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Résoudre le casse-tête du financement de la numérisation patrimoniale ?

jeudi 8 octobre 2015 à 22:51

Lorsque l’on revendique que le produit de la numérisation du patrimoine soit rendu librement réutilisable par les institutions culturelles, le principal argument qui nous est opposé est d’ordre budgétaire : les crédits publics alloués à la numérisation sont – comme les autres – en voie de réduction et le volume des collections restant à convertir au format numérique est immense. Dès lors, il serait indispensable qu’un retour sur investissement demeure possible, sous une forme ou une autre, et cela justifierait que les institutions culturelles continuent à appliquer des redevances pour la réutilisation des fichiers, en s’appuyant sur divers fondements juridiques.

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Par Angelolucas. CC0. Source : Pixabay

Sur le fond, cette question du modèle économique de la numérisation patrimoniale ne doit pas être niée ou escamotée. Il faut au contraire la regarder en face, car dans le contexte de morosité budgétaire que nous traversons, il s’agit bien d’un problème central. Mais deux séries de contre-arguments (au moins) peuvent être opposés à cette « doctrine » de l’application systématique de redevances de réutilisation :

  1.  Il est extrêmement douteux que ces redevances puissent efficacement contribuer au financement de la numérisation, alors qu’elles provoquent dans le même temps des dommages collatéraux considérables (notamment une destruction de valeur sociale liée à la disparition du domaine public sous forme numérique et des libertés associées) ;
  2. Il est possible d’envisager d’autres modèles économiques que les redevances de réutilisation, mieux à même de concilier une soutenabilité budgétaire à long terme et la libre réutilisation du produit final de la numérisation.

J’ai déjà beaucoup écrit sur à propos du premier volet de ces contre-arguments, notamment les problèmes posés par le copyfraud des institutions culturelles et les atteintes au domaine public. Aussi, je voudrais dans ce billet me consacrer davantage au second volet, en partant d’un exemple de nouveau modèle économique mis en œuvre par une institution culturelle qui me paraît hautement intéressant. Il s’agit du dispositif de numérisation à la demande de documents développé par les Archives Départementales des Hautes-Alpes (AD05) dans le cadre d’une nouvelle politique de services aux publics. Cette stratégie de numérisation a fait l’objet d’une présentation détaillée vendredi dernier par le directeur de cette institution, Gaël Chenard, à laquelle j’ai pu assister à l’occasion du colloque « Consommateurs ou acteurs ? Les publics en ligne des archives et des bibliothèques patrimoniales ».

Articuler numérisation de masse et numérisation à la demande

Actuellement, le modèle économique de la numérisation patrimoniale le plus répandu en France parmi les institutions culturelles repose sur deux présupposés :

La présentation de Gaël Chenard a commencé par une remise en cause du premier présupposé, appuyée sur une analyse pointue des statistiques de consultation des documents numérisés mis en ligne par son institution. Celles montrent en effet que certains types de documents font l’objet d’une forte consultation par le public (Etat civil ou Registres matricules, notamment), chaque document numérisé pouvant être consulté plus de 5 fois par an. Mais d’autres pans des collections, comme les actes notariés par exemple, sont au contraire beaucoup moins consultés (parfois moins d’une fois par an en moyenne).

Une priorisation paraît dès lors souhaitable dans la numérisation des collections : il semble en effet plus intéressant que les crédits publics aillent en priorité à la numérisation des documents les plus consultées. Mais pour ceux dont l’usage est plus confidentiel, cet investissement public est « moins rentable » en termes d’utilité sociale. Et c’est d’autant plus vrai que les actes notariés aux AD05 représentent un énorme volume à numériser, qui pourrait occuper le service d’archives pendant 10 ans, en monopolisant ses crédits et les ressources humaines pouvant être consacrées à la numérisation.

Sur la base de ce constat, Gaël Chenard explique que le choix a été fait par le département de mettre l’accent sur la numérisation à la demande pour les collections les moins consultées en ligne. L’établissement mobilise ses chaînes internes pour dématérialiser les documents non-disponibles au format numérique demandés par les usagers, en leur fournissant les fichiers à distance à l’issue de l’opération. Pour que ce service soit attractif, les AD des Hautes Alpes ont aussi baissé substantiellement leurs tarifs en les divisant par 4, de 1 euro à 25 centimes d’euros la page, avec un tarif maximum bloqué à un forfait de 20 euros pour inciter les utilisateurs à commander des numérisations intégrales de documents.

Renverser le mode de financement de la numérisation patrimoniale

Le point le plus intéressant dans cette stratégie de numérisation réside sans doute dans le statut juridique des fichiers produits à l’issue de ces opérations de numérisation à la demande. Voici ce que l’on peut lire à ce sujet sur le site des AD05 :

QUE FAITES-VOUS DES IMAGES QUE J’AI PAYÉES ? QUE PUIS-JE EN FAIRE ?

Nous les livrons sur votre espace personnel pour vous permettre de les télécharger librement. Si les documents que vous avez commandés sont susceptibles d’intéresser un public plus large, ils sont ensuite publiés sur notre site internet six mois après votre demande. Vous pouvez également publier librement ces images sur votre propre site : la réutilisation est libre et gratuite dès livraison.

Le « règlement de réutilisation des informations publiques contenues dans les documents des Archives départementales des Hautes Alpes » précise que le produit de la numérisation est placé sous la Licence Ouverte/Open Licence d’Etalab et que le département se refuse à concéder des exclusivités à des tiers :

En dehors du cas des informations comportant des informations personnelles protégées au titre de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, la réutilisation est libre et gratuite, et placée sous le régime de la « licence ouverte » élaborée par Etalab dans sa version 1.0. La « licence ouverte » est annexée au présent règlement

Le Conseil Général des Hautes-Alpes exclue toute possibilité d’exclusivité d’exploitation des informations publiques produites, reçues et conservées par les Archives départementales des Hautes-Alpes, y compris dans les cas prévus à l’article 14 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978.

Concrètement, cela signifie que les documents numérisés peuvent être librement réutilisés sans avoir à verser de redevances, y compris à des fins commerciales, à condition de mentionner leur source (condition posée par la licence Etalab). C’est le cas pour les personnes qui commandent des numérisations à la demande pour les fichiers qui leur sont transmis. Mais c’est aussi le cas in fine pour l’ensemble du public, puisque les AD05 indiquent que lorsque les documents commandés sont susceptibles d’intéresser le plus grand nombre, ils sont mis en ligne en accès gratuit sur le site de l’institution à l’issue d’un délai de 6 mois.

Ce modèle aboutit à un renversement de perspective intéressant dans le financement de la numérisation. Plutôt que de lever ex post des redevances sur la réutilisation des documents numérisés, l’établissement fait payer une prestation ex ante pour le service rendu au premier utilisateur. Ce paiement est donc effectué une fois et il s’éteint ensuite. L’avantage réside dans le fait que ce modèle préserve le principe de réutilisation des informations publiques et l’intégrité du domaine public (lorsque la numérisation porte sur des œuvres). Cette formule paraît aussi infiniment supérieure aux partenariats de numérisation public-privé – type Accords Proquest/BnF – qui suppriment la gratuité de l’accès en ligne aux documents numérisés pendant une période d’exclusivité accordée à la société privée, sans pour autant garantir une fois celle-ci achevée que l’institution culturelle ne continuera pas à appliquer une redevance pour la réutilisation des documents (double peine pour les droits du public).

Ce passage d’une forme de « vente des données » à la facturation d’un service rendu correspond à ce que nous préconisons dans le Manifeste de SavoirsCom1 à propos des modèles économiques compatibles avec la préservation des Communs de la connaissance :

9. Placer les communs au cœur des modèles économiques de l’information. 

[…]  Le collectif déclare encourager des modèles qui valorisent économiquement des services, à la différence de ceux qui vendent des données. Il refuse catégoriquement tous les dispositifs techniques (DRM) qui limitent les usages de l’information et, par conséquent, entravent le développement de biens communs de la connaissances.

La question centrale de l’efficacité économique

Visiblement, l’efficacité économique est au rendez-vous avec ce dispositif. Gaël Chenard a indiqué vendredi que son service d’archives se plaçait dans le peloton de tête des établissements qui numérisent le plus de vues chaque année et que l’abaissement des tarifs avait permis d’augmenter suffisamment le volume des demandes pour parvenir à un équilibre budgétaire. Le point de tension réside cependant dans la capacité de la chaîne interne à absorber les demandes, en maintenant des délais de réponse suffisamment courts pour que le service reste attractif. Le site des AD05 annonce qu’il est en mesure de servir les commandes en 2 ou 3 jours en moyenne, mais on imagine qu’il faut consacrer des ressources humaines conséquentes pour arriver à ce résultat et c’est sur ce point que ce dispositif peut s’avérer difficile à implémenter.

Si la question de l’efficacité économique est centrale dans ce débat sur le financement de la numérisation patrimoniale, force est de constater qu’à l’inverse, le modèle de l’application de redevances de réutilisation est très loin d’avoir apporté la preuve de sa capacité à assurer le financement durable de la numérisation patrimoniale. C’est notamment ce qui ressort assez nettement d’un rapport publié – avec une surprenante discrétion – par le Ministère de la Culture en juin dernier, consacré à« l‘Evaluation du développement des ressources propres des établissements culturels de l’Etat ».

On peut notamment y lire ce constat, assez éloquent, sur l’efficacité relatives des différentes sources d’auto-financement utilisées par les institutions culturelles :

Seules trois activités (la location d’espaces, les redevances de concessions et le mécénat, sous réserve de la dépense fiscale et des contreparties offertes aux mécènes qu’il induit) contribuent systématiquement à l’équilibre financier des établissements. L’ensemble des autres activités (les activités annexes telles que la gestion d’un auditorium, les expositions itinérantes, la gestion en direct d’une boutique, l’ingénierie culturelle, les éditions, les activités numériques et la gestion des droits de propriété intellectuelle) présentent, en moyenne sur l’échantillon analysé, un résultat déficitaire. Ces résultats posent la question du maintien et du développement de ces activités à l’équilibre financier fragile lorsqu’il n’apparaît pas qu’elles participent significativement aux missions de service public de l’établissement.

Les redevances (englobées de manière surprenante dans le rapport dans le volet « gestion des droits de propriété intellectuelle) » ne sont donc pas citées comme un moyen de financement efficace et pour cause ! Une série de focus sur diverses institutions (RMN, BnF, Musée d’Orsay, Quai Branly, etc.) figurant dans les annexes le confirme complètement : les recettes tirées des redevances de réutilisation restent marginales pour ces établissements, eu égard aux coûts importants découlant de la numérisation. C’est particulièrement clair à propos de l’agence photographique de la RMN, dont le déficit se creuse chaque année de manière assez inquiétante, alors qu’elle reste la « championne nationale » du modèle des redevances (et donc du copyfraud…). Voir notamment le schéma ci-dessous tiré de l’annexe V du rapport).

Des chiffres encore plus précis avaient été fournis en janvier dernier à la députée Isabelle Attard en réponse à une question parlementaire posée au Ministère de la Culture à propos du bilan économique de l’agence photo de la RMN, montrant un déficit croissant chaque année s’élevant à plus de 3,5 millions d’euros pour 2014.

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Ces constats sur l’inefficacité économique des redevances rejoignent plus largement les conclusions du rapport Trojette rendu à la fin de l’année 2014, qui s’était livré à une évaluation globale du modèle économique des redevances mises en place par les administrations pour la réutilisation des informations publiques. Hormis quelques rares hypothèses où les redevances se justifient encore (temporairement), le rapport Trojette préconise de placer les données publiques en Open Data pour maximiser leur utilité sociale, en abandonnant les tarifs de réutilisation. Le secteur culturel présente certes la spécificité de devoir assumer des coûts importants pour la numérisation des collections. Mais nous avons vu qu’il est loin d’être prouvé que les redevances de réutilisation puissent constituer une solution satisfaisante et des exemples comme celui des Archives Départementales des Hautes Alpes montrent qu’au moins une partie de ces coûts peut être amortie par la facturation de services plutôt que par des entraves à la réutilisation des fichiers.

Quelle équité dans l’appel à contribution du public ?

La numérisation a un coût important et il est clair qu’en l’état des finances publiques, il ne sera pas possible de faire porter l’intégralité de l’effort sur le budget des collectivités. Le public doit prendre sa part dans ce financement, mais il existe plusieurs façons de le mettre à contribution : certaines paraissent équitables, tandis que d’autres ne le sont manifestement pas.

A vrai dire, les services de numérisation à la demande existent depuis longtemps dans les institutions culturelles, qui sont nombreuses à disposer de départements dédiés à la reproduction. Mais en général, le produit de cette numérisation n’est pas libéré sous une licence garantissant les droits d’usage du public et, parfois, il n’est même pas mis en ligne une fois le service rendu. En somme, ce qui est payé directement avec l’argent du public ne respecte pas au final les droits du public. Les individus sont appelés à contribuer pour financer leur propre expropriation du patrimoine commun et sous couvert de « rendre un service », les institutions culturelles alimentent en réalité une véritable machine à enclosures…

Or il devient de plus en plus à la mode dans le champ culturel de faire appel au « mécénat » du public sous diverses formes : formule de parrainage de la numérisation de documents avec le service « Adopte un livre » à la BnF ; financement participatif pour l’achat de pièces rares et précieuses (au Louvre ou à la BnF) couplé à des opérations de numérisation ; appel aux dons pour la restauration d’œuvres emblématique (au Louvre ou au Musée d’Orsay). Ces dispositifs participatifs rencontrent souvent l’enthousiasme d’un public attaché au patrimoine, mais on peut clairement poser la question de l’équité de ces modes de financement quand les droits d’usage ne sont pas respectés. C’est ce qu’a fait par exemple brillamment Hervé Le Crosnier à propos du recours au crowdfunding pour la restauration du tableau « l’Atelier du peintre » de Courbet au Musée d’Orsay :

[…] la moindre des choses serait de rendre au public autre chose que des « cartes pass » à bon prix (une fois déduite la participation de 2/3 de l’État au travers des réductions d’impôts) et l’affichage du nom des donateurs sur Facebook.

Comme ce genre d’opération va se multiplier, ne devrions-nous pas exiger que l’ensemble des droits sur les reproductions de ces œuvres aidées soient directement posées dans le domaine public ?

Dans le dispositif mis en place par les Archives des Hautes Alpes, il me semble au contraire que l’appel à contribution du public est équitable. L’établissement tarifie un service rendu à l’usager (numérisation d’un original non-disponible sous forme numérique dans un délai donné et transmission du fichier), ce qui est entièrement légitime. Par ailleurs, le paiement par l’usager a aussi le sens d’un « micro-mécénat » contribuant à la numérisation globale des collections pour tous. Et au final, il n’y a pas d’enclosure instaurée par l’établissement culturel, puisque la licence ouverte garantit les droits du public à la réutilisation des contenus et la préservation de l’intégrité du domaine public.

La légitimité du système deviendrait contestable si la stratégie des AD05 consistait à substituer intégralement la numérisation de masse, couverte par les crédits publics de la collectivité, à ce service de numérisation à la demande financé par le paiement direct des usagers. Mais tel n’est pas le cas, puisque la numérisation à la demande vise prioritairement à faire passer au format électronique des pans spécifiques des collections que les archives ne seraient pas à même de numériser autrement. Sans doute faudra-t-il rester vigilant pour qu’un phénomène de bascule ne s’opère pas et que ces solutions de numérisation à la demande ne deviennent pas un prétexte au désengagement financier des pouvoirs publics.

Mais tel n’est pas le cas pour les AD05, qui me paraissent avoir trouvé un équilibre satisfaisant. Il ne s’agit pas de dire que la numérisation  à la demande doit devenir LE modèle exclusif de financement de la numérisation du patrimoine, mais il y a là assurément une piste intéressante à creuser, notamment en ce qui concerne l’offre de services à valeur ajoutée autour des données.

La numérisation du patrimoine à la croisée des chemins législatifs

On constate donc que sur le terrain, des institutions culturelles comme les AD05 explorent actuellement de nouveaux modèles économiques pour assurer la pérennité du financement de la numérisation. C’est d’autant plus stimulant que les positions émises sur le sujet par le Ministère de la Culture traduisent en revanche un immobilisme inquiétant, confinant parfois au dogmatisme. La « doctrine de la redevance » et le mépris pour la question du respect du domaine public et du principe de libre réutilisation restent obstinément la règle, alors que le rapport produit par le Ministère lui-même (cité ci-dessus) montre que cette voie constitue une impasse budgétaire.

En août dernier, Fleur Pellerin a répondu à une question parlementaire posée par le député Olivier Falorni qui insistait sur l’importance de libérer la réutilisation des oeuvres numérisées du domaine public et appelait le Ministère à mettre fin aux pratiques de tarification de la RMN. La réponse de la Ministre, non seulement légitime le copyfraud auquel se livre dans leur très grande majorité les musées, mais manifeste également un attachement sans faille à la « doctrine des redevances ».

La numérisation du patrimoine se trouve à présent à la croisée des chemins législatifs. Le projet de loi numérique portée par les services d’Axelle Lemaire du côté du Ministère de l’Economie (et c’est loin d’être innocent…) contient en effet une définition positive du « domaine public informationnel », visant à interdire les pratiques de copyfraud et la réapparition d’exclusivités sur les éléments du patrimoine culturel qui devraient rester communs à tous. Si cette notion venait à être consacrée par la loi, il est clair que les institutions culturelles seraient rapidement obligées de revoir en profondeur leurs pratiques de diffusion des documents numérisés, sauf pour elles à courir le risque d’affronter des recours contentieux que la loi va ouvrir.

 Mais dans le même temps, une autre loi est en train de progresser, portée par Clotilde Valter au secrétariat à la réforme de l’Etat, qui s’appuie sur une logique rigoureusement opposée. Alors que toutes les autres administrations publiques vont être soumises à un principe de gratuité pour la réutilisation des informations publiques, avec des possibilités exceptionnelles d’instaurer des redevances, la loi Valter graverait dans le marbre une faculté discrétionnaire pour les établissements culturel de lever des redevances sur la réutilisation du patrimoine numérisé, ainsi que d’accorder des exclusivités à des partenaires privés de numérisation. Si c’est cette seconde loi qui prévaut, alors une forme de « domaine public payant » sera instaurée en France, au bénéfice des institutions culturelles.

***

Ne nous y trompons pas : cette « doctrine des redevances » a beau se draper – mais de plus en plus difficilement – dans des arguments de rationalité budgétaire, elle traduit surtout une vision idéologique du patrimoine conçu comme « actif immatériel » à valoriser, qui est tout sauf innocente. Le pire, c’est que cette politique sera incapable d’assurer la durabilité de la numérisation à long terme, mais elle conduira immanquablement à une adultération profonde de l’identité des institutions culturelles et de leurs missions de service public.

Heureusement que des services comme celui des Archives départementales des Hautes Alpes montrent concrètement qu’une autre voie est encore possible !

 

 


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Nous rendons le Journal d’Anne Frank au domaine public ! Serez-vous des nôtres ?

mercredi 7 octobre 2015 à 22:38

[Mise à jour du 07/11/2015] Plusieurs des personnes qui ont été à l’origine de cette action à propos du Journal d’Anne Frank ont reçu des courriers de la part de l’éditeur Le Livre de poche, les enjoignant au retrait des fichiers. C’est le cas d’Olivier Ertzscheid qui a été à l’origine du mouvement et qui a écrit un nouveau post à ce sujet sur son blog. Dans ces conditions, je supprime également les liens qui figuraient dans le billet ci-dessous. Mais comme l’explique Olivier, cette affaire Anne Frank n’est pas terminée. Au 1er janvier 2016, la question se posera de l’entrée dans le domaine public de la version originale du journal en néerlandais. Comme le dit Olivier dans son billet :

« A compter du 1er Janvier 2016, conformément aux engagements pris, et conformément à la loi, nous, citoyens, politiques, « donnerons » à l’oeuvre d’Anne Frank la seule place qu’elle mérite : celle du domaine public. Parce que le domaine public n’est pas « Het Achterhuis », il n’est pas cette « annexe », il est notre maison commune, celle de l’échange, celle du souvenir, celle où se construit et se perpétue la mémoire collective grâce à l’accès autorisé aux oeuvres, sans contraintes, sans restrictions, sans dissimulation. »

***

Il y a eu le cas de Guillaume Apollinaire, sur l’oeuvre duquel l’éditeur Gallimard a conservé les droits pendant plus de 94 ans après sa mort, alors que le poète était disparu sans enfant. Il y a ensuite celui d’Antoine de Saint-Exupéry, entré dans le domaine public partout dans le monde… sauf en France, parce que notre loi « remercie » les auteurs morts pour leur pays en empêchant pendant 30 années supplémentaires que leur oeuvre ne devienne le bien de tous.

Et désormais, il y aura aussi l’histoire du Journal d’Anne Frank, peut-être plus choquante encore. Disparue en 1945 dans l’horreur des camps nazis, Anne Frank aurait dû rejoindre le domaine public au 1er janvier de l’année 2016. Mais il n’en sera pas ainsi, comme nous l’apprend cet article de Livres Hebdo paru aujourd’hui. Les ayants droit de l’auteur et l’éditeur du Journal vont invoquer une législation bizantine sur les oeuvres posthumes pour prolonger leurs droits exclusifs jusqu’en 2030, alors qu’ils ont déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires du livre.

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Image par Turelia. CC-BY-SA Source : Wikimedia Commons.

Pire, un autre raisonnement, complètement hallucinant, pourrait empêcher l’oeuvre d’entrer dans le domaine public jusqu’en… 2051 ! Otto Frank, le père d’Anne, a en effet expurgé les écrits de sa fille de certains passages qu’il jugeait choquants pour la morale car trop intimes, notamment ceux où la jeune fille raconte ses premiers émois d’adolescente et son éveil à la sexualité. Sur la base de cet acte – qu’on peut assimiler à une forme de censure patriarcale – la Fondation Anne Frank et l’éditeur du Journal estiment que cette version constitue une « nouvelle oeuvre » sur laquelle ils seraient en mesure de revendiquer des droits d’exploitation pour des décennies, Otto Frank étant mort seulement en 1980…

Anne Frank est hélas déjà revenue plusieurs fois dans les colonnes du Copyright Madness. La fondation qui gère les droits d’auteur et celle qui s’occupe de la fameuse Maison d’Anne Frank transformée en musée, se sont battues comme des chiffonniers pendant plus de 15 ans pour contrôler une marque de commerce déposée sur « Le Journal d’Anne Franck ». Il aura fallu l’intervention de la justice pour mettre fin à ces querelles indignes, en rappelant qu’une telle marque purement descriptive est invalide.

Mais il y a un moment un moment où la goutte d’eau fait déborder le vase et c’est ce qui est en train de se produire ce soir. Olivier Ertzscheid a publié sur son blog Affordance un billet magnifique pour s’indigner contre ces pratiques. Et il a choisi en signe de protestation de publier en ligne le Journal d’Anne Frank en version numérique. En soutien à sa démarche, je publie également ces deux fichiers sur S.I.Lex :

Un tel acte est illégal, mais il arrive un point où l’absurdité de la règle de droit mérite qu’on lui oppose des actes de désobéissance civile. La députée Isabelle Attard a essayé lors du récent débat sur la loi Création à l’Assemblée nationale d’obtenir la suppression des blocages ineptes qui empêchent encore les oeuvres d’entrer dans le domaine, comme les prorogations de guerre affectant l’oeuvre de Saint-Exupéry. Mais elle s’est heurtée une nouvelle fois à l’immobilisme du Ministère de la Culture et de la majorité des députés, qui ont refusé de toucher à quoi que ce soit… comme si tout était pour le mieux dans le monde enchanté de la propriété intellectuelle.

S’il en est ainsi, il ne reste plus qu’à rendre au domaine public ce que la loi lui arrache illégitimement. Si vous voulez vous aussi envoyer un message clair de désapprobation, je vous invite à republier ces fichiers le plus largement possible par tous les moyens en votre possession.

Serez-vous des nôtres ? C’est ainsi qu’Aaron Swartz a terminé son Open Access Guerilla Manifesto pour inciter à la désobéissance citoyenne en faveur du libre accès à la connaissance :

Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès.

Lorsque nous serons assez nombreux de par le monde, nous n’enverrons pas seulement un puissant message d’opposition à la privatisation de la connaissance  : nous ferons en sorte que cette privatisation appartienne au passé. Serez-vous des nôtres  ?

Ci-dessous, je colle le texte du superbe billet d’Olivier Ertzscheid. Merci à lui pour son geste et soyons nombreux à le suivre !

Très chère Anne,

Comme une immensité de collégiens et de lycéens j’ai d’abord découvert ton journal en cours de français à l’âge où tu mourrais dans un camp de concentration. Te voilà depuis des décennies régulièrement inscrite dans les programmes scolaires. La première fois que l’on lit ton journal (en tout cas la première fois que je l’ai lu), il s’agit presque d’un texte comme les autres, un texte du « programme », qu’il faut lire « pour le cours de français ». Alors on le lit. Plus ou moins attentivement. Et quelque chose en nous change. Oh bien sûr on ne s’en aperçoit pas immédiatement. On ne le comprendra que plus tard. Lorsque avec quelques années de plus nous serons de nouveau confrontés à ton texte. A ton récit. A ton journal. Au souvenir de cette lecture. Lorsque nous en saisirons toute la force, ce récit ordinaire d’un tragique extra-ordinaire, ce récit d’une très jeune femme, conduite à la mort par la folie des hommes. Morte en 1945.

Une jeune femme dont le récit à permis à des milliers d’élèves, qui deviendront des milliers de citoyens de grandir, tout simplement. De s’élever.

Très chère Anne, ton journal, comme toute autre oeuvre littéraire devait lui aussi s’élever dans le domaine public l’année prochaine, en 2016, soixante-dix ans après la mort de son auteur, soixante-dix ans après ta mort. L’entrée d’une oeuvre dans le domaine public est toujours, toujours, une chance. Parce qu’à compter de ce jour il ne s’agit plus simplement d’une oeuvre mais d’une part de notre mémoire et de notre histoire collective. Mais je te parle de mémoire, à toi, très chère Anne, voilà qui doit te faire sourire. Qui mieux que toi sait à quel point la mémoire est importante. A quel point elle est un devoir. Ce devoir de mémoire. Qui mieux que toi y a contribué, au sacrifice de sa vie.

Très chère Anne, je viens d’apprendre que ton éditeur et les gens qui gèrent ton oeuvre, le « fonds Anne Franck » s’opposaient à l’entrée de ton journal dans le domaine public l’année prochaine. Ils ont, chère Anne, tout une série d’arguments juridiques et légaux, qui semblent juridiquement et légalement indiscutables. Il faudra donc attendre. Attendre encore 50 ou peut-être même 70 ans après ce qu’ils considèrent comme la « première » édition de ton journal, qui d’après eux remonte à 1980. Tu imagines un peu Anne ? Ton journal n’entrerait dans le domaine public qu’en 2030, voire en 2050. Plus d’un siècle après ta mort dans ce camp.

Attendre un siècle après la mort d’une jeune femme juive de 16 ans dans un camp de concentration pour que son témoignage, son journal, son oeuvre, puisse entrer dans le domaine public.

Qui sont-ils Anne pour s’opposer ainsi à l’entrée de ton journal dans le domaine public. Le fait que tu sois morte depuis 70 ans ne leur suffit donc pas à ces éditeurs et à ces gestionnaires de droits ? De quels « droits d’auteur » veulent-ils maintenir la rente après avoir déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires de ton journal ? A qui bénéficient ces droits ? Aux enfants que tu n’as pas eu ?

Anne, très chère Anne, je t’écris cette lettre pour te demander la permission de ne pas attendre 2050. A la fin de ce message, je mettrai en ligne ton journal. En faisant cela j’accomplirai un acte illégal. Il est probable que « ton » éditeur ou que ceux qui se disent gestionnaires du fonds qui porte ton nom, il est probable qu’ils m’envoient leurs avocats, me somment de retirer ce texte, me condamnent à payer une amende.

Je m’en moque Anne. Car le temps qu’ils le fassent, ce texte, ton texte, ton journal aura déjà été copié par des centaines de gens, qui à leur tour, je veux le croire, le mettront alors également en ligne.

Je sais que tu ne m’en voudras pas. Il ne me faut aucun courage pour le faire. En le faisant je n’entre pas en résistance. Je ne prends d’autre risque que celui d’offrir à ton texte, quelques mois avant le délai légal de 70 ans, un peu de lumière.

Il y a ce texte, ton texte Anne. Après ces années de cave, d’obscurité, cette obscurité si pesante dans ton journal, il est temps que tu retrouves ta place. Et puisque le domaine public t’es refusé, puissions-nous collectivement avoir l’intelligence de t’offrir enfin la lumière que tu mérites, celle que ton journal mérite, celle de l’espace public.

Bienvenue dans la lumière, chère Anne.

Dimanche 13 décembre 1942.
« Chère Kitty,
Je suis confortablement installée dans le bureau de devant, et je peux regarder dehors par la fente de l’épais rideau. Bien que dans la pénombre, j’ai encore assez de lumière pour t’écrire. »

Extrait de: Anne Frank. « Le Journal d’Anne Frank. »

Nota-Bene : les versions diffusées ici le sont donc illégalement. Parce que je juge cette « illégalité » crapuleuse, et me tiens prêt à en assumer les conséquences. Je m’excuse en revanche auprès des traducteurs du journal d’Anne Franck, Ph. Noble et Isabelle Rosselin-Bobulesco, leurs droits d’auteur à eux, sont parfaitement justifiés mais diffuser la version néerlandaise originale n’aurait guère eu de sens.

 


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#PizzaRat, les « fermes à mèmes » et la dystopie de la monétisation panoptique

samedi 3 octobre 2015 à 13:34

Ces dernières semaines, un nouveau mème est apparue sur Internet, en faisant exploser les compteurs de vues. Baptisé « Pizza Rat » par les internautes, il s’agit d’une vidéo de 14 secondes seulement montrant un rat surpris par un passant dans un escalier du métro de New York, traînant une énorme part de pizza. Tourné par Matt Little, un comédien de 35 ans, ce petit film a dépassé rapidement les 7 millions de vues sur YouTube et s’est diffusé de manière explosive un peu partout sur le web. Instagrammée, Snapchatée, Photoshopée, GIFée, repostée sur Twitter, sur Facebook, détournée de mille et une façons et déjà déclinée de manière sauvage en produits dérivées, cette vidéo illustre à nouveau l’incroyable puissante de dissémination d’internet et la propension des utilisateurs à s’emparer des contenus qu’ils apprécient pour les partager et se les approprier par la transformation.

Mais le plus intéressant dans cette trajectoire météorique du #PizzaRat se passe peut-être en coulisses, et plus précisément dans l’arrière-plan juridique qui a accompagné et conditionné la diffusion en ligne de ce contenu. Ce n’est pas la première fois que j’écris sur ce blog à propos de phénomène de viralité contrôlée, voire orchestrée, de contenus. C’était déjà clairement le cas avec le fameux « Gagnam Style » de PSY en 2012, et dans une certaine mesure avec le « Harlem Shake » en 2013, deux vidéos conçues pour être imitées, détournées, parodiées afin d’en maximiser la diffusion. Mais ici, les formes d’ingénierie, à la fois techniques et juridiques, qui ont permis de « monitorer » la diffusion en apparence chaotique du #PizzaRat atteignent un niveau de raffinement et de sophistication, qui me paraissent constituer une rupture. La destinée de cette vidéo préfigure peut-être l’avènement d’une nouvelle manière de « fabriquer des mèmes », par certains côtés inquiétante et représentative des dérives qui frappent Internet.

pizza rat

Déclinaison à l’infini du #PizzaRat sur Internet

La mise en place de « fermes à mèmes »

Quelques heures seulement après sa mise en ligne sur YouTube et alors que la vidéo ne comptait que 2600 vues, Matt Little a en effet été contacté par la société Jukin Media, qui lui a proposé pour 200$ de lui en acheter les droits, en lui promettant 70% des futures recettes publicitaires que la vidéo pourrait générer. Jukin Media s’est fait une spécialité de repérer des contenus à « haut potentiel de viralité » produits par des amateurs sur les médias sociaux. Elle s’est ainsi constituée une collection de plus de 20 000 pépites sur lesquelles elle a obtenu les droits. #PizzaRat n’est d’ailleurs pas le premier coup d’éclat de Junkin Media, qui a déjà réussi à « attraper » des contenus ayant connu par la suite une propagation virale explosive, comme cette vidéo d’un vieil homme chantant une chanson à sa femme mourante (plus de 6 millions de vues).

La plus-value spécifique de cette société réside dans le service de gestion des droits (Right Management) qu’elle propose aux créateurs. Ses équipes surveillent en permanence Internet, et en particulier les réseaux et médias sociaux, pour adresser des notifications de retrait pour violation du droit d’auteur afin d’empêcher que les contenus soient repostés dans des espaces ne permettant pas de générer des revenus publicitaires. Pour #PizzaRat, Junkin Media a ainsi pu assurer à Matt Little une rémunération substantielle, même si celui-ci reste assez évasif sur les montants récoltés…

Junkin Media constitue donc une sorte de « ferme à mèmes », avec un modèle situé quelque part entre le prestataire de contrôle des droits (assez classique) et une sorte de quasi-société de gestion collective tournée vers les contenus audio-visuels amateurs. La réussite de son modèle repose en partie sur son « flair » et la capacité à dénicher à l’avance des vidéos capables d’atteindre un grand nombre de vues. Mais d’après les témoignages de ses dirigeants, la société semble aussi capable d’exploiter la « Longue Traîne » des contenus figurant dans son catalogue, en jouant sur la masse.

Propriété vs Appropriation

On a déjà vu par le passé des créateurs de contenus essayer de sécuriser leurs droits sur une création une fois que celle-ci s’est propagée de manière virale pour accéder au statut de même. C’est déjà arrivé notamment pour le fameux « Nyan Cat » ou la « TrollFace », sur lesquels des copyrights et des marques ont été réclamés après coup. Mais ces tentatives de réappropriation s’avèrent souvent assez inefficace, lorsqu’elles sont effectuées à posteriori. Elles ont en plus généralement le don d’indigner les communautés d’internautes qui ont construit la notoriété du mème en le propageant et qui estiment en être « dépossédés » lorsque le créateur original cherche à faire valoir ses droits.

L’approche de Jukin Media est de ce point de vue sans doute plus efficace, puisqu’elle permet de conserver dès l’origine le lien entre un contenu et son créateur, tout en déployant un dispositif méticuleux d’application du droit d’auteur qui évite à celui-ci de se « dissoudre » – au moins dans les faits – face à la puissance des pratiques de dissémination en ligne. Jukin Media explique qu’ils sont en mesure d’opérer en moins de 4 heures entre le moment où une vidéo est postée, son repérage, la négociation des droits avec son créateur et le début du pistage.

Mais cette stratégie agressive de rights enforcement n’est pas sans soulever des questions sur le conflit latent entre la propriété intellectuelle des créateurs de contenus et les pratiques d’appropriation des usages. Cette problématique a particulièrement bien été pointée par le site Wired, qui se demande à qui appartient au fond le #PizzaRat :

Just because we relate to #PizzaRat, just because we’ve embraced and most importantly shared #PizzaRat, does #PizzaRat belong to all of us? And no, not in the philosophical sense. Who, legally, does #PizzaRat belong to ? Does #PizzaRat’s virality mean there should be fair use of his likeness across social media, publications, and the Internet in general? Of course, there is a philosophical argument to be made here. In the minds of many, the Internet was originally conceived to be a decentralized medium, chaotic but wonderful, a place where things spread organically and freely and without mediation.

Légalement, le partage et la transformation massives d’un contenu comme un même ne crééent cependant pas une forme de « coutume » opposable au droit d’auteur du créateur original. Le fair use (usage équitable) couvre certains des usages transformatifs aux Etats-Unis, mais il est loin de représenter la consécration d’un « droit du public » que seule une légalisation du partage et du remix pourraient introduire.

Alliance de raison avec les grandes plateformes

Un autre aspect extrêmement intéressant dans l’histoire du #PizzaRat, c’est d’observer les moyens techniques utilisés par Jukin Media pour tracer la vidéo en ligne. La société explique sur son site qu’elle a développé une « technologie maison » pour repérer les contenus en ligne, en affichant qu’elle est capable de le faire à l’échelle du web tout entier. Mais on sent bien à la manière dont elle communique qu’elle est en réalité surtout dépendante des outils que mettent à sa disposition les grandes plateformes de partage de contenus, à commencer par YouTube.

jukin

On sait que YouTube utilise depuis longtemps ContentID, un système de filtrage automatisé des contenus, capable de repérer dans les vidéos des séquences d’images ou des musiques dans la bande son, à partir d’empreintes fournies par les titulaires de droits. Ce « Robocopyright » permet aux ayants droit  d’indiquer à Youtube s’ils souhaitent « punir » les réutilisations non-autorisées en exigeant le blocage des contenus et l’infliction de sanctions aux internautes ou les laisser passer, mais en demandant une redirection des revenus publicitaires. Jukin Media est visiblement passé maître dans l’art d’utiliser ce dispositif de gestion des droits mis à sa disposition par la plateforme et c’est ce service d’intermédiation qu’il offre aux personnes à qui il rachète les droits sur leurs contenus.

Mais l’épisode du #PizzaRat montre qu’une société comme Junkin Media va désormais pouvoir déployer également ce type de stratégies sur Facebook. Le réseau social de Mark Zuckerberg a en effet subi au début de l’année de fortes pressions, notamment de la part de chaînes de télé, pour mettre en place à son tour un système d’identification des contenus. Facebook a finalement obtempéré en annonçant au mois d’août l’ouverture d’une solution développée par ses équipes. Elle paraît différer quelque peu de Content ID, dans la mesure où elle semble moins automatisée et laisse plus de place à la vérification humaine. Mais le principe reste le même : des titulaires de droits partenaires de Facebook fournissent à la plateforme des empreintes numériques des œuvres de leur catalogue et disposent en retour d’un « tableau de bord » qui leur signale les correspondances avec les contenus postés par les utilisateurs du réseau social.

Or, Jukin Media fait partie des partenaires associés à ce système de gestion des droits, qui leur permet de lutter contre le « Freebooting », à savoir la perte de revenus publicitaires du fait de la rediffusion de contenus « volés » sur YouTube pour être monétisés par des tiers. Désormais, des sociétés comme Junkin Media seront en mesure d’obtenir plus facilement le retrait de contenus protégés sur Facebook. Contrairement à Content ID, le système de Facebook ne permet pas encore le partage de revenus publicitaires, ce qui risque d’entraîner un comportement plus répressif des titulaires de droits.

C’est exactement ce qui s’est passé d’ailleurs pour le #PizzaRat et nombreux ont visiblement été les utilisateurs de Facebook qui ont vu disparaître ce petit rat glouton de leur fil, suite à une demande de retrait de Junkin Media, comme on le voit ci-dessous :

Dystopie de la monétisation panoptique

On pourrait trouver que ce nouveau modèle des « fermes à mèmes » présente l’intérêt d’offrir un juste milieu entre la dissémination sauvage et le contrôle absolu des usages, car il permet une circulation contrôlée des contenus sur  les plateformes. Mais il me semble au contraire que l’avènement de ce nouveau type d’intermédiaires peut nous faire rapidement basculer dans une véritable dystopie de la « monétisation panoptique ».

Les pressions sont en effet de plus en plus fortes sur les grands hébergeurs de contenus pour qu’ils déploient des systèmes de filtrage automatiques des contenus. Certaines propositions existent même de rendre ces dispositifs obligatoires pour les plateformes, ou du moins, de rendre suspectes celles qui refuseront de le faire, en renversant l’exemption de responsabilité de principe dont ils bénéficient aujourd’hui. Certains rapports écrits à la Hadopi par exemple poussent ce genre de propositions en direction des pouvoirs publics pour les habituer à l’idée que la solution pour domestiquer internet serait « l’auto-régulation » des plateformes.

Le problème, c’est que ces dispositifs ne feront à terme que renforcer la position des plateformes centralisées sur Internet. On voit par exemple un outsider comme SoundCloud se débattre actuellement avec ces problèmes de gestion des droits, au point que la survie de la plateforme paraît en jeu. Cette fragilisation ne pourra que mécaniquement profiter à YouTube, dont la place est déjà centrale dans le secteur de la musique en streaming.

On voir très bien comment ce modèle des « fermes à mèmes » est en relation avec plusieurs des dérives que l’on constate sur Internet, comme la tendance à la centralisation et l’omniprésence du modèle économique de la publicité. Laurent Chemla en parle très bien dans cet article paru sur Reflets.info : « L’économie basée sur la publicité crée donc, de facto, la centralisation du Web. » On voit aussi ici avec cet exemple du #PizzaRat comment la monétisation publicitaire des contenus provoque des dommages collatéraux sur les pratiques de partage et de transformation, qui étaient à l’origine de la fabrique des mèmes sur Internet.

Il est d’ailleurs assez significatif de constater que cet été, alors que Facebook annonçait la mise en place de son Robocopyright, le forum 4chan a été revendu par son fondateur, qui a finalement jeté l’éponge en partie à cause de difficultés liées à la gestion des contenus illégaux. Or 4chan fut le lieu historique où beaucoup des mèmes les plus célèbres d’internet ont été créées de manière collective par des internautes anonymes, se livrant de manière débridée au mashup et au remix de contenus. On a longtemps accusé 4chan d’être la « poubelle de l’internet », mais désormais avec cette dystopie de la monétisation panoptique, on verra sans doute des rats malins comme Jukin Media écumer les bas-fonds des plateformes centralisées de partage pour essayer d’y dénicher de juteux contenus, au prix d’une surveillance généralisée et d’une répression des pratiques d’appropriation culturelle de la foule.


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Communs de la connaissance et enclosures : une réponse à l’historien Allan Greer

mercredi 30 septembre 2015 à 09:11

En mars dernier, un article de l’historien canadien Allan Greer a été publié sur le site de « La Vie des Idées » dans une traduction en français. Intitulé « Confusion sur les communs », ce texte m’a rapidement paru important, car il émettait des critiques argumentées à propos d’un des points essentiels de la théorie des Communs : la pertinence de la notion d’enclosure pour désigner les menaces pouvant peser sur les ressources partagées sous la forme de biens communs. Plus précisément, Allan Greer considère que le terme « enclosures » renvoie à un phénomène historique bien déterminé (le mouvement des enclosures ayant frappé les terres en Angleterre en plusieurs vagues à partir du XIIème siècle) et qu’on ne peut l’employer sans tomber dans une métaphore trompeuse à propos de la connaissance et de l’information. Son propos est étayé par des références historiques précises, particulièrement intéressantes parce qu’elle offre un éclairage peu connu sur la manière dont les communs traditionnels ont été démantelés dans les Pays du Sud à l’époque coloniale. Mais il m’a semblé que le raisonnement général  présentait aussi plusieurs faiblesses et manquait globalement son objectif. La notion d’enclosure présente à mon sens un pouvoir explicatif important et il y a un intérêt à pouvoir penser de manière solidaire les Communs de la Nature et les Communs de la Connaissance, si tant est que cette distinction ait d’ailleurs réellement un sens.

La Vie des Idées a accepté de publier une réponse que j’ai écrite cet été à cet article d’Allan Greer. Je colle ci-dessous l’introduction et je vous invite à aller lire la suite sur le site de cette revue en ligne. Merci également d’avance pour tous les commentaires que vous pourrez faire pour participer à ce débat, qui touche à mon sens à un point essentiel pour la compréhension de ce que sont les Communs.

Field Dyke (Stone Wall). Par Ian R Maxwell. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Communs de la connaissance et enclosures : une réponse à l’historien Allan Greer

« Internet est devenu une ressource essentielle au développement de nos sociétés, tant du point de vue économique que culturel ou social. À ce titre, il doit être considéré comme un bien commun, ou commun, qui ne peut être préempté par les intérêts de certains acteurs, publics ou privés, mais doit bénéficier à la communauté mondiale des utilisateurs. […] Les communs sont au cœur des conceptions qui ont présidées à la naissance d’Internet. Ils ont permis sa dynamique créative et l’émergence d’une économie du numérique. Depuis, les communs se sont affirmés comme un fait social. Il s’agit aujourd’hui de trouver les moyens de continuer à faire grandir ce commun au bénéfice de toute la société. »

Cette citation est extraite du rapport « Ambition numérique » remis par le Conseil National du Numérique (CNNum) au Premier Ministre le 18 juin 2015, dans le cadre de la préparation d’une grande loi sur le numérique. Ce texte contient 70 propositions adressées aux pouvoirs publics, dont une partie vise à « promouvoir le développement des communs dans la société ». Cette référence aux communs dans un rapport officiel marque la reconnaissance d’une notion faisant l’objet d’une attention redoublée dans le champ scientifique, notamment depuis l’attribution en 2009 du prix Nobel d’économie à la chercheuse américaine Elinor Ostrom.

Dans son rapport, le CNNum, qui comporte en son sein plusieurs chercheurs spécialistes de ces questions, définit la notion de communs de la manière suivante :

Les “communs” (ou biens communs) sont des ressources gérées par une communauté, qui en définit les droits d’usage, organise son propre mode de gouvernance, et défend les ressources contre les risques d’enclosure. Il peut s’agir d’une communauté locale gérant une ressource matérielle (ex : un jardin partagé) ou d’une communauté globale gérant une ressource immatérielle (ex : Wikipédia). L’approche par les communs constitue une alternative à la gestion par l’État ou par des acteurs privés.

On constate que cette définition fait explicitement référence au concept « d’enclosure », entendu comme une menace à l’existence d’une ressource instituée en bien commun. Or cet usage particulier du terme « enclosure » ne fait pas actuellement consensus. Il a été en particulier critiqué de manière approfondie par l’historien canadien Allan Greer, dans un article publié sur le site de la Vie des idées le 31 mars 2015 et intitulé « Confusion sur les communs ».

Cet auteur conteste l’emploi du terme « enclosure » appliqué à des ressources informationnelles ou intellectuelles sur la base de plusieurs arguments d’ordre historique :

1) Les enclosures renverraient principalement à un phénomène historique délimité, à savoir le « mouvement des enclosures » ayant frappé les terres communales faisant l’objet de droits d’usage collectif sous l’Ancien Régime dans plusieurs pays d’Europe, mais particulièrement en Angleterre, en plusieurs vagues s’étalant du XIIe au XVIIIe siècle. L’emploi du terme « enclosure » en dehors de ce contexte particulier relèverait d’une métaphore trompeuse, notamment lorsqu’on l’applique aujourd’hui aux restrictions d’usage de l’information et de la connaissance imposées par l’extension des droits de propriété intellectuelle.

2) Par ailleurs, Allan Greer souligne que l’histoire comparée des communs montre que ces régimes de propriété partagée n’ont pas toujours été du côté de la protection des faibles face aux puissants. Il fournit une série d’exemples (Amérique du Sud, Amérique du Nord) où des puissances colonisatrices ont imposé le libre accès à des ressources pour affaiblir des populations indigènes et préparer leur expropriation. L’historien met ainsi en garde ceux qui militent aujourd’hui en faveur du partage de la connaissance sur Internet contre une vision trop « romantique » des communs.

3) Enfin, l’auteur revient à l’époque contemporaine pour faire remarquer que la stratégie de plusieurs grands acteurs de l’économie numérique (les GAFA [1]) s’apparente par certains aspects à celle des colonisateurs d’antan. Elle passerait moins par l’imposition de restrictions assimilables à des enclosures que par une instrumentalisation de la logique d’ouverture associée aux communs. Prenant notamment l’exemple des agissements de Google, ayant fait peu de cas du droit d’auteur pour son programme géant de numérisation de livres (Google Books), Allan Greer introduit le concept de « contre-enclosure », qui lui paraît plus approprié pour décrire les dangers dans l’évolution d’internet.

Allan Greer ne remet pas en cause le fait que l’extension des droits de propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevets, marques) à laquelle on assiste aujourd’hui puisse s’avérer néfaste et compromettre les promesses originales d’Internet en matière d’accès à la connaissance. Mais au nom de la clarté théorique et de la cohérence historique, il invite les défenseurs des communs à « cesser de s’appuyer aussi fortement sur des allusions historiques aux enclosures des terres communales. » Tout en reconnaissant un grand mérite à cette prise de position d’Allan Greer, notamment pour les références historiques précises qu’il introduit dans le débat, nous souhaiterions dans cette réponse en critiquer la logique et défendre vigoureusement la pertinence du concept d’enclosure appliqué aux communs de la connaissance.

Lire la suite de l’article sur le site de « La Vie des Idées ».


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Le bon Robocopyright et le mauvais Robocopyright (à propos de l’affaire « Dancing Baby »)

mercredi 16 septembre 2015 à 06:49

Dans le fameux sketch des Inconnus, on se souvient qu’il y avait le bon chasseur et le mauvais chasseur… mais qu’il était difficile de distinguer ce qui les différenciaient réellement ! En ce qui concerne les robocopyrights – ces systèmes automatisés de retrait de contenus mis en place sur des plateformes comme YouTube ou Dailymotion -, les choses risquent d’être différentes : il semblerait qu’on soit désormais en mesure de faire la différence entre les bons et les mauvais, suite à une importante décision de justice rendue cette semaine aux États-Unis à propos de la portée du Fair Use (Usage équitable).


La revanche du bébé qui danse…

L’affaire portait sur le retrait de la vidéo « Dancing Baby », postée en 2007 sur Youtube par l’américaine Stephanie Lenz, montrant pendant 29 secondes son jeune enfant dansant sur la musique « Let’s Go Crazy » du chanteur Prince. La société Universal Music, détentrice des droits sur le morceau, a adressé une notification de retrait à YouTube, en s’appuyant sur le DMCA (Digitial Millenium Copyright Act) en invoquant une violation du copyright.

Rare sont les internautes qui contestent ce type de demandes lorsqu’ils en reçoivent, mais notre héroïque maman ne l’a pas entendu de cette oreille et elle a choisi de porter l’affaire devant la justice. L’association américaine de défense des libertés numériques EFF a décidé de l’épauler dans ce contentieux pour provoquer une jurisprudence symbolique en faveur de la liberté d’expression en ligne. L’argument principal invoqué pour la défense de « Dancing Baby » était l’application du fair use, cette disposition de la loi américaine sur le copyright, qui veut que certains usages d’une oeuvre protégée peuvent ne pas être considérés comme des infractions au droit d’auteur lorsqu’ils sont jugés « loyaux » ou « équitables ». Pour le déterminer, les tribunaux utilisent une série de quatre critères : 1) la nature et le caractère de l’usage (transformatif, commercial, pédagogique ?), 2) la nature de l’oeuvre réutilisée (publiée ou non ?), 3) la proportion de l’oeuvre réutilisée (en entier, seulement un extrait ?), 4) l’impact de la réutilisation sur le marché potentiel de l’oeuvre.

Or une grande majorité des commentateurs estimaient qu’une reprise de 29 secondes de la chanson de Prince diffusée en fond d’une vidéo familiale constituait à l’évidence un cas couvert par le fair use, notamment parce qu’un tel usage était absolument sans incidence sur le marché de cet énorme tube… Cependant les avocats d’Universal ont justement choisi de tenter d’esquiver le débat sur le fond, en soulevant un argument d’une autre nature pour écarter le fair use. Ils ont soutenu que l’usage équitable ne constitue qu’un simple « moyen de défense », permettant de s’exonérer de la responsabilité d’une violation du droit d’auteur lorsqu’on est attaqué en justice par un titulaire de droits, mais pas une prérogative que l’on peut revendiquer positivement comme un droit devant les juges (ce que faisait ici Stephanie Lenz, puisque c’est elle qui a attaqué Sony en justice et non l’inverse).

Au final, plus de 8 ans après les faits, la Cour d’appel de San Francisco a choisi de donner raison à cette mère en colère face à la major de la musique. Son raisonnement a été de considérer que les règles du DMCA applicables aux notifications de retrait adressées aux hébergeurs de contenus doivent être interprétées comme impliquant que les titulaires de droits prennent en considération le fair use avant d’envoyer les demandes de retrait.

Grain de sable en vue pour Robocopyright ?

Comme le salue EFF, cette décision est une grande victoire pour le fair use et les usages en ligne. Elle va aussi avoir pour conséquence de rendre plus difficile l’usage du copyright à des fins de censure. Mais ce jugement va aussi certainement avoir un impact non négligeable sur le déploiement de systèmes automatisés de repérage et de notification de retrait des contenus. En effet, l’affaire Dancing Baby remonte à 2007, date à laquelle Youtube, fraîchement racheté par Google, a commencé à mettre en place son système de filtrage automatique ContentID. Ce dernier permet aux titulaires de droits de fournir des empreintes des oeuvres musicales et audiovisuelles que le système va alors repérer automatiquement dans les vidéos chargées par les internautes sur la plateforme. L’ayant droit peut alors indiquer à YouTube s’il souhaite autoriser l’usage avec un partage des recettes publicitaires si l’usager monétise la vidéo ou au contraire, le sanctionner, en lui infligeant un avertissement (« strike »).

Or ce type de systèmes automatisés commettent souvent des erreurs (parfois complètement burlesques…) dans l’identification des contenus. Mais ils sont par ailleurs rigoureusement incapables d’apprécier l’application d’une notion aussi fine et aussi complexe que le fair use. Le jeu des quatre critères constitue encore une combinatoire trop subtile pour qu’une machine soit en mesure de l’apprécier par le biais d’un algorithme.

Il y a déjà des cas où des titulaires de droits ont fini par transiger avec des internautes en raison de demandes de retrait abusives n’ayant pas tenu compte du fair use. Par exemple, le mashup « Buffy vs Edward » a été remis en ligne en 2013 après que le studio Lion’s Gate se soit rétracté devant la masse des protestations qui affirmaient que la vidéo relevait du fair use. En 2014, l’avocat Lawrence Lessig avait aussi obtenu d’un label de musique une réparation financière négociée à l’amiable après le retrait de la vidéo d’une de ses conférences dans laquelle il utilisait un extrait de morceau de musique.

Mais ici pour la première fois, avec cette décision sur Dancing Baby, les choses vont plus loin, puisque le procès est allé à son terme et que le jugement indique qu’un titulaire s’en remettant uniquement à une notification automatique de retrait envoyé par un robocopyright s’exposerait en retour à une action en justice, pouvant l’amener à verser des dommages et intérêts à l’internaute lésé. Cela signifie donc qu’une intervention humaine devrait logiquement systématiquement avoir lieu avant l’envoi d’une plainte pour vérifier au préalable l’application du fair use.

Vers une intervention humaine systématique ? 

Cette décision de justice risque donc de remettre en cause de déploiement de solutions algorithmiques d’application du droit d’auteur, qui tendaient jusqu’alors à se généraliser sur Internet. YouTube est en effet loin d’être la seule plateforme concernée. On retrouve ces systèmes automatiques sur son concurrent Dailymotion, mais aussi sur Vimeo, sur SoundCloud, sur Twich, sur Dropbox, et nombreux sont les titulaires de droits employant des sociétés spécialisés dans la traque robotisée des contenus, chargées d’expédier en masse des demandes de retrait de liens hypertexte aux moteurs de recherche.

Des millions de demandes de retrait automatisées envoyées à Google chaque semaine… pour un chiffre record de 345 millions en 2014. 

Il se pourrait bien que la décision de justice « Dancing Baby » remette en cause ces modes de fonctionnement, en poussant les plateformes à réintégrer des humains dans le processus. On a d’ailleurs pu voir que c’est le choix effectué par Facebook cet été pour le déploiement d’une solution propre d’identification des vidéos sur sa plateforme. Après avoir subi de fortes pressions pour réguler la circulation des vidéos partagées par ses utilisateurs, Facebook a en effet annoncé la mise à disposition d’un système pour signaler aux titulaires de droits la présence de contenus contrefaisants. On pouvait craindre le pire quant à la solution technique que Facebook choisirait, car la firme de Mark Zuckerberg a déjà déposé un brevet assez orwellien sur un « Robocopyright social » censé déterminer d’après votre profil et vos contacts si vous avez une « propension à pirater » !

Mais de manière assez surprenante, ce n’est pas le choix qui a été fait par Facebook. Le système annoncé ne sera pas entièrement automatisé, à la différence du ContentID de Google. Les titulaires de droits auront visiblement accès à un « tableau de bord » pour indiquer à Facebook les contenus pour lesquels ils souhaitent qu’une surveillance soit effectuée. En cas de repérage automatique, des notifications leur seront envoyés et ils devront choisir  d’effectuer manuellement une demande de retrait. Un humain restera donc à la manoeuvre dans tous les cas.

Un « bon » robocopyright est-il possible ? 

La question qu’on peut se poser en conclusion, c’est de savoir si la mise en place d’un « bon » robocopyright est possible ou non ? Commençons déjà par préciser qu’hélas, les internautes français ne vont pas bénéficier de la décision « Dancing Baby, » dans la mesure où le fair use est un mécanisme propre à la loi américaine. Chez nous, les usages ne sont couverts que par des exceptions limitées comme la courte citation (hélas inapplicable en matière de vidéos) ou la parodie. Or la jurisprudence de la Cour de cassation a statué en 2006 que les exceptions au droit d’auteur ne sont pas des « droits » que les utilisateurs d’oeuvres peuvent revendiquer positivement en justice (conclusion de la funeste affaire « Mulholland Drive »). On peut donc penser qu’un juge français saisit d’une affaire similaire à celle du Dancing Baby n’aurait pas donné raison à l’internaute… Pour prendre un exemple concret, le youtubeur français Mozinor pourrait donc sans doute difficilement faire valoir son « droit » à la parodie face aux studios Marvel qui avaient exigé l’an dernier le retrait d’une de ses vidéos reprenant des extraits du film « Captain America : le soldat de l’hiver ».

Les pressions sont par ailleurs fortes en France pour inciter les plateformes à déployer toujours davantage de systèmes de filtrages automatisés. C’est ainsi l’une des propositions fortes du rapport Imbert-Quaretta pour lutter contre la « contrefaçon commerciale », qui envisage d’utiliser des robocopyrights pour appliquer des « injonctions de retrait prolongées » afin d’éviter la réapparition de contenus déjà signalés par les titulaires de droits. Il n’y a pas eu pour l’instant de velléités de traduction dans la loi de cette proposition, mais il faudra fortement surveiller le processus d’adoption de la future loi sur la Création pour vérifier qu’aucun parlementaire ne s’en inspire pour déposer un amendement…

Plus profondément, il me semble que les systèmes automatisés d’application du droit d’auteur devrait être complètement interdits. Les robocopyrights sont des sortes de « drones » juridiques, se substituant aux humains pour appliquer le droit, avec les mêmes questions éthiques au final que les drones militaires. On ne devrait jamais s’en remettre à des algorithmes pour appliquer la loi et même des systèmes semi-automatiques, comme celui que met en place en ce moment Facebook, ne constituent pas à mes yeux des compromis acceptables. Les robocopyrights sont les instruments privilégiés de la « police privée du droit d’auteur » qui progresse toujours un peu plus sur Internet et leur généralisation menace nos libertés en ligne.

La décision « Dancing Baby » peut contribuer à juguler quelque peu cette extension croissante du domaine des machines sur l’humain. Mais s’il n’est pas possible d’interdire complètement les robocopyrights, à tout le moins les plateformes qui choisissent de les déployer devraient perdre automatiquement l’immunité de principe que leur confèrent les législations sur la responsabilité des hébergeurs de contenus (DMCA aux Etats-Unis, LCEN chez nous). Cela revient à dire qu’il ne pourra jamais exister de « bons robocopyrights » : ils resteront toujours une des pires monstruosités techno-juridiques que nous aura apporté la guerre au partage…


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