PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Digital Humanities, Propriété intellectuelle et Biens communs de la connaissance

mardi 25 juin 2013 à 07:31

Le 28 mai dernier, j’avais été invité à intervenir lors d’une journée d’étude organisée par les doctorants de l’Université Toulouse II Le Mirail, sur le thème "Les Digital Humanities : Un renouvellement des questionnements et des pratiques scientifiques en SHS-ALL ?".

On m’avait demandé de traiter des aspects juridiques des Digital Humpanities et voici l’angle d’attaque que j’avais choisi d’aborder :

Le Manifeste des Digital Humanities affirme un engagement en faveur de « l’accès libre aux données et aux métadonnées », ainsi qu’une volonté d’œuvrer pour « la diffusion, à la circulation et au libre enrichissement des méthodes, du code, des formats et des résultats de la recherche ». Pour autant, la production du savoir par les communautés scientifiques en SHS-ALL s’inscrit dans un arrière-plan juridique qui saisit les connaissances à travers le prisme de la propriété intellectuelle. Cours, articles, ouvrages, images relèvent du droit d’auteur ; données de recherche et métadonnées relèvent du droit des bases de données et du régime des informations publiques. L’activité de recherche elle-même s’inscrit dans le cadre juridiquement contraint d’exceptions au droit d’auteur, conçues de manière restrictives en France. Des mouvements comme ceux de l’Open Access ou l’Open Data permettraient de mettre en œuvre les idéaux de partage et de diffusion des savoirs qui sont au cœur des Digital Humanities. Mais l’Open Access a toujours eu plus de difficultés à se développer dans le domaine des SHS que dans celui des sciences dures. L’Open Data en matière de données scientifiques tarde par ailleurs à produire des résultats concrets. Et les tensions autour de la question du plagiat et du « pillage » des résultats de recherche révèlent des rapports complexes et parfois ambigus entre les chercheurs et la propriété intellectuelle.

Face à ces obstacles, ne peut-on pas rapprocher les idéaux des Digital Humanities avec la problématique plus large des Biens Communs de la Connaissance ? Une telle convergence peut-elle permettre de dépasser ce que James Boyle a appelé le « Second Mouvement des Enclosures » qui a profondément modifié le statut de la connaissance ? Au-delà des réformes juridiques et institutionnelles, un tel effort passe sans doute avant tout par une nouvelle éthique de la recherche.

Voici-ci dessous le support que j’avais utilisé :

Et la capture vidéo de l’intervention :

Les vidéos de la journée sont disponibles à partir à cette adresse, et un blog a été ouvert par les organisateurs du colloque pour prolonger la réflexion sur les Humanités numériques.

Je vous recommande notamment cette intervention de Philippe Aigrain "Comment articuler l’économie et les communs numériques dans les humanités".

Merci à Marc Lavastrou en particulier pour l’invitation !


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: Biens Communs, digital humanities, droit d'auteur, humanités numériques, Propriété intellectuelle, recherche

La propriété intellectuelle, c’est le LOL !

dimanche 23 juin 2013 à 10:06

Hier grâce @Skhaen (merci à lui !), nous avons été invités, Thomas Fourmeux et moi, à faire une présentation sur le Copyright Madness dans le cadre de Pas Sage en Seine 2013.

Pierre-Joseph Proudhon avait dit "La propriété, c’est le vol !". Nous disons aujourd’hui "La propriété intellectuelle, c’est le LOL !" ;-)

Au risque d’infliger des dommages irréparables à notre santé mentale, nous nous sommes donc replongés dans les archives que nous avons accumulées depuis six mois, pour vous proposer une radiographie des délires et dérapages en tous genres de la propriété intellectuelle.

Voici donc ci-dessous le support que nous avions concoctés, qui se termine aussi par quelques pistes esquissées pour essayer de sortir de cette spirale délirante…

Et voici le lien vers la capture vidéo de l’intervention.

canvas

Cliquez sur l’image pour voir la vidéo.

L’humour peut être une arme puissante et c’est le parti que nous avons pris avec le Copyright Madness de tourner en dérision ces excès de la volonté d’appropriation. Mais l’accumulation de tous ces dérapages laisse quand même une sensation de malaise désagréable et doit nous inciter à aller plus loin…

Une fois que vous aurez visionné cette présentation, je vous invite à cliquer sur ce lien qui exprime à mon avis exactement le sens caché derrière ce phénomène grandissant d’accaparement des connaissances humaines.

Réagir ou laisser faire, telle est la question…


Classé dans:CopyrightMadness : les délires du copyright Tagged: brevets, copyright, copyright madness, droit d'auteur, droit des marques

Pourquoi les vidéos font six secondes sur Vine (et pourquoi Facebook prend un vrai risque en passant à 15)

samedi 22 juin 2013 à 17:31

 A grand renfort de communication, Facebook a donc annoncé cette semaine l’arrivée du partage de vidéos sur Instagram. Cette décision a été prise pour riposter au succès grandissant du service Vine lancé il y a quelques mois par Twitter, qui avait déjà dépassé Instagram en terme de volume d’échanges. Visiblement le succès semble au rendez-vous, puisque 5 millions de vidéos avaient déjà été téléchargées 24 heures seulement après le lancement de l’option.

Pourtant, Facebook va peut-être rapidement s’exposer à des ennuis en justice, car pour se démarquer de son concurrent, il a été annoncé que les vidéos partagées sur Instagram pourraient atteindre une durée de quinze secondes, alors qu’elles sont limitées à six secondes seulement sur Vine.

Dans une interview donnée à l’occasion du lancement, Kevin Systrom, l’un des fondateurs d’Instagram, explique que cette durée de 15 secondes aurait été choisie plus ou moins au hasard :

[...] c’est un chiffre que nous avons choisi de manière totalement arbitraire. Cela aurait tout aussi pu être plus ou moins. Je sais que cela n’a pas l’air très sérieux, mais c’est la vérité. On avait juste le sentiment que cette longueur serait suffisante pour pouvoir s’exprimer, sans perdre le côté instantané.

Du côté de Vine, il semble au contraire qu’on puisse trouver des raisons au fait que les vidéos partagées ne peuvent durer que six secondes et elles découlent visiblement des restrictions imposées par les règles découlant du copyright aux Etats-Unis. En effet, le fait de tourner des vidéos avec son téléphone n’est pas complètement anodin du point de vue du droit d’auteur, car il est possible par ce biais de reproduire des oeuvres protégées, notamment lorsque l’on assiste à un concert ou quand on réalise un montage à partir d’oeuvres préexistantes.

Le genre de geste qui peut poser problème vis-à-vis du droit d’auteur (Par The Hamster Factory. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

En avril dernier, le chanteur Prince, traditionnellement très agressif dans la défense de ses droits d’auteur, a été le premier à adresser une demande de retrait à Vine, en s’appuyant sur la loi DMCA pour des vidéos prises lors d’un de ses concerts. L’utilisateur aurait pu invoquer une défense sur la base du fair use (utilisation équitable), mais il a visiblement préféré obtempérer sans discuter.

Pourtant, on peut se poser la question de savoir s’il est vraiment possible de violer des droits d’auteur en seulement six secondes ? La réponse est en réalité assez complexe. Plusieurs articles sont parus à ce propos sur des sites américains, qui font un parallèle entre le partage de courtes vidéos via les réseaux sociaux et le phénomène du sampling musical qui s’est développé à partir des années 80-90. Celui-ci a en effet donné lieu à de nombreuses batailles devant les tribunaux, à propos de la reprise de parfois seulement quelques notes de musique, au point de peser lourdement sur l’évolution de genres comme le hip-hop ou le rap.

L’une des affaires les plus importantes qui aient eu lieu en la matière a impliqué le groupe Beastie Boys, pour leur morceau Pass The Mic, tiré de l’album Check Your Head publié en 1992. Cette chanson contient une reprise de trois notes empruntées au morceau "Choir" du flutiste de jazz James Newton (voyez ci-dessous les deux vidéos).

James Newton décida d’attaquer les Beasties Boys pour violation de son droit d’auteur, alors même que ceux-ci avaient bien payé son label pour l’utilisation de l’enregistrement, mais pas l’auteur lui-même pour la "composition" sous-jacente (c’est-à-dire l’oeuvre).

Saisis de cette question, les tribunaux américains devaient conclure en 2003 que l’utilisation de ces trois notes n’étaient pas constitutive d’une violation des droits d’auteur, en application de la théorie de l’usage de minimis. Or il se trouve que l’extrait de trois notes employé par les Beastie Boys durait exactement six secondes.

C’est visiblement en ayant cette jurisprudence en tête que les fondateurs de Vine ont décidé de limiter les vidéos à six secondes seulement quand ils ont créé leur service, afin de limiter les risques juridiques. C’est le site GigaOM qui avance cette thèse, en affirmant tirer l’information d’une source autorisée :

Fortunately, in the case of the Beastie Boys, a California appeals court took a more rational approach to the issue and ruled that a six second (the same length as a Vine video!) flute sample on the song “Pass the Mic” didn’t infringe on copyright. The Supreme Court, in 2005, refused to reconsider the decision.

The upshot, however, is that today we still don’t know for sure how long a sample can be before it infringes copyright. Twitter declined to comment on whether it believes Vine videos are covered by copyright law’s “fair use” exception, but a source familiar with the company told me that the decision to make the videos six seconds long was not a coincidence.

En autorisant la publication sur le service Instagram de vidéos de 15 secondes, Facebook prend donc le risque non négligeable de flirter avec les limites tracées par la jurisprudence.

Ces questions se posent d’abord dans un contexte américain, mais je cadre juridique est encore plus restrictif en France, où la courte citation n’est pas admise en matière de musique et très difficilement pour l’audiovisuel. D’où l’importance de consacrer par le biais d’une exception la possibilité de réutiliser des contenus à des fins créatives ou transformatives, comme j’ai essayé d’en faire la proposition cette semaine.

Mise à jour du 19/07/2013 : on a bien la preuve que la violation de droit d’auteur est possible en 15 secondes sur Instagram, puisque des demandes de retrait ont été formulées, à propos d’extraits de l’épisode IV de Star Wars qu’un utilisateur avait commencé à charger sur son compte.


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: copyright, courte citation, droit d'auteur, Facebook, fair use, hip-hop, Instagram, musique, partage, vidéo, vine

Pour un droit au mashup, mashupons la loi !

jeudi 20 juin 2013 à 10:14

Le week-end dernier se tenait au Forum des Images la troisième édition du Mashup Film Festival, qui fut une nouvelle fois l’occasion de découvrir l’incroyable foisonnement de créativité que les pratiques transformatives en ligne favorisent (un aperçu ici). Mais comme ce fut le cas lors les éditions précédentes, le constat était toujours patent d’un décalage énorme entre la rigidité du droit d’auteur et la diversité des pratiques de réutilisation des contenus.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion auparavant de produire ce pearltrees, à propos des créations produites par les fans, qui permet de faire un tour détaillé de la question :

Créations par les fans : quels enjeux juridiques ?

Créations par les fans : quels enjeux juridiques ?

Samedi 15 juin, les organisateurs du Festival avaient convié un ensemble d’intervenants pour une Conférence-Manifeste intitulée "Demain, l’art sera libre et généreux", à laquelle j’ai eu le plaisir de participer pour évoquer ces aspects juridiques. Ce fut l’occasion de débattre, notamment avec André Gunthert, de l’opportunité et de la faisabilité d’une modification du cadre législatif pour sécuriser les pratiques de remix et de mashup.

Il se trouve que cette année, la situation a évolué, et nous sommes peut-être même à la croisée des chemins. Car un évènement nouveau est survenu, avec la sortie du rapport Lescure qui consacre plusieurs de ses recommandations aux pratiques transformatives, en appelant à des réformes :

Le développement des pratiques transformatives illustre à la fois l’apport des technologies numériques à la création culturelle et les difficultés du cadre juridique actuel à appréhender le renouvellement des usages. Ces pratiques, symbole de la vitalité de la création à l’ère numérique, doivent être encouragées et sécurisées, dans un cadre qui respecte les droits des créateurs des œuvres adaptées sans entraver la création d’œuvres dérivées.

La proposition n°69 envisage notamment une modification de l’exception de courte citation :

69. Expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité « créative ou transformative », dans un cadre non commercial.

Cette proposition constitue une piste tangible et on ne peut nier que le rapport Lescure ait consacré une véritable attention au phénomène du remix et du mashup. Mais je voudrais montrer ici quelle est la marge de manoeuvre réelle qui existe en droit français pour modifier la loi dans un sens favorable aux pratiques.

Pour de nombreux sujets, le cadre des directives européennes et de la Convention de Berne auxquelles la France est soumise, constitue un obstacle qui empêche d’agir au niveau national. Mais il n’en est pas de même en matière de mashup et de remix, pour lesquels on peut envisager des réformes importantes de la loi française, avec un résultat concret à la clé.

Le fait que le rapport Lescure ait émis des recommandations en faveur d’une réforme crée un contexte favorable et une opportunité politique, dont les acteurs de la société civile devraient se saisir pour faire avancer la question. La loi telle qu’elle est rédigée actuellement ne veut pas du mashup, alors mashupons la loi ! Le Canada a déjà réussi l’année dernière à introduire une exception spécifique en faveur du remix et une campagne a été lancée en Allemagne par la Digitale Gesellschaft pour réclamer un droit au mashup.

Un tel changement ne peut à mon sens advenir que s’il est porté largement par la société civile, par les créateurs eux-mêmes et par le public, qui doivent faire entendre leur voix. Il ne faut surtout pas laisser une telle question être instruite seulement au CSPLA, trusté de longue date par les titulaires de droits, comme le préconise le rapport Lescure. C’est aux acteurs directement impliqués dans ces pratiques de s’emparer du sujet et de saisir les parlementaires de propositions concrètes. Les auditions récentes devant la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée ont montré que plusieurs représentants sont sensibles à cette question des usages transformatifs. Il faut passer à l’action si l’on veut que le processus qui conduira à la reconnaissance d’un droit au mashup s’enclenche !

Il y a trois pistes principales qui peuvent être envisagées et je terminerai par une question importante à trancher :

  1. Élargir l’exception de courte citation
  2. Limiter la portée du droit moral
  3. Permettre le contournement des DRM pour la création d’oeuvres transformatives
  4. La question importante de l’usage commercial

1) Élargir l’exception de courte citation

L’exception de courte citation est actuellement rédigée ainsi, à l’article L 122-5 du Code de propriété intellectuelle :

Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire :

3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source :

a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées ;

La manière dont cette exception est formulée en droit français est hautement problématique, car si elle convient à la citation de textes, les juges ont développé une interprétation restrictive qui exclut que l’on puisse "citer" des images ou des oeuvres musicales et n’admet la citation d’oeuvres audiovisuelles que dans des limites très étroites. La Cour de Cassation a d’ailleurs confirmé l’année dernière qu’elle refusait toujours la citation graphique, alors que les juges de première instance essayaient pourtant d’ouvrir une brèche en ce sens.

Par ailleurs, on ne peut faire des citations en droit français qu’en visant certains buts précis : critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information. Or cette restriction téléologique empêche de citer dans un but créatif, ce qui est le propre justement de la pratique du mashup et du remix.

Le Cri de Munch, une photo de Marilyn, une image (le pull rouge) tirée du film “Maman, j’ai raté l’avion !” et une image tirée du film 300. Voilà un exemple d’usage "citationnel" d’images à des fins transformatives et créatives, qui ne peut être actuellement couvert par notre exception de courte citation et qui ne cadre sans doute pas non plus avec l’exception de parodie telle qu’elle est conçue. Le but est précisément d’arriver à ce que des montages de ce type puissent être légaux.

De quelle marge de manoeuvre bénéficions-nous en droit français pour faire évoluer la situation ? La directive européenne de 2001 qui encadre la possibilité d’introduire des exceptions au droit d’auteur évoque en ces termes la citation :

(34) Les États membres devraient avoir la faculté de prévoir certaines exceptions et limitations dans certains cas tels que l’utilisation, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique, au bénéfice d’établissements publics tels que les bibliothèques et les archives, à des fins de compte rendu d’événements d’actualité, pour des citations, à l’usage des personnes handicapées, à des fins de sécurité publique et à des fins de procédures administratives ou judiciaires.

[...]

3. Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants:

d) lorsqu’il s’agit de citations faites, par exemple, à des fins de critique ou de revue, pour autant qu’elles concernent une oeuvre ou un autre objet protégé ayant déjà été licitement mis à la disposition du public, que, à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, soit indiquée et qu’elles soient faites conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivi;

Vous noterez immédiatement que la directive européenne ne parle à aucun moment de "courte" citation, mais qu’elle porte simplement sur les citations, en ajoutant qu’elles doivent être effectuées "dans la mesure justifiée par le but poursuivi" pour introduire une idée de proportionnalité. Par ailleurs, concernant la finalité, elle indique que les citations peuvent être effectuées "par exemple, à des fins de critique ou de revue". Le "par exemple" est ici essentiel, car cela signifie que la critique et la revue ne sont citées que de manière indicative et que les Etats sont libres de prévoir d’autres buts.

On arrive donc à la conclusion qu’il est possible de modifier de manière importante l’exception de citation telle qu’elle est prévue en droit français, en supprimant la condition de brièveté et en ajoutant un but créatif ou transformatif, tel que le recommande le rapport Lescure.

Par ailleurs, rien n’indique non plus dans la directive que la citation doive se limiter au texte. Elle peut tout à fait s’appliquer à tous les types d’oeuvres telles qu’elles sont visées par les articles L. 112-1 et L. 112-2 de notre Code de propriété intellectuelle, qui listent tous les types d’oeuvres possibles.

Partant de ces considérations, on arriverait à une reformulation de l’exception qui pourrait prendre la forme suivante :

Les analyses et citations concernant une oeuvre protégée au sens des articles L. 112-1 et L. 112-2 du présent Code, justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique, d’information, créatif ou transformatif de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées et effectuées dans la mesure justifiée par le but poursuivi.

Ces quelques modifications auraient sans doute pour effet de conférer une base légale à un grand nombre de mashup, remix et autres réutilisations créatives et transformatives, basées sur un usage "citationnel" des contenus (ce qui est généralement le cas). Elles s’appliqueraient aussi bien au mashup vidéo qu’au remix de musiques, en passant par les détournements d’images ou de jeux vidéo.

Pour donner un exemple concret, la première journée du Mashup Film Festival s’est conclue par la projection du film Final Cut : Ladies & Gentlemen, du réalisateur hongrois Gyorgi Palfi, constitué par plus de 1500 extraits de films préexistants montés bout à bout pour raconter une histoire.

Tous sont dûment crédités dans le générique de fin et on est bien ici dans le cadre d’un usage créatif ou transformatif. La nature même du projet artistique à l’origine de ce film est d’utiliser uniquement des extraits, aussi l’usage est "justifié par le but poursuivi". Sur la base de l’exception de citation ci-dessus reformulée, je pense qu’une telle création serait légale.

Toujours sur le terrain des exceptions, il n’est sans doute pas utile de retoucher l’exception de parodie, pastiche, caricature qui existe dans le Code et qui couvre elle aussi un certain nombre de pratiques, complémentaires à celle de l’usage "citationnel" (ou pouvant parfois se recouper).

La vidéo ci-dessous, qui mélange des extraits de Star Wars et d’Ace Ventura, est à mon sens parodique, mais sa légalité en France serait bien mieux assurée si elle pouvait se prévaloir en plus d’une exception de citation élargie aux usages créatifs et transformatifs.

2) Limiter la portée du droit moral

Le droit moral, telle qu’il est conçu de manière quasi absolue en droit français, pose problème vis-à-vis des pratiques transformatives. C’est en particulier le cas pour le droit à l’intégrité de l’oeuvre, comme l’explique l’avocate Ismay Marcay, dans cette interview donnée au Mashup Film Festival :

l’auteur de l’œuvre seconde se doit de respecter le droit moral de l’auteur de l’œuvre première, ce qui par principe pose difficulté dans la mesure où le mash-up implique en lui-même une atteinte à l’intégrité de l’œuvre et sa destination.

Il faut cependant savoir que ce droit à l"intégrité des oeuvres repose très largement sur une construction de la jurisprudence et que la Convention de Berne n’impose nullement aux Etats d’aller jusque là.

Voici ce que dit très exactement le texte de la Convention :

Indépendamment des droits patrimoniaux d’auteur, et même après la cession desdits droits, l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation.

Comme l’explique cette fiche juridique de la SCAM, le droit français va beaucoup plus loin :

Le droit moral est reconnu par la convention de Berne conclue en 1886,à laquelle ont adhéré 152 pays, mais il n’y est pas reconnu avec l’ampleur ni la portée que lui reconnaît le droit français.
D’après ce traité international, l’auteur ne peut notamment revendiquer son droit moral au respect de l’œuvre que dans la mesure où la dénaturation de sa création porte atteinte à son honneur ou à sa réputation, ce qui est beaucoup plus restrictif. Il s’exerce d’ailleurs de cette façon au Royaume Uni et dans les pays scandinaves.

La Convention de Berne permettrait parfaitement de revenir sur cette conception "absolutiste" du droit moral, qui en fait un pouvoir arbitraire de l’auteur sur le contrôle de son oeuvre. Afin d’instaurer un meilleur équilibre avec la liberté d’expression et de création, il serait possible de conditionner l’exercice du droit moral au fait pour l’auteur de pouvoir prouver une atteinte à son honneur ou à sa réputation. Cela aurait pour effet de lui laisser une possibilité d’action en cas d’abus flagrant, mais ouvrirait grandement les usages.

La directive européenne de 2001 ne serait pas non plus un obstacle à une telle réforme puisqu’elle prévoit qu’en matière de droit moral, le cadre de référence est bien la Convention de Berne :

(19) Le droit moral des titulaires de droits sera exercé en conformité avec le droit des États membres et les dispositions de la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et du traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes. Le droit moral reste en dehors du champ d’application de la présente directive.

Le droit à l"intégrité de l’oeuvre ne figure pas en toute lettres dans le Code de propriété intellectuelle (c’est la jurisprudence surtout qui l’a dégagé). Pour introduire une conception modifiée, il conviendrait d’ajouter un article L. 121-10, pour compléter le chapitre 1er, rédigé comme suit :

L’auteur jouit du droit au respect de l’intégrité de son oeuvre. Il peut s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre, dans la mesure où elles sont préjudiciables à son honneur ou à sa réputation.

Un très grand nombre de mashup et de remix, notamment tous ceux qui sont réalisés en hommage à une oeuvre, gagneraient ainsi une base légale et le droit moral serait ramené à une conception plus raisonnable et équilibrée. Par exemple, ce mashup réalisé en hommage à Bruce Lee à l’occasion des 40 ans de sa disparition ne froisse en aucune façon l’honneur ou la réputation des auteurs des films réutilisés :

Mais l’auteur aurait toujours la possibilité d’agir lorsqu’un usage serait susceptible de lui causer un réel préjudice en terme d’honneur et de réputation, comme par exemple une reprise qui laisserait entendre qu’il soutient une cause ou des idées politiques.

3) Permettre le contournement des DRM pour la création d’oeuvres transformatives

L’un des participants du Mashup Festival Film confessait qu’il lui était aujourd’hui à l’heure du numérique presque plus difficile de faire des mashups à cause de la prolifération des verrous et des marquages qui prolifèrent sur les images.

L’année dernière, il s’est pourtant produit quelque chose d’important aux Etats-Unis. Les défenseurs des usages transformatifs ont obtenu ce que l’on appelle là-bas une exemption DMCA qui autorise à contourner légalement un DRM sur un DVD, si le but de la manoeuvre est d’intégrer des extraits d’une oeuvre dans un mashup ou un remix, à la condition qu’il soit diffusé à des fins non commerciales.

Il devrait en être de même en France, car les DRM ne devraient avoir jamais pour effet d’empêcher l’exercice légitime d’une exception au droit d’auteur. On pourrait pour ce faire agir sur l’article L. 331-6 du Code de propriété intellectuelle, par l’ajout d’une disposition similaire à celle qui existe aux Etats-Unis. Ce qui pourrait donner :

Ne constitue pas une violation de l’article L. 331-5 le fait de contourner une mesure technique de protection dans le but de bénéficier de l’exception de citation à des fins créatives ou transformatives, dans le respect des conditions fixées à l’article L. 122-5 du présent Code.

Vos commentaires sont bienvenus sur cette question !

4) La question importante de l’usage commercial

La grande question que soulève un tel projet de réforme réside dans le point de savoir si l’on doit étendre le périmètre de l’exception reformulée aux pratiques transformatives exercées dans un cadre marchand.

L’exception de courte citation telle qu’elle existe actuellement s’applique en effet tout à fait aux usages marchands (exemple : citation d’extraits de textes dans un livre ou un article publiés et vendus). Et l’exception de parodie, pastiche ou caricature n’est pas limitée elle-non plus aux usages non-commerciaux.

Néanmoins, il faut avoir conscience que l’introduction d’exceptions par les États est limitée par le mécanisme du test en trois étapes, qui prévoit que les exceptions "ne peuvent porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur". C’est la raison pour laquelle le rapport Lescure préconise de limiter l’ouverture de l’exception de citation qu’aux seuls usages non commerciaux. C’est aussi le choix qui a été fait au Canada l’année dernière lorsqu’une exception spécifique en faveur du remix a été introduite :

Toutefois, afin de prévenir les risques d’abus, de protéger les intérêts de l’auteur de l’œuvre originelle, et de respecter le test en trois étapes de la convention de Berne, la citation à finalité créative pourrait être restreinte aux pratiques non commerciales (c’est-à-dire aux œuvres transformatives dont la diffusion ne procure à leurs auteurs aucun revenu direct ou indirect). Les usages commerciaux, par exemple la diffusion des contenus transformatifs sur une plateforme moyennant partage de recette publicitaires, ne seraient pas couverts par l’exception ; ils pourraient toutefois être autorisés au titre des accords conclus entre les plateformes et les ayants droit.

Ces "accords concluent entre les plateformes et les ayants droit" renvoient à ceux qui existent entre Youtube ou Dailymotion et plusieurs sociétés de gestion collective comme la SACEM afin de permettre un partage des recettes publicitaires.

Si l’on estime qu’il faut limiter l’exception en faveur du remix et du mashup aux usages non-commerciaux, on pourrait pour cette reformulation de l’exception de citation :

Les analyses et citations concernant une oeuvre protégée au sens des articles L. 112-1 et L. 112-2 du présent Code, effectuées dans la mesure justifiée par le but poursuivi et justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique, d’information ou, lorsqu’elles ne donnent lieu à aucune exploration commerciale,  créatif ou transformatif de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées.

Sur ce point, il me semble cependant qu’un débat doit avoir lieu. Qu’en pensez-vous ? Faut-il ou non élargir l’exception en faveur du remix aux usages commerciaux ou bien la limiter à la sphère non-marchande ?

***

Ce billet ne vise qu’à ébaucher des pistes et à montrer l’étendue réelle de ce que l’on peut faire dans le cadre du droit français, sans attendre un hypothétique changement du droit européen. Il est clair que la question des usages transformatifs est directement liée à celle de la reconnaissance des échanges non marchands, mais elle s’en distingue à mon sens suffisamment pour pouvoir faire l’objet d’une action séparée et immédiate.

Alexis de Tocqueville a dit : "La politique est l’art du moment opportun". Pour consacrer un droit au mashup et au remix en France, le moment opportun d’agir est certainement venu, après tant d’années à avoir dû subir en serrant les dents la prohibition culturelle qui frappe ces pratiques légitimes !

Si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne le fera à notre place !


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: courte citation, droit d'auteur, droit moral, exception, mashup, parodie, remix

Un conte pour imaginer le (No) Futur du Droit d’Auteur

mardi 18 juin 2013 à 13:34

Le mois dernier, la Modern Poland Foundation a lancé sur Indiegogo un concours original intitulé Future of Copyright. Elle demandait aux internautes d’imaginer quel pourrait être le futur du droit d’auteur et d’envoyer leurs contributions sous la forme de textes ou de vidéos.

L’un des détournements de tableaux qui servaient d’illustrations à ce concours "Future of Copyright"

Dix textes ont été rassemblés sous la forme d’une anthologie, téléchargeable comme un livre numérique sous licence CC-BY-SA. Le jury, qui comportait notamment le professeur Michael Geist, a choisi de décerner le premier prix à Aymeric Mansoux, pour un texte intitulé Morphology of A Copyright Tale (Morphologie du conte du droit d’auteur), inspiré de l’ouvrage Morphologie du conte du flokloriste russe Vladimir Propp.

Ayant étudié de nombreux contes traditionnels, Propp avait avancé l’idée qu’ils suivaient tous une sorte de structure sous-jacente immuable en 31 étapes, dont il a proposé une modélisation dans son ouvrage en 1928. Aymeric Mansoux a réutilisé ce canevas pour raconter l’histoire du droit d’auteur, depuis l’âge des contes traditionnels jusqu’à un futur qui dépasse notre époque :

This text is based on the work from Vladimir Yakovlevich Propp in his 1928 essay “Morphology of the Folktale.” By studying many Russian folktales, Propp was able to break down their narrative structure into several functions, literally exposing an underlying thirty one step recipe to write new and derivate similar stories.

Ce texte n’était disponible qu’en anglais, mais nous avons décidé de le traduire, @Sploinga et moi, pour le faire connaître plus largement en France. @Sploinga propose aussi sur Github de traduire les autres textes figurant dans l’anthologie rassemblée par la Modern Poland Foundation à l’occasion de ce concours. Libre à vous de contribuer !

Le texte d’origine d’Aymeric Mansoux étant sous licence CC-BY-SA cette traduction l’est également, en vertu de la clause de partage à l’identique.

Cette histoire constitue à mon sens une méditation très intéressante sur l’avenir du droit d’auteur, disant des choses profondes, et je vous donne rendez-vous après pour partager quelques réflexions.

MORPHOLOGIE DU CONTE DU DROIT D’AUTEUR (Par Aymeric Mansour. Traduction en français par Sploinga et Calimaq. CC-BY-SA)

Banksy – No Future. Par Paul Nine-O. CC-BY. Source : Flickr

1. ABSENTION

Il était une fois, dans la merveilleuse vallée du Folklore, une créatrice qui s’interrogeait sur le devenir de sa contribution au patrimoine des contes mimétiques et qui décida de prendre quelques distances avec les modes de création anonymes habituels dans sa communauté.

2. INTERDICTION

 La créatrice est mise en garde par une pancarte géante. Elle indique : « Renonce ».

3. TRANSGRESSION DE L’INTERDICTION

En dépit de cette mise en garde virale, la créatrice quitte sa communauté et commence à signer ses oeuvres pour légitimer sa contribution individuelle à la scène des conteurs.

4. RECONNAISSANCE

Sur son chemin de son accession à la qualité d’auteur, elle rencontre le Juriste et l’Editeur.

5. ACCOUCHEMENT

Le Juriste délivre des droits à la créatice.

6. SUPERCHERIE

 La créatrice devient l’Auteure.

7. COMPLICITE

Dès lors, l’Auteure et l’Editeur commencent à promouvoir les droits d’auteur dans la vallée du Folklore.

8. FORFAITURE ET PERTE

Avec l’aide du Juriste, l’Editeur utilise l’Auteure comme prétexte pour transformer la Vallée du Folklore en une fabrique lucrative de contes.

9. MEDIATION

 L’Auteure reçoit des messages de détresse d’un autre créateur persécuté par l’Editeur pour avoir créé une variante à partir d’un conte protégé par le droit d’auteur.

10. CONTRE-OFFENSIVE

 L’Auteure entend le son d’une flûte. Cette mélodie libre provient d’un campement au-delà de la Vallée du Folklore.

 11. DEPART

 L’Auteure quitte la Vallée du Floklore, à présent complètement couverte par le droit d’auteur, et se dirige vers le campement, attirée par la mélodie de cette invitation ouverte.

 Le Juriste la suit de loin.

12. MISE A L’EPREUVE

 Arrivée au campement, l’Auteure apprend de l’Homme à la Barbe que les informations utiles devraient être libres. Cela ne veut pas seulement dire qu’elles devraient être gratuites. Le Juriste, caché, l’écoute attentivement. L’Homme à la Barbe recommence à jouer de la flûte.

L’homme à la barbe… hummm… cela me rappelle quelque chose, mais quoi déjà ? ;-) Par Anders Brenna. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

13. REACTION

 Quittant le campement, l’Auteure se demande si les expressions culturelles pourraient ou non devenir libres également et, d’une certaine façon, libérées du droit d’auteur.

14. DON

 Le Juriste apparaît devant l’Auteure et lui apporte les licences libres.

 15. ACCOMPAGNEMENT

Avec l’aide de la culture du remix, le Juriste utilise l’Auteure comme prétexte pour transformer la Vallée du Folklore en un labyrinthe bureaucratique techno-juridique, mais libre pour tous.

16. LUTTE

Avec la prolifération des licences, l’Auteure ne peut plus faire face à la complexité qui découle de sa propre pratique. Elle sent qu’elle a perdu le contrôle de sa propre création, qui devient juste bonne à être exploitée comme un carburant par le réseau d’information en croissance continue alimenté par le Juriste et l’Editeur.

17. MARQUAGE

Sans tenir compte de ses intentions réelles, l’ensemble des oeuvres de l’Auteure sont marquées avec différents logos, des représentations imagées supposées être compréhensibles par des humains, mais qui renforcent de nombreux conflits idéologiques, des intérêts commerciaux et des croyances à présent rationalisées par les droits d’auteurs et par leurs différents détournements libristes.

18. VICTOIRE

Le seul échappatoire est d’ignorer complètement le droit d’auteur. Quelle que soit sa forme. De tout abandonner derrière soi, petite victoire personnelle sur la machinerie techno-juridique, mais un premier pas vers une libération de la Vallée du Folklore.

19. RÉSOLUTION

En conséquence, l’Auteur devient Pirate de sa propre oeuvre, de toutes les oeuvres, une nouvelle fois. Elle se met un bandeau noir sur l’oeil.

20. RETOUR

La Pirate retourne dans la Vallée du Folklore, à présent complètement couverte de licences libérales, voire libristes, toutes incompatibles entre elles et fragmentées. L’Editeur et le Juriste font en sorte que tout soit bien rangé et silencieux. "Morphologie d’un conte" de Vladimir Propp devient l’algorithme breveté d’une matrice en freemium qui se nourrit automatiquement de l’aggrégation de contenus ouverts produits par les créateurs de la Vallée du Folklore.

 La Pirate a quelque chose à dire à propos de tout ça.

21. POURSUITE

L’Editeur et le Juriste, qui considèrent la présence de la Pirate comme une menace sérieuse à leur empire informationnel, lancent plusieurs campagnes de désinformation pour remettre en cause la légitimité de la Pirate de critiquer quoi que ce soit, étant donnée qu’elle se livre à des activités illégales et donc moralement condamnables.

Ce travail de sape est renforcé par des mécanismes répressifs de plus en plus agressifs, punitifs et aveugles, qui frappent les créateurs qui voudraient s’engager sur le même chemin qu’elle.

22. EVASION

La Pirate arrive à échapper un moment à l’Editeur et au Juriste en utilisant un réseau souterrain de tunnels et de cavernes qui s’étend sous la Vallée du Folklore, à présent entièrement surveillée, verrouillée, cloudifiée et jouettifiée.

23. ARRIVÉE

Finalement, la Pirate décide de refaire surface dans la Vallée plutôt que de passer le restant de ses jours à vivre sous terre comme un rat. Elle émerge au beau milieu d’une foule étonnée de créateurs de contes stéréotypés dont on a lavé le cerveau.

24. RÉCLAMATION

L’Éditeur et le Juriste arrivent et délivrent leur discours moralisateur habituel, celui qui a permis durant tout ce temps d’anesthésier les créateurs de la Vallée du Folklore et de les garder sous contrôle. La peur d’être pillée peut se lire en filigrane à travers toutes les histoires, la panique à propos du fait de se détacher de soi-même.

25. DÉFI

L’Éditeur et le Juriste mettent à l’épreuve la Pirate. Ils soutiennent qu’elle n’a aucun droit de contester la situation. Elle n’est après tout qu’un parasite, un passager clandestin qui n’a aucune idée de ce qui est en jeu.

26. SOLUTION

La Pirate enlève le bandeau sur son œil.

27. RECONNAISSANCE

Soudainement, tous les créateurs reconnaissent l’Auteure. Cette Auteure qui avait commencé à signer beaucoup de ces contes qui sont à présent utilisés sous licence comme des modèles dans les fabriques de contes implantées par le Juriste et l’Editeur.

Et tous l’écoutent…

28. EXPLICATION

L’Auteur raconta son voyage.

Jusqu’à l’éveil de son individualité, elle avait expérimenté différentes façons de travailler ses outils d’expression, en utilisant les apports des autres directement ou indirectement. Elle s’était intéressée à autant de méthodes collaboratives qu’il y avait de couleurs dans le monde. Mais elle explique qu’à mesure qu’elle avait gagné en expérience, elle avait ressenti le besoin de signer et de laisser son empreinte dans son oeuvre d’une manière ou d’une autre. Elle s’était sentie mal à l’aise avec le paradoxe qui se faisait jour : d’un côté, son désir de n’être qu’un simple neurone dans ce flux continu de la créativité et de l’autre, ce besoin primaire de s’élever au dessus de ses pairs pour briller et rendre visible sa propre contribution. Elle explique aussi son besoin de vivre tout simplement et pourquoi en conséquence, elle avait d’abord pensé que le droit d’auteur était un modèle juste, inoffensif pour le public et pour ses pairs. Elle dit qu’elle n’avait pas réalisé que la liberté dont ils jouissaient naguère au sein de la communauté des créateurs de contes ne pouvait être égalée par des contrats juridiques, même avec les meilleures intentions qui soient.

Elle conclut qu’à chaque étape de sa quête pour la compréhension de la véritable matrice de la culture, le Juriste et l’Éditeur étaient présents pour rendre possibles et soutenir ses expérimentations, mais qu’ils devenaient de plus en plus puissants et incontrôlables. Plus que tout, elle regrettait de les avoir laissés décider comment son œuvre et toute la culture, devait être produite et consommée.

 Elle s’excuse.

29. TRANSFIGURATION

 L’Auteure redevient à nouveau une créatrice.

30. CHÂTIMENT

 Tout le travail de l’Éditeur et du Juriste se délite. Le droit d’auteur est bani de la Vallée du Folklore.

31. MARIAGE

 La créatrice épouse un autre créateur. Ils vivent alors heureux après cela, créant beaucoup de nouveaux contes.

Quant à l’Homme à la Barbe, on m’a raconté qu’il avait transformé son campement en une brasserie, mais ceci est une autre histoire…

***

Quelques réflexions :

Je trouve particulièrement intéressant dans ce texte la manière dont Aymeric Mansoux nous replonge dans les temps immémoriaux de l’âge du Folklore pour nous inviter à penser le futur du droit d’auteur. Il défend la thèse que l’avenir du droit d’auteur ne peut qu’être qu’un No Future et qu’on ne sortira définitivement des conflits actuels qu’en retournant à une conception de la création détachée de la notion de propriété.

Retourner aux temps immémoriaux des débuts de la création, une utopie ? Peut-être pas… (Par dsearls. CC-BY. Source : Flickr)

Le plus surprenant dans sa proposition est peut-être le fait qu’il considère que les licences libres ne constituent finalement qu’un des avatars de la logique du droit d’auteur et non une solution aux problèmes qu’il soulève. Aymeric Mansoux n’est à vrai dire pas le premier à se faire l’écho d’un tel sentiment. Il existe en effet toute une tradition de créateurs, que j’ai déjà évoquée dans S.I.Lex, de Tolstoï à Godard en passant par Jean Giono, qui ont voulu produire des oeuvres en dehors de la logique du droit d’auteur. J’avais proposé de nommer Copy-Out cette tendance à essayer le dépasser les licences libres et le copyleft :

Il est peut-être temps de dépasser la logique du Copyleft elle-même pour entrer dans celle du Copy-Out : la sortie en dehors du cadre du copyright et non plus son aménagement.

Cette aspiration au détachement se retrouve par exemple chez une artiste comme Nina Paley, qui a choisi de renoncer purement et simplement au droit d’auteur sur ses créations, après avoir longtemps promu l’usage des licences libres. Elle l’a fait d’abord en créant une non-licence parodique, le Copyheart, puis en choisissant de placer ses oeuvres sous la licence CC0 (Creative Commons Zero) exprimant un renoncement complet à ses droits. Elle explique son choix par la volonté de faire voeu de "non-violence légale", en se détournant non seulement du copyright, mais aussi des licences libres  :

Pour moi, la CC-0 est ce qu’il y a de plus proche d’un vœu de non-violence légale. La loi est un âne que je refuse de monter. Je ne peux pas abolir le mal. La Loi ne peut abolir le mal, au contraire, elle le perpétue et l’amplifie. Les gens continueront à censurer, faire taire, menacer et maltraiter le savoir, et ce désastreux morcellement qu’est la propriété intellectuelle continuera d’encourager de telles choses. Mais je me refuse, pour combattre des monstres, à en devenir un ou à nourrir le monstre que je combats.

Mimei & Eunice. Par Nina Paley.

Ce même type d’approche a été relayée récemment par un créateur comme Zaqary Adam Green, qui estime par exemple que les licences Creative Commons forment un système trop complexe et même dans le champ du logiciel libre, on commence à entendre des voix qui se demandent s’ils ne vaudraient pas mieux arrêter les licences libres au profit du domaine public.

Les licences Creative Commons vues par Zachary Adam Green.

Le stade de rejet complet du droit comme mode de régulation de la création que décrit Aymeric Mansoux dans son texte semble donc déjà en train d’advenir. A vrai dire, l’ouvrage Un monde sans Copyright… et sans monopole par Joost Smiers et Marieke van Schijndel (disponible chez Framabook) envisage déjà l’hypothèse d’une suppression totale de la propriété intellectuelle, en montrant qu’il resterait possible de mettre en place une économie de la culture, sans doute plus juste que celle qui existe actuellement. Et j’avais eu aussi l’occasion d’étudier les secteurs de la création qui échappent actuellement au droit d’auteur (parfumerie, mode, cuisine, magie, etc), en montrant qu’ils avaient su trouver d’autres modes de régulation.

On trouve également en France un auteur qui a délibérément choisi d’abandonner ses droits sur ses romans, dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler dans S.I.Lex. Il s’agit de Pouhiou, auteur du cycle des Noénautes qui place ses écrits sous licence CC0, non sans par ailleurs les publier chez Framabook.

En lisant les motivations qui l’ont poussé à faire ce choix, on se rend compte que l’on trouve plus d’un écho avec le texte d’Aymeric Mansoux, et notamment le fait qu’il utilise lui aussi pour écrire une "matrice", comme celle de la Morphologie du conte de Propp :

Le Yi King est un livre de sagesse chinois qui répertorie les situations du monde en 64 hexagrammes. Un hexagramme, ça correspond un peu à une arcane dans notre tarot de Marseille.

Je me suis amusé à imaginer que chaque hexagramme me raconte ce qui se passerait dans chaque chapitre. Ce procédé m’a donné une construction solide pour mon roman. Ainsi, je découvrais où l’intrigue nous menait en même temps que tout le monde.

Les huit premiers hexagrammes m’ont inspiré les huit chapitres qui forment #Smartarded. Le but est, à terme, d’écrire les 8 livres que devrait comporter le Cycle des NoéNautes (à raison de deux par an).

Les trigrammes du Yi King pour écrire un roman.

Et ce mode de création n’est pas sans lien avec le choix de renoncer au droit d’auteur :

[...] au fur et à mesure de l’expérience, je me suis rendu compte que ce que j’écrivais ne m’appartenait pas. Que je sois inspiré par l’humour de Terry Pratchett, la provoc de Chuck Palahniuk, une chanson de Bénabar ou un modèle de tricot… Les idées ne font que passer par moi… En fait je n’écris pas : je digère !

Cette idée que nous puisons, même à notre insu dans un fonds préexistant pour créer, met à mal le concept fondamental qui sert de pierre angulaire au droit d’auteur, à savoir l’originalité conçue comme une "empreinte de la personnalité" de l’auteur portée dans son oeuvre. Dans le modèle que Propp a proposé pour analyser les contes, on voit que la question de l’originalité s’efface derrière le suivi d’un canevas préexistant. C’est toujours la même histoire que racontent les contes, malgré leurs variations.

Il se trouve que d’autres auteurs ont développé de telles thèses par la suite, en montrant que même les créations contemporaines sont réductibles à une "structure" sous-jacente. C’est la thèse notamment de Joseph Campbell dans l’ouvrage "Le Héros aux mille et un visages" publié en 1949. Campbell soutient qu’un très grand nombre d’histoires peuvent se ramener à un schéma narratif archétypique, qu’il nomme le "voyage du héros". Cette structure constitue à ses yeux un "monomythe" qui constitue la matrice de la plupart des grands récits de l’Humanité.

Mais loin d’être limité aux mythes et aux contes traditionnels, le pouvoir explicatif de la théorie du monomythe s’applique en réalité à de très nombreuses créations contemporaines. Georges Lucas par exemple reconnaissait sa dette vis-à-vis de l’ouvrage de Campbell pour l’écriture de Star Wars et de plusieurs analyses ont mis en évidence la présence de la même structure sous-jacente dans de nombreux récits.

Star Wars, Harry Potter, Le Seigneur des Anneaux, Matrix, Nemo… toujours la même histoire ? Et le monomythe en arrière-plan ?

Tous ces éléments renforcent à mon sens l’intérêt de la vision d’Aymeric Mansoux. Tout se passe comme si nous avions "oublié" que nous créons toujours comme le faisaient les conteurs, en puisant dans un fonds pré-existant, qui n’est autre que le Domaine Public Vivant. Le prisme du droit d’auteur agit comme un voile idéologique qui brouille la conscience des créateurs de leur dette envers les créations antérieures et des apports de leurs contemporains. Mais la culture du remix et du mashup constitue à bien des égards une résurgence de ces formes de création collective.

Comme le suggère Aymeric Mansoux, la clé du futur réside sans doute entre les mains des créateurs eux-mêmes et dans leur capacité à accepter le détachement nécessaire à l’évolution du système. Je lisais récemment cette phrase explosive sur le site d’Antoine Brea : "notre temps où la littérature est dévorée du cancer qu’est devenu l’auteur".

En attendant, nous sommes encore plongés dans cette phase où la Vallée du Floklore continue à être couverte par le copyright. Cette question prend même aujourd’hui une acuité nouvelle, puisque l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) a lancé des travaux pour mettre en place un traité international à propos du Folklore, des savoirs traditionnels et des ressources génétiques. Le but est de trouver une manière pour que ces connaissances puissent faire l’objet d’une protection et ne risquent pas des confiscations brutales de la part de firmes des pays industrialisés. Les postures traditionnelles du Yoga par exemple ont fait l’objet de tentatives de "piratage" par des sociétés américaines qui ont tentées de les breveter. Le problème, c’est qu’il y a de fortes chances que l’OMPI applique le schéma de la propriété intellectuelle à ces types de savoirs traditionnels, alors que ce patrimoine ne devrait pas être saisi à travers ce prisme déformant.

On a déjà pu constater ce phénomène, avec par exemple les Maoris qui ont voulu revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur leur Haka traditionnel pour pouvoir contrôler l’usage qui en est fait par les All Blacks ou le peuple des guerriers Maasaï qui a cherché récemment à déposer son nom comme marque afin d’empêcher des firmes de vendre des produits estampillés ainsi. Il existe même une Maasai Intellectual Property Initiative, visant à faire reconnaître la "marque culturelle" de ce peuple, dont on peut comprendre la logique, mais qui laisse un sentiment de malaise…

Le nom et l’image des guerriers Maasaï utilisés dans une pub Range Rover…

L’Afrique du Sud cependant est en train d’expérimenter une nouvelle voie, en préparant une Loi sur les savoirs traditionnels, qui essayerait de les protéger par des mécanismes propres, différents de ceux de la propriété intellectuelle classique :

The new Bill, unlike the old Bill, proposes a sui generis approach to the protection of traditional knowledge.  In short, this means that traditional knowledge will be dealt with as a new category of intellectual property rather than fitting it into the already existing categories of intellectual property. This approach has generally been regarded internationally, including by the World Intellectual Property Organisation, as the proper approach for the protection of traditional knowledge.
The protection proposed to be offered by the new Bill can be divided into 3 categories, namely :

  • Traditional Work, akin to copyright;
  • Traditional Designs, akin to Designs; and
  • Traditional Marks; akin to Trade Marks.

Même dans cette hypothèse, on voit que le savoir traditionnel passerait sous un régime de propriété intellectuelle. On est encore loin du moment où la Vallée du Folklore s’émancipera de la logique du copyright… Mais je veux croire qu’à la fin, le souffle de la nuit des temps que véhiculent les contes et qui passe encore en nous sera le plus fort.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: CC0, copyright, Domaine public, droit d'auteur, folklore, futur, nina paley, pouhiou