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Des lieux aux liens : ce que les Communs font à la propriété

mardi 25 juin 2019 à 11:57

La semaine dernière, j’étais invité au troisième Forum National des Lieux Intermédiaires et Indépendants, qui avait lieu cette année à Rennes, autour de la thématique : « Faire Commun(s). Comment faire ?« . La Coordination des Lieux Intermédiaires et Indépendants regroupe des acteurs des lieux d’arts et de culture collaboratifs et expérimentaux, au sein desquels la question des Communs est aujourd’hui largement mobilisée et débattue.

Jules Desgouttes, animateur du collectif ARTFactories/Autre(s)pARTs et un des organisateurs de l’événement, m’avait demandé de participer à une séance de mini-conférences pour traiter du sujet : « Des lieux aux liens : ce que la propriété fait aux Communs« . Ce fut l’occasion pour moi de mettre en discussion certaines questions que j’ai commencé à explorer cette année, comme celle de la reformulation des Communs en vue d’y inclure le rapport aux Non-Humains.

La conférence a été filmée, ainsi que les échanges avec les participants à l’atelier et j’ai retranscrit au-dessous mes propos introductifs.

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Des lieux aux liens : Ce que les Communs font à la propriété

Dans cette intervention, je vais essayer de montrer en trois étapes comment la réflexion autour des Communs a évolué ces dernières années sur cette question de la propriété et comment de nouvelles conceptions sont aujourd’hui en train d’émerger qui réinterroge en profondeur cette notion.

Elinor Ostrom et la propriété comme faisceau de droits

Les Communs sont intrinsèquement liés à cette question de la propriété et on le doit en grande partie à Elinor, chercheuse américaine, lauréate du prix Nobel d’économie en 2009, à l’origine ces dernières années d’une résurgence notable des Communs dans le champ académique. Ostrom est connue pour avoir réfuté la thèse de la « Tragédie des Communs« , en vertu de laquelle la pensée économique dominante affirmait qu’il était impossible à l’humanité de gérer des biens ou des ressources en partage sans aboutir inéluctablement à leur destruction.

Dans cette conception, la rationalité humaine pousserait en effet nécessairement les individus à maximiser leur satisfaction et à surexploiter en conséquence des ressources laissées en libre accès, comme l’herbe d’un pâturage ou l’eau d’une nappe phréatique, jusqu’à un épuisement sans retour. Pour sortir de ce problème, le seul moyen envisagé par la théorie économique consistait à attribuer des droits de propriété sur les ressources, qu’il s’agisse de droits de propriété privée, de manière à ce que le marché organise une allocation efficace des ressources ou de droits de propriété publique, afin que l’État se porte garant de la préservation de la ressource dans le temps. C’est la conclusion à laquelle aboutit notamment Garrett Hardin dans un article fameux sur la Tragédie des Communs paru dans la revue Science en 1968, qui a constitué pendant longtemps le prisme exclusif à travers lequel la question des Communs était abordée dans la littérature scientifique.

L’apport d’Elinor Ostrom consiste à avoir montré à partir d’observations réalisées sur le terrain, notamment dans des pays du Sud où subsistaient des systèmes traditionnels de gestion en communs de ressources (forêts, pâturages, pêcheries, réseaux d’irrigation, etc.) , qu’il existait d’autres manières de faire fonctionner le droit de propriété. Avec la notion de « faisceau de droits » (Bundle of Rights), elle a mis en lumière le fait que la propriété pouvait ne pas nécessairement s’exprimer sur le mode d’une appropriation exclusive reconnue au bénéfice d’un seul acteur, mais qu’elle pouvait se « démonter » en un ensemble de prérogatives distribuées parmi les membres d’une communauté rassemblée autour d’une ressource.

Une représentation du faisceau de droits selon Ostrom.

Une telle ventilation des droits (d’accès, de prélèvements, de gestion, de choix collectifs, d’exclusion, etc.) permet d’envisager un usage concerté de la ressource et Elinor Ostrom a constaté que lorsqu’on laissait aux communautés directement impliquées la capacité de décider par elles-mêmes de la répartition du faisceau de droits, on pouvait aboutir à une gestion plus durable dans le temps qu’avec l’attribution de droits de propriété privée ou publique. Ses travaux mettent ainsi en avant l’importance de l’auto-organisation, de l’auto-gestion, de la délibération et de la gouvernance démocratique pour la prise en charge des ressources.

Cet apport d’Elinor Ostrom est essentiel, mais il suscite aujourd’hui des critiques, y compris d’ailleurs au sein même du mouvement des Communs, pointant certaines limites de cette approche. Certes, Elinor Ostrom est certes parvenue à montrer que l’on avait pas à concevoir nécessairement la propriété comme un bloc monolithique et qu’on pouvait l’éclater en un faisceau de droits. Mais cette vision maintient la dimension « unilatérale » du droit de propriété : on est toujours dans l’hypothèse où une communauté – d’humains – va se répartir des droits sur des « choses » conçues comme des « ressources » qu’ils vont utiliser à leur bénéfice.

Dans cette vision, les lieux (une forêt, un pâturage, un lac) sont assimilés à des « systèmes de ressources » capables de produire des « unités » à prélever par une communauté « d’appropriateurs ». Cette conception du monde ne change donc pas fondamentalement ce qui constituait la fonction profonde de la propriété, à savoir instituer des sujets de droits – toujours des humains – s’arrogeant des prérogatives sur des non-humains conçus comme des objets – y compris lorsqu’il s’agit d’être vivants – pour les utiliser en mettant en oeuvre une rationalité instrumentale réduisant les choses aux utilités que l’on peut en tirer.

Expériences italiennes autour des lieux comme biens communs

Dans un second temps, on va s’attarder sur la manière dont cette question des Communs s’est concrétisée en Italie, à travers une conception assez différente des modélisations initiales d’Elinor Ostrom. Dans la tradition italienne, on trouve en effet une pensée des biens communs (beni comuni) issue de travaux de juristes, rassemblés au sein de la commission Rodota, ayant réfléchi à la manière dont cette notion aurait pu être reconnue par la loi. Ce processus n’a finalement pas abouti, mais ces réflexions ont tout de même eu un certain retentissement en Italie, notamment au niveau local.

Dans cette vision, les biens communs sont des choses – on reste dans l’idée que les Communs sont des choses et des biens – nécessaires à l’exercice des droits fondamentaux ou au libre développement de la personne. On est donc dans une relation des hommes aux choses qui n’est plus uniquement instrumentale et qui n’est d’ailleurs plus saisie uniquement à travers le prisme de la propriété. Il s’agit d’un lien plus essentiel de dépendance entre des humains qui ont besoin d’accéder à certaines choses pour réaliser leurs droits fondamentaux et in fine concrétiser leur humanité. Dans la conception italienne, un bien commun peut tout autant relever de la propriété publique que privée, ce statut étant assez indifférent du moment que ce lien avec les droits fondamentaux des personnes est établi.

Même si ces conceptions n’ont finalement pas été consacrées par la loi italienne – l’objectif initial était d’instaurer une troisième catégorie de biens dans le Code Civil -, certaines collectivités locales s’en sont néanmoins emparées, notamment à Naples. Dans cette ville, un certain nombre de lieux délabrés appartenant à la personne publique ont été occupés par des collectifs de citoyens qui en réclamaient l’usage et l’exerçait effectivement. Cette situation générait un rapport conflictuel avec la municipalité, pressée par ailleurs par certains intérêts de vendre ces biens afin qu’ils soient privatisés.

Finalement en 2016, la ville de Naple a adopté une délibération pour changer le statut de sept lieux et en faire des biens communs qui « par leur emplacement, leur histoire et leurs caractéristiques ont vocation à être reconnus comme biens dédiés à une utilisation civique et collective« . Malgré la propriété publique applicable normalement à ces bâtiments, la municipalité a reconnu que les communautés d’usage qui les occupaient pouvaient en exercer la gestion, dans le cadre d’une relation particulière avec les autorités. Dans l’un de ces lieux, l’Asilo Filangieri, les communautés sur place ont adopté une Déclaration d’usage civique et collectif, traduite récemment en français par la Confédération Nationale des Lieux Intermédiaires et Indépendants, visant à faire reconnaître à la municipalité leurs droits à l’auto-organisation dans cet espace.

Par rapport à Elinor Ostrom, on est ici dans une vision qui est plus politique et moins informée par l’économie, mais qui reste ancrée dans la notion de lieu. C’est bien en effet le lieu, au sens physique du terme, qui reste le point central dans cette conception et c’est parce que l’on change le statut juridique du lieu qu’on met en place un bien commun. Or il existe encore une autre façon de penser les communs, qui traduit un changement de la focale de la question des lieux à celles des liens.

La rivière Whanganui comme une personne ou l’émergence de milieux communs

Le troisième temps va nous amener faire changer d’ère géographique pour prendre un exemple en Nouvelle-Zélande, qui montre une autre manière d’instituer juridiquement des Communs, ne se basant plus sur les lieux, mais sur les liens et la question de la relation. En 2017, le parlement néo-zélandais a adopté une loi reconnaissant à la rivière Whanganui le statut « d’entité vivante dotée de la personnalité juridique ». Ce cours d’eau coule sur des territoires où vivent des communautés maoris engagés depuis des décennies dans un conflit avec l’État néozélandais à propos de la propriété sur ces terres. Dans ce cadre, les Maoris ont fait des propositions pour donner un statut particulier à cette rivière sacrée à leurs yeux, car assimilée dans leur cosmogonie comme un de leurs ancêtres.

Normalement, dans nos systèmes juridiques occidentaux, il est impossible d’attribuer la personnalité juridique à une entité comme une rivière, car le statut de personne est réservé aux humains en tant qu’individus ou aux regroupements d’humains, comme les collectivités territoriales, les associations ou les entreprises. Les éléments de la Nature sont conçus de leur côté comme des objets et c’est bien dans ce cadre qu’intervient le droit de propriété pour instituer une relation unilatérale entre des sujets humains et des objets non-humains. L’annonce de l’adoption de cette loi en Nouvelle-Zélande a d’ailleurs suscité un certain nombre de railleries, considérant que cette personnification de la rivière relevait d’une forme d’anthropomorphisme ou d’animisme, dénuée de base rationnelle.

Pourtant, lorsqu’on examine avec attention le texte même de cette loi, on constate rapidement que les choses sont bien plus subtiles, car difficilement traduisibles dans nos catégorisations hermétiques. En effet, la personnalité juridique n’a pas été attribuée à la rivière en tant que telle, si l’on entend par là le cours d’eau au sens géographique. Cette qualité a été reconnue à une entité particulière dénommée dans la loi Te Awa Tu Pua, existant à la fois sur les plans physique, culturel et spirituel, représentant le lien indissoluble unissant les communautés maoris et les éléments biophysiques de la rivière. Te Awa Tu Pua est ainsi l’expression d’une relation d’inséparabilité entre humains et non-humains sur un territoire donné, conçu comme un milieu de vie dont la santé et le bien-être doivent être préservés.

Il ne s’agit donc pas avec ce texte de conférer des droits à la « Nature », comme certains commentaires ont pu le dire un peu rapidement, car le concept même de Nature – en tant qu’entité séparable des humains – est étranger la vision du monde des Maoris. La rivière est ici conçue comme une entité relationnelle et non comme un objet et c’est une relation (ou plutôt un tissu de relations) qui reçoivent une protection juridique à travers le mécanisme de la personnification. Les Maoris refusaient également qu’on leur donne la propriété sur ces terres, notamment à travers un découpage du territoire en lots individuels répartis comme des propriétés privées entre les membres de la communauté. Une telle issue n’aurait pas été compatible avec la vision cosmogonique des Maoris pour qui les humains appartiennent davantage à la terre que celle-ci ne leur appartient.

L’Etat néozélandais n’a donc pas opéré un transfert de propriété au profit des communautés maoris, mais a déclaré ces terres inappropriables et inaliénables, en mettant en place des mécanismes institutionnels pour permettre aux communautés maoris d’exercer la gestion effective de ces territoires. Un binôme de représentants légaux (dénommé l’aspect humain de la rivière) – l’un désigné par les Maoris, l’autre par l’État – a par ailleurs été instauré.

Ferhat Taylan, un des commentateurs de ces évolutions, explique qu’avec cette loi, ce n’est pas un bien commun qui a été institué, ni même un lieu au sens classique du terme, mais un milieu commun. Dans cette perspective, le Commun n’est plus une chose séparée des humains ; ce n’est plus un bien assimilée à une ressource et susceptible d’appropriation ; c’est un milieu commun reconnu comme une entité relationnelle constituée par des liens à protéger entre humains et non-humains. Cette question du milieu commun peut se rattacher à ce que Pierre Dardot et Christian Laval appellent le « principe politique du Commun », cette idée au nom de laquelle les communautés directement intéressées par une question donnée sont légitimes pour les prendre en charge directement sur le mode de l’auto-gestion démocratique.

Cette conception du milieu commun est différente à la fois des Commons Pool Resources d’Elinor Ostrom et des beni comuni italiens. Avec ces derniers, on sortait d’un rapport purement instrumental pour aller vers une relation essentielle entre des humains et des choses nécessaires à la réalisation de leurs droits fondamentaux. Mais on restait dans une relation fléchée dans un seul sens, ce qui n’est pas le cas avec cet exemple de la rivière Whangunui. Pour reprendre des analyses de Bruno Latour, on est ici en présence d’une relation réciproque d’engendrement, dans laquelle les humains produisent la rivière autant que la rivière les produit. Ce qui se traduit par l’insertion dans la loi de cette formule traditionnelle Maori : « Je suis la rivière et la rivière est moi« .

Quelles perspectives d’implantation de ces visions dans nos systèmes ?

Il n’est pas simple d’envisager l’implantation de tels « milieux communs » dans nos systèmes. Car en Nouvelle-Zélande, les populations Maoris constituent des communautés fermées, unies par des liens héréditaires, entretenant un rapport ancestral avec la rivière, et ces caractéristiques sont délicates à transposer dans un pays comme la France. Il existe par exemple une association militant pour que la Seine se voit attribuer la personnalité juridique, mais il est bien certain que si cette reconnaissance s’opérait, elle ne pourrait se faire sur les mêmes bases que pour la rivière Whanganui. Très peu de parisiens ont leurs racines familiales dans cette ville et quand bien même, on imagine mal que cette relation d’implantation puisse servir de fondement à la reconnaissance de droits privilégiés. On voit d’ailleurs très bien comment cette question du lien d’inséparabilité entre une communauté et un territoire pourrait être instrumentalisée pour servir des fins politiques nauséabondes.

Pour autant, certaines conceptions offrent sans doute des prises à des rapprochements. La juriste Sarah Vanuxem conduit en ce moment des travaux extrêmement intéressants de relecture de notre droit civil dans le but de montrer que le droit de propriété ne devrait pas être interprété comme un pouvoir de domination reconnue sur les choses, mais comme un droit d’habiter un milieu et de se voir reconnaître une place dans le monde. On pourrait par exemple imaginer que de telles propositions auraient pu être mobilisées pour trouver une issue pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en considérant qu’un collectif humain rassemblé pour défendre un milieu en l’occupant avait acquis un droit à l’habiter, qui aurait pu se traduire par la création d’une personne représentant un lien d’inséparabilité qui s’est noué entre ces habitants et leur milieu (NB : on doit néanmoins noter que Sarah Vanuxem ne soutient pas nécessairement la personnification des éléments de la Nature et les mécanismes de représentation induits par le recours à la notion de personne morale. Elle préfère explorer d’autres voies, visant à revisiter des notions comme celles de servitudes pour conférer directement des droits aux choses elles-mêmes, sans avoir à passer par l’entremise d’un sujet). C’est d’ailleurs ce que l’État a cherché à éviter à tout prix en forçant les habitants de la ZAD à déposer des projets individuels pour régulariser leur situation et démonter ainsi leurs relations en les « recodant » au travers d’un prisme individualiste.

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Dans tous les cas, une évolution se dessine dans la conception même des Communs, des biens aux liens et les lieux aux milieux, qui pose la question de savoir comment instituer et activer juridiquement des relations, avec à la clé une profonde transformation de notre rapport à la propriété.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ouverture des données de recherche : un retour aux sources de l’Ethos de la Science ?

mercredi 5 juin 2019 à 08:41

Le 4 avril dernier, l’OFIS (Office Français de l’Intégrité Scientifique) a organisé un colloque autour du thème « Intégrité scientifique et Science Ouverte ». Cet angle d’attaque était particulièrement intéressant, car il permettait de balayer les enjeux éthiques et déontologiques qui sont liés à la question de la Science Ouverte.

Les enregistrements de l’intégralité des interventions et tables rondes ont été mises en ligne la semaine dernière (voir ici). J’ai eu la chance d’être invité lors de cette journée à intervenir dans la session consacrée à la question de l’ouverture des données de la recherche (voir la vidéo ci-dessous à partir de 30 minutes).

On m’avait demandé de revenir sur le cadre juridique applicable aux données de la recherche, mais afin pour rester dans la thématique de ce colloque, je me suis efforcé de le faire en croisant ces questions avec celle de la déontologie et de l’éthique des activités de recherche. Pour servir de fil conducteur, je me suis appuyé sur un article fameux de sociologie des sciences écrit par Robert K. Merton en 1942 (La Structure Normative de la Science).

Mon propos a consisté à montrer que l’ouverture des données de la recherche, notamment telle qu’elle est promue par le Plan National pour la Science Ouverte adopté l’an dernier, constitue un retour aux sources de ce que Merton appelait « l’Ethos de la Science« , à savoir les valeurs et les normes morales encadrant l’activité des membres de la communauté scientifique.

J’ajoute ci-dessous une retranscription de l’intervention.

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Nous avons beaucoup parlé depuis le début de la journée des règles éthiques ou déontologiques qui encadrent de plus en plus l’activité scientifique, au point que parfois certains s’inquiètent de cette accumulation de soft law. De mon côté, je vais plutôt parler de hard law, c’est-à-dire de règles juridiques au sens strict du terme, car depuis l’adoption de la Loi pour une République Numérique en 2016, il existe une règlementation applicable à l’ouverture des données de recherche.

Les questions déontologiques ou éthiques ne sont pas pour autant écartées, notamment parce que les chercheurs se trouvent parfois confrontés à propos des données qu’ils produisent à des conflits de valeurs, autrement dit à la nécessité de concilier des impératifs contradictoires. Or c’est aussi un des rôles de la loi d’arbitrer et d’articuler entre elles des obligations et c’est ce que la loi République numérique fait à propos des données de recherche.

Pour tirer ce fil, je vais m’appuyer sur un article célèbre de sociologie des sciences publié en 1942 par le chercheur américain Robert K. Merton intitulé The Normative Structure of Sciences (La Structure Normative des Sciences). Il y décrit la science comme une institution sociale, reposant sur un certain nombre de valeurs se traduisant par des règles de comportement que doivent adopter les individus (les chercheurs) qui produisent les connaissances scientifiques.

Merton distingue deux types de normes régissant les comportements scientifiques : les normes méthodologiques et les normes éthiques qui forment ce qu’il appelle l’Ethos de la Science. Ces dernières sont au nombre de quatre : l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé.

Pour Merton, la Science constitue une institution parce que l’observation de ces règles ne dépend pas uniquement de la bonne volonté des individus, mais aussi de mécanismes institutionnalisés et qui peuvent l’être à différents degrés. Certains mécanismes de comportements relèvent des usages établis, des bonnes pratiques, des coutumes ou des traditions adoptées par les communautés scientifiques. Mais il existe aussi des degrés supérieurs d’institutionnalisation pouvant résulter de politiques d’établissement (voir par exemple la politique d’Open Data de l’INRA) ou de politiques publiques nationales (le Plan National pour la Science Ouverte).

Le degré le plus fort d’institutionnalisation est celui de l’obligation légale. En France, c’est ce qu’a réalisé la Loi pour une République numérique en 2016 qui a modifié en profondeur le statut des données de la recherche. Le législateur a en effet choisi de les assimiler à des données publiques et de les soumettre à un principe d’ouverture (ou d’Open Data) par défaut, au même titre que les informations produites par les autres administrations.

Il est intéressant de relire l’article fondateur de Robert Merton sous l’angle de l’ouverture des données de recherche et des nouvelles règles posées par la loi et par le Plan National pour la Science Ouverte. On constate en effet que les grands principes de la Science Ouverte offrent l’opportunité d’un retour aux sources même de l’Ethos de la Science, comme on va le voir en passant en revue les quatre grandes valeurs mises en évidence par Merton.

Universalisme

L’universalisme désigne pour Merton le fait que l’acceptation ou le rejet d’une proposition scientifique ne doit pas dépendre du statut social des personnes qui les produisent, mais s’opérer en fonction de critères objectifs admis par la communauté scientifique. Pour ce qui est des publications de recherche, c’est en principe le processus de peer reviewing (évaluation par les pairs), qui garantit le respect de cette norme d’universalité, notamment l’usage voulant que les membres des comités de lecture des revues demeurent anonymes.

En matière de données de recherche, cette valeur est plus compliquée à mettre en oeuvre et elle se manifeste autrement que pour les publications. « L’universalisme des données de recherche » implique qu’ une fois diffusées, celles-ci conservent leur sens, ce qui nécessite que les données soient systématiquement structurées et documentées de manière à pouvoir être comprises et traitées indépendamment de leur contexte particulier de production. Une telle préoccupation passe notamment par l’application de formats et de standards garantissant l’interopérabilité des données de recherche.

Cet impératif d’interopérabilité se traduit aussi dans le droit, car la Loi pour une République numérique impose que les données publiques soient diffusées a minima dans des « formats ouverts lisibles par des machines ». En ce qui concerne la recherche, il est cependant nécessaire d’aller plus loin et c’est la raison pour laquelle cette question de l’interopérabilité est au cœur des principes F.A.I.R. développés par la Commission européenne dans le cadre des programmes H2020 ou des travaux de la RDA (Research Data Alliance).

Communalisme

Le « communalisme » renvoie à la question de la propriété sur les résultats de la recherche. Merton explique que, même si ce sont des individus qui la font progresser, la recherche constitue toujours fondamentalement un processus collectif et cumulatif. Il en résulte que les connaissances scientifiques doivent être constituées en un « bien commun » pour que les revendications de propriété n’entravent la diffusion et la réutilisation des résultats de la recherche.

La Loi pour une République numérique va exactement dans ce sens. Le texte a en effet pour conséquence de « neutraliser » le droit de producteur de bases de données qui pouvait auparavant s’appliquer aux données de recherche. Il énonce par ailleurs une obligation de diffusion des données sur Internet assortie d’un principe de libre réutilisation, y compris à des fins commerciales.

La propriété n’est donc plus un paradigme approprié pour appréhender les données de recherche et c’est peut-être paradoxalement ce qui va permettre d’éviter la « tragédie » qui s’est produite pour les publications scientifiques. En matière de publications scientifiques, la propriété reconnue individuellement aux chercheurs a en effet été « capturée », via les cessions de droit d’auteur, par de grands groupes éditoriaux qui ont ainsi réussi à privatiser cette ressource.

Pour les données de recherche, nous avons désormais la chance d’avoir dans la loi République numérique une protection résultant de l’article 30 qui nous dit que, lorsque des données de recherche sont publiées, leur réutilisation est libre et toute restriction qui serait imposée par des éditeurs scientifiques doit être considérées comme nulles et non avenues. Quels que soient les documents que signent les chercheurs qui sous-entendraient qu’ils ont une propriété sur leurs données et que cette propriété pourrait être transférée à des intermédiaires, la loi joue un rôle protecteur en invalidant automatiquement ces cessions de droits.

La contrepartie de cette protection, c’est que la Loi République numérique assimile les données de recherche à des données publiques. Il est cependant incorrect de dire que les données de recherche seraient « la propriété des établissements scientifiques ». Il serait plus approprié de dire que les données de recherche sont des informations publiques, ce qui les fait passer sous un régime de libre utilisation. Comme toutes les données produites par des administrations en France, les données de recherche sont désormais incluses « par défaut » dans le principe d’ouverture ou d’Open Data. Cela signifie qu’en principe, les données de recherche doivent être publiées sur Internet et rendues librement réutilisables.

Néanmoins – et cela va nous ramener à la question des conflits de valeurs que j’évoquais en introduction – ce principe général d’ouverture est assorti de plusieurs exceptions. L’ouverture n’est en effet qu’une des valeurs à poursuivre et il peut exister d’autres valeurs justifiant que l’on déroge à la règle d’ouverture. Parmi ces exceptions, on trouve par exemple la protection des données personnelles et de la vie privée qui peut impliquer que des données de recherche ne soient pas diffusées ; la nécessité de protéger des droits de propriété intellectuelle appartenant à des tiers (comme ce sera le cas par exemple pour des corpus de textes ou d’images encore soumis au droit d’auteur) ou le respect de secrets (secrets administratifs, secret industriel et commercial).

La loi a donc fixé une liste d’exceptions pour articuler d’autres valeurs à celle de l’ouverture et c’est aussi ce que dit la Commission européenne par le biais de cette phrase qui résume la philosophie des principes F.A.I.R. : « Les données de recherche doivent être aussi ouvertes que possibles et aussi fermées que nécessaires« . Le loi République numérique fonctionne sur une logique similaire, puisqu’elle implique que les chercheurs aillent aussi loin que possible dans l’ouverture des données jusqu’à ce qu’ils rencontrent une exception qui justifie la fermeture.

Les règles sont donc claires, mais c’est leur application concrète qui risque d’être délicate. Car tout l’art va à présent consister à savoir déterminer quand le principe d’ouverture s’applique et quand on doit au contraire l’écarter en présence d’une exception. L’ouverture des données de recherche n’est donc pas un processus binaire (0 ou 1). Il y aura « Cinquante nuances » d’ouverture des données en fonction des situations concrètes et de leur infini variété.

Désintéressement

Pour Merton, le désintéressement résulte du fait que les chercheurs ne sont traditionnellement pas directement intéressés au produit de leur activité. C’est ce qui fait que les chercheurs ne sont pas rémunérés lorsque les résultats de leur recherche paraissent dans des revues. Pour subvenir à leurs besoins, l’État accorde aux chercheurs un statut d’agent public avec une rémunération associée sous la forme d’un traitement.

Pour les données de recherche, cette valeur se traduit par un principe de gratuité établi par la loi, qui interdit en principe aux administrations de fixer des redevances de réutilisation (hormis des exceptions strictement encadrées par décret). On ne peut donc plus faire payer la réutilisation de données publiques, y compris pour des usages commerciaux.

Ce principe de gratuité, qui aboutit à une « démarchandisation » des données, ne s’oppose pourtant pas en tant que tel à la valorisation des données de recherche, y compris sur le plan économique. La politique de Science Ouverte n’interfère pas en effet avec le dépôt de brevets, puisqu’il est possible de ne pas diffuser des données le temps qu’une demande de brevet soit acceptée. Par ailleurs, si le principe de gratuité interdit de « vendre » des données, il n’est pas incompatible avec la commercialisation de services à valeur ajoutée autour des données ouvertes (situation qui existe depuis longtemps déjà dans le secteur du logiciel libre).

Il s’agit donc désormais d’articuler ensemble la Science Ouverte et la valorisation des résultats de la recherche, bien plus que d’opposer ces deux activités comme incompatibles.

Scepticisme organisé

Ce dernier principe veut que les résultats de la recherche soient constamment soumis à un examen critique par les autres membres de la communauté scientifique et qu’ils puissent être remis en cause en vertu d’un « doute méthodologique » exercé collectivement.

Sans ouverture des données de recherche, on peut dire que cette vertu de scepticisme était vouée à rester un vœu pieu. En effet, sans accès aux données qui sous-tendent les résultats présentés dans les publications scientifiques, il est le plus souvent impossible au processus d’évaluation par les pairs de jouer véritablement. Le « scepticisme » dont parlait Merton ne peut donc être dit « organisé » tant que les données de recherche ne sont pas effectivement ouvertes et diffusées.

L’obligation légale d’ouverture des données de recherche est donc la condition de possibilité du scepticisme organisé. Pour arriver à ce résultat, le Plan National sur la Science Ouverte pointe l’importance de travailler en priorité à l’ouverture des données associées aux publications scientifiques et c’est un objectif qui va nécessiter de mettre en place des infrastructures appropriées, pour pouvoir accéder aux données sous-jacentes aux publications et, inversement, remonter des données aux publications qui les citent.

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Universalisme, communalisme, désintéressement et scepticisme organisé : la Science Ouverte – et en particulier l’ouverture des données de recherche – joue dans le sens des quatre valeurs fondamentales de l’Ethos de la Science mises en évidence par Robert Merton, il y a plus de 70 ans.

La directive Copyright mettra-t-elle fin au Copyfraud ?

samedi 1 juin 2019 à 17:49

Le débat sur la directive Copyright adoptée en mars dernier par le Parlement européen s’est focalisé sur un petit nombre d’articles – essentiellement l’article 11 sur le droit voisin pour les éditeurs de presse et l’article 13 sur le filtrage des plateformes. Néanmoins, le texte final (voir ici) contient bien d’autres dispositions, dont certaines sont susceptibles d’avoir des effets non négligeables. C’est le cas en particulier de l’article 14 de la directive consacré aux « oeuvres des arts visuels dans le domaine public« .

Son contenu tient en une seule phrase, mais ses conséquences pourraient être appréciables :

Les États membres prévoient que, lorsque la durée de protection d’une œuvre d’art visuel est arrivée à expiration, tout matériel issu d’un acte de reproduction de cette œuvre ne peut être soumis au droit d’auteur ni aux droits voisins, à moins que le matériel issu de cet acte de reproduction ne soit original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur.

Les lecteurs de ce blog auront sans doute fait le lien avec un sujet que j’ai maintes fois traité : celui du Copyfraud, c’est-à-dire la revendication abusive de droits sur des reproductions fidèles d’oeuvres appartenant au domaine public. Il s’agit d’une pratique hélas courante dans les institutions culturelles (bibliothèques, musées, archives), en particulier en France, alors que plusieurs grands établissements étrangers ont choisi au contraire de libérer les reproductions d’oeuvres du domaine public qu’ils diffusent.

Pour donner un exemple de copyfraud (parmi beaucoup d’autres…), il suffit de se rendre sur le site de la Réunion des Musées Nationaux (RMN) pour constater que la reproduction numérique de L’homme au gant, célèbre tableau de Titien daté de 1520, porte la mention : « Photo (C) RMN-Grand Palais / Stéphane Maréchalle« .

Cette revendication de copyright en interdit normalement la réutilisation (y compris d’ailleurs celle que je fais ci-dessous…).

 

La question que l’on peut se poser est de savoir si l’article 14 de la directive a le potentiel de changer la donne et de mettre fin à ces pratiques de Copyfraud ?

Il est important de se la poser, car nous rentrons dans la phase où l’Etat français va devoir transposer cette directive européenne. Comme on peut s’y attendre, le gouvernement paraît très pressé de traduire dans la loi nationale les mesures répressives et celles qui renforcent les droits de propriété intellectuelle, plutôt que de se préoccuper des dispositions qui, à l’image de cet article 14, jouent en faveur des usages.

Mais tôt ou tard, le gouvernement devra aussi transposer cet article et il importe de s’y préparer, ce qui implique d’analyser le potentiel de cette disposition.

Une première consécration positive du domaine public

Cet article 14 a une importance ne serait-ce que sur le plan symbolique, car il s’agit de la première reconnaissance positive de la notion de domaine public dans l’ordre juridique européenne. Aujourd’hui, le domaine public n’existe en effet « qu’en creux » dans les textes relatifs au droit d’auteur : on déduit son existence du fait que la durée des droits est limitée dans le temps. Mais n’étant pas explicitement nommé, le domaine public ne bénéficie pas de protection particulière, ce qui permet aux pratiques de Copyfraud de proliférer.

Avec l’article 14, les choses sont susceptibles de changer, puisque le texte interdit de faire « renaître » un droit d’auteur ou des droits voisins sur une oeuvre appartenant au domaine public, à moins d’y avoir apporté des éléments originaux (et donc réalisé ce que l’on appelle une oeuvre dérivée). C’est un principe que l’on trouvait déjà affirmé dans le Manifeste pour le Domaine Public, publié en 2010 par le réseau COMMUNIA :

Ce qui est dans le domaine public doit rester dans le domaine public. Le contrôle exclusif sur les œuvres du domaine public ne doit pas être rétabli en revendiquant des droits exclusifs sur les reproductions fidèles des œuvres ou en utilisant des mesures techniques de protection pour limiter l’accès aux reproductions fidèles de ces œuvres.

On notera cependant que le champ de l’article 14 est restreint puisqu’il ne s’applique qu’aux oeuvres des arts visuels (dessin, peinture, photographie, sculpture, design, et d’autres choses encore). On aurait pu imaginer un mécanisme universel de protection du domaine public, couvrant aussi la musique, le cinéma, la littérature, etc., mais tel n’a pas été la volonté du législateur européen.

Une disposition tautologique et limitée ?

On peut à première vue se réjouir de cette reconnaissance positive du domaine public, mais une lecture plus attentive de l’article montre qu’il fonctionne en réalité de manière assez tautologique. En substance, il nous dit que ce qui n’est pas protégeable ne doit pas être protégé, ce qui est déjà la manière dont notre système fonctionne.

Si l’on reprend l’exemple de la reproduction de l’Homme au gant de Titien, il est plus que probable que la revendication de copyright de la RMN soit en réalité déjà invalide. En effet, le photographe (Stéphane Maréchalle) qui a réalisé ce cliché n’a pas produit une « nouvelle oeuvre » par rapport au tableau initial, mais seulement une reproduction fidèle. En l’absence d’originalité (c’est-à-dire « d’empreinte de la personnalité de l’auteur »), il n’est pas possible pour ce photographe de se prévaloir d’un droit d’auteur et celui-ci ne peut être transféré à la RMN.

L’apport de l’article 14 paraît donc assez limité, même s’il est susceptible de jouer un rôle en cas de contentieux. Car l’appréciation de l’originalité demeure quelque chose de très subjectif et relevant en dernière analyse de la décision du juge. Disposer d’un article 14 transposé dans la loi française renforcerait sans doute la position de plaignants s’ils venaient contester la validité de ce droit d’auteur de la RMN devant la justice.

Un Copyfraud aux nombreux visages…

Néanmoins, l’article 14 présente une autre faiblesse, qui tient au fait que le Copyfraud présente de nombreux visages et ne s’appuie pas toujours sur le droit d’auteur. La RMN pratique en effet un copyfraud assez « brutal », mais il existe d’autres manières plus subtiles de restreindre la réutilisation d’une oeuvre numérisée appartenant au domaine public.

Si l’on se rend par exemple sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, on se rend compte en lisant les CGU du site que l’établissement ne revendique pas un droit d’auteur sur les reproductions d’oeuvres qu’il diffuse, mais s’appuie sur d’autres types de droits.

Conditions d’utilisation des contenus de Gallica

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d’œuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.
Ces contenus sont considérés, en vertu du code des relations entre le public et l’administration, comme étant des informations publiques et leur réutilisation s’inscrit dans le cadre des dispositions prévues aux articles L. 321-1 à L. 327-1 de ce code.

Dès lors :

 – La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».

 – La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l’objet d’une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus générant directement des revenus. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

Ce qui nous est dit ci-dessus en substance, c’est que la BnF ne s’appuie pas, comme le fait la RMN, sur le droit d’auteur pour faire payer les réutilisations commerciales des reproductions d’oeuvres, mais sur le droit des données publiques. Elle ne revendique pas le fait d’avoir produit de « nouvelles oeuvres » en numérisant ses collections, mais de générer des informations qui, en vertu de la loi dite Valter de 2016, peuvent donner lieu à l’établissement de redevances de réutilisation lorsqu’elles sont produites par des institutions culturelles.

Or à première vue, l’article 14 va rester sans effet sur cette forme particulière de copyfraud. Pire encore, il suffirait en théorie à la RMN d’adopter la même stratégie que la BnF et de substituer à son copyright douteux une référence à la loi Valter pour se mettre à l’abri de l’article 14 et poursuivre son business as usual

Si l’on en restait là, les perspectives pour le domaine public serait assez peu réjouissantes, mais il est heureusement possible d’avoir une autre lecture de l’article 14.

Une protection contre tous les droits connexes ?

Lorsqu’on se tourne vers la traduction en français de l’article 14, telle qu’on la trouve sur le site du Parlement européen, on constate qu’il ne fait référence qu’au droit d’auteur et aux droits voisins :

Œuvres d’art visuel dans le domaine public

Les États membres prévoient que, lorsque la durée de protection d’une œuvre d’art visuel est arrivée à expiration, tout matériel issu d’un acte de reproduction de cette œuvre ne peut être soumis au droit d’auteur ni aux droits voisins, à moins que le matériel issu de cet acte de reproduction ne soit original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur.

Néanmoins la qualité de cette traduction paraît en réalité assez douteuse. En effet, l’article s’applique aux oeuvres des arts visuels. Or les droits voisins relèvent de leur côté du domaine de l’audiovisuel et renvoient aux droits que des interprètes ou des producteurs peuvent revendiquer sur interprétations ou des enregistrements d’oeuvres. Parler de droits voisins à propos des arts visuels n’aurait donc juste aucun sens.

La chose se confirme lorsqu’on se tourne vers la version anglaise de la directive qui est formulée ainsi :

Member States shall provide that, when the term of protection of a work of visual art has expired, any material resulting from an act of reproduction of that work is not subject to copyright or related rights, unless the material resulting from that act of reproduction is original in the sense that it is the author’s own intellectual creation.

Il est question ici de related rights et pas de neighboring rights, terme qui correspond aux droits voisins en français. On peut donc en déduire qu’il y a eu une erreur de traduction dans la version française, ce qui n’est à vrai dire pas si surprenant. Le texte de la directive a en effet été traduit très vite et des erreurs ubuesques ont déjà été signalées, comme par exemple dans la version italienne dont l’article 13 comporte une énorme coquille.

Nous avons vu plus haut que traduire related rights par droits voisins n’a en réalité aucun sens, étant donné que l’article 14 s’applique à des oeuvres des arts visuels. Il faut donc en déduire que related rights devrait plutôt être traduits par l’expression droits connexes ou droits similaires, c’est-à-dire des droits autres que le copyright, mais qui auraient un effet semblables, à savoir restreindre la réutilisation d’une reproduction fidèle d’une oeuvre du domaine public.

Si cette interprétation est retenue (à vrai dire, c’est la seule qui ait un sens), alors l’article 14 aurait bien un intérêt pour mettre fin aux pratiques de Copyfraud, car il interdirait aux institutions culturelles de s’appuyer sur la législation sur les données publiques et les obligeraient à passer à la libre diffusion de leurs collections numérisées.

***

Cette discussion reprendra lorsque le gouvernement annoncera la transposition de cette partie de la directive dans la loi française. Aucun calendrier n’est annoncé concernant l’article 14, alors que l’article 11 sur les droits voisins des éditeurs de presse est déjà en cours de transposition et que celle de l’article 13 est annoncée à l’occasion de la future loi audiovisuelle.

On peut s’attendre à ce que cette transposition de l’article 14 soit renvoyée aux calendes grecques, mais tôt ou tard, la France n’aura d’autres choix que de transposer ces dispositions de la directive pour entamer la construction d’un statut positif pour le domaine public.

 

Le Contrat Social de Decidim : vers des logiciels libres « à mission » ?

jeudi 9 mai 2019 à 09:05

On a beaucoup parlé ces dernières années de Decidim (« Nous décidons » en catalan), une plateforme de démocratie participative mise en place par la municipalité de Barcelone depuis 2017. Comme l’explique Yochai Benkler, le projet Decidim constitue un remarquable exemple de Partenariat Public-Commun dans lequel un acteur public a choisi de développer une ressource dans un esprit de réciprocité afin que d’autres entités, qu’il s’agisse de collectivités ou d’organisations de la société civile, puissent s’en saisir, se l’approprier et participer à son développement :

Le système Decidim de Barcelone s’appuie sur une plateforme logicielle gratuite pour accroître la participation des citoyens dans la gouvernance de la ville et des projets municipaux. La plateforme Decidim constitue ainsi un modèle de partenariat Public-Commun, où la ville finance le développement d’une plateforme FOSS (Free and Open Source Software) qui est ensuite disponible pour toute autre ville ou entité du gouvernement. La plateforme a permis à des dizaines de milliers de citoyens de faire plus de 10 000 propositions de projets et de planification stratégique dans toute la ville, d’en débattre et de voter sur les propositions, y compris une forme de budget participatif.

Alors qu’en France, la séquence du Grand Débat s’achève sur une impression de cérémonial creux ayant surtout servi de diversion, sans réelle incidence sur les propositions finales du gouvernement, la plateforme Decidim a permis à Barcelone de co-construire avec les citoyens un Programme en Commun, un Code d’éthique politique et un Plan de Choc. Portée au pouvoir par le mouvement des Indignés, la liste Barcelone En Commun menée par la militante Ada Colau, avait certes de fortes connexions avec la société civile. Mais l’outil libre Decidim a joué un rôle non négligeable dans l’entretien de la dynamique participative. A l’inverse en France, les autorités utilisent majoritairement pour leurs consultations un outil propriétaire mis à disposition par la société Cap Collectif, faisant dire à certain-e-s que l’on assiste à un processus de « privatisation de la démocratie ».

Mais il y a autre chose d’intéressant dans le projet Decidim et il faut plonger dans sa dimension juridique pour s’en rendre compte. Jusqu’à présent, j’avais retenu que le code source de Decidim était mis à disposition sous une variante de la licence GNU-GPL (AGPL pour Affero General Public Licence), c’est-à-dire une licence classique de logiciel libre permettant la réutilisation du programme à toutes fins à condition d’en partager à l’identique les modifications (clause copyleft). Néanmoins les choses sont un peu plus compliquées, car cette licence n’est pas le seul élément à prendre en compte pour savoir comment réutiliser le logiciel. Il faut en outre se reporter à un Contrat social constituant un document séparé qui fixe des « garanties démocratiques » devant être respectées en cas d’usage de la plateforme.

Il existe déjà des projets Libres ou Open Source qui s’appuient sur un Contrat Social (comme le projet Debian) ou sur des principes communautaires de fonctionnement (comme les Cinq Piliers de Wikipédia). Mais Decidim se démarque par une articulation originale entre la licence libre sur le logiciel et ce Contrat social. J’y vois un apport substantiel ouvrant la voie à l’avènement de logiciels que l’on pourrait dire « à mission » (en référence à « l’entreprise à mission » dont on parle beaucoup en ce moment).

C’est peut-être une piste à suivre pour dépasser certaines limites inhérentes à l’approche des logiciels libres, qui pèsent aujourd’hui lourdement sur leur cohérence d’ensemble.

Un Contrat Social au-delà de la licence

Le site d’Open Source Politics, qui a traduit le Contrat Social de Decidim en français, en explique la philosophie générale en ces termes :

L’idée derrière la reprise de cette notion par les fondateurs de Decidim est d’assumer le développement d’un nouveau fonctionnement politique à travers l’adoption de cette plateforme. C’est donc la marque d’un renouvellement de la compréhension de notre participation, en tant qu’individus politiques, à la société. Cette conception renouvelée du poids politique du citoyen est issue directement, dans le cas de Decidim, de la relation étroite des leaders du projet avec le mouvement des Indignés, qui souhaitait explicitement refonder l’organisation du pouvoir politique pour obtenir une démocratie plus ouverte.

Plus précisément, il s’agit d’une « Charte valorisant les garanties démocratiques et la collaboration ouverte » fixant une liste de principes que « tous les membres du projet Decidim s’engagent sur l’honneur à respecter » (je reviendrai plus loin sur ce point qui est important).

Voici un résumé de ces principes figurant dans la Charte :

Utiliser Decidim, c'est prendre un engagement un peu plus fort que celui de simplement respecter une licence libre. Image : Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.
Utiliser Decidim, c’est prendre un engagement plus fort que celui de simplement respecter une licence libre (Image : Domaine Public. Source : Wikimedia Commons)

Une autre conception de la viralité

Le point le plus intéressant du Contrat Social de Decidim se situe néanmoins au niveau de la partie relative aux Conditions d’Utilisation de la plateforme (CGU) :

Conditions d’utilisation

Tous les points de cette charte doivent être reproduits dans le texte du contrat de licence que chaque organisation qui intègre Decidim à ses services établit avec les utilisateur.trice.s et ne doivent jamais être contredits.

Ce point est confirmé et explicité dans la FAQ du projet :

Decidim est une plateforme de participation citoyenne faite avec les gens et pour les gens. […] vous n’avez pas à payer pour télécharger le logiciel et l’utiliser. Vous pouvez l’utiliser comme vous le souhaitez dans votre organisation, du moment que vous respectez notre Contrat Social.

C’est là que l’approche de Decidim diffère de ce que l’on trouve habituellement dans l’univers du logiciel libre ou Open Source et je vais prendre quelques exemples pour le mettre en lumière.

Comme je l’ai déjà dit, la communauté Debian – qui développe une distribution du système d’exploitation Linux – a elle aussi un contrat social. Celui-ci fixe les principes et valeurs partagés par les développeurs formant la communauté, mais ces règles restent « internes » et ne se communiquent pas ensuite aux utilisateurs du logiciel, qui sont soumis simplement aux termes de la licence GNU-GPL. C’est la même chose pour les Cinq Piliers de Wikipédia : ces principes fixent la manière dont la communauté des contributeurs à l’encyclopédie collaborative se gouverne elle-même, mais ils ne s’imposent pas aux personnes qui souhaiteraient réutiliser uniquement le logiciel libre MediaWiki avec lequel tourne Wikipédia ou les contenus sous Creative Commons de l’encyclopédie.

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Le contrat social de Debian.

Les choses sont différentes pour Decidim : la « communauté » du projet englobe ici à la fois les développeurs qui font évoluer le code, mais aussi toute personne ou institution réutilisant ce code pour mettre en place une plateforme basée sur ce programme. Le logiciel est sous AGPL et implique que toute modification soit reversée sous la même licence. C’est la vision classique de la « viralité » ou du « partage à l’identique », mais ici les choses vont plus loin, car le Contrat Social du projet se transmet lui aussi de manière virale via les CGU des plateformes s’appuyant sur ce code. L’usage du programme est donc irréversiblement lié au respect des valeurs et de la vision politique originale du projet Decidim.

Reprenons l’exemple de Wikipédia, si les Cinq Pilliers prenaient la forme d’un tel Contrat Social adjoint à MediaWiki, l’usage de ce logiciel impliquerait de respecter les principes fondateurs de Wikipédia, alors qu’il peut très bien aujourd’hui être utilisé pour mettre en place des projets à la philosophie différente, et voire même antagoniste à celle de l’encyclopédie libre.

Vers des logiciels libres « à mission » ?

Je trouve que la manière la plus efficace d’exprimer le changement que provoque l’approche de Decidim est de dire que cette combinaison originale de licence libre et de contrat social instaure ce que j’appellerai un « logiciel libre à mission ».

L’expression s’inspire du concept « d’entreprise à mission » qui a fait l’objet de longues discussions ces derniers mois et a fini par connaître une traduction juridique dans la loi PACTE. Je n’entre pas ici dans les détails, car la manière dont le gouvernement a inscrit cette idée dans la loi s’éloigne largement de l’intention initiale des promoteurs de cette notion… Remontons simplement à la racine du concept d’entreprise « à mission » : il implique qu’une entreprise n’ait pas uniquement un but lucratif, mais inscrive en outre dans ses statuts une finalité sociale et/ou environnementale qu’elle devra respecter.

Ce changement entraîne que l’entreprise cesse d’être considérée simplement comme un « instrument » destiné à faire du profit. Elle retrouve de la sorte la forme d’une institution dévouée à la réalisation de ce que le juriste Maurice Hauriou appelle une « idée d’oeuvre » à réaliser qui lui donne sa « raison d’être ». Ce principe téléologique justifie que l’institution se dote de moyens et d’organes pour la réaliser à travers ses membres qui doivent adhérer à cet objectif.

Decidim fait exactement la même chose avec son logiciel : celui-ci n’est plus seulement un instrument pouvant être utilisé pour réaliser n’importe quelle fin, mais une institution à part entière. L’articulation du contrat social et de la licence libre intègre une « idée d’oeuvre » à réaliser qui est indéfectiblement attachée au code source, et qui, via les CGU des plateformes, devient opposable à ceux qui la mettent en oeuvre, pour les forcer à respecter ces valeurs en cas où ils s’en écarteraient.

Une conception non-libertarienne de la liberté

Cette vision de Decidim s’écarte assez sensiblement de la conception véhiculée par la tradition du logiciel libre. En effet, celle-ci a une conception assez « absolutiste » de la liberté qui s’exprime dans la manière dont sont définies les « Quatre libertés fondamentales du logiciel libre ». En particulier, la liberté 0 (ou « Liberté d’exécuter le programme comme vous le souhaitez ») est ainsi présentée par la Free Software Foundation :

La liberté d’utiliser un programme est la liberté pour n’importe qui ou n’importe quelle organisation de l’utiliser sur n’importe quel système informatique, pour n’importe quelle tâche et sans être obligé de communiquer à ce sujet avec le développeur ou toute autre entité particulière. Dans cette liberté, ce qui compte est ce que veut faire l’utilisateur, pas le développeur ; en tant qu’utilisateur, vous êtes libre d’exécuter un programme comme bon vous semble et, si vous le redistribuez à quelqu’un d’autre, cette personne est libre de l’exécuter comme bon lui semble, mais vous n’êtes pas autorisé à lui imposer vos conditions.

En réalité, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la liberté, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies. Les licences libres se contentent de garantir l’exercice des quatre libertés fondamentales de l’utilisateur : 1) exécutez le programme, 2) accéder au code source, 3) partager le programme, 4) pouvoir le modifier ; et la seule restriction qu’elles tolèrent consiste à fixer une obligation de partage à l’identique (copyleft) pour garantir que ces libertés ne seront pas retirées une fois qu’elles ont été octroyées une première fois.

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Célèbre citation de Richard Stallman, mais dans la réalité la devise des logiciels libres est : « Liberté, Liberté et encore Liberté ».

Mais cela laisse entière la question de savoir à quoi le logiciel est utilisé : servira-t-il à faire marcher un drone de guerre ou un appareil médical destiné à sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement et la FSF va même plus loin :

Un programme est un logiciel libre s’il donne toutes ces libertés aux utilisateurs de manière adéquate. Dans le cas contraire, il est non libre.

Cela signifie que, de ce point de vue libriste « canonique », Decidim ne saurait être considéré comme un logiciel libre, étant donné que son Contrat Social implique que le programme ne peut être utilisé à n’importe quelle fin (y compris d’une manière qui serait absolument contraire à celles initialement portées par le projet Decidim).

On notera que d’un point de vue philosophique, la liberté peut être définie d’une autre manière que d’un point de vue libertarien. Chez Kant par exemple, il existe bien une liaison nécessaire entre liberté et moralité, comprise comme des « impératifs catégoriques » que la raison se fixe. Ce qui le conduit à énoncer dans sa Critique de la Raison Pure :

Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose.

On pourrait donc dire que Decidim met en oeuvre une vision « kantienne » de la liberté qui se manifeste par des valeurs et par une idée d’oeuvre répercutée viralement par le biais son Contrat Social. Ainsi les promoteurs du projet Decidim ont-ils la garantie que le logiciel qu’ils ont créé servira la « vision du Monde » qu’ils se sont donnés pour mission de faire advenir (contribuer à une refondation de la démocratie).

Dépasser certaines contradictions du logiciel libre

Il a existé dans le monde du logiciel un précédent intéressant ayant déjà soulevé des questions approchantes. Il s’agit de celui de la licence JSON (attachée au format de données textuelles JSON dont l’usage est aujourd’hui très répandu). Le créateur du JSON – Douglas Crockford – avait créé en 2002 pour diffuser ce format une licence spécifique qui ressemblait en tout point à une licence Open Source, à ceci près qu’elle contenait cette clause incongrue :

The Software Shall Be Used for Good, and Not For Evil / Le logiciel doit être utilisé pour faire le bien et non le mal.

Ce rajout – qui dans l’esprit de Crockford se voulait un pied-de-nez trollesque à la fameuse phrase de George Bush sur « l’axe du mal » – a néanmoins posé quelques problèmes. Car le format JSON étant de plus en plus largement utilisé, cette référence au Bien et au Mal a fini par mettre mal à l’aise certaines entreprises qui l’utilisaient. A tel point que la firme IBM a demandé officiellement à Douglas Crockford de pouvoir utiliser le JSON pour « faire le mal » (ce qui lui fut accordé…).

Quand le bien et le mal se glissent dans une licence de logiciel, il se passe des choses intéressantes… (Image Max Pixel. CC0)

On comprend que les juristes de l’entreprise aient voulu dissiper le risque qui s’attachait à des termes aussi flous que « Bien » ou « Mal », mais que ce soit IBM qui ait demandé à pouvoir s’en affranchir est assez croustillant. Car cette firme s’est distinguée en vendant dans les années 30 aux nazis des machines à cartes perforées qui servirent à l’organisation de la Solution Finale et aujourd’hui encore, son activité reste au centre de polémiques, notamment du fait de son implication dans le développement de solutions de reconnaissance faciale avec recours à des méthodes contestables.

Mais IBM est aussi (et ce n’est pas le moindre des paradoxes) l’entreprise que l’on cite toujours comme représentant le « Champion du Libre et de l’Open Source ». Elle compte en effet parmi les contributeurs les plus importants au logiciel Linux et est réputée avoir été l’une des premières grandes firmes capitalistes à avoir refondé sa stratégie sur le logiciel libre. Cela l’a conduit l’année dernière au rachat de la société RedHat, spécialisée dans l’édition de distribution GNU/Linux, pour la spectaculaire somme de 34 milliards de dollars.

La situation d’IBM n’est cependant plus isolée et ce sont aujourd’hui les principales entreprises du numérique, y compris même les GAFAM, qui utilisent et soutiennent les logiciels libres et Open Source. Avec à la clé, l’immense paradoxe que les entreprises les plus impliquées dans les dérives du capitalisme de surveillance sont aussi devenues des soutiens incontournables du logiciel libre et l’incorporent dans leurs produits en poursuivant des fins plus que discutables…

Posons donc la question qui dérange : et si Linux, par exemple, avait été dès le début – comme Decidim – un « logiciel libre à mission », appuyé sur un contrat social portant un certain nombre de valeurs, comme la protection inconditionnelle de la vie privée ? Est-ce que la face du Monde n’en aurait pas été changée et est-ce qu’on aurait pas évité de sombrer dans ce genre de contradictions ?

Une piste à expérimenter ?

L’exemple de Decidim est donc très inspirant et je trouve particulièrement remarquable l’élégante simplicité avec laquelle le contrat social s’articule à la licence libre. A vrai dire, des tentatives ont déjà eu lieu ces dernières années pour essayer de « téléologiser » des licences libres, notamment dans le sillage des réflexions sur les licences à réciprocité, dont j’ai parlé à de nombreuses reprises sur ce blog.

Maïa Dereva avait notamment proposé une licence Contributive Commons, qui comptait plusieurs éléments, parmi lesquels un « Code Social » exprimant, entre autres choses, un faisceau de valeurs. La démarche était intéressante, mais elle aboutissait à un résultat à mon sens trop complexe pour être opérationnel, là où la solution employée par Decidim me paraît avoir le mérite de la simplicité.

Un schéma représentant les éléments constitutifs de la licence Contributive Commons.

L’histoire n’est donc pas terminée et il sera intéressant de voir si d’autres initiatives arrivent à s’emparer de cette nouvelle brique et, pourquoi pas, partagent entre elles un même Contrat Social, servant de socle commun de principe à une coalition d’acteurs rassemblés autour des mêmes objectifs de transformation sociale et de la même « idée d’oeuvre ».

La vie privée du lecteur et la discrétion du bibliothécaire

samedi 4 mai 2019 à 20:38

Cette semaine, l’American Library Association (ALA) a organisé une « Choose Privacy Week », pour mettre à l’honneur l’enjeu de la protection de la vie privée. L’événement a donné lieu à de nombreux débats et ateliers, partout aux États-Unis, ainsi qu’à une série de publications en ligne. Parmi celles-ci, j’ai relevé un texte écrit par le bibliothécaire John Mack Freeman, que j’ai trouvé particulièrement intéressant : « Je ne veux pas le savoir ! Protéger la vie privée des révélations fortuites » (I Didn’t Want to Know That ! Maintaining Privacy From Incidental Revelations).

L’auteur souligne un des aspects du métier de bibliothécaire potentiellement problématique : le contact avec les usagers peut conduire ces derniers à révéler au personnel des bibliothèques des informations privées les concernant, parfois sans le vouloir réellement. La relation qu’un bibliothécaire établit avec un lecteur peut le mener à entrer dans l’intimité de ses opinions, de sa vie familiale ou professionnelle, de son état de santé, etc.

Même s’il ne les sollicite pas activement, ces informations peuvent être utiles au bibliothécaire, notamment pour personnaliser le service rendu au lecteur en fonction de ses besoins. Mais elles le placent aussi dans une situation compliquée à gérer, car il se trouve alors dépositaire d’éléments pouvant mettre en cause la confidentialité. Face à ces questions, John Mack Freeman apporte une réponse intéressante, en expliquant que la protection de la vie privée des lecteurs passe une forme de « pudeur professionnelle » que le bibliothécaire doit rigoureusement observer.

On entre alors sur le terrain de la déontologie professionnelle et il faut reconnaître que les bibliothécaires américains ont accompli depuis presque 20 ans un travail considérable pour intégrer le souci de la « privacy » aux valeurs qu’ils défendent à travers l’exercice de leur métier. En France, ces questions restent épineuses – j’en veux pour preuve les polémiques survenues l’an dernier au moment de l’entrée en vigueur du RGPD (voir ici et ici). Pourtant, la lecture du texte de John Mack Freeman me laisse penser qu’il y aurait sans doute moyen de traduire cette question de la « pudeur professionnelle » dans le contexte français, malgré les différences culturelles avec les États-Unis.

Son propos m’a en effet fait penser que les agents publics sont soumis en France à une obligation de discrétion professionnelle, qui est l’une des composantes du devoir de réserve. Ce principe est défini de la manière suivante sur le site service-public.fr :

Un agent public ne doit pas divulguer les informations relatives à l’activité, aux missions et au fonctionnement de son administration.

L’obligation de discrétion concerne les faits, informations ou documents non communicables aux usagers dont l’agent a connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.

[…]

Cette obligation s’applique à l’égard des administrés mais aussi entre agents publics, à l’égard de collègues qui n’ont pas, du fait de leurs fonctions, à connaître les informations en cause.

[…]

Cette obligation ne peut être levée que par décision expresse de l’autorité hiérarchique.

On voit que l’obligation de discrétion est ici définie de manière très « unilatérale », comme une forme de prolongement de l’obligation de loyauté liant les fonctionnaires à leur hiérarchie. Cette dernière dispose de la faculté de contrôler la divulgation des informations liées au fonctionnement du service et c’est finalement ce qu’exprime l’obligation de discrétion. Mais la perspective américaine est plus riche, car elle implique également une « obligation de non-indiscrétion » qui joue cette fois dans la relation entre le bibliothécaire et l’usager.

Le respect du RGPD s’intègre au principe de légalité auquel toutes les administrations sont soumises. Mais la légalité reste souvent au quotidien une chose assez abstraite. Il y aurait intérêt à s’appuyer également sur la déontologie en reformulant l’obligation de discrétion dans le sens du respect de la confidentialité, un peu à la manière dont certaines professions (médecins, avocats) sont « tenues par le secret » vis-à-vis des personnes avec qui elles interagissent. Ce genre d’approche me paraît importante pour garantir une « privacy by design » dans les bibliothèques.

Ci-dessous une traduction en français du texte de John Mack Freeman (par mes soins) .

***

Je ne veux pas le savoir ! Protéger la vie privée des révélations fortuites

Chaque bibliothécaire est un travailleur du savoir, et le volume d’informations avec lesquelles nous œuvrons quotidiennement peut être torrentiel. Les bibliothèques recueillent des données sur leurs utilisateurs afin d’ouvrir des comptes, d’améliorer les services, de faire des rapports aux organismes de financement, d’améliorer l’accessibilité des collections, et bien plus encore. Mais il y a parfois de quoi pâlir devant ce que révèlent ces informations récoltées par hasard au fil des interactions avec le public.

Je travaille en bibliothèque publique depuis près d’une décennie et, au cours de cette période, des usagers m’ont parlé de leur vie de couple, de leurs problèmes de santé, de leurs convictions religieuses, de leurs opinions politiques, de leurs difficultés financières et de bien d’autres choses encore. Souvent, ces révélations surviennent parce que la personne qui se tenait là me demandait de l’aide pour trouver des informations susceptibles de l’aider. Parfois, cependant, les gens cherchaient juste un visage amical et quelqu’un pour les écouter un moment. La bibliothèque offre ces deux choses, et dans les deux cas, c’est un véritable service que nous rendons à nos communautés.

A force d’interagir avec les mêmes personnes, les bibliothécaires finissent cependant par avoir connaissance d’une grande quantité d’informations sur leurs usagers. Que ce soit volontairement ou non, des profils apparaissent et les bibliothécaires peuvent finir par ressembler à Nancy Drew [NDT : une héroïne de film qui joue au détective privé] en combinant des indices pour reconstituer le puzzle d’une personnalité. Chaque rencontre est l’occasion de collecter toujours un peu plus d’informations, lorsque que l’on voit ce que quelqu’un a consulté, demandé à mettre de côté, proposé comme recommandation d’achat, regardé sur Internet, suivi comme atelier ou demandé lors d’un entretien. Le logement, la santé, la situation financière, les problèmes personnels et bien d’autres choses peuvent être révélées par hasard et s’ajoutent à la somme des informations que l’on détient sur l’utilisateur. Même si le bibliothécaire n’a jamais demandé à savoir ces choses, il finit par les connaître. Et c’est quelque chose dont il doit se préoccuper, car ces informations peuvent mettre en cause la vie privée.

L’essentiel des débats sur la vie privée tourne autour des données numériques ou des dossiers administratifs, avec le souci de faire en sorte que les gens ne soient pas dépossédés de leur identité, que leur historique de lectures ne soit pas révélé et que les informations enregistrées restent confidentielles. Mais il existe d’autres miettes d’informations qui s’accumulent dans des boîtes noires complètement inaccessibles dont les bibliothèques devraient avoir conscience : le cerveau des gens qui y travaillent. Malheureusement, ces informations ne peuvent pas être effacées une fois qu’elles sont entrées dans la mémoire des agents. Par conséquent, il incombe à toute personne qui, par inadvertance, obtient des détails suite à des révélations fortuites faites par des usagers de la bibliothèque de respecter la vie privée de l’utilisateur.

Cependant, ce souci de la vie privée ne devrait pas se limiter seulement aux usagers. Cela devrait aussi être le cas sur le lieu de travail entre collègues. A une époque où de plus en plus de personnes assument ce qu’elles sont, il peut parfois être difficile de se souvenir que tout ce qui concerne une personne ne devrait pas être jeté en pâture au travail. Je suis un homme homosexuel et je l’ai été toute ma vie professionnelle. Pour cette raison, j’ai eu des collègues qui m’ont envoyé de nombreux autres employés LGBTQ parce qu’ils pensaient que j’étais déjà au courant de leur orientation. Que ce soit le cas ou non, ce n’était pas à ces gens de me le dire. Au lieu de cela, ils auraient dû respecter la vie privée de leurs collègues de travail. Malheureusement, il est fréquent que ce ne soit pas le cas. Qu’il n’y ait pas de mal à parler d’une personne ou qu’on puisse se le permettre parce que ce ne sera pas répété sont des idées encore répandues dans de nombreuses institutions.

Lorsqu’on a affaire à des révélations fortuites qui n’affectent pas la marche du service ou la sécurité, chacun devrait choisir de respecter la vie privée des autres. Parce que les bibliothèques sont ouvertes à de vastes communautés, toutes sortes de gens interagissent avec leurs services. Le respect de la vie privée des utilisateurs contribue à créer un environnement plus équitable où chacun peut interagir avec les services qui sont offerts sur un pied d’égalité. La vie privée protège contre les discriminations dans le service.

Mais cette protection de la vie privée ne doit pas simplement rester passive. La protection de la vie privée, comme c’est le cas pour la défense de tous les droits, requiert un engagement actif. Ainsi, si une personne voit ou entend quelqu’un relater des renseignements personnels qui ne sont pas pertinents, cette personne devrait intervenir. Les cadres devraient encourager leurs équipes à accorder plus d’importance à la protection de la vie privée dans leurs réflexions. Il ne s’agit pas simplement de ragots ; il s’agit plutôt d’une trahison de la confiance que les gens accordent à la bibliothèque et que les agents s’accordent entre eux lorsqu’ils interagissent. En ne réagissant pas à de tels comportements, on permet à tous ceux qui observent la scène d’en déduire qu’il s’agit d’un comportement acceptable, et il est alors probable que les attitudes ne respectant pas la vie privée perdurent.

Certaines mesures peuvent être mises en place pour réduire les risques de révélations fortuites d’informations. Par exemple, certains SIGB permettent de connaître le sexe de l’utilisateur. Cependant, si la bibliothèque n’utilise pas cette information (et c’est le cas de la plupart des établissements dans lesquels j’ai travaillé), alors collecter cette information ne fera que révéler des indiscrétions à propos des personnes transgenres qui fréquentent la bibliothèque. Par ailleurs, assurez-vous que toutes les enquêtes réalisées par la bibliothèque sont rendues anonymes de façon appropriée et ne recueillez pas de renseignements qui ne seront pas utilisés.

Cependant, souvent, ni la technologie, ni les directives de service ne constituent le meilleur moyen d’éviter les révélations fortuites. Il s’agit plutôt d’une question de formation, d’éthique et d’un sujet qui doit être discuté avec les personnes travaillant dans les bibliothèques pour s’assurer que chacun comprend l’importance de la protection de la vie privée pour toutes les personnes avec lesquelles la bibliothèque interagit au quotidien. La protection de la vie privée n’est pas quelque chose qui arrive par hasard ; c’est quelque chose que l’on doit choisir de mettre en œuvre.

Les bibliothécaires continueront d’en savoir beaucoup sur les gens qui franchissent la porte de leur établissement, ce qui peut être une excellente chose. Cela peut aider à améliorer les recommandations faites aux lecteurs, à mettre en place de meilleures actions, à accroître l’efficacité des séances d’aide personnalisée, et bien plus encore. Mais en dehors de ces interactions directes, tout ce qui est révélé devrait être gardé secret. Le dossier mental que chaque bibliothécaire constitue sur ses usagers devrait être verrouillé et lui seul devrait en avoir la clé.

NB : L’IFLA a également participé à la Privacy Week et a publié plusieurs textes à cette occasion, notamment celui-ci que j’ai trouvé particulièrement intéressant. Il aborde du point de vue des bibliothèques la question de la propriété sur les données personnelles (que j’ai de nombreuses fois discutée sur ce blog).