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Les Jeux Olympiques de Paris sombreront-ils dans la folie de la propriété intellectuelle ?

lundi 9 octobre 2017 à 07:30

Une des choses que je redoutais le plus au monde est arrivée : Paris organisera les Jeux Olympiques en 2024. Les opposants à ce projet n’ont pas réussi à faire entendre leur voix, alors que les arguments contre la tenue des jeux étaient nombreux (revoir cet épisode de Datagueule pour s’en convaincre).

C’est à présent un véritable rouleau compresseur qui va se mettre en marche pour l’organisation de Paris 2024 et l’un des premiers jalons passera par le Parlement. Comme l’explique bien cet article sur le site de RTL, le CIO (Comité International Olympique) exige en effet des pays organisateurs qu’ils adoptent une « Loi Olympique et Paralympique » dont le but est de « mettre en conformité le cadre législatif » avec les exigences de l’organisation.

Alors que le Parlement français vient à peine de faire passer l’essentiel de l’état d’urgence dans le droit commun, c’est donc un autre régime d’exception qui sera certainement instauré en 2024, avec des conséquences inquiétantes à la clé. Cette loi aura en effet pour but d’organiser un certain nombre de transferts d’autorité de l’Etat français vers le CIO. Le réseau de transport devra notamment être réagencé de manière à mettre en place une « Voie Olympique » permettant aux athlètes de circuler entre les différents sites des épreuves. Cela revient donc à dire que certaines voies publiques de circulation vont être « privatisées » durant la période des Jeux, ce qui arrivera aussi dans les nombreuses « fanzones » dont la capitale va vraisemblablement se couvrir. Des dérogations au Code du travail pourraient également (encore…) être apportées afin de faciliter l’emploi de travailleurs jetables pour la construction des édifices olympiques ou pour assurer la logistique des Jeux.

Police des marques et du droit d’auteur

Mais la loi olympique comportera aussi un volet relatif à la protection des droits d’auteur et des marques susceptible de provoquer un niveau impressionnant de dérives, comme cela avait été le cas lors des Jeux à Londres en 2012. Pour protéger les exclusivités conférées aux chaînes de télévision, ainsi ses propres marques et celles de ses sponsors, le CIO impose en effet toute une série de mesures drastiques de contrôle et de répression.

La vérité des anneaux olympiques mise à nu…

Des « zones d’exclusion » seront mises en place autour des différents sites olympiques, de manière à interdire l’apparition de marques non partenaires de l’événement. Pour faire respecter les règles de l’Olympics Brand Policy, une police spéciale sera mise en place, composée d’agents privés qui, à Londres, avaient le droit d’entrer dans les magasins, mais aussi dans les domiciles privés, et pouvaient infliger par le biais de procédures accélérées de très lourdes amendes. Dans un billet publié en 2012 sur ce blog, j’avais essayé de répertorier les nombreuses dérives que ce système avait provoquées et la liste était littéralement hallucinante. Des spectateurs avaient été inquiétés pour avoir osé porté un T-Shirt Pepsi, juste parce que Coca-Cola était sponsor officiel ; de nombreux commerces autour des zones d’exclusion avaient été sanctionnés pour avoir utilisé les symboles olympiques et Mc Donald avait même obtenu une exclusivité sur la vente de frites dans la ville ! Les réseaux sociaux avaient aussi fait l’objet d’une surveillance étroite pour empêcher que les spectateurs, ou même les athlètes, ne diffusent des images protégées par des exclusivités accordées aux télévisions.

Censure et contrôle du langage

Mais un des aspects les plus inquiétants de la loi olympique concerne le contrôle du langage qu’elle prétend imposer durant la période de l’événement. Ce fut le cas à Londres, mais aussi à Rio en 2016, le parlement brésilien ayant adopté un texte similaire que j’avais analysé ici. Le CIO avait utilisé ce moyen pour imposer des restrictions drastiques en matière d’usage de tous les termes et symboles en lien avec les Jeux. La loi olympique interdisait par exemple d’employer dans une même phrase plus deux mots comme «olympics», « game », « 2016 », twenty six », « gold », « bronze », « medal », etc. Même les usages pédagogiques des symboles et marques du CIO devaient théoriquement faire l’objet d’une déclaration et d’une autorisation préalable ! La conséquence de ces mesures orwelliennes, c’est que les médias et entreprises qui n’avaient pas payé de droits étaient obligés pour éviter les sanctions de recourir à des périphrases, comme « jeux d’été » ou « The O-Word » pour ne pas se risquer à dire « olympique ». Par ailleurs, le CIO n’avait pas hésité à utiliser sa politique de marques pour censurer les sites internet d’opposants aux jeux ou intimider des médias trop critiques

Il y a tout lieu de penser qu’elle comportera des mesures aussi drastiques que les précédentes adoptées au Royaume-Uni et au Brésil, avec les mêmes conséquences à la clé. A Londres, la police des marques du CIO avait par exemple consciencieusement fait la chasse dans la ville à tous les commerces dont le nom faisait référence de près ou de loin au champ lexical des Jeux. Un bar qui s’appelait depuis des années « Café Olympic » avait ainsi été obligé de se rebaptiser « Café Lympic ».

En 2012, le Café Olympic a perdu son « O »…

Or il se trouve qu’il existe aussi à Paris un Olympic Café, du côté de la Goutte d’or dans le 18ème arrondissement, à qui on ne peut que conseiller de commencer à réfléchir à un nouveau nom s’il veut échapper aux foudres de la police des marques du CIO… Et prions aussi pour qu’aucune zone d’exclusion ne se situe à proximité de l’Olympia !

Peut-on encore arrêter la machine ?

L’article précité de RTL indique que la rédaction de la loi olympique devrait être achevée entre la fin de l’année 2017 et le début de l’année 2018 et il y a tout lieu de penser qu’elle sera aussi drastique que les précédentes.  Dans le rapport d’évaluation dressé par le CIO à propos des candidatures de Paris et Los Angeles, on peut lire notamment ceci, qui témoigne de la volonté de la France de faire du zèle :

La législation française existante prévoit la plupart des protections juridiques nécessaires s’agissant des droits de propriété intellectuelle, du marketing sauvage, de la réglementation pour l’entrée en France, des impôts et taxes, du droit du travail et d’autres questions juridiques liées aux Jeux. Qui plus est, les autorités françaises ont fait part de leur intention de promulguer, peu après l’élection de la ville hôte, une loi olympique et paralympique qui faciliterait et accélérerait la mise en œuvre des conditions requises par le « Contrat ville hôte ».

Des dispositions législatives seraient nécessaires pour la mise en œuvre de plusieurs garanties (concernant par exemple la fiscalité et le déficit). Dans certains secteurs, la loi olympique et paralympique prévue, qui autoriserait le gouvernement à agir par voie de décrets d’application, faciliterait cette procédure. Ces dispositions législatives et ces ordonnances devraient être soumises au préalable au CIO pour examen.

On peut donc s’attendre à ce que le vote de cette loi olympique se déroule dans la plus grande opacité, et sans débat public véritable, voire même que le gouvernement choisisse de passer par la voie de ces ordonnances qu’il apprécie tant. Mais vu la configuration politique actuelle, même si la loi suivait un circuit classique, il y a peu de chances que les députés ou les sénateurs l’expurgent des mesures liberticides qu’elle pourra contenir. Dès lors, reste-t-il encore un espoir de bloquer un tel texte, au moins sur ses points les plus contestables ?

Peut-être serait-il possible de déférer la loi au Conseil Constitutionnel, s’il se trouve 60 députés ou sénateurs pour le saisir ? Mais pour espérer obtenir un tel résultat, c’est sans doute dès maintenant qu’il faudrait entrer en contact avec les représentants pour les sensibiliser à ces questions. Sinon, seule la voie de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) serait encore ouverte, en attaquant un décret d’application de cette loi ou à l’occasion d’un litige provoqué par l’application du texte. C’est sans doute la piste la plus sérieuse qu’il nous faut à présent creuser et anticiper.

***

En 2012, l’historien Pierre Clastres, spécialisé dans l’histoire des Jeux, avait livré une interview glaçante dans les colonnes de Libération, dans laquelle il revenait sur les aspects les plus inquiétants de la loi olympique pour conclure :

Le CIO a besoin d’une dictature ou d’un pays ultralibéral pour imposer ses règles.

Cela tombe bien : la France ressemble de plus en plus à un amalgame des deux et on n’ose imaginer ce que donnera la combinaison du régime d’exception voulu par le CIO et de l’état d’urgence perpétuel auquel nous sommes à présent soumis…


Classé dans:CopyrightMadness : les délires du copyright Tagged: CIO, Jeux Olympiques, marques, Paris 2024, Propriété intellectuelle

Les « biens communs » d’Emmanuel Macron ne sont pas les nôtres !

lundi 2 octobre 2017 à 08:58

Il fallait bien que cela finisse par arriver… Emmanuel Macron s’est emparé du vocabulaire des biens communs, lors du sommet européen qui s’est tenu à Tallinn la semaine dernière. Il a prononcé à cette occasion un discours pendant une conférence de presse pour présenter une stratégie sur le numérique pour l’Union européenne, articulée autour de quatre piliers. Or le troisième de ces piliers porte précisément sur le « financement des biens communs » (cliquez ici pour voir la vidéo à partir de 9.12 minutes).

Voici la transcription de cette partie du discours telle qu’on la trouve sur le site de l’Elysée :

Troisième pilier de l’action que nous devons conduire : c’est celui du financement des biens communs. Le numérique bouscule très profondément nos économies, nos sociétés. Mais il implique aussi de financer les choses qu’aucun acteur privé ne finance. Une part non négligeable de nos populations n’ont pas accès au numérique aujourd’hui, parce qu’elles n’ont pas accès à la fibre, parce qu’elles n’ont pas d’accès en termes de connaissances ou de capacités, et c’est un vrai défi pour toutes les sociétés et toutes les démocraties de l’Union européennes. Si nous n’avons qu’un agenda numérique ambitieux sans essayer de réduire la fracture numérique partout dans nos pays, nous nourrirons les populismes et les extrêmes. C’est un investissement que les opérateurs ne font pas, parce qu’il n’est pas rentable. C’est aux pouvoirs publics de le faire.

Le numérique, comme je l’ai dit, bouscule des secteurs d’activité économique en profondeur et suppose de requalifier, dans chacun de nos pays, des millions de nos concitoyens. Ça veut dire les former différemment, mais aussi former tout au long de la vie, soit pour changer de secteur, soit pour changer de type d’activité dans un secteur.

Cet investissement, c’est un investissement public. Les acteurs économiques ne le font quasiment pas. Ces biens communs sont indispensables si nous voulons réussir la transition du numérique, et si nous ne voulons pas que cette transition signifie la mise à l’écart de la société contemporaine de millions de nos concitoyens. Pour se faire, nous devons organiser son juste financement par les acteurs du numérique. Or aujourd’hui, les géants du numérique ne contribuent pas au financement des biens communs. Il serait absurde de demander aux acteurs de l’économie d’aujourd’hui ou d’hier, qui sont eux-mêmes bousculés, parfois fragilisés par le numérique, d’être les seuls à financer cette transformation ! Or aujourd’hui, c’est la situation dans laquelle nous nous trouvons. Les industriels, nos industriels, nos PME, nos TPE paient des impôts sur les sociétés, de la TVA, et toute la fiscalité que nous connaissons, fiscalité à laquelle échappent en quasi-totalité, en particulier, les grands acteurs du numérique qui optimisent dans des montages internationaux leurs structures fiscales.

C’est pourquoi je soutiens l’initiative prise par la Commission européenne d’une taxe dans le cadre ACCIS. C’est pourquoi je souhaite que nous allions plus loin et je soutiens l’initiative prise par plusieurs ministres des Finances d’une taxe sur la valeur créée dans nos pays. Cette taxe permettra de prélever un juste financement de ces biens communs par une taxation des acteurs qui concurrencent les acteurs européens et qui, aujourd’hui, ne participent pas suffisamment ou pas du tout à ce financement.

C’est une taxe qui a pour avantage également de ne pas créer d’effet de déport ou de perte de base fiscale puisqu’elle repose sur la valeur créée dans un pays et non pas sur l’implantation et sur l’établissement stable dans le pays dudit opérateur. Ce qui est pertinent par rapport à la logique même du numérique. Ce qui veut dire que quand certains nous disent : « Si vous les taxez, ils vont partir » ; non, on ne taxera plus, si on suit la proposition de nos ministres de Finances, s’ils n’opèrent plus dans nos pays. Mais je ne crois pas une seule seconde que les géants de l’Internet arrêteront d’opérer dans nos pays parce qu’on prélève un pourcentage, juste au demeurant, de la valeur créée et opérée dans ledit pays. Cette taxe est extrêmement importante parce qu’on ne peut pas considérer que le développement du numérique puisse se faire sans le juste investissement sur les biens communs que j’évoquais.

De quels « biens communs » parle-t-on ?

Ce qu’Emmanuel Macron cite comme exemple de ces « biens communs » à financer est a priori assez surprenant. Il s’agit d’une part de l’infrastructure physique du réseau (la fibre) et d’autre part, de l’éducation au numérique des citoyens. Ces ressources constitueraient des « biens communs » parce qu’elles ne seraient pas prises en charge par les acteurs privés, faute pour eux d’incitation suffisante en termes de rentabilité. C’est vrai pour la formation au numérique, si on considère que celle-ci est assurée par l’Éducation nationale, les universités et la formation continue. Ça l’est déjà moins pour la fibre, et globalement, pour toute l’infrastructure physique des « tuyaux » de l’Internet, dont le développement est en grande partie assuré par les opérateurs télécoms. C’est seulement dans certaines zones, où les perspectives de rentabilité sont moindres, que ces acteurs privés n’assurent pas la couverture et les financements publics doivent alors prendre le relais, quand ce ne sont pas des FAI associatifs qui accomplissent ce service d’intérêt général.

On voit en réalité qu’il y a une grande ambiguïté dans le discours de Macron entre biens communs et biens publics ou services publics. Sa vision est même tout à fait en phase avec l’idéologie libérale, qui cantonne l’action publique aux seuls secteurs où il y a « défaillance du marché » et qui voudrait que les Communs soient aussi rejetés dans une marge résiduelle. Ce l’on appelle « biens communs numériques » ou « Communs numériques » possède en réalité une tout autre nature. Il s’agit par exemple des logiciels libres, de projets collaboratifs comme Wikipédia ou Open Street Map ou encore de l’infrastructure « logique » d’Internet et du Web – les standards et les protocoles ouverts comme le TCP/IP ou le http – qui font de celui-ci un bien commun. Toutes ces ressources correspondent à la définition des biens communs, telle qu’elle tend aujourd’hui à être partagée par la communauté scientifique dans le sillage des travaux d’Elinor Ostrom, à partir de la réunion de trois éléments : une ressource mise en partage ; une communauté qui la prend en charge et assure son développement ; des règles de gouvernance auto-déterminées par cette communauté (voir par exemple le Dictionnaire des biens communs paru cet été aux PUF).

Un enjeu fiscal important

Le troisième pilier des propositions de Macron pour le numérique en Europe a en réalité surtout une visée fiscale : celle de soumettre les grands acteurs du numérique, et en particulier les GAFAM, au paiement de l’impôt auquel ils arrivent aujourd’hui si facilement à échapper à cause du défaut d’harmonisation de la législation au sein de l’Union européenne. On peut difficilement ne pas être d’accord avec cet objectif et du point de vue même des Communs, il est crucial d’avoir des États en bonne santé et des services publics solides. Les Communs ne sont nullement les « ennemis des États » et on voit que partout où ils ont progressé, comme en Italie par exemple, c’est par la mise en place de partenariats Public-Communs féconds. Au contraire, là où les États ont été extrêmement fragilisés, comme en Grèce par exemple, les Communs ont aussi été frappés de plein fouet, notamment par les mesures d’austérité et les vagues de privatisation. Dès lors, la soumission des grands acteurs du numérique à l’impôt est un sujet dont le mouvement des Communs ne peut se désintéresser.

La taxe sur la valeur créée dans les pays européens proposées par Emmanuel Macron est de ce point de vue plutôt intéressante, car elle a effectivement le potentiel d’arriver à atteindre les grandes plateformes, si tant est que les différents Etats de l’Union arrivent à s’entendre pour la mettre en place (ce qui est loin d’être assuré…). Mais suffit-il d’instaurer une telle taxe pour garantir qu’elle servira à « financer les biens communs » ? Rien n’est moins sûr et la France en donne précisément déjà le contre-exemple. Notre pays a en effet pris les devants en matière fiscale avec la « Taxe Youtube », instaurée l’an dernier par le biais de la loi Création, qui est entrée récemment en vigueur et qui va ponctionner 2% du chiffre d’affaires réalisé par les plateformes de diffusion de vidéos, comme YouTube ou Netflix. Si le principe même de cette taxe n’est pas forcément une mauvaise idée, la manière dont elle va être redistribuée prête déjà beaucoup plus à discussion.

Son produit sera en effet affecté au CNC (Centre National du Cinéma), qui s’en servira pour financer des oeuvres audiovisuelles, avec une part réservée aux créateurs diffusant des oeuvres sur Internet (les YouTubeurs par exemple). Cet argent va donc tomber dans une structure très largement contrôlée par les ayants droit et, loin de constituer une manière de financer des « biens communs », cela va revenir à accentuer encore la « privatisation » de la politique culturelle de la France. Il aurait été infiniment préférable que ce prélèvement abonde directement le budget de l’État, sans parler que l’on aurait pu s’en servir au moins en partie pour financer la production d’œuvres sous licence libre ce qui aurait permis, pour le coup, de parler légitimement de « biens communs ». Si la taxe sur la valeur créée voulue par Emmanuel Macron voit le jour, il faudra être extrêmement vigilants sur la manière dont elle sera redistribuée, car il est fort probable qu’elle suscite l’appétit de nombreux acteurs privés, à commencer par les industries culturelles, qui chercheront sans doute à se l’accaparer. Et c’est justement parce que les propositions de Macron ne reposent pas sur une définition rigoureuse des biens communs qu’on peut redouter de tels risques de confiscation de ces financements par des intérêts privés.

Assurer la pérennité des infrastructures communes

Une autre faiblesse de la vision de Macron est qu’il se trompe assez lourdement dans l’identification de ce qui « fait infrastructure » dans l’environnement numérique. Certes les infrastructures physiques (les tuyaux de l’Internet) sont importantes, mais il ne faut surtout pas oublier la « couche logique » et le rôle crucial joué par les logiciels libres. Sans le Libre et l’Open Source, Internet ne pourrait tout simplement plus fonctionner aujourd’hui, tant ont pris de l’importance des briques essentielles comme Linux, C++, PHP, Java, Python, WordPress, Mozilla, Libre Office, VLC, Apache et bien d’autres encore. On ne le sait pas assez, mais plus de 90% des serveurs installés dans le monde tournent sous Linux, ce qui fait de ce logiciel libre une des clés de voûte « cachées » de l’environnement numérique et c’est plus de 25% des sites web qui utilisent WordPress.

Or beaucoup de ces logiciels libres souffrent d’un problème de maintenance et de financement, car leur développement repose sur des communautés dont les moyens sont sans rapport avec l’importance des outils qu’ils mettent à disposition du monde entier. C’est ce que montre très bien l’ouvrage « Sur quoi reposent nos infrastructures numériques ? Le travail invisible des faiseurs du web » signé par Nadia Enghbal et paru récemment en libre accès sur Open Edition :

Aujourd’hui, la quasi-totalité des logiciels couramment utilisés sont tributaires de code dit « open source », créé et maintenu par des communautés composées de développeurs et d’autres talents. Ce code peut être repris, modifié et utilisé par n’importe qui, entreprise ou particulier, pour créer ses propres logiciels. Partagé, ce code constitue ainsi l’infrastructure numérique de la société d’aujourd’hui… dont les fondations menacent cependant de céder sous la demande !

En effet, dans un monde régi par la technologie, qu’il s’agisse des entreprises du Fortune 500, du Gouvernement, des grandes entreprises de logiciel ou des startups, nous sommes en train d’accroître la charge de ceux qui produisent et entretiennent cette infrastructure partagée. Or, comme ces communautés sont assez discrètes, les utilisateurs ont mis longtemps à en prendre conscience.

Tout comme l’infrastructure matérielle, l’infrastructure numérique nécessite pourtant une maintenance et un entretien réguliers. Face à une demande sans précédent, si nous ne soutenons pas cette infrastructure, les conséquences seront nombreuses.

Si l’on doit parler réellement de « financement des biens communs numériques », alors l’Union européenne devrait s’engager dans une politique déterminée de soutien au logiciel libre et à l’Open Source, qui pourrait très bien être alimentée par une taxe prélevée sur la valeur créée par les GAFAM dans les États-membres. Ce serait une manière de mettre en place la réciprocité entre les Communs et le marché que certains penseurs comme Michel Bauwens identifient depuis plusieurs années comme un des défis majeurs que nous devons relever pour aller vers une « Économie des Communs ». Mais au-delà des logiciels, ces financements devraient aussi bénéficier à des projets comme Wikipédia, Open Street Map ou Framasoft, qui sont devenus l’équivalent de véritables « services publics » dans l’environnement numérique, à la différence que ce sont des communautés, et non pas les États, qui ont su les mettre en place. Que la taxe sur la valeur créée serve à aider au déploiement de la fibre dans les zones isolées est une bonne chose. Qu’elle soit aussi utilisée pour développer par la formation les capacités numériques des individus est également un but plus que légitime. Mais ce serait manquer quelque chose d’essentiel de ne pas se servir de ce levier fiscal pour soutenir les véritables « Communs numériques », qui offrent aujourd’hui la seule véritable alternative à l’emprise croissante des grandes plateformes centralisées (voir à ce sujet cet excellent billet par Henri Verdier).

Les dangers cachés de la rhétorique des Communs

En utilisant le terme de « biens communs » d’une manière simplement métaphorique, Emmanuel Macron passe à côté de cet enjeu fondamental, mais il s’avance aussi sur une pente qui pourrait à terme s’avérer dangereuse. La rhétorique du « financement des biens communs » peut en effet très bien être instrumentalisée pour porter atteinte à ce qui fait qu’Internet est encore aujourd’hui un bien commun. On voit par exemple que c’est sur la base de ce genre d’arguments que la neutralité du net est gravement menacée en ce moment aux Etats-Unis. Les opérateurs télécom ont en effet réussi à convaincre les politiques que les investissements qu’ils avaient réalisés dans le déploiement des câbles et de la fibre justifiaient qu’ils puissent discriminer les services les plus gourmands comme Netflix ou Youtube, en proposant des offres différenciées à leurs clients. Une consultation a été lancée aux États-Unis, qui va bientôt se terminer et qui pourrait déboucher sur un abandon de la neutralité du net, établissant un « Internet à plusieurs vitesses ». Or on voit toute la perversité de ce type de discours, car la neutralité du net est essentielle pour qu’Internet reste un bien commun, en garantissant que toutes les informations puissent être émises et reçues sans discrimination. Revenir sur ce principe revient en réalité à « privatiser » ou « enclore » Internet en faisant des opérateurs télécom et des FAI les maîtres du réseau. C’est ainsi qu’un discours dévoyé sur le « financement des biens communs » peut très bien en réalité servir d’écran de fumée pour mettre à mort Internet en tant que bien commun.

Mais c’est aussi ce qui rend la question fiscale si importante, car si l’on veut éviter à terme en Europe une remise en cause de la neutralité du net, il vaut mieux soutenir une réforme de la fiscalité du type taxe sur la valeur créée, qui permettra aux États de reprendre la main face aux géants du numérique d’une manière « saine ».

Les mots et les actes…

Tout n’est donc pas à rejeter dans les propositions d’Emmanuel Macron, mais à condition de dépasser le « Commons Washing » pour revenir à une conception rigoureuse des biens communs numériques. Il y a pourtant d’autres raisons qui me poussent à rester extrêmement méfiant vis-à-vis de ce genre de discours. Car au même moment où Macron enfourche ce cheval de bataille des biens communs, la France pousse par ailleurs des propositions très inquiétantes pour l’avenir d’Internet.

C’est le cas par exemple en ce qui concerne la réforme du droit d’auteur en Europe, où notre pays soutient indéfectiblement l’idée de mettre en place une obligation de filtrage automatisé des plateformes, qui pourrait déboucher sur le déploiement d’une véritable « machine à censurer ». On rappellera aussi que le nouveau gouvernement, à peine arrivé aux affaires, s’est empressé de renouveler le contrat « Open Bar » du Ministère des Armées avec Microsoft, ce qui constitue une bien étrange manière d’envisager le « financement des biens communs ». Et la nouvelle loi anti-terroriste qui va faire passer l’essentiel de l’état d’urgence dans le droit commun comporte toute une batterie de mesures liées au numérique qui vont encore aggraver la surveillance de masse des individus et fragiliser leurs droits fondamentaux. …

***

C’est typiquement l’accumulation de ce type d’aplatissements devant les lobbies privés et de dérives répressives qui menacent aujourd’hui l’intégrité d’Internet en tant que bien commun. De ce point de vue, Emmanuel Macron a montré en quelques mois à peine qu’il était prêt à aller extrêmement loin pour continuer à transformer le numérique en un outil de contrôle et d’oppression, plutôt que de préserver sa capacité à faire s’épanouir des biens communs.


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Les malheurs de Jean-Michel Jarre (font-ils le bonheur du domaine public ?)

dimanche 1 octobre 2017 à 09:49

Au sein de ma tératologie personnelle, la figure de Jean-Michel Jarre occupe une place particulière. Si le grand public connaît les activités musicales du personnage, on sait généralement moins que Jean-Michel Jarre joue un rôle de premier plan dans le lobbying en faveur du renforcement du droit d’auteur, notamment en tant que président de la CISAC (le regroupement mondial des sociétés d’auteurs, type SACEM).

Jean-Michel Jarre en 2015. Image par Jakub Murat. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Cela l’a conduit à donner sur le sujet de nombreuses conférences et interviews ces dernières années, dont la plupart ont eu le don de me faire bouillir le sang. Mais une en particulier m’avait marqué en 2011, dans laquelle il se prononçait en faveur de l’établissement d’un droit d’auteur perpétuel et donc de la suppression pure et simple du domaine public :

Au XVIIIème siècle, on a décidé de manière assez subjective de se dire que le droit d’auteur, le copyright, aura une durée de vie de 50 ans. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque-là, l’espérance de vie d’un être humain était de 50 ans. Aujourd’hui, on est deux siècles plus tard et il est temps de se dire ‘pourquoi on appliquerait pas ce qui existe dans l’industrie, c’est-à-dire le brevet ?« .

La philosophie du brevet c’est que c’est absolument infini et qu’on le renouvelle tous les 20 ans. Et moi, je suis absolument pour le fait d’élargir et d’allonger beaucoup la durée de vie du copyright ce qui permettrait, et c’est pas pour des problèmes de succession et des ayants droit de la famille de l’auteur, d’introduire dans la tête de chacun dans notre société aujourd’hui, le fait que le geste de création est quelque-chose qui a une valeur inestimable.

Aujourd’hui, personne d’entre nous ne peut se payer Mona Lisa. En revanche, la 9ème de Beethoven ne vaut rien. Est-ce que ça veut dire que Beethoven est un artiste mineur par rapport à Léonard de Vinci ? C’est toute la question et c’est sur tous ces problèmes qu’il va falloir que des lois du système de type Hadopi se penchent.

Droit d’auteur à perpétuité…

La première chose qui frappe en lisant ces lignes, c’est l’ignorance crasse dont Jean-Michel Jarre fait preuve à propos de cette propriété intellectuelle dont il entend pourtant se faire le héraut. Ce n’est en effet pas au XVIIIème siècle que la durée du droit d’auteur a été fixée à 50 ans (après la mort du créateur, soit-dit en passant…), mais bien plus tard, en 1866 en France et en 1886 avec la Convention de Berne au niveau mondial. A sa création en 1791, les révolutionnaires n’avaient donné au droit d’auteur qu’une durée de 5 ans après la mort du créateur. Par ailleurs, Jean-Michel Jarre se trompe aussi lourdement à propos de la propriété industrielle, puisque ce sont les marques que l’on peut renouveler indéfiniment par période de 20 ans, et non les brevets qui expirent bien au terme de cette durée, ce qui permet l’existence d’un domaine public des inventions (lequel s’avère fondamental, puisque c’est par exemple la condition de possibilité des médicaments génériques). On pourra déduire de ces approximations qu’en choisissant Jean-Michel Jarre comme porte-parole, le secteur de la création a vraiment décidé de confier le sérail à l’eunuque…

Mais là n’est pas le plus important, car cette sortie un peu grotesque en faveur d’un droit d’auteur « éternel » touche en réalité à des questions tout à fait essentielles. Depuis qu’il existe des débats sur les droits des créateurs (déjà sous l’Ancien Régime), la question s’est posée de savoir s’il fallait les concevoir sur le mode de la propriété ou sous une forme différente. Or si l’on admet que le droit d’auteur est bien une propriété, alors l’existence même du domaine public devient problématique, car normalement, la propriété que l’on peut revendiquer sur des biens est sans limite dans le temps. C’est ce qui permet par exemple de léguer une terre ou une maison à ses descendants au fil des générations sans que le processus s’interrompe. Or si le droit d’auteur se transmet bien aux héritiers de l’auteur à sa mort, cette dévolution a une fin en ce qui concerne les droits patrimoniaux. 70 ans en principe après la mort de l’auteur, ces droits s’éteignent et l’oeuvre accède au domaine public, ce qui signifie qu’elle devient librement réutilisable (sous réserve du respect du droit moral qui persiste) et rejoint alors les Communs de la connaissance.

La prise de position de Jean-Michel Jarre reflète en réalité le discours maximaliste sur le droit d’auteur, poussé depuis des années par les ayants droit et les industries culturelles, qui cherchent constamment à en étendre l’étendue et la portée, en appelant à la suppression de toutes les formes de limitations établissant un équilibre avec les droits du public.

Déshérité par son père

Or il est arrivé récemment à Jean-Michel Jarre une grave déconvenue dont je vous propose de goûter l’ironie toute particulière s’agissant d’un tel Copyright Troll. Par un arrêt rendu le 27 septembre dernier, la Cour de Cassation a en effet reconnu la validité du testament de Maurice Jarre, le père de Jean-Michel, célèbre compositeur de musiques de films décédé en 2009.

Celui-ci avait en effet pris la décision de déshériter complètement ses deux enfants au profit de son épouse, y compris en ce qui concerne ses droits d’auteur. La journaliste du Monde Rafaele Rivais raconte cette histoire sur son blog, dans un billet que je vous recommande d’aller lire. L’affaire soulevait notamment des questions intéressantes sur le plan juridique, car il est normalement interdit en France de déshériter ses enfants. La loi leur accorde une protection par le biais du mécanisme de la réserve héréditaire, qui limite la liberté testamentaire et leur garantit une part sur l’héritage, variable selon le nombre d’enfants, dont leur parent ne peut disposer à sa guise, contrairement à la « quotité disponible« .

Or ici, le testament de Maurice Jarre a été établi selon la loi de l’Etat de Californie, où le compositeur résidait depuis de nombreuses années, laquelle ne contient pas de disposition similaire à la loi française en matière d’héritage. Jean-Michel Jarre faisait valoir que le testament de son père devait être annulé pour ne pas avoir respecté le principe de la réserve héréditaire, qui aurait valeur de principe essentiel du droit protégé par l’ordre international public, ce qui imposerait d’écarter l’application de la loi étrangère. Mais la Cour de Cassation a choisi de suivre la Cour d’appel de Paris qui s’était déjà prononcée sur l’affaire en 2016, en estimant que « si la réserve héréditaire est, en droit interne, un principe ancien mais aussi un principe actuel et important dans la société française, en ce qu’elle exprime la solidarité familiale, garantit une certaine égalité entre les enfants, et protège l’héritier d’éventuels errements du testateur, elle ne constitue pas un principe essentiel de ce droit, tel le principe de non-discrimination des successibles en raison du sexe, de la religion ou de la nature de la filiation, qui imposerait qu’il soit protégé par l’ordre public international français ». La Cour de Cassation en déduit que Maurice Jarre pouvait bien s’appuyer sur la loi californienne pour déshériter valablement son fils, ce qui va empêcher ce dernier, comme il voulait le faire, d’aller ponctionner une partie des droits d’auteur versés par la SACEM du fait de l’exploitation des oeuvres de son père.

On en arrive donc à une situation tout à fait incroyable où Jean-Michel Jarre, qui défend l’idée d’un droit d’auteur perpétuel sans aucune limite dans le temps, s’est fait priver par son propre père du bénéfice de ses droits d’auteur ! L’ironie de cette histoire est vraiment mordante et les défenseurs du domaine public, au rang desquels je me place, pourront peut-être y voir une certaine forme de justice…

Quid des licences libres et du domaine public volontaire ?

Mais derrière l’anecdote, cette affaire soulève d’autres questions assez troublantes, sans forcément apporter de réponses claires. En effet ici, Maurice Jarre a choisi de déshériter son fils au profit de sa femme. Mais imaginons qu’au lieu de faire cela, il ait décidé au soir de sa vie de placer ses oeuvres sous licence libre ou de les verser par anticipation dans le domaine public (en utilisant par exemple la licence CC0, comme je le fais pour ce blog). Est-ce que son fils aurait pu alors se plaindre d’avoir été « déshérité » et essayer de revenir sur la décision de son géniteur pour replacer les oeuvres sous droits exclusifs, en faisant valoir son droit au respect de la réserve héréditaire ?

La question est complexe, mais pas complètement nouvelle. Elle s’est déjà posée dans l’histoire à propos de l’écrivain russe Léon Tolstoï, qui peut quelque part être considéré comme l’un des précurseurs de la Culture libre. Pour des raisons religieuses et par patriotisme, Tolstoï a en effet choisi à la fin de sa vie de faire établir un testament dans lequel il exprimait sa volonté d’offrir son oeuvre au peuple russe en renonçant à ses droits d’auteur. C’est ce qui fait que l’édition de ses oeuvres complète parue de 1928 à 1951 porte sur la page de garde de chaque volume cette mention : « La reproduction de ces textes est autorisée gratuitement. » Or ce choix revenait à refuser de transmettre à sa femme Sofia (et à leurs 13 enfants) le bénéfice de ses droits d’auteur. Elle lui a d’ailleurs très amèrement reproché au point d’empoisonner complètement la relation du couple jusqu’à la mort de l’écrivain, qui refusa pourtant de revenir sur sa décision. Or Sofia accusait bien Léon de l’avoir déshéritée, ainsi que ses enfants, comme elle l’exprime dans son journal : « Il a ainsi ôté le dernier morceau de pain de la bouche de ses enfants et de ses petits-enfants pour toujours… Quel monstre ! ».

Si Tolstoï avait vécu aujourd’hui, il aurait peut-être choisi plutôt de libérer ses oeuvres sous licence libre avant de mourir ou de les placer dans le domaine public volontairement en utilisant la CC0. En 2010, j’avais écrit un billet à propos d’une intéressante « carte de donneur de propriété intellectuelle » qui, sur le modèle des cartes de donneur d’organes, manifestait la volonté d’un créateur de transférer à sa mort tous ses droits de propriété intellectuelle dans le domaine public.

La carte de donneur de propriété intellectuelle.

La décision de la Cour de Cassation rendue à propos de l’affaire Jarre n’offre pas vraiment de réponse claire pour savoir si l’usage des licences libres pourrait être considéré comme une violation de la réserve héréditaire. Elle valide en effet le raisonnement de la Cour d’appel estimant que « si la liberté testamentaire diffère des dispositions impératives du droit français, elle ne contrevient pas à des principes essentiels de ce droit ». La réserve héréditaire n’est donc pas un principe essentiel du droit français, ce qui fait que des lois étrangères contraires n’ont pas à être écartées en cas de conflit de lois, comme c’était le cas dans l’affaire Jarre. Mais il n’en reste pas moins qu’elle appartient aux « dispositions impératives du droit français » que doivent respecter les testaments établis en France.

Les règles régissant l’héritage des droits d’auteur sont par ailleurs assez ambivalentes. Si les descendants se voient bien transmettre les droits patrimoniaux et le droit moral sur l’oeuvre, ils ne peuvent pas complètement les utiliser à leur guise. En effet, ils sont tenus d’honorer les engagements contractuels conclus par l’auteur de son vivant. Par exemple, si l’auteur avait signé un contrat exclusif avec un éditeur, les descendants sont obligés d’en respecter les clauses. Par ailleurs, ils sont normalement aussi tenus de respecter les volontés clairement exprimées par l’auteur de son vivant et une action en justice est même prévue par le Code de propriété intellectuelle pour sanctionner « l’abus notoire dans l’usage ou le non-usage des droits d’exploitation de la part des représentants de l’auteur décédé« .

Des licences libres comme les Creative Commons prévoient elles-mêmes la possibilité d’une certaine forme de réversibilité. Le titulaire des droits peut choisir de cesser de mettre à disposition son oeuvre sous licence libre pour revenir aux droits exclusifs classiques, mais il ne peut ce faisant remettre en cause les droits déjà obtenus par les réutilisateurs. On pourrait donc imaginer des descendants user de cette possibilité pour replacer une oeuvre de leur parent sous « copyright : tous droits réservés ». Mais il me semble que ce faisant, ils commettraient un « abus de droit notoire », car le choix d’une licence libre manifeste une volonté claire du créateur d’autoriser la réutilisation de son oeuvre, dont les descendants ne devraient pas pouvoir librement disposer à leur guise.

Par ailleurs, il me semble aussi qu’on ne peut tout simplement pas dire que diffuser ses oeuvres sous licence libre ou les verser dans le domaine public par anticipation revient à déshériter ses descendants. Le mécanisme de la réserve héréditaire est fait pour empêcher une personne de favoriser un tiers ou un descendant en particulier au détriment du reste de la fratrie. On est donc face à un mécanisme qui empêche qu’un intérêt privé soit favorisé par rapport à un autre. Mais en optant pour une licence libre ou le domaine public volontaire, c’est l’intérêt public que l’auteur favorise et cette considération devrait être prise en compte pour écarter l’application du principe de la réserve héréditaire.

***

Il n’en reste pas moins que l’on ne sait pas exactement ce que répondrait un tribunal s’il était saisi d’un conflit sur ce genre de questions. Il faut espérer que si un tel procès devait un jour survenir, le juge en charge de l’affaire se souvienne de ces paroles de Victor Hugo :

L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.


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Quel remède pour SoundCloud, malade de ses remix ?

samedi 9 septembre 2017 à 22:06

Cette semaine, l’ami Olivier Ertzscheid a écrit sur son blog Affordance un intéressant billet consacré à ce qui fut l’un feuilletons qui nous aura tenu en haleine cet été : les craintes concernant la disparition de la plateforme de streaming musical SoundCloud.

Il y décrit notamment la dépendance dans laquelle nous sommes tombés vis-à-vis des grands sites centralisés pour la transmission et la conservation de notre patrimoine culturel :

Les sites web ne meurent jamais. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour penser que la culture qu’ils fondent peut se prolonger au-delà d’eux.

Le grand chantier du prochain siècle doit nous amener à nous interroger et à peser sur le rôle des opérateurs publics dans la fabrique, la conservation et la transmission d’un patrimoine culturel nativement numérique, lequel, s’il n’appartient qu’à quelques oligopoles privés si bienveillants fussent-ils, nous ramènerait inexorablement aux temps où la terre était … plate(forme).

Si je partage – comme souvent – cette vision avec Olivier, je suis peut-être moins d’accord avec les causes qu’il identifie pour expliquer les difficultés récurrentes que rencontre SoundCloud, au point de menacer aujourd’hui sa survie. C’est en effet à mon sens moins du côté d’une incapacité de SoundCloud à « capter des usages » qu’il faut aller voir que de l’arrière plan juridique auquel est soumise une telle plateforme.

Les usages sont en effet bel et bien encore au rendez-vous pour SoundCloud. Le site a peut-être perdu de sa superbe, mais il demeure le plus impressionnant catalogue musical de tous les sites de streaming musicaux au monde, avec 120 millions de titres contre 30 millions pour Spotify ou 43 pour Deezer. L’aspect quantitatif est par ailleurs renforcé par la qualité des titres hébergés, car SoundCloud est le site qui avait jusqu’ici réussi à capter la musique indépendante, les artistes auto-produits et les créations des DJ produisant des remix, mashups et bootlegs. Or ce sont précisément ces derniers types de contenus qui ont peu à peu rendu « malade » la plateforme pour des raisons purement juridiques.

Les grandes majors de la musique ont en effet rapidement vu SoundCloud comme un concurrent gênant, menaçant par sa richesse les « offres légales » qu’elles tentaient de mettre en place. C’est la raison pour laquelle elles ont peu à peu augmenté la pression sur le site, comme le résume bien cet article des Echos :

Un succès qui n’échappe pas aux labels musicaux, les géants Universal et Warner en tête. Selon ces ayants droit, une partie du catalogue Soundcloud comporte du contenu qui leur appartient. Dans le cas d’un set de DJ mis en ligne par exemple, les majors estiment que la plateforme devrait leur verser des droits pour la diffusion des morceaux (ou samples) utilisés.

Les maisons de disques mettent également sous pression les artistes sous contrat qui diffusent gratuitement sur la plateforme des morceaux inédits. Aujourd’hui on estime à 20% les titres mis en ligne sur Soundcloud par des artistes engagés avec des labels.

L’entrée en jeu des maisons de disque contraint Soundcloud à changer de modèle. La plateforme devient pour partie payante avec son offre Soundcloud Go, qui arrive en France en mai 2016. Sans cet accès à 9,99 euros par mois, l’utilisateur ne peut plus écouter en entier les titres sous labels Il entend également une publicité entre chaque chanson, qui sert à financer les sommes à verser aux ayant-droits.

Avant le lancement en 2016 de son offre d’abonnement, SoundCloud reposait sur un autre modèle économique, basé sur la vente de services (les utilisateurs ayant besoin de mettre en ligne de nombreux morceaux payaient de l’espace de stockage). Ce sont les ayants droit qui l’ont contraint à aller vers la « marchandisation » forcée de l’écoute, en lançant le site dans la course à la rentabilité qui a failli le mettre à genoux avant l’été. Finalement, c’est grâce à l’intervention d’un rappeur qui a commencé sa carrière sur SoundCloud (Chance The Rapper) qu’un plan de sauvetage a pu être lancé en urgence, qui a conduit au rachat par deux investisseurs de la plateforme en juillet, au prix du licenciement de 40% de ses effectifs.

Cette « descente aux enfers » a connu d’autres étapes dans le passé, dont j’ai déjà parlé sur S.I.Lex. En 2013, SoundCloud avait ainsi traversé une crise assez grave, déjà provoquée par des conflits avec les ayants droit de la musique. Ces derniers accusaient en effet le site d’héberger de nombreux remix et mashups produits par ses utilisateurs, sans reverser de rémunération au titre du droit d’auteur. Plusieurs majors avaient été jusqu’à menacer d’engager la responsabilité de SoundCloud en justice (ce qu’ils ont fait ensuite pour GrooveShark par exemple, jusqu’à avoir sa peau…). Un compromis avait fini par être trouvé, mais seulement après que SoundCloud ait accepté de déployer un système de filtrage automatisé permettant aux ayants droits de demander la suppression de morceaux protégés. Ce virage avait déclenché la colère de nombreux musiciens, notamment les DJ qui apportaient pourtant au site les contenus faisant son originalité. C’est à partir de ce moment que quelque chose s’est irrémédiablement brisé pour SoundCloud…

C’est donc pour n’avoir pu trouver d’arrangement avec les ayants droit que le site a failli disparaître, avec toujours au premier plan cette difficulté à trouver une base légale pour les usages transformatifs (mashups, remix), dont j’ai si souvent parlé sur ce blog. Or il est intéressant de mettre en rapport les difficultés de SoundCloud avec ce qui se passe en ce moment sur d’autres plateformes. On a appris notamment la semaine dernière que Sony, l’une des trois grandes majors de la musique, avait conclu un accord avec Spotify et Apple Music qui va permettre de « légaliser les remix ». Les DJ vont en effet pouvoir aller puiser dans le catalogue de Sony pour réutiliser des extraits de morceaux et les diffuser, via les offres de Spotify et Apple Music. Un tel « miracle » est juridiquement possible grâce à un intermédiaire appelé Dubset, qui a réussi à mettre en place un dispositif technique pour analyser les morceaux et identifier les emprunts en les comparant à une base d’empreintes fournies par les ayants droit. Il est capable ensuite d’aller vérifier si des autorisations ont été bien accordées pour la réutilisation et, en fonction de la longueur et de la nature des extraits, de répartir la rémunération entre le DJ et les ayants droit des morceaux auxquels il a emprunté pour produire son oeuvre dérivée.

En un sens, Dubset est donc l’équivalent des « robocopyrights » que l’on rencontre déjà sur Youtube (ContentID), avec la particularité qu’il n’est pas utilisé à des fins répressives, mais au contraire pour gérer des autorisations et organiser une répartition de la rémunération. A vrai dire, le ContentID de Youtube avait à l’origine les mêmes intentions, mais il s’est transformé au fil du temps en un « flic robotisé » du droit d’auteur, faute pour Google d’arriver à un accord avec les majors de la musique sur ces questions de rémunération. Dubset est donc parvenu à un tour de force qui mérite à mon sens que l’on suive l’évolution de cet acteur, dont on peut penser qu’il jouera un rôle important dans l’écosystème de la musique en ligne.

Quelque part, on a presqu’envie de dire que Dubset constitue un usage « intelligent » du filtrage des contenus, car il vient au soutien des pratiques créatives plutôt que de verser dans la répression, en assurant la co-existence pacifique entre ayants droit et nouveaux créateurs. Mais il suffit de réfléchir un peu pour voir que des dérives assez lourdes peuvent survenir. La première qui saute aux yeux, c’est que si ce système bénéficie à Spotify ou Apple Music, ce n’est visiblement pas le cas pour SoundCloud, qui en aurait pourtant désespérément besoin. Et à mesure que Dubset va se rendre indispensable pour gérer ces questions juridiques (il suffirait pour cela que les deux autres majors – Warner et Universal – lui ouvrent leurs catalogues), il sera capable de décider de la vie ou de la mort des plateformes, selon qu’il fera affaire avec elles ou non. On est en réalité en train de créer un acteur qui peut contribuer à renforcer encore la centralisation et les effets d’oligopoles dans l’univers des plateformes. Par ailleurs, l’autre « effet pervers », c’est que les créateurs ne peuvent bénéficier des services de Dubset que s’ils vendent leur remix et leurs mashups. Or une grande partie de cette culture musicale était produite par des amateurs qui n’avaient pas forcément l’intention de monétiser leurs créations. On pousse donc à la transformation de pratiques non-marchandes en des pratiques marchandes et, pire encore, on renforce l’illégalité des premières, puisque seules les secondes pourront bénéficier du montage juridique offert par Dubset.

C’est peut-être justement parce qu’un acteur comme Dubset a le potentiel de prendre une place très importante dans le paysage que l’on voit parallèlement Facebook se lancer dans de grandes manoeuvres auprès des ayants droit de la musique, comme l’explique cet article sur Presse Citron :

Actuellement, si vous tentez d’uploader une vidéo avec une musique protégée, Facebook peut bloquer ce contenu

Mais d’après les sources de Bloomberg, le numéro un des réseaux sociaux serait en train de discuter avec les principaux labels pour permettre aux utilisateurs et aux pages d’utiliser ces morceaux dans leurs vidéos.

En substance, si Facebook négocie avec les entreprises, cela lui évitera de bloquer les vidéos qui, actuellement, ne respectent pas le droit d’auteur. Et selon Bloomberg, le numéro un des réseaux sociaux serait disposé à payer des centaines de millions de dollars.

En donnant accès à ces morceaux à ses créateurs, Facebook pourrait encourager ceux-ci à poster plus de vidéos. Avec des musiques populaires, ces vidéos pourraient également produire plus d’engagement et plus de vues.

En gros, cela signifie que Facebook est en train d’essayer de parvenir à faire ce que Youtube a toujours échoué à accomplir : trouver un arrangement avec les majors de la musique sur la répartition de la valeur et la redistribution des recettes publicitaires générées par la circulation des contenus sur la plateforme. S’il parvenait à un tel accord, Facebook deviendrait ainsi un gigantesque « espace autorisé » du partage de la musique en ligne, mais il n’y aurait absolument pas lieu de nous en réjouir. Car en effet, par contraste, cette légalité sur Facebook renforcerait encore l’illégalité de toutes les autres types de partage de la musique sur Internet, y compris les formes décentralisées et non-marchandes qui subsistent encore. Et le prix indirect à payer pour ce « droit au partage » qui nous serait octroyé par Facebook serait immense, puisqu’il passerait par le sacrifice obligé de notre vie privée et l’exploitation de nos données personnelles.

Ces évolutions soulignent encore et toujours l’importance de continuer à soutenir la légalisation du partage non-marchand des oeuvres en ligne et des pratiques transformatives, telle que la propose depuis des années à présent La Quadrature du Net. Un acteur comme Dubset pourrait très bien avoir sa raison d’être pour organiser la commercialisation des remix et des mashup. Mais le seul moyen d’éviter qu’il ne devienne extrêmement nocif, c’est que cette marchandisation soit contrebalancée par une sphère d’échanges non-marchands, éventuellement soutenus par un dispositif de financement mutualisé comme une contribution créative.

Mais ce n’est hélas absolument pas la voie que prennent les évolutions législatives en cours. Le projet de nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur continue par exemple au contraire à défendre l’idée d’imposer un filtrage automatisé à toutes les plateformes, avec blocage des contenus dès l’upload par les utilisateurs. On n’est donc même pas dans un usage « intelligent » du filtrage, comme Dubset en montre l’exemple, mais toujours au contraire dans les mêmes veilles lubies répressives… A terme, ce n’est pas seulement la disparition de sites comme SoundCloud que nous risquons de connaître, mais aussi une mise sous cloche de l’Internet européen, qui ne fera que renforcer l’attractivité d’acteurs comme Facebook s’ils arrivent à se constituer en zone de partage toléré.

Nous finirons par payer extrêmement cher « l’Hadopisation du P2P » et l’abandon des pratiques de diffusion décentralisée de la culture que cette technologie permettait. Si le mal qui frappe Soundcloud est peut-être à ce stade sans remède, il n’est sans doute pas trop tard pour retrouver les gestes pour refaire de la Culture partagée en ligne un Commun.


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Le Comité invisible et les Communs : pourrons-nous encore être « amis » ?

vendredi 1 septembre 2017 à 00:23

J’ai profité de l’été pour publier une série de billets dont j’avais repoussé la rédaction trop longtemps. Parmi eux, celui que je poste aujourd’hui me tenait particulièrement à coeur, car cela fait plusieurs mois que je voulais écrire un commentaire du livre Maintenant, publié par le Comité invisible en avril dernier aux éditions La Fabrique.

Ce n’est pas une entreprise facile, car comme les précédents ouvrages du Comité invisible (L’insurrection qui vient et A nos amis), ce livre est incroyablement dense et il demande plusieurs lectures approfondies pour en déplier tous les aspects. Certains passages sont vraiment lumineux, comme ceux qui analysent l’épisode de Nuit Debout avec une critique particulièrement juste de « l’assembléisme » et du « mimétisme parlementariste » dans lequel le mouvement s’est englué. La question du travail fait également l’objet de développements remarquables, avec des ouvertures sur « l’économie collaborative » dépeinte comme la nouvelle frontière du capitalisme par l’extension de la mesure à laquelle elle nous soumet ou la manière dont l’exploitation des données personnelles par les GAFAM nous transforme en « capital humain ». Sur des questions complexes comme celle du revenu de base, le livre donne aussi beaucoup à réfléchir. Une phrase comme celle-ci : « Il n’y a qu’à une population parfaitement sous contrôle que l’on peut songer d’offrir un revenu universel » vaut sans doute à elle seule davantage que bien des articles critiques que j’ai pu lire sur la question… L’ouvrage revient aussi longuement sur le conflit social de 2016 autour de la loi Travail, en essayant de montrer en quoi il a constitué une rupture, tant du côté du pouvoir et de la police (contexte de l’état d’urgence, remise en cause du droit à manifester, application de la tactique des « nasses ») que des manifestants eux-mêmes (avec notamment l’apparition d’un « cortège de tête », particulièrement valorisé par le Comité invisible, qui a réussi à fédérer plus largement que les traditionnels « autonomes » en subvertissant le sens même des manifestations).

Sur tous ces points – et bien d’autres – le livre est indéniablement précieux. Mais c’est pourtant une profonde sensation de malaise qui m’a étreint lorsque je l’ai refermé. Car si en apparence l’ouvrage – comme A nos amis le faisait déjà – met constamment en avant le concept « d’amitié » (en affichant l’objectif de « frayer des chemins » ou « d’organiser des rencontres » entre des « mondes amis fragmentés »), il constitue avant tout une expression particulièrement acerbe d’inimitiés, frappant à peu près toutes les composantes du mouvement social. Communistes, syndicalistes, négristes, écologistes, féministes, municipalistes, acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire, militants de la Transition : tout le monde y passe successivement, dans un esprit d’excommunication – j’emploie le mot à dessein – traquant la moindre compromission avec le système économique et politique comme motif de disqualification définitive. Ironiquement, les auteurs critiquent la tendance (hélas bien réelle…) des cercles militants à s’entre-déchirer (« Chaque groupuscule s’imagine gratter quelques parts du marché de la radicalité à ses rivaux les plus proches en les calomniant autant qu’il est possible.« ), mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le Comité Invisible tombe aussi complètement dans ce travers avec ce livre. Or le mouvement des Communs n’échappe pas à ce petit jeu de massacre et c’est ce qui me pousse à écrire sur Maintenant, parce qu’il me semble que de telles attaques appellent une réponse que je n’ai pour l’instant lue nulle part.

Bien sûr, ce n’est pas tant le principe même de ces critiques qui posent problème, que l’angle sous lequel elles sont assénées et l’intention qui les anime. Il me semble en particulier que les prémisses théoriques et philosophiques sur lesquelles le Comité invisible appuie son raisonnement – notamment son analyse des phénomènes collectifs – sont défaillantes et susceptibles d’emmener les acteurs du mouvement social sur des chemins qui ne mènent nulle part. Étant donné l’influence que leurs ouvrages exercent (j’ai bien eu l’occasion de le constater en participant à Nuit Debout…), je pense important de démonter les principaux arguments du livre en montrant en quoi ils sont en contradiction avec les fondements de la pensée des Communs. Comprendre pourquoi le Comité invisible éprouve à ce point le besoin de s’en prendre – entre autres – aux Communs est chose utile, car c’est aussi une manière de mieux comprendre ce que sont les Communs, en cernant au passage les raisons de leur incompatibilité avec une certaine mouvance anarcho-libertaire. C’est en tout cas à titre personnel le principal bénéfice que j’ai retiré de la lecture du livre (« know your ennemy », comme dit la chanson…). Je terminerai aussi en relevant certaines contradictions affectant la démarche même du Comité invisible, qui me paraissent confiner à l’imposture intellectuelle (si tant est que l’on accorde un peu d’importance à la cohérence entre les paroles et les actes…).

Dans A nos amis déjà…

A vrai dire, la critique des Communs n’a pas commencé chez le Comité invisible avec Maintenant. On trouve en effet déjà dans A nos amis un chapitre intitulé « Omnia sunt communia » traitant du sujet sur une vingtaine de pages. Il y est question notamment des mouvements d’occupation des places publiques en Egypte, en Espagne et en Turquie, qui se sont tous en effet revendiqués, à divers degrés, à la fois des Communs et de la Commune.

Dans A nos amis, Le Comité invisible exprime son attachement à cette dernière et sa méfiance envers les premiers :

Des économistes se sont attachés à développer ces dernières années une nouvelle théorie des «communs». Les «communs», ce serait l’ensemble de ces choses que le marché a le plus grand mal à évaluer, mais sans quoi il ne fonctionnerait pas : l’environnement, la santé mentale et physique, les océans, l’éducation, la culture, les Grands Lacs, etc., mais aussi les grandes infrastructures (les autoroutes, Internet, les réseaux téléphoniques ou d’assainissement, etc.). Selon
ces économistes à la fois inquiets de l’état de la planète et soucieux d’un meilleur fonctionnement du marché, il faudrait inventer pour ces «communs» une nouvelle forme de «gouvernance» qui ne reposerait pas exclusivement sur lui.
Governing the Commons est le titre du récent best-seller d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’Économie en 2009, qui a défini huit principes pour «gérer les communs». Comprenant qu’il y avait une place à prendre dans une « administration des communs encore toute à inventer, Negri et consorts ont fait leur cette théorie au fond parfaitement libérale. Ils ont même étendu la notion de commun à la totalité de ce que produit le capitalisme, arguant de ce que cela émanait en dernier ressort de la coopération productive entre les humains, qui n’auraient plus qu’à se l’approprier au travers d’une insolite «démocratie du commun».
Les éternels militants, toujours à court d’idées, se sont empressés de leur emboîter le pas. Ils se retrouvent maintenant à revendiquer «la santé, le logement, la migration, le travail de care, l’éducation, les conditions de travail dans l’industrie textile» comme autant de «communs» qu’il faudrait s’approprier.

En lisant ce passage, on constate que ce qui pose problème au Comité invisible, c’est d’abord le fait que la théorie des Communs soit ancrée dans le champ de l’économie (Elinor Ostrom a bien reçu le prix Nobel d’économie, même si en réalité ses travaux sont à la croisée de plusieurs disciplines : la science politique, le droit, l’histoire, etc.). Et oui, l’ouvrage majeur d’Elinor Ostrom s’intitule « Governing The Commons », que l’on a traduit en français par « La gouvernance des Communs », mais qui aurait tout aussi bien pu s’appeler « Le gouvernement des Communs ». Car ce qu’Ostrom analyse, ce sont les phénomènes de pouvoir – appelons un chat un chat – à l’oeuvre au sein des groupes assurant la gestion de ressources mises en commun, c’est-à-dire la manière dont ils arrivent à instaurer des règles et à les faire appliquer par des processus de décision collective. Ostrom explique – c’est le sens des fameux huit principes de conception des Communs (design principles) brocardés par le Comité invisible – qu’à défaut d’être capables d’instaurer efficacement cette gouvernance, les groupes ne parviennent en général pas à assurer la préservation des ressources dans le temps, qui finissent surexploitées, saccagées ou accaparées.

Elle insiste par contre sur un point, passé sous silence par le Comité invisible alors qu’il est essentiel : celui de l’importance, en tant que facteur de réussite, de l’auto-organisation et de l’auto-détermination des groupes qui gèrent des Communs, (les mots « self-organization » et « self-governance » reviennent ainsi constamment dans l’ouvrage). Elle constate en effet dans ses observations que, dans les hypothèses où des autorités extérieures ne laissent pas suffisamment d’autonomie aux communautés pour établir des règles adaptées à chaque situation particulière, la gestion en commun échoue quasi systématiquement. Et symétriquement, au sein même des communautés, elle constate que les modèles hiérarchiques sont moins efficaces et que le succès des groupes est conditionné au fait que l’ensemble des membres puissent prendre part aux délibérations concernant les règles à établir et leur mise en oeuvre. Il y aurait d’ailleurs ici un point de rencontre possible avec la tradition anarcho-libertaire dans laquelle s’inscrit le Comité invisible, notamment via la question de l’auto-gestion. Mais leur positionnement est en réalité si extrême que le simple emploi de termes comme « économie », « gouvernance », « gestion » ou « administration » suffit à leurs yeux à disqualifier la démarche.

Aux Communs, ils préfèrent opposer la Commune, en tant que lieu de vie et de liens, en tant qu’espace à habiter et manifestation de la propension des groupes à s’organiser :

Les communes contemporaines ne revendiquent pas l’accès ni la prise en charge d’un quelconque «commun», elles mettent en place immédiatement une forme de vie commune, c’est-à-dire qu’elles élaborent un rapport commun à ce qu’elles ne peuvent s’approprier, à commencer par le monde.

Le problème, c’est que cette soit-disante distinction entre les Communs et la Commune reste baignée dans le plus grand flou. Beaucoup des acteurs qui ont participé aux mouvements d’occupation des places se sont revendiqués explicitement du mouvement des Communs, tout autant qu’ils se référaient à l’exemple historique de la Commune, sans y voir de contradictions. Par ailleurs, au titre de ma propre expérience au sein de Nuit Debout, j’ai pu constater que la gestion des aspects matériels liés à l’occupation de la place de la République s’était opérée sous la forme d’une articulation de plusieurs Communs, très « ostromiens », pris en charge par les commissions logistiques du Mouvement (voir notamment ici). C’est aussi ce qu’exprime Pascal Nicolas-Le Strat dans son ouvrage « Le travail du Commun« , où l’on voit bien qu’opposer Communs et Commune à propos des mouvements d’occupation ne fait guère de sens :

[…] tous les récits d’occupation racontent immanquablement la capacité des gens à inventer une gestion démocratique de la vie quotidienne et leur capacité à construire en commun les « communs » indispensables au développement d’une communauté de vie (pour les repas, pour l’hygiène, pour la communication, pour le débat, pour la co-formation…). De ce point de vue, les occupations sont un parfait synonyme du « commun oppositionnel ». Elles s’accompagnent d’une réappropriation des conditions de vie et rehaussent l’expérience de l’autonomie. Nul besoin d’école pour apprendre, nul besoin de médias pour communiquer, nul besoin de restaurant pour se nourrir, nul besoin d’institution culturelle pour créer.

Au final, on comprend assez mal dans A nos amis les raisons profondes de cette hostilité du Comité invisible vis-à-vis des Communs, mais Maintenant a le mérite de clarifier par où passent ces lignes de fracture.

Destituer le monde ?

Le principal point d’achoppement tient à la perception du rôle des institutions, que le Comité Invisible condamne radicalement, notamment dans un chapitre intitulé « Destituons le monde ». Les auteurs y critiquent la tendance des mouvements militants à vouloir créer des institutions alternatives à celles qui existent déjà, en appelant au contraire à faire de la destitution l’horizon de toutes les luttes. Rien ne déplaît plus, par exemple, au Comité invisible que les mouvements municipalistes, issus du mouvement des Indignés en Espagne qui ont pris par les urnes les municipalités de Madrid et de Barcelone, sur la base de programmes faisant d’ailleurs une place aux Communs (voir ici).

Le Comité invisible n’a pas de mots assez forts pour condamner toute forme de compromission avec la logique institutionnelle et ce passage en particulier, me paraît intéressant à relever :

La grande malice de l’idée d’institution est de prétendre qu’elle nous affranchirait du règne des passions, des aléas incontrôlables de l’existence, qu’elle serait un au-delà des passions quand elle n’est que l’une d’elles, et certainement l’une des plus morbides. L’institution se veut un remède aux hommes, à qui on ne peut décidément pas faire confiance, peuple ou dirigeant, voisin, frère ou inconnu. Ce qui la gouverne, c’est toujours la même fadaise de l’humanité pécheresse, sujette au désir, à l’égoïsme, à la concupiscence, qui doit se garder d’aimer quoi que ce soit en ce monde et de céder à ses penchants tous uniformément vicieux. Ce n’est pas de sa faute si un économiste comme Frédéric Lordon ne peut se figurer une révolution qui ne soit une nouvelle institution. Car c’est toute la science économique, en pas seulement son courant « institutionnaliste », qui se ramène en dernier ressort à du Saint Augustin. Au travers de son nom et de son langage, ce que promet l’institution, c’est qu’une chose en ce bas-monde aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations – une stabilisation du réel définitive comme la mort.

On relèvera la petite pique adressée à Frédéric Lordon (sur laquelle nous reviendrons plus loin, car il est extrêmement intéressant de confronter ce qui est dit dans Maintenant au livre Imperium : structures et affects des corps politiques). Mais arrêtons-nous pour l’instant à l’attaque contre l’économie institutionnaliste, car c’est précisément le courant auquel se rattache Elinor Ostrom, notamment à travers sa branche américaine fondée par John Roger Commons au début du 20ème siècle. Cette école se distingue de l’économie néo-classique par l’importance qu’elle attache à l’analyse du rôle des institutions dans les comportements économiques.

Or cette approche marque profondément les travaux d’Elinor Ostrom pour qui les Communs sont avant toute chose des institutions (son livre Governing the Commons est d’ailleurs sous-titré en anglais : « The Evolution of Institutions for Collective Action« ) et c’est cela qui rend sa pensée foncièrement incompatible avec celle du Comité invisible. Pour Ostrom, les Communs ne sont ni des ressources, ni même des communautés, mais ce qu’elle appelle des arrangements institutionnels, liés aux règles collectivement mises en place par des groupes pour la gestion des ressources partagées, ainsi que les dispositifs assurant leur effectivité. Cette nature institutionnelle des Communs ressort bien dans cette définition proposée par la chercheuse néerlandaise Tine de Moor :

Un bien commun est un modèle de gouvernance qui facilite la coopération entre des personnes qui bénéficient d’un avantage en travaillant ensemble, par la création d’une économie d’échelle (modeste). Quand il est question de biens communs, il faut tenir compte des trois aspects suivants ; un groupe d’utilisateurs, généralement des « prosommateurs », des gens qui sont donc à la fois producteurs et consommateur. Ils prennent des décisions collectives concernant l’utilisation de ressources. Les ressources sont collectives également, en ce sens que leur utilisation dépend de la décision du groupe ; être membre du groupe vous confère des droits d’utilisation. Bien que l’utilisation collective d’une ressource puisse être intéressante, tant économiquement que socialement, la coopération n’est pas forcément directe. Lorsque des personnes travaillent et utilisent des ressources ensemble, un dilemme social peut survenir qui force les membres individuels du groupe à arbitrer entre leur avantage individuel à court terme et les avantages collectifs à long terme. Les « communiers » élaborent des règles visant à faciliter l’interaction entre le groupe d’utilisateurs et la ressource collective, ainsi que pour surmonter ce type de dilemmes sociaux.

C’est ainsi qu’émerge une nouvelle institution pour l’action collective. Sa conception et son fonctionnement sont sensiblement différents du marché et de l’État pris comme modèles de gouvernance dans la mesure où l’institution en question est basée sur l’auto-gouvernance, c’est-à-dire l’auto-régulation, l’auto-sanction et l’auto-gestion.

Les Communs sont donc « des institutions pour l’action collective » et il est clair qu’on ne peut les accueillir de manière bienveillante lorsqu’on se donne pour objectif de « destituer le monde »… Notons d’ailleurs que, pour faire écho au passage précité de Maintenant, l’institution que constitue le Commun dans l’approche d’Elinor Ostrom a bien pour but de réguler « les passions« , « les désirs« , « l’égoïsme » ou les « penchants » des individus qui la composent. Ostrom étudie en effet des ressources naturelles rivales (pâturages, sources d’eau, réserves de poissons, forêts, etc.) qui sont sensibles aux prélèvements opérés par les individus y ayant accès. La finalité des arrangements institutionnels est donc de mettre en place des règles qui viennent contenir la tendance des individus à ce que Frédéric Lordon appelle la « pronation », c’est-à-dire le désir de s’approprier et de prendre pour soi. Pour y arriver, les Communs établissent des règles, mais aussi se donnent les moyens d’en vérifier l’observation par les individus, y compris par le biais de systèmes de sanctions pouvant frapper les contrevenants.

Les Communs ont donc bien une nature institutionnelle et certains vont même plus loin dans cette direction, en expliquant que la dynamique du Commun relève toute entière d’une « praxis instituante ». C’est l’apport notamment de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage « Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle« , ici résumé par Paul Sereni dans une recension :

S’appuyant sur les concepts formés par Castoriadis d’imagination sociale, d’imaginaire social et d’auto-institution, le texte cherche à montrer que le commun est le résultat d’une institution autonome de choses et de relations par l’activité d’un sujet collectif. Cette activité est naturellement une activité de création ou d’invention radicale, et cette dimension est nommée « praxis instituante» […] Si elle est dite « instituante » (et non pas institutionnelle ou institutionnalisante), c’est précisément parce que cette praxis invente des institutions nouvelles (au lieu d’entrer dans des cadres déjà formés, d’adapter les institutions existantes à un donné nouveau ou de les modifier à la marge).

Pas plus que pour Ostrom, il ne s’agit donc pour Dardot et Laval de se passer des institutions, mais au contraire de faire en sorte que la société se réapproprie le processus de création des institutions, et c’est dans ce projet qu’ils identifient le potentiel révolutionnaire des Communs (voir ici):

La révolution dont parle Castoriadis, c’est la réinstitution de la société par elle-même, c’est donc l’acte démocratique par excellence. La révolution est trahie dès qu’un parti, des experts, des pouvoirs économiques se substituent à la capacité politique de la société, à la praxis instituante de ses membres. La question de la révolution est donc de savoir quelles institutions la société doit et peut se donner pour entretenir cette capacité politique et cette praxis instituante.

Cela ne veut cependant pas dire que le concept de destitution développé dans Maintenant ne soit pas intéressant pour penser les Communs. Dans son ouvrage précité « Le travail du Commun », Pascal Nicolas-Le Strat y a par exemple recours pour montrer que la dynamique des Communs s’inscrit en réalité toujours dans une dialectique entre destitution et institution. Ceux qui veulent se réapproprier des Communs se trouvent en général aux prises avec des institutions, publiques ou privées, qui en ont confisqué la gestion et qu’ils doivent donc commencer par « destituer », parfois en allant jusqu’à se mettre dans l’illégalité. Mais ce mouvement est inséparable de la construction en parallèle d’un Commun sous la forme d’une nouvelle institution. C’est ce que l’auteur appelle la « portée destituante/instituante du Commun » :

Qu’est-ce que ces mouvements opposent aux institutions dominantes ? Fondamentalement, bien sûr, leur rage, leur espoir, leurs revendications. Mais, de façon tout aussi substantielle, ces engagés / enragés dressent face aux institutions établies leur puissance d’autonomie, leur capacité à « faire autrement », sur un mode collectif et transversal, en déjouant toute autorité verticale, et en apportant la preuve, en acte, par une pédagogie du faire, qu’ils peuvent se rapporter égalitairement les uns aux autres, « comme s’ils étaient déjà libres » pour reprendre la belle formule de David Graeber qui donne son titre à son livre. Je nomme « commun oppositionnel » cette conception substantielle du rapport critique qui puise pareillement dans des affects « négatifs » (s’opposer) et dans des affects « positifs » (communaliser), qui les conjugue pour, simultanément, dans le même mouvement critique, destituer les normes d’activité dominantes et en instituer de nouvelles.

On pourrait donner des dizaines d’exemples de cette dialectique destituante/instituante à l’oeuvre dans les Communs, mais il y en a un sur lequel je voudrais insister, parce que je trouve qu’il montre bien l’erreur foncière d’analyse commise par le Comité invisible : c’est celui de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. La ZAD est typiquement ce que Maintenant encense à plusieurs endroits – à juste titre – comme une entreprise réussie de destitution de l’État sur une portion du territoire. Mais j’ai eu l’occasion cette année de faire plusieurs séjours à Notre-Dame-des-Landes et une chose qui est immédiatement palpable lorsqu’on discute avec les occupants, c’est que la ZAD est le lieu d’un intense travail instituant. Les occupants (pourtant souvent très proches idéologiquement du Comité invisible) ont développé un ensemble de structures de coordination, leur permettant de débattre collectivement et d’organiser l’occupation du territoire (voir par exemple ce dossier de la confédération paysanne). Outre les multiples « collectifs » sur lesquels s’appuient la vie sur la ZAD avec chacun leurs propres règles de fonctionnement, les occupants ont par exemple mis en place un comité chargé d’arbitrer les situations de conflits (geste tout à fait « ostromien », correspondant au point n°6 de ses huits principes…). Par ailleurs, la ZAD n’est pas refermée sur elle-même et elle est en réalité organisée selon un principe de « gouvernance polycentrique » sur lequel Ostrom a beaucoup insisté à la fin de sa vie. C’est ce qu’incarnent des associations comme COPAIN, l’ACIPA ou l’ADECA fédérant l’action de plusieurs dizaines de groupes – aux intérêts parfois divergents- mais tous en lutte contre le projet d’aéroport. On notera aussi que maintenant que les perspectives d’une victoire paraissent se dessiner, les occupants imaginent la manière dont ils pourraient rendre pérennes l’occupation et invoquent à ce titre explicitement les Communs comme forme possible d’une exploitation collective des terres. On peut se reporter à ce sujet au texte « De la Zad aux communaux« , dans lequel les occupants expriment l’idée qu’ils ont déjà construit des Communs sur la ZAD :

Les communs, cʼest toutes les infrastructures de lʼautonomie dont a su se doter le mouvement au fil des années et qui sʼinventent au jour le jour dans ce bocage. Ces outils sont multiples et ont pour objet de sʼorganiser collectivement pour répondre à nos besoins :
– se nourrir (cultures collectives sur les terres occupées, formes de mise en partage des machines agricoles communes, tentatives de distribution non marchandes des denrées autoproduites sur la zone mais aussi des invendus des supermarchés, etc.).
– sʼinformer et communiquer (radio klaxon, zadnadir, zadnews, photocopilleuses communes, etc.),
– se défendre (formes de mises en partages de matériel médical et dʼapprentissage collectif de gestes de soins, de stratégies de défense face à la police et à la justice, caisse antirépression, diffusion de pratiques et de matériaux pour lʼaffrontement, tractopelle commun, etc.).

Allons même plus loin pour clôre cette partie : si le mouvement de lutte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a pu durer aussi longtemps dans le temps et se trouve en mesure de l’emporter aujourd’hui, c’est parce qu’il est parvenu à mettre en place des arrangements institutionnels – au sens ostromien – et à se doter d’un ensemble d’infrastructures sous la forme de Communs. Sans cela, l’acte initial de destitution souligné par le Comité invisible aurait sans doute été incapable de produire de tels effets…

Sortir de l’économie ?

Si la question des institutions est une des raisons de l’hostilité du Comité invisible vis-à-vis des Communs, une autre est celle du rapport à l’économie. Là aussi, le point de vue exprimé dans Maintenant est radical, puisqu’il s’agit pour les auteurs ni plus, ni moins de sortir de l’économie :

L’économie n’est pas seulement ce dont nous devons sortir pour cesser d’être des crevards. C’est ce dont il faut sortir pour vivre, tout simplement, pour être présent au monde. Chaque chose, chaque être, chaque lieu est incommensurable en tant qu’il est là. On pourra mesurer une chose tant qu’on voudra, sous toutes ses coutures et dans toutes ses dimensions, son existence sensible échappe éternellement à toute mesure […]

Ce rejet radical de l’économie fait que le Comité invisible condamne avec mépris le mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire (en faisant au passage à nouveau le lien avec les Communs) :

Il y a une foule de gens, de nos jours, qui tentent d’échapper au règne de l’économie. Ils deviennent boulangers plutôt que consultants. Ils se mettent au chômage dès qu’ils peuvent. Ils montent des coopératives, des SCOP, des SCIC. Ils s’essaient à « travailler autrement ». Mais l’économie est si bien faite qu’elle a désormais tout un secteur, celui de « l’économie sociale et solidaire », qui turbine grâce à l’énergie de ceux qui la fuient. Un secteur qui a droit à un Ministère particulier et qui pèse 10% du PIB français. On a disposé toutes sortes de filets, de discours, de structures juridiques, pour recueillir les fuyards. Ils s’adonnent le plus sincèrement du monde à ce qu’ils rêvent de faire, mais leur activité est recodée socialement, et ce codage finit par s’imposer à ce qu’ils font. On prend en charge collectivement la source de son hameau, et un jour on se retrouve à « gérer les communs ».

Pour le Comité invisible, l’ESS est typiquement une voie sans issue, si ce n’est même un remède pire que le mal, car à leurs yeux : « Il n’y a pas d’autre économie, il n’y a qu’un autre rapport à l’économie« .

On perçoit bien ici un autre point d’achoppement majeur avec la pensée des Communs. Car contrairement à une confusion souvent faite, les Communs ne visent à supprimer ni le marché, ni l’État, mais à trouver le moyen de les soumettre à une logique autre que celle du système néo-libéral. Ce n’est donc pas un hasard si Elinor Ostrom a obtenu le prix Nobel d’économie, car même si son point de vue est particulièrement hétérodoxe, son propos était bien d’ordre économique. Parmi les penseurs des Communs, on peut aussi citer Michel Bauwens qui, depuis des années, théorise la forme que pourrait prendre une « Economie des communs« , articulée avec ce qu’il appelle un « Etat-partenaire ». Cette évolution passe à ses yeux justement par un renforcement des liens avec l’Economie Sociale et Solidaire, à travers ce que Bauwens nomme le « Coopérativisme ouvert« .

Dans Maintenant, le Comité invisible appelle à déserter ou à saboter les structures économiques, mais certainement pas à les réinvestir d’un autre sens, comme se proposent de le faire l’ESS et le mouvement des Communs.

Or cet appel à la désertion de l’économie constitue à mes yeux un non-sens et c’est même à terme un mot d’ordre dangereux. Les Communs ont toujours été articulés – d’une manière ou d’une autre – avec le système économique et c’est précisément ce qui fait leur intérêt. Quand Elinor Ostrom étudie des communautés de pêcheurs qui se partagent une ressource halieutique (les pêcheries de homards du Maine), ce sont des acteurs qui vont vendre leurs prises sur le marché, mais qui conviennent entre eux de règles communes pour éviter la surpêche et préserver la ressource dans le temps. Quand elle étudie des systèmes d’irrigation en Californie (l’exemple des aquifères), ce sont là aussi des agriculteurs qui ont besoin de puiser cette eau pour arroser des cultures dont ils vont vendre ensuite le produit sur le marché, mais qui sont capables de mettre en place collectivement un système de gouvernance évitant l’assèchement des nappes. Ce que montrent les Communs, c’est donc que des acteurs économiques peuvent arriver à se comporter d’une manière autonome par rapport à la logique du marché (maximisation des profits), alors même qu’ils sont interfacés avec lui.

Cette question nous reconnecte avec les travaux d’un autre penseur important – l’historien Karl Polanyi – qui dans son livre majeur « La Grande Transformation » s’est intéressé au démantèlement des Communs et à l’avènement du capitalisme moderne. Il montre notamment très bien comment au tournant du 18ème au 19ème siècle, une rupture vers ce qu’il appelle « la société de marché » est survenue lorsque ce dernier est arrivé à devenir un système auto-régulé indépendant des autres dimensions de la société. Des systèmes économiques ont existé à toutes les périodes de l’histoire – y compris d’ailleurs sous la forme de marchés dès lors que les monnaies sont apparues – mais ceux-ci avaient la particularité d’être encastrés dans la société, qui parvenait à les contenir. L’existence sous l’Ancien Régime des Communs fonciers et des droits d’usage collectifs sur les terres agricoles était d’ailleurs une manifestation de cet encastrement de l’économie au sein du social, qui limitait en pratique la portée du droit de propriété. Et c’est précisément ce qui s’est inversé avec l’avènement du capitalisme au moment de la révolution industrielle : la société s’est alors retrouvée encastrée dans le marché et soumise à sa logique, lorsque la terre, le travail et la monnaie ont été érigés de force en marchandises.

Cette notion « d’encastrement » est à mon sens essentielle et elle montre bien en quoi ce mot d’ordre d’une « sortie de l’économie » est fallacieux (on verra plus loin que le Comité invisible est d’ailleurs bien incapable de se l’appliquer à lui-même…). L’enjeu n’est pas de rompre radicalement avec l’économie, mais de faire en sorte de la soumettre à nouveau au contrôle de la société, et c’est précisément un des objectifs que poursuit – avec d’autres – le mouvement des Communs. Certes, nous sommes bien d’accord que ce n’est pas l’ESS à elle seule qui va abattre le capitalisme mondial, le système ayant depuis longtemps montré sa redoutable capacité à absorber et à retourner les alternatives qui essaient de prendre corps en son sein. Mais il n’en reste pas moins que l’ESS participe d’un mouvement de résistance qui permet d’éviter l’encastrement complet du social par l’économie de marché, sans lequel la situation serait infiniment plus préoccupante. Il faut lire d’ailleurs à ce sujet un auteur comme Jean-Louis Laville, et notamment sa dernière synthèse parue au Seuil sur l’Économie Sociale et Solidaire, dans laquelle il montre bien que, notamment dans sa composante « associationniste », le sens de l’économie solidaire a toujours été avant tout politique et qu’il a permis, partout dans le monde, à des populations extrêmement fragilisées – pauvres, femmes, minorités ethniques, etc. – de pouvoir revendiquer, conquérir et exercer des droits économiques et politiques.

Je trouve extrêmement grave que le Comité Invisible se permette de balayer avec un tel mépris cet apport de l’ESS à la lutte sociale. L’ironie, c’est que sous couvert de radicalité, leur vision de l’économie me paraît en réalité constituer une forme intériorisée de l’idéologie néo-libérale : comme le marché a réussi peu à peu – on ne peut le nier – à encastrer quasi-intégralement la société dans sa logique, le Comité invisible ne voit pas d’autre solution que de déserter complètement le champ de l’économie, sans voir que ce processus est réversible. Leur propos tend à « essentialiser » l’économie de marché et à « dé-historiciser » sa construction, ce qui est exactement le dessein de l’idéologie libérale depuis Adam Smith, qui veut nous faire croire à la « naturalité » des lois du marché et du comportement de l’homo economicus. Dire que par définition, l’économie constitue un rapport au monde condamnable qu’il faudrait fuir n’est en définitive qu’une image renversée de cette construction idéologique libérale à laquelle ils se soumettent, et absolument pas une manière d’en « sortir ».

Contre cette vision, Karl Polanyi a d’ailleurs proposé une autre conception de l’économie, à mon sens infiniment plus féconde que la réduction manichéenne à laquelle se livre Comité invisible. Il oppose en effet à la conception « formelle » de l’économie (« l’économie en tant que logique de l’action rationnelle et de la prise de décision, comme un choix rationnel entre des usages distincts de ressources ou moyens limités« ) une conception « substantive » définie comme suit :

La seconde, le sens substantif, par opposition, ne présuppose ni la prise de décision rationnelle ni des conditions de rareté. Elle désigne simplement l’étude des choix humains qui leur permettent de vivre dans leur environnement social et naturel. Une stratégie de prospérité pour une société est vue comme une adaptation à son environnement et ses conditions matérielles, un processus qui peut impliquer ou non la maximisation de l’utilisation de ses ressources. Le sens substantif du terme « économie » est vu dans le sens plus large d’« économiser » ou d’« approvisionner ».

L’économie est simplement la façon par laquelle une société satisfait ses besoins matériels et immatériels (statut social, rites, croyances, etc.).

C’est cette « économie substantive » que visent à la fois les Communs et l’ESS, et la raison pour laquelle il importe de renforcer les synergies entre ces deux sphères (voir à ce sujet le dernier numéro de la RECMA).

Je prendrai pour finir cette partie un autre exemple, à nouveau tiré de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui m’a personnellement aidé à comprendre l’erreur de perspective du Comité invisible sur les questions économiques. Parmi les institutions remarquables mises en place par les ZADistes, il y a celle du « Non-Marché ». Il s’agit d’un rassemblement qui se tient chaque semaine où ceux qui produisent des denrées alimentaires sur la ZAD (pain, fruits et légumes, lait, fromages, etc.) viennent les proposer aux autres occupants avec un système de « prix libre », c’est-à-dire sans fixer de prix a priori, mais en laissant chacun donner ce qu’il veut/peut en échange, que ce soit sous forme monétaire ou non. Voilà ce qu’en disait un article publié au début de l’année sur Médiapart , qui montre le rôle important que ces échanges ont pour le fonctionnement de la ZAD :

Tous les vendredis, les produits de la ZAD sont mis à disposition des habitant-es et des riverain-es à prix libre – chacun laisse l’argent qu’il veut ou peut, ou rien du tout, pendant le non-marché. Les caisses de ce marché non marchand – le seul endroit de la ZAD où tout le monde est à l’heure, entend-on parfois – abondent « Sème ta Zad ». Cette structure collective, créée pour discuter de l’usage des terres reprises par le mouvement, sert à coordonner les projets agricoles.

L’argent récolté est destiné à la lutte collective, et non à la vie quotidienne des habitant-es. Environ 20 000 euros y rentrent et sortent chaque année, selon une personne qui s’en occupe. Ils financent les achats de farine, gasoil, foin, pièces de rechange du matériel. La ZAD vit grâce aux gros événements – caisses de soutien à prix libre, tracto-vélo, info Tour, bar lors des grands événements – ainsi qu’aux dons, qui affluent sur le compte de l’association Vivre sans aéroport.

Cette institution du « Non-Marché » porte particulièrement bien son nom. Ce n’est en effet pas une place de marché étant donné que les échanges n’y sont pas régulés par un système de prix fixés par la loi de l’offre et de la demande. Mais on voit bien qu’il ne s’agit ici en aucun cas de « sortir de l’économie », si tant est que l’on veut bien donner un sens « substantiviste » à cette notion. Le Non-Marché fonctionne en réalité comme une forme de coopérative, certes « sortie » de l’économie marchande, mais gardant un pied dans l’économie monétaire et en faisant une large place à ce que Karl Polanyi appelle « la réciprocité » (les logiques de dons et de contre-dons) pour réguler les échanges. C’est typiquement la subtilité de ces formes d’arrangements institutionnels qu’une pensée sommaire se donnant comme mot d’ordre de « sortir de l’économie » ne peut plus appréhender, sinon que par le mépris.

Comment « faire communauté » ?

Ces « tâches aveugles » dans l’analyse du Comité invisible, on les retrouve également dans leur manière de concevoir les phénomènes collectifs, et c’est à mon sens la plus grave faiblesse du livre. D’une certaine manière, les auteurs partagent sur ce point les ambiguïtés traditionnelles de l’anarchisme. La pensée libertaire est en effet longtemps restée tributaire d’une conception « associationniste » des groupes où les individus s’assemblent et se séparent par l’effet de leur libre volonté. Mais tous les travaux de la sociologie, au moins depuis Durkheim, montrent que les groupes humains ont une emprise sur leurs membres qui n’est pas réductible au simple jeu des volontés individuelles. On « appartient » à des groupes sous l’influence de forces qui nous dépassent et si l’individu peut se libérer de ses attaches pour en cultiver de nouvelles, ce n’est jamais aussi simple que la rupture consciente d’un contrat.

Sans doute à cause de ses influences « spinozistes », le Comité invisible ne s’inscrit pourtant pas dans cette veine « associationniste », qu’ils combattent au contraire résolument dans le livre. C’est ce qui leur fait mettre l’accent sur la question des « liens » et de « l’amitié », termes qui désignent sous leur plume ce pouvoir des groupes de faire entrer les individus dans des rapports non-réversibles à leur guise. Ils appellent cela « la vie« , assimilée à une nouvelle forme de « communisme » conçu comme « le fait vécu de la fraternité » en action. C’est cette attirance pour les communautés « réelles » qui leur fait rejeter avec virulence dans la dernière partie du livre (« Pour la suite du Monde« ) la tendance des militants à se constituer en collectifs :

Les collectifs en tout genre – de citoyens, d’habitants, de travail, de quartier, d’activistes, d’associations, d’artistes sont l’avenir du social. On adhère là aussi comme individu, sur une bas égalitaire, autour d’un intérêt, et on est libre de les quitter quand on veut. Si bien qu’ils partagent avec le social sa texture molle et ectoplasmique […] L’égalité et l’horizontalité postulées rendent au fond toute singularité affirmée scandaleuse ou insignifiante, et font d’une jalousie diffuse sa tonalité affective fondamentale […] Plus la société se désagrégera, plus grandira l’attraction des collectifs. Ils en figureront une fausse sortie. Cet attrape-nigaud fonctionne d’autant mieux que l’individu atomisé éprouve durement l’aberration et la misère de son existence.

Ce faisant, le Comité invisible se retrouve pourtant sur une corde raide, car s’ils rejettent le « libre associationnisme » des collectifs, nous avons vu qu’ils condamnent aussi radicalement les institutions, qui sont pourtant ce qui fait que les groupes humains « tiennent ensemble » et durent dans le temps. Du coup, le Comité invisible met en avant un exemple qui revient constamment dans l’ouvrage comme la forme à leurs yeux désirable de l’action collective : le cortège de tête des manifestations auquel ils identifient ce qu’ils appellent la communauté.

Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité entre des êtres et avec le monde. Dans l’amour, dans l’amitié, nous faisons l’expérience de cette continuité […] Dans cette émeute où nous nous tenons ensemble au plan que nous nous sommes fixés, où les chants des camarades nous donnent du courage, où un street medic tire d’affaire un inconnu blessé à la tête, je fais l’expérience de cette continuité.

En réalité, quiconque a déjà participé à ces situations de danger éprouvé en commun sait bien que l’on y fait l’expérience d’un phénomène particulier : celui de la capacité d’un groupe à s’auto-affecter spontanément, en suscitant des solidarités extrêmement puissantes et de la coordination, sans avoir besoin de direction centralisée. En cela, le Comité invisible voit la possibilité de l’existence d’une verticalité – à l’opposé de l’horizontalité informe des collectifs- qui puisse émerger d’elle-même, sans besoin de recourir à des formes d’autorité liée à des institutions.

C’est à ce stade qu’il est intéressant de faire réintervenir dans cette discussion Frédéric Lordon, et notamment les développements de son livre Imperium. Structures et affects des corps politiques. Car cette capacité des groupes humains à s’auto-affecter est précisément ce que Spinoza appelle « imperium » dans son Traité politique : « Ce droit que définit la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium« . Dans l’ouvrage, Lordon montre que c’est sous l’effet de cette « puissance de la multitude » que les groupes coagulent en des communautés dont la cohésion dépasse l’exercice de volontés librement associées. Il nomme cet effet « auto-transcendance du social » ou « transcendance immanente », laquelle donne aux groupes la dimension de la verticalité où s’exprime le pouvoir.

Ces effets peuvent être tout à fait passagers, comme ce qui se produit dans le cortège de tête d’une manifestation, sous l’effet du danger ressenti en commun et des nécessités tactiques de l’action. Mais Lordon explique aussi que c’est l’imperium qui est à l’origine de la naissance des institutions sociales, des plus simples comme les plus élaborées, jusqu’aux Etats qui en constituent aujourd’hui la forme la plus aboutie. Le pouvoir de la multitude de s’auto-affecter passe par la production de formes symboliques qui finissent par se stabiliser sous la forme d’institutions assurant la cohésion du groupe. Et c’est là que la pensée du Comité invisible me paraît extrêmement pauvre quant à son appréhension des phénomènes collectifs. Ce qu’ils portent aux nues avec les cortèges de tête des manifestations constitue en fait le niveau 0 de la dynamique produisant les institutions, qu’ils rejettent par ailleurs si fortement sans voir que ces phénomènes ont en réalité exactement la même nature. Ce que montre Frédéric Lordon dans son livre, c’est que ces mécaniques d’auto-transcendance sont absolument inévitables dès lors que les groupes humains deviennent assez importants pour les déclencher sous l’effet du nombre. Cela signifie donc qu’à moins de rester dans les petits collectifs réversibles (que le Comité invisible conspue…), tous les groupes devront immanquablement se confronter avec cette puissance de la multitude, qui est la matrice de toutes les institutions.

Or, typiquement, c’est aussi cette puissance de la multitude qui rassemble les communautés autour de la gestion des Communs. Ce n’est pas directement sous cet angle qu’Elinor Ostrom aborde la question, mais il est évident que ce qu’elle nomme « auto-organisation » (self-organization) renvoie à ce pouvoir des groupes de s’auto-affecter pour produire des institutions et elle accorde aussi dans ses écrits beaucoup d’importance à la question du passage à l’échelle (scaling) renvoyant à la taille des groupes. Lordon prévient cependant que les communautés qui font ce travail instituant sont particulièrement susceptibles d’être affectées par des phénomènes de capture. Celle-ci peut survenir de l’extérieur, notamment de la part de l’État, institution des institutions, qui a acquis une place tellement centrale dans la vie collective qu’il a la capacité de soumettre à sa propre logique hiérarchique la plupart des institutions indépendantes qui pourraient germer en son sein. Par ailleurs, les groupes risquent aussi de subir des phénomènes de « capture interne », par lesquels une partie des membres – voire un individu – arrivent à capter à leur profit cette puissance de la multitude et à « détourner » le pouvoir d’auto-organisation. Ce sont là des « pathologies » de la gouvernance des Communs que l’on connaît bien et qui signent souvent l’arrêt de mort de l’esprit communautaire des projets.

Et ceci nous permet de reboucler avec la partie de ce billet consacrée aux institutions. Si l’on suit Dardot et Laval, l’enjeu des Communs consiste à mettre en oeuvre une « réinstitution de la société par elle-même ». Il s’agit donc de regarder en face la nature institutionnelle de ces phénomènes (ce que refuse de faire le Comité invisible), tout en étant – avec Lordon – extrêmement conscient des risques de capture qui peuvent toujours survenir et compromettre cette dynamique. C’est à mon sens au prix de cette lucidité que l’on pourra espérer enclencher un véritable processus révolutionnaire, et certainement pas en se cachant la tête dans le sable comme le fait le Comité invisible, en attendant qu’advienne une mystérieuse « situation » qui aurait magiquement la vertu de propager à toute la société les phénomènes passagers d’auto-coordination qui se produisent dans les cortèges de tête des manif’ !

C’est là justement tout l’intérêt des Communs, à condition qu’ils se conçoivent comme des « laboratoires de pratique institutionnelle », ce que ne peut que condamner le Comité invisible sur la base de leurs préjugés théoriques.

Ce qu’ils disent et ce qu’ils font…

J’en termine par ce qui m’a, en vérité, décidé à écrire ce billet : une profonde impression d’imposture intellectuelle qui se manifeste quand on compare ce que prône le Comité invisible et la manière dont ils agissent en pratique. Depuis Marshall McLuhan, on sait effet qu’il faut accorder autant d’importance au medium qu’au message. Or comment le Comité invisible s’y prend-t-il pour délivrer son message appelant à la « sortie de l’économie » ? Réponse : en vendant 9 euros un livre dont le contenu n’est pas accessible en ligne, mis à part quelques extraits, et qui reste sous « copyright : tous droits réservés », interdisant en théorie toute forme de partage en s’abritant derrière l’institution du droit d’auteur…

Vendre un livre appelant à « sortir de l’économie » est à vrai dire à peu près aussi dénué de sens que si des antispécistes diffusaient un message animaliste par le biais d’ouvrages reliés en vélin pleine peau… On me rétorquera peut-être que La Fabrique n’est pas un éditeur comme les autres ; que vendre le livre sous format papier était le meilleur moyen de toucher le grand public ; que 9 euros n’est pas un prix très élevé ; que le Comité invisible a publié de larges passages du bouquin en accès libre sur le site de Lundi Matin ; que le premier livre du comité invisible (L’insurrection qui vient) a été mis en ligne en accès gratuit par la Fabrique, etc. A tous ces arguments, je répondrai : certes, mais tout ceci ne constitue somme toute encore que des compromis avec l’économie, alors que la posture du Comité invisible consiste à discréditer systématiquement tous ceux qui assument un tel compromis, comme c’est le cas pour les Communs et l’ESS. Tenir ce genre de propos est à vrai dire périlleux, car c’est s’interdire toute forme de compromis, sous peine de tomber immédiatement dans une forme de contradiction performative décrédibilisant complètement le message.

Sachant par ailleurs que le compromis peut prendre chez le Comité invisible des formes absolument ridicules… Sur la photo ci-dessous prise à la FNAC des Halles, on peut voir Maintenant au rayon « Nouveautés », trônant à côté du controversé ouvrage Décadence de Michel Onfray… C’est en m’arrêtant sidéré devant cet improbable télescopage, dictée par la plus pure des logiques mercantiles, que je me suis juré d’écrire ce billet !

Le pire, c’est qu’il aurait été fort simple pour le Comité invisible et son éditeur de « sortir de l’économie » : il aurait suffi pour cela de publier le texte en ligne sous licence libre. Les licences libres sont typiquement des outils qui permettent de « démarchandiser » des ressources numériques, comme le sont par exemple Linux ou Wikipédia, tout en laissant ouverte la possibilité de vendre les supports matériels que sont les livres papier. Avec la notoriété acquise avec le temps par le Comité invisible, il est évident que ce troisième ouvrage, très attendu après les remous de l’année 2016, se serait de toutes façons fort bien vendu, même s’il avait été en accès gratuit par ailleurs. Les auteurs auraient certes encore été dans le compromis avec l’économie, mais pas au prix d’une perte totale de cohérence, comme c’est le cas aujourd’hui.

Car il faut bien arriver à cette conclusion : le Comité invisible n’a pas été capable de s’appliquer à lui-même les principes qu’il prône dans son propre livre. Ce qui peut signifier deux choses : 1) soit ce qu’ils proposent est impossible à réaliser ; 2) soit ils se fichent profondément de nous. Et la seconde hypothèse est hélas sérieusement à envisager, car voici ce que l’on peut lire à la page 104 du livre dans la partie consacrée justement à la question de la « sortie de l’économie » :

Faire payer les connards est de bonne guerre. Qui aime ne compte pas. Là où l’argent vaut quelque chose, la parole ne vaut rien. Là où la parole vaut, l’argent ne vaut rien. Sortir de l’économie, c’est donc être à même de distinguer nettement entre les partages possibles, déployer depuis là où l’on est tout un art des distances.

Hum… Le lecteur qui aura déboursé 9 euros pour pouvoir lire ces lignes pourra donc en déduire qu’il est considéré comme un connard et que l’argent a encore aux yeux des auteurs suffisamment d’importance pour que leur parole ne vaille rien… La vérité, c’est que pour être cohérent avec son propos, il aurait fallu que le Comité invisible commence par faire de son livre un Commun, mais c’était difficile en partant des préjugés qui sont les leurs.

Le pire, c’est que l’ouvrage contient aussi une pseudo-justification qui expliquerait le choix de ne pas faire paraître le livre en version numérique. En plus des institutions et de l’économie, il faut en effet savoir que le Comité invisible condamne aussi radicalement les écrans, qu’il accuse d’engluer la population en l’empêchant de saisir l’instant présent :

Toutes les raisons sont réunies [de faire une révolution], mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans.

Que dire là encore, sinon que comme pour l’économie, cela revient à essentialiser le numérique comme intrinsèquement malfaisant et à l’abandonner tout entier à l’ennemi, alors qu’il s’agit à l’évidence aujourd’hui d’un des terrains majeurs de la lutte à conduire ? Sur cette question, on préférera lire Alain Damasio, qui sur le site Lundi Matin appelle au contraire à réinvestir le numérique comme objet de résistance, en faisant parfaitement le lien avec le logiciel libre et les Communs :

[…] liberté d’éducation, de production, de travailler ou non, liberté des savoirs, propriétés ouvertes et annulées, existences connectées et déconnectées, justice autogérée, Communs partout […]

L’émancipation partira de la terre et de la chair, mais elle sortira aussi du numérique. Et elle impliquera de se réapproprier toute cette chaîne logistique digitale aujourd’hui intégralement privatisée et aliénée : aussi bien les câbles et la fibre que les nœuds du réseau, les antennes, les VPN, les routeurs, tout autant que les centres de données (datacenters) qui sont les ultramodernes forteresses de nos solitudes connectées.

Et en aval des « fournisseurs d’accès » (tout un poème), penser la totalité de nos pratiques en matériel libre, comme en logiciel libre : ordinateur et téléphone libre, électronique libre, caméra libre, baladeur, console, imprimante 3D libre. Tout un écosystème technique qu’on puisse se fabriquer, se bricoler, se partager, mettre en commun et qui échappe à l’empire du traçage gafesque.

L’enjeu des serveurs est particulièrement fort, tout comme la possibilité d’imaginer des centres de données autonomes, des zadacenters autogérés, nichés dans nos ZAD, et alimentés en énergie renouvelable. Cela pourrait déboucher non plus sur un darknet, mais un rednet ou un greenet — lieu d’expression et d’échange indépendant des monstres siliconnés.

Voilà un terreau fertile pour la convergence des luttes, ce mot d’ordre qui fut si important pendant Nuit Debout, et qui est exactement à l’opposé de ce que veulent nos étranges « amis » du Comité invisible…

***

Je terminerai ce billet avec une phrase de Maintenant que je trouve assez croustillante au vu de tout ce qui précède :

Nous n’avons pas de programme, de solutions à vendre. Destituer, en latin, c’est aussi décevoir. Toutes les attentes sont à décevoir.

Certes, le Comité invisible propose peu de solutions concrètes, mais il a quand même… un livre à vendre ! Et comme j’ai essayé de le montrer, le lecteur exigeant trouvera effectivement bien des motifs de déception au fil de la lecture.

Pour le reste, lisez Elinor Ostrom ; lisez Michel Bauwens ; lisez Dardot et Laval ; lisez Karl Polanyi ; lisez Jean-Louis Laville ; lisez Frédéric Lordon ; lisez Spinoza.

Lisez-les comme il vous plaît, en papier ou devant des écrans.

Scannez les bouquins et partagez avec le monde entier les fichiers.

Investissez-vous de toutes vos forces dans les Communs et dans l’ESS.

Et faites attention aux zozos qui prétendraient vous en dissuader, au prix de 9 euros TTC et d’une mortelle contradiction…


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