Harry Potter.

D’ailleurs, la plateforme Kindle Worlds, alors même qu’elle offre depuis deux ans des possibilités de nouveaux revenus pour les auteurs amateurs n’a pas vraiment rencontré le succès escompté. C’est la preuve qu’il n’est pas si simple de faire migrer des pratiques ayant cours dans la sphère non-marchande vers la sphère marchande. Contrairement à une idée largement répandue, l’incitation à créer n’est pas toujours liée au gain financier…

Les vidéos des Youtubeurs et les revenus publicitaires

YouTube est également un autre exemple intéressant de lieu où les producteurs de contenus essaient de mettre en place des solutions pour monétiser les pratiques transformatives. Les conventions ne sont pas exactement les mêmes sur YouTube que celles que l’on rencontre en matière de mods ou de fanfictions. Il est admis notamment par le public que les « Youtubeurs » spécialisés dans les jeux vidéo proposent des contenus en se rémunérant par le biais de la publicité. On reste donc bien dans un accès gratuit pour le public, mais on n’est plus à proprement parler dans la sphère non-marchande à cause du rôle joué par la plateforme YouTube.

Certains éditeurs de jeux tolèrent ces pratiques, en considérant que les YouTubeurs font de la promotion indirecte pour leurs produits et contribuent à fédérer des communautés d’utilisateurs. Mais d’autres commencent à essayer de chercher un retour financier pour ce qu’ils considèrent comme une forme d’exploitation de leurs productions.

Depuis le début de l’année, Nintendo a par exemple lancé un « Creator’s Program » par le biais duquel cet éditeur japonais entend imposer aux YouTubeurs de passer par un système d’affiliation pour pouvoir réutiliser ses contenus dans leurs vidéos. Ce dispositif prévoit que 40% des recettes publicitaires seront reversées à Nintendo. La mise en place du programme a été très fraîchement accueillie par la communauté du jeu vidéo et certains YouTubeurs ont même choisi de boycotter dorénavant purement et simplement les produits de Nintendo.

Un exemple de réaction négative à l’annonce du Creator’s Program de Nintendo.

***

Au final, si l’on observe ce qui se passe sur Steam, sur Kindle Worlds ou sur YouTube, on constate que cette question de la monétisation des usages transformatifs s’avère un véritable casse-tête, mais qu’elle intéresse manifestement de plus en plus les grandes plateformes.

L’irruption d’un modèle commercial provoque souvent une réaction de rejet de la part des créateurs d’oeuvres transformatives et du public, parce qu’elle a pour effet de faire migrer brutalement des pratiques s’exerçant dans la sphère non-marchande vers la sphère marchande. Pour autant, les oeuvres transformatives ne sont pas seulement produites par des amateurs souhaitant le rester. Un nombre significatif de développeurs de mods, d’auteurs de fanfictions ou de vidéastes sur YouTube voudraient évoluer vers une forme de professionalisation, en dégageant des revenus suffisants pour leur permettre de créer dans de meilleures conditions.

Comment concilier ces aspirations a priori incompatibles ?

Une solution envisageable serait d’essayer d’arrêter de s’en remettre à des plateformes pour organiser les usages transformatifs sur une base contractuelle. Si les usages transformatifs étaient légalisés par le biais d’une réforme législative consacrant une nouvelle exception au droit d’auteur, ces créations dérivées pourraient être produites n’importe où sur Internet, sans avoir à chercher refuge sur une plateforme.

Par ailleurs, si l’on va plus loin et que cette légalisation s’accompagnait de la mise en place d’un financement mutualisé pour la création de type contribution créative, la production d’oeuvres transformatives pourraient continuer à s’effectuer dans la sphère non-marchande avec un accès libre pour le public, tout en permettant aux créateurs de toucher un revenu.

On aboutirait à une situation infiniment plus propice au déploiement de la créativité sur Internet, par rapport aux solutions bancales et prédatrices proposées par les grandes plateformes.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: Amazon, contribution créative, fanfictions, jeux vidéo, modèles économiques, mods, skyrim, steam, usages transformatifs, valve, youtube, youtubeurs

Attention : Le bouton PayPal est en train de devenir carnivore !

jeudi 7 mai 2015 à 06:14

C’est une conversation sur Twitter avec @Cappadocius (merci à lui pour sa vigilance !) qui a attiré mon attention sur un changement problématique des conditions d’utilisation du service de paiement en ligne PayPal. eBay, qui contrôle pour l’instant cette société, a annoncé qu’il avait l’intention de s’en séparer pour en faire une compagnie indépendante et cette évolution devrait intervenir dans le courant de l’année. Or PayPal prépare déjà le terrain en procédant à une modification de ses Conditions Générales d’Utilisation (CGU ou Terms of Use/ToS en anglais). Les changements concernent plusieurs aspects, dont les questions de propriété intellectuelle sur les contenus produits par les utilisateurs et ils seront applicables au 1er juillet.

Venus_Flytrap_showing_trigger_hairs

Viens… viens, petit internaute… utilise mes services… et je te mordrai FORT ! Du bouton PayPal, risque bien d’éclore une fleur… carnivore ! (Image par NoahElhardt. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

A priori, le fait-même qu’une telle clause relative à la propriété des contenus existe chez PayPal a quelque chose de surprenant. Car en effet, on n’est pas en présence d’un service comme un réseau social ou une plateforme de partage, à l’image d’un Facebook ou d’un YouTube. PayPal propose des services de paiement en ligne et pas de l’hébergement de contenus sur une plateforme. 

Une étrange clause de propriété intellectuelle

Or une étrange clause relative à la « propriété intellectuelle » a fait son apparition avec la dernière mise à jour, que plusieurs commentateurs dénoncent déjà comme outrageusement abusive. PayPal prévient en effet ses utilisateurs que « Nous ajoutons un nouveau paragraphe […] qui précise la licence et les droits que vous nous accordez à nous ainsi qu’au Groupe PayPal […], pour utiliser le contenu que vous postez pour publication à l’aide des Services. » Cette licence que les utilisateurs vont automatiquement concéder à PayPal en acceptant les CGU est formulée comme suit :

« Lorsque vous fournissez ou publiez du contenu (à des fins de publication, en ligne ou hors ligne, dans chacun des cas) à l’aide des Services, vous accordez au Groupe PayPal un droit non exclusif, mondial, perpétuel, irrévocable, libre de redevance, cessible (via plusieurs niveaux) d’exercer des droits de reproduction, de publicité, de marques, de bases de données et des droits de propriété intellectuelle que vous possédez dans le contenu et les supports connus à ce jour ou à l’avenir. En outre, dans toute la mesure autorisée de la loi applicable, vous renoncez à vos droits moraux et promettez de ne pas exercer ces droits à l’encontre du Groupe PayPal, de ses titulaires de sous-licence ou de ses représentants. »

Cette clause de cession est particulièrement large. Je dirais même qu’elle est béante ! Jusqu’à présent, j’avais l’impression que le réseau social professionnel LinkedIn détenait la palme en matière de « clause-balai » destinée à aspirer le maximum de contenus et les droits qui vont avec. Mais PayPal va cette fois très loin. Ces CGU relatives à la propriété intellectuelle sur les contenus ont une portée plus large que celles de Facebook par exemple, parce qu’elles couvrent non seulement les objets soumis au droit d’auteur, mais aussi le droit des marques et des bases de données.

Dans son principe cependant, cette clause fonctionne comme celle de Facebook et on en retrouve des similaires sur la plupart des réseaux sociaux (Twitter, Instagram, etc). J’ai déjà eu l’occasion plusieurs fois d’écrire dans S.I.Lex à propos de ces types de licences et elles organisent ce que j’appelle une « propriété-fantôme » sur les contenus. Il ne s’agit pas en effet pour PayPal de se faire « céder » les droits au sens propre du terme, comme un éditeur par exemple peut le demander à l’auteur d’un roman par le biais d’un contrat d’édition. Le texte précise bien que la licence est « non-exclusive », ce qui signifie que l’utilisateur conserve l’exercice des droits sur ses contenus.

Mais ces droits sont en quelque sorte « dupliqués » et conférés à PayPal qui pourra dès lors en disposer de son côté, sur une base très large puisque la licence est mondiale, perpétuelle, irrévocable et bien entendu, gratuite. Ces droits sont également cessibles, ce qui signifie que PayPal peut les transférer à des tiers dans la cadre de partenariats ou en cas de rachat par une autre société. On notera par ailleurs que cette clause n’est pas bornée dans son étendue par une précision indiquant que les droits sont accordés à PayPal « dans la mesure nécessaire au fonctionnement du service ». On trouve ce genre de restrictions chez Dropbox par exemple et elles offrent des garanties aux internautes en délimitant le périmètre de la réutilisation des contenus par la plateforme.

Flou artistique…

En elle-même, une telle clause très « appropriative » n’est pas foncièrement originale. Mais la voir utilisée par un service comme PayPal a quelque chose de très surprenant. En effet, les CGU nous indiquent que ces dispositions s’appliquent « au contenu que vous postez pour publication à l’aide des Services ». On voit très bien ce que cela peut vouloir dire pour WordPress ou Flickr, mais pour un service de paiement en ligne, quid ?

Faut-il comprendre qu’installer un simple bouton PayPal sur son blog pour permettre aux internautes de faire des dons à l’auteur suffit pour que la société se retrouve détentrice d’une licence d’utilisation très large sur les textes postés ? Un éditeur qui vendrait des eBooks via son site internet en proposant le paiement grâce à PayPal lui octroierait-il pareillement une telle licence sur les ouvrages ?

Cappadocius a posé la question directement à PayPal et leur réponse s’est voulu rassurante :

Le problème, c’est que rien à la lecture de la clause ne permet de retenir une interprétation aussi restreinte. Juridiquement, elle peut potentiellement s’appliquer bien au-delà des seuls commentaires laissés par les utilisateurs, sans qu’on sache précisément où commencent et où s’arrêtent les contenus « postés pour publication à l’aide des services« . D’ailleurs, si cette clause est censé servir uniquement pour les commentaires des utilisateurs, pourquoi fait-elle aussi référence au droit des bases de données ou au droit des marques qui n’ont rien à voir ?

Du coup, on savait déjà que les boutons « J’aime » de Facebook cachaient en réalité de petits espions. Voilà maintenant qu’il faudra aussi compter avec les boutons carnivores de PayPal, avides de vos contenus !

shark-468856_640

PayPal, comme tu as de grandes dents ! C’est pour mieux croquer tes contenus, mon enfant… (Image par Simonegmoreira. Domaine public. Source : Pixabay).

Quelle validité en droit français ? 

A vrai dire, la question se pose de savoir si une telle clause de propriété intellectuelle est valable au regard du droit français. Par exemple, on peut remarquer que PayPal demande que ces utilisateurs renoncent à leur droit moral, alors que normalement, celui-ci est réputé inaliénable par la loi française. Mais les CGU prennent bien le soin de préciser que ce renoncement s’opère seulement « dans la mesure autorisée par la loi applicable« .

A la fin de l’année dernière, la Commission des Clauses Abusives a publié une recommandation consacrée aux conditions d’utilisation des réseaux sociaux, qui épingle très largement leurs pratiques. Cet texte dénonçait notamment les clauses relatives aux données personnelles et à la protection de la vie privée, mais il contient aussi de sérieuses réserves concernant les questions de propriété intellectuelle :

a) Clauses relatives aux licences de propriété intellectuelle

24- Considérant que la plupart des contrats de fourniture de services de réseautage social comprennent une clause prévoyant que, dans l’hypothèse de la publication d’un contenu dans le cadre des prestations mises à disposition par le fournisseur de service, l’utilisateur accorde à ce dernier un droit d’utilisation sur ce contenu ; que ces clauses peuvent porter sur un contenu protégé par la législation régissant le droit d’auteur au sens du livre I du code de la propriété intellectuelle ; que certaines de ces clauses sont formulées de manière trop large et qu’elles sont, alors, contraires aux prescriptions des articles L. 131-1 et L. 131-3 dudit code qui imposent de préciser le contenu visé, les droits conférés ainsi que les exploitations autorisées par l’auteur du contenu protégé ; que cette généralité est de nature à créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat au détriment du consommateur ou du non-professionnel ;

25 – Considérant que la plupart des contrats de fourniture de services de réseautage social comportent des clauses qui confèrent une totale liberté au fournisseur de service lors de l’utilisation du contenu ; qu’elles sont contraires à l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle en ce qu’elles portent atteinte au principe d’ordre public d’inaliénabilité du droit moral de l’auteur ; que ces clauses sont illicites et, maintenues dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur ou un non-professionnel, abusives ;

26 – Considérant que la plupart des clauses prévoient que le droit d’utilisation conféré au fournisseur du service l’est à titre gratuit ; que certaines de ces clauses sont noyées dans les conditions générales d’utilisation du service de réseautage social sans que l’attention de l’utilisateur soit suffisamment attirée sur la portée de son engagement ; que ces clauses qui privent le non-professionnel ou le consommateur d’une information claire sur la portée de son engagement sont contraires à l’article L. 133-2, alinéa 1er, du code de la consommation ; que ce défaut de lisibilité est de nature à créer un déséquilibre entre les droits et les obligations des parties au contrat au détriment du consommateur ou du non-professionnel.

Le problème, c’est que même si de sérieux doutes existent quant à la compatibilité de ces clauses avec le droit français, il n’y a pas encore eu de jurisprudence nette – à ma connaissance – qui se soit prononcée sur la question. En mars 2014, l’UFC – Que Choisir a néanmoins assigné en justice Facebook, Twitter et Google en justice à propos de leurs conditions d’utilisation, et notamment à propos de ces clauses de propriété intellectuelle.  Ce procès va donc donner aux juges français l’occasion de se prononcer sur la question.

***

D’ici-là, réfléchissez-y à deux fois avant d’installer un bouton PayPal sur vos sites. C’est que ça pourrait mordre, ces petites bêtes-là ! ;-)


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: CGU, contrat, PayPal, Propriété intellectuelle, réseaux sociaux

La fin de Grooveshark et le prix à payer pour la survie des plateformes

dimanche 3 mai 2015 à 22:20

La nouvelle est tombée brutalement vendredi dernier : le site de streaming musical Grooveshark a fermé ses portes, après plus de huit années d’existence et une longue bataille judiciaire contre les majors de la musique, qui s’était conclue en 2014 par une cinglante condamnation pour violation du droit d’auteur. Sous la pression des ayants droit, les fondateurs du site ont préféré saborder leur navire et mettre un point final à l’aventure, plutôt que de devoir payer les 700 millions de dollars d’amendes auxquels la justice les avaient condamnés.

Grooveshark

Le « message d’adieu » qui figure sur la page d’accueil de Grooveshark depuis vendredi dernier.

Il est extrêmement intéressant de revenir sur la trajectoire d’une plateforme comme Grooveshark, car sa destinée éphémère épouse les épisodes de la guerre au partage menée depuis des années par les industries culturelles. Et sa disparition nous renseigne aussi sur les conséquences de cette stratégie des ayants droit sur l’écosystème global de la musique sur Internet.

Un coup porté à la « Longue Traîne » de la musique

Grooveshark compte en effet parmi les successeurs de Napster, fermé par décision de justice en 2001. Apparu en même temps que Limewire par exemple, il prenait à l’origine la forme d’un réseau de P2P, Grooveshark fournissant un client pour effectuer du partage décentralisé. Son originalité était cependant de prévoir une rémunération pour les utilisateurs qui acceptaient de mettre en partage des fichiers (0,25$ le titre). Alors que l’on parle beaucoup aujourd’hui du Digital Labor et du « travail gratuit » que les plateformes font effectuer à leurs utilisateurs, Grooveshark avait sans doute quelque chose de visionnaire dans la manière dont il envisageait ses rapports avec les contributeurs. Mais ce modèle constituait aussi pour lui une stratégie, destinée à étoffer le plus rapidement possible son catalogue afin de surpasser celui des plateformes concurrentes.

Sur cet aspect de la profondeur de l’offre, Grooveshark avait en effet clairement une longueur d’avance sur ses concurrents et on le perçoit à travers les commentaires partagés sur Twitter par les internautes à l’annonce de sa fermeture. Nombreux sont ceux qui déplorent le fait de perdre avec leurs playlists des morceaux rares, qu’ils ne retrouveront pas sur « l’offre légale » de streaming musical, chez Deezer ou Spotify.

L’avantage de Grooveshark ne tenait d’ailleurs pas nécessairement au volume des titres disponibles, mais à leur diversité. Le catalogue de la plateforme avait donc cette vertu de matérialiser une forme de « longue traîne » en musique, dont l’existence ailleurs sur Internet est loin d’être évidente. Il en est ainsi parce que son contenu était directement « crowdsourcé » par ses utilisateurs à partir de la mise en commun de leurs bibliothèques personnelles. Mais alors que Grooveshark affichait clairement son intention de s’inscrire dans l’offre « légale », il n’a pas tardé à être attaqué par les titulaires de droits du secteur, l’accusant de favoriser la contrefaçon d’oeuvres protégées à grande échelle.

Une représentation de la « Longue traîne » de la musique.

Du P2P rémunéré au streaming musical centralisé

Les industriels de la musique ont rapidement agité la menace d’une action en justice et en réaction, Grooveshark s’est mis à muter, en s’éloignant de plus en plus du modèle décentralisé. Il est devenu une sorte de « Napster in the Cloud », en se transformant en une plateforme centralisée de streaming musical, très proche en un sens de ce que YouTube représente pour la vidéo ou SoundCloud pour le son. Le projet de rémunérer les utilisateurs pour la mise en mise partage des fichiers sentait trop le souffre et il a rapidement été mis au placard. A la place, Grooveshark a cherché un terrain d’entente avec les majors en mettant en place un système de rémunération, basée sur un partage des recettes publicitaires et des abonnements proposés à ses utilisateurs. La plateforme a d’ailleurs réussi à conclure des licences avec EMI et des labels indépendants, mais pas avec le reste de la profession.

Le DMCA et son système de notifications de retrait est au coeur de l’histoire de Grooveshark.

Car à leurs yeux, Grooveshark portait en lui une forme de « vice fondamental »: si les industriels de la musique toléraient l’existence d’un service fonctionnant sur le principe du partage des fichiers par les individus, ils acceptaient de revenir sur un des fondements du droit d’auteur, qui veut qu’une oeuvre ne peut être distribuée sous une forme donnée qu’avec l’accord des titulaires de droits. Ne parvenant pas à trouver d’issue légale pour son modèle, Grooveshark s’est alors abrité derrière la responsabilité allégée dont bénéficient les hébergeurs de contenu sur Internet au titre du DMCA (Digital Millenium Copyright Act) aux Etats-Unis. Une plateforme ne devient responsable pour un contenu mis en ligne par ses utilisateurs que si elle ne réagit pas rapidement pour le retirer une fois qu’il lui a été signalé. Or c’est ce point qui a causé la perte de Grooveshark : les ayants droit sont parvenus à prouver devant les juges que la société avait demandé à des employés de charger eux-mêmes de fichiers sur la plateforme, ce qui a eu pour conséquence de leur faire perdre le bénéfice du « safe harbour » (sphère de sécurité) prévu par le DMCA.

Après avoir commis une telle erreur, la fin de Grooveshark était inéluctable et l’occasion trop belle pour les titulaires de droits de faire un exemple en l’abattant devant la justice. Mais au-delà de ce motif de condamnation, on peut se demander qu’est-ce qui fait au juste la différence entre Grooveshark et des plateformes dite « légales » comme Deezer ou Spotify ? Qu’est-ce qui le différencie aussi fondamentalement de sites comme YouTube ou SoundCloud, toujours en ligne malgré la « zone grise » dans laquelle ils se situent également depuis des années ?

Quelle différence entre Grooveshark et « l’offre légale » ? 

La différence est en réalité extrêmement ténue. On peut même dire que Deezer n’est rien d’autre qu’un Grooveshark qui a réussi. En effet, il est bon de rappeler qu’à ses origines l’aujourd’hui respectable Deezer a également subi des accusations de violation de droit d’auteur. Le champion français du streaming avait en effet réussi à trouver un accord avec la SACEM en ce qui concerne les droits des auteurs, mais pas avec les producteurs de musique qui l’ont longtemps menacé de procès. Ce n’est qu’après coup qu’une entente a pu être entérinée, mais Deezer a bien été obligé lui-aussi à une époque de « passer en force », en mettant les titulaires devant le fait accompli de l’existence d’une offre.

Un site très proche de Grooveshark a d’ailleurs existé en France. En 2003, Radio.blog.club avait essayé de mettre en place un modèle d’écoute en streaming gratuit, financé par de la publicité. C’était d’ailleurs à l’époque le concurrent d’un certain BlogMusik, qui se se transformera ensuite en Deezer après avoir réglé ses problèmes juridiques. Mais la sanction a été lourde pour lui, puisque le site a été condamné en 2012 par la justice, avec un million d’euros d’amendes à verser pour ses fondateurs.

La page d’accueil de Radio.blog.club, un des pionniers malheureux du streaming musical en France.

La frontière entre l’offre « légale » et les sites pirates est donc bien plus floue que ce que l’on veut bien nous faire croire. Beaucoup des sites dits « légaux » ont commencé leur existence aux marges de la légalité. Par ailleurs, on remarquera qu’aussi bien Grooveshark que Radio.blog avaient clairement l’intention de rémunérer les artistes. Des plateformes »légales » comme Deezer et Spotify, toujours actives aujourd’hui, sont de leur côté régulièrement pointées du doigt pour les sommes dérisoires par écoute qu’elles reversent aux créateurs. Et peut-être est-il bon ici de rappeler que lorsque MegaUpload a été fermé en 2012 par une intervention manu militari du FBI, il était à la veille de lancer une offre MegaBox payante, dont 90% des revenus auraient été reversées aux artistes. Certains sont allés jusqu’à dire que c’est même sans doute une des raisons qui ont précipité sa perte, car les titulaires de droits auraient eu trop peur que leurs offres légales ne fassent soudain « pâles figures » à côté de cette nouvelle piste de financement pour les artistes.

La frontière entre le légal et l’illégal ne passe donc pas nécessairement par le fait de rémunérer ou non les créateurs…

Comment les plateformes « achètent » leur survie…

Pourquoi les ayants droit se sont-ils acharnés à ce point sur Grooveshark, alors qu’ils laissent subsister des plateformes proches dans leurs principes de fonctionnement, comme YouTube ou SoundCloud ? Certes, il y a bien sûr le fait que Grooveshark a commis l’énorme erreur de faire partager des fichiers à ses propres employés, ce qui le rendait beaucoup plus facile à abattre en justice. Mais au-delà de cela, YouTube et SoundCloud ont accepté de faire évoluer graduellement leur modèle pour trouver un terrain d’entente avec les titulaires de droits.

YouTube a par exemple des accords de redistribution de recettes publicitaires qu’il génère avec certains producteurs, ainsi qu’avec des sociétés d’auteur comme la SACEM en France. Par ailleurs, il a déployé un système de filtrage automatique des contenus chargés par ses utilisateurs, le fameux ContentID, dit aussi « Robocopyright ». Cet algorithme fonctionnant à partir d’empreintes des fichiers fournies à YouTube par les titulaires de droits assure une forme de « police privée du droit d’auteur », en distribuant des sanctions (les « strikes ») aux utilisateurs qui chargent des contenus sans respecter le droit d’auteur. Le système permet à la plateforme d’exercer une surveilance constante des contenus, sans perdre le bénéfice de sa responsabilité allégée.

Les sanctions infligées par ContentID peuvent aller jusqu’à la fermeture des comptes d’utilisateurs et il est difficile de contester, même dans les cas d’erreur manifeste du robot.

SoundCloud a connu exactement la même trajectoire. Un robocopyright a aussi été progressivement déployé pour filtrer les contenus et la plateforme a récemment noué un partenariat avec la société Zefr pour améliorer son efficacité. Cette évolution lui a permis de commencer à nouer des accords avec Warner Music, mais les négociations continuent toujours avec les autres majors. Au passage, l’implantation du robot a eu des conséquences non négligeables pour les utilisateurs. Car SoundCloud a longtemps été réputé comme un lieu privilégié sur la Toile pour le partage des mixes et des compilations de DJs. Or son algorithme repère automatiquement les empreintes des oeuvres qu’il est chargé de surveiller, sans distinguer s’il s’agit de morceaux entiers ou d’extraits réutilisés dans des créations dérivées. Depuis quelques temps, les DJ postant leurs mixes sur SoundCloud font donc l’objet de sanctions à répétition, et une grande vague de retraits a même commencé depuis le partenariat avec Zefr, à tel point que la communauté envisage à présent de migrer. SoundCloud en sera plus « propre », mais aussi bien plus pauvre…

SoundCloud, de plus en plus en guerre avec la communauté des DJs.

D’une certaine manière, on peut dire que deux plateformes comme YouTube et SoundCloud ont « acheté leur survie » en acceptant de déployer ces systèmes de police privée du droit d’auteur. Pour les utilisateurs, cela signifie aussi qu’il faudra dorénavant se soumettre à une forme de « robotisation » de l’application du droit, provoquant de plus en plus de dommages collatéraux.

Même s’il change profondément leur nature, ce « deal » peut s’avérer juteux pour les plateformes. YouTube par exemple a lancé depuis la fin de l’année une offre de musique en streaming sur abonnement à partir des contenus partagés sur sa plateforme. En termes de profondeur de catalogue, il est le seul qui puisse être comparé à Grooveshark, parce que son principe repose aussi sur une alimentation par la foule.

Son modèle passera par des abonnements proposés aux utilisateurs en échange d’une suppression de la publicité qui devient de plus en plus envahissante sur YouTube. Evidemment, YouTube – et Google derrière lui, propriétaire du site – a négocié le montage de cette offre avec les majors de la musique. Mais la plateforme n’a pas hésité au passage à utiliser sa puissance pour tordre le bras des producteurs indépendants, qui ont été sommés d’accepter des termes contractuels défavorables sous peine d’être éjectés de l’offre gratuite.

En attendant l’extra-judiciarisation de la censure… 

Le seul point « positif » – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans la fermeture de Grooveshark, c’est qu’il aura quand même fallu un procès en bonne et due forme pour arriver à ce résultat. On reste encore dans le cadre d’une décision de justice, offrant un minimum de garanties pour les droits de la défense. L’étape suivante que visent à présent les titulaires de droits, c’est d’être en mesure de contourner la justice pour faire pression directement sur les plateformes avec l’appui de l’Etat.

justice

La justice est aveugle. Elle risque de le devenir au sens propre en matière de droit d’auteur, à mesure que s’étendent les stratégies de contournement mises en place par les titulaires de droits (Image par Nemo. Domaine Public. Pixabay)

C’est une tendance lourde que l’on voit actuellement monter à travers des concepts comme « l’auto-régulation des plateformes » ou la mise en place de moyens extra-judiciaires de lutte contre la « contrefaçon à échelle commerciale », telle la Charte récemment négociée en France sous l’égide du Ministère de la Culture à propos de la publicité en ligne. Le prochain Grooveshark ne sera pas condamné par un juge : il sera éjecté de l’écosystème par un système de censure privée organisé sur une base contractuelle entre les titulaires de droits et des intermédiaires. C’est d’ailleurs ce qui avait commencé avec Grooveshark, puisque Google avait accepté en 2013 de ne plus afficher le site dans ses suggestions de recherche, avant même que le jugement final ne soit rendu en 2014. Ce type de réactions des intermédiaires techniques risque de se généraliser.

L’évolution du streaming dans la musique montre d’ailleurs à quel point un concept comme celui de « contrefaçon commerciale » ou de « site massivement contrefaisant » est évanescent. La différence entre Deezer, YouTube et Grooveshark n’est qu’une différence de degrés et pas de nature. Ceux qui acceptent « d’acheter leur survie » pourront subsister, mais à condition d’évoluer vers des modèles de plus en plus problématiques pour le respect des libertés…

***

La fin de Grooveshark n’est qu’un épisode de plus dans la guerre globale au partage qui se livre aujourd’hui. Cette issue brutale doit aussi nous rappeler que le meilleur moyen de résister – et de rendre l’écosystème du partage sain et résilient – est de favoriser les formes de partage non-marchand les plus décentralisées, comme le P2P. C’est d’ailleurs là, et notamment au sein des communautés privées de partage, que subsiste encore dans toute sa richesse la « Longue Traîne de la musique ». Ces dispositifs s’appuyant sur une architecture distribuée ont en effet la vertu d’éviter la constitution de plateformes centralisés pouvant être abattues en justice, ou pire, transformées progressivement en monstruosités sous la pression des titulaires de droits.

Et au-delà, il reste essentiel de réclamer la légalisation du partage non-marchand et la mise en place de financements mutualisés pour la création, comme la contribution créative, qui sont les seuls moyens à la fois de sortir de cette spirale répressive et d’assurer une rémunération équitable des créateurs.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: contrefaçon, droit d'auteur, Grooveshark, musique, robocopyright, streaming