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Ces étranges « biens communs de la Nation » cachés dans la loi sur la Création…

mardi 21 juillet 2015 à 09:52

J’avais déjà consacré un billet au projet de loi sur la liberté de création, qui a été présenté en conseil des Ministres le 8 juillet dernier et enregistré dans la foulée à l’Assemblée nationale. Je m’étais alors attaché à commenter le volet numérique de cette loi et sa partie sur le droit d’auteur, dont l’ambition s’avère extrêmement limitée. Mais à la relecture du texte, j’ai repéré un autre point figurant cette fois dans le volet « Architecture et patrimoine » de la loi, qui mérite d’être relevé.

Le dossier de presse accompagnant la publication du projet de loi évoque en effet une mesure n°21, ainsi formulée :

Mesure 21 : reconnaître les biens archéologiques comme biens communs de la Nation. La loi prévoit un régime de propriété publique des biens immobiliers et mobiliers archéologique, dans le but de reconnaître leur statut de biens communs de la nation, de mieux les protéger et de simplifier les régimes de propriété.

loi création

La mesure 21 du projet de loi sur la création, avec une référence à d’étranges « biens communs de la Nation ».

On voit ici le Ministère de la Culture recourir à la notion de « biens communs », ce qui est suffisamment rare en France pour être souligné (c’est même peut-être la première fois à ce niveau). En substance, il est question ici de modifier le régime de propriété attaché aux biens archéologiques, immobiliers et mobiliers, pour en faire des propriétés publiques, ce qui reviendrait à « reconnaître leur statut de biens communs de la Nation« .

Mais que signifie exactement cette expression et est-elle appropriée dans un tel contexte ? Suffit-il réellement de faire passer des biens sous propriété publique pour les ériger en biens communs ?

Instaurer une « présomption de propriété publique » sur les biens archéologiques

L’étude d’impact de la loi, consultable sur le site de l’Assemblée nationale, permet de mieux comprendre ce qui justifie une telle réforme. Actuellement, le régime de propriété des biens archéologiques est en effet considérablement éclaté, ce qui suscite des difficultés. Il varie en fonction de la nature du bien (mobilier ou immobilier) et en fonction des circonstances de sa découverte, qui peuvent aboutir à un partage de propriété entre « l’inventeur » ( la personne qui découvre le bien), le propriétaire du terrain sur lequel la découverte est effectuée et l’Etat (voir le tableau ci-dessous).

archéo

Différents régimes de propriété du patrimoine archéologique.

Pour simplifier la situation, le projet de loi prévoit de créer une « présomption de propriété publique » sur les biens archéologiques immobiliers au profit de l’Etat, qui pourra être renversée par le propriétaire du terrain s’il peut faire valoir un titre de propriété sur le bien (preuve difficile à apporter) et à la condition d’accepter de se soumettre à des « servitudes destinées à garantir la conservation pérenne de ce patrimoine« . Les biens archéologiques immobiliers sont déjà soumis à un tel régime de présomption de propriété publique depuis la loi du 17 janvier 2001, mais seulement pour les terrains acquis après cette date en vertu d’une décision du Conseil d’état rendue en 2012.

La loi sur la création va donc en quelque sorte unifier le régime de propriété des biens archéologiques mobiliers et immobiliers, en élargissant les hypothèses dans lesquelles ces biens peuvent passer sous un régime de propriété publique. Pour autant, est-il justifié d’affirmer que cela va contribuer à en faire des « biens communs de la Nation » comme le fait le Ministère de la Culture ?

Les biens communs comme troisième voie entre propriété privée et propriété publique

L’expression « biens communs de la Nation » a en elle-même quelque chose de profondément paradoxal, car la théorie des biens communs, telle qu’elle se développe depuis les travaux de l’économiste Elinor Ostrom, tend à considérer que les biens communs constituent une « troisième voie » entre la propriété privée et la propriété publique. Cette manière de définir les Communs se retrouve par exemple exprimée par plusieurs acteurs dans l’introduction du dossier consacré à cette thématique ce mois-ci par le magazine Reporterre :

[…] si la voie de la privatisation totale des ressources, gérées par le marché, ne fonctionne pas, Pablo Servigne rappelle que « les cas où la ressource est gérée par une institution centralisée unique (souvent l’Etat) mènent aussi à des désastres ». La théorie des biens communs s’offre comme une solution alternative […] « De plus en plus de gens se rendent compte que les gouvernements et les marchés ne peuvent pas, et ne veulent pas, résoudre leurs problèmes. Tous deux sont structurellement limités dans leurs capacités », poursuit David Bollier. « Les communs séduisent de nombreuses personnes parce qu’ils leur fournissent les moyens de définir collectivement leurs propres règles et de concevoir leurs propres solutions pratiques. Le sens fondamental des communs est précisément celui-là : agir et coopérer avec ses pairs, de manière auto-organisée, pour satisfaire ses besoins essentiels. »

Source : Bpi.

Si l’on s’attache à cette définition des Communs, on a du mal à voir en quoi faire des biens archéologiques des propriétés publiques pourrait suffire à leur conférer un statut réel de « biens communs« . Certes, le régime de propriété publique va avoir pour effet de soumettre ces biens à un principe « d’inaliénabilité », qui fait que la personne publique ne pourra pas s’en séparer en les vendant. Les biens archéologiques se verront ainsi protégés contre la forme la plus classique d’enclosure pouvant frapper des biens communs : l’appropriation privative. Certains chercheurs comme Fabienne Orsi estiment que cette « absence de droit d’aliéner » (ou abusus) constitue l’une des caractéristiques des régimes de propriété communautaire, dans le prolongement d’analyse effectuées par Elinor Ostrom, mais l’on ne peut en faire le seul critère de définition.

Des risques réels d’accaparement des biens archéologiques

Concernant les biens archéologiques, les risques d’appropriation privée sont particulièrement avérés. On l’a bien vu notamment ces dernières années à travers le feuilleton judiciaire navrant dont a été l’objet la grotte Chauvet. Le site ayant été découvert en 1994, l’Etat a dû se battre avec les propriétaires du terrain au cours d’une procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique, ayant dégénéré en un contentieux qui est remonté jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme.  Mais il a eu aussi maille à partir avec les trois « découvreurs » de la grotte, dont l’un d’eux, Jean-Marie Chauvet, a donné son nom au site. Ceux-ci ont obtenu en vertu d’un accord d’être intéressés aux recettes réalisées par les entrées de la réplique ouverte récemment aux visiteurs. Mais n’étant pas satisfaits du montant, ils n’ont pas hésité à déposer le nom de la « grotte Chauvet » comme marque afin d’empêcher l’Etat de l’utiliser ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le nouvel espace de restitution s’appelle « la Caverne du pont d’Arc » et pas la « grotte Chauvet », et il a même fallu modifier le nom sous lequel ce site est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO !

Pire, les trois découvreurs ont même essayé de revendiquer un droit d’auteur sur les oeuvres figurant sur les parois de la grotte, en s’appuyant sur l’obscur régime des oeuvres posthumes. Aussi absurde que cela paraisse, celui-ci prévoit que la personne qui effectue la publication d’une oeuvre restée inédite après son entrée dans le domaine public obtient un nouveau droit exclusif de 25 ans sur cette dernière. Heureusement, la justice française a estimé dans une décision franchement surréaliste que la grotte Chauvet avait bien été « communiquée au public » avant sa découverte en 1994, car des vestiges attestent d’une présence humaine postérieure à la réalisation des peintures. Mais sans ces quelques silex et ossements, les trois découvreurs auraient bien pu se voir reconnaître un droit d’auteur sur ces créations vieilles de plus de 30 000 ans !

Face à ces tentatives d’appropriation privée, on peut comprendre que la propriété publique puisse être envisagée comme une forme de protection adéquate, avec son principe d’inaliénabiblité. Néanmoins, il est douteux qu’un tel régime suffise à ériger une ressource en un « bien commun » au sens plein du terme.

Le patrimoine, un « commun par articulation » ? 

Cette question du lien entre la propriété publique, le droit du patrimoine et les biens communs est analysée de manière intéressante dans l’ouvrage « Le Retour des Communs : la crise de l’idéologie propriétaire » (coordonné par Benjamin Coriat et paru en mai dernier aux éditions des Liens qui libèrent). La juriste Judith Rochfeld y explique par exemple dans une des contributions introductives que le régime des monuments historiques consacré en France par la loi du 31 décembre 1913 constitue un des modèles permettant potentiellement « d’accueillir en droit français la notion de communs« . Elle montre en effet que ce statut permet de soumettre un propriétaire privé à certaines limitations de son droit de propriété, destinées à garantir  la conservation du bâtiment (interdiction formelle de détruire ou de déplacer le monument ; interdiction de le réparer ou de le restaurer sans l’accord des experts de l’Etat, etc).

Un ouvrage important, notamment parce qu’il est un des premiers à replacer la notion de biens communs dans le cadre d’une perspective française.

Mais dans le même ouvrage, un autre article consacré cette fois au statut des collections des musées considère avec beaucoup plus de méfiance les rapports entre propriété publique et biens communs. Ses quatre auteurs (F. Bellivier, F. Benhamou, M. Cornu et C. Noiville) envisagent d’abord les collections muséales comme des « communs par articulation », car le régime de propriété publique a pour effet d’ouvrir des droits d’accès et d’usage sur ces ressources : droit pour les chercheurs d’étudier ces objets du patrimoine et droit pour le public d’y accéder dans le cadre des visites des expositions, tout en assurant leur conservation à long terme par une protection adéquate. On serait donc bien en présence du Bundle of Rights (faisceau de droits caractéristique des biens communs par opposition au modèle classique de la propriété privée exclusive).

Mais d’un autre côté, l’article souligne aussi les ambiguïtés du régime de propriété publique, car il peut très bien conduire lui aussi au retour d’une  logique d’exclusivité, qui n’a plus rien à voir avec les communs :

Dans le champ des musées, la notion de commun se rattache à un certain nombre de règles datant de la Révolution et exprimant l’idée que les collections constituent un patrimoine collectif. Reste qu’aujourd’hui, les textes comme les pratiques sont pris dans de telles tensions entre logique collective et intérêts propres des institutions muséales qu’il paraît très difficile de dégager une ligne de force. On peut simplement observer que même si la loi sur les musées promeut largement les principes de conservation et de diffusion, un certain nombre de pratiques tendent, sous couvert de coût de conservation, à privatiser l’accès.

Les auteurs de cette contribution pointent notamment les « comportements monopolistiques de certains musées qui revendiquent des droits exclusifs sur les oeuvres pour mieux en contrôler et en exploiter la reproduction« , faisant allusion aux pratiques de copyfraud hélas largement répandues dans les institutions culturelles françaises.

Ces dérives « propriétaires » concernant des propriétés publiques ne concernent hélas pas uniquement les musées : elles affectent aussi très largement le patrimoine archéologique. Le département de la Dordogne a ainsi déjà revendiqué des droits sur les peintures de la grotte de Lascaux pour les faire jouer dans un conflit avec le créateur d’un fac-similé de la fameuse « Vache noire ». Plus encore, si vous vous rendez sur le site de l’exposition « Lascaux », actuellement visible à Paris, vous pourrez vous rendre compte que les images des peintures sont toutes copyrightées par le Département, alors même qu’elles ne présentent à l’évidence aucune originalité (voir ci-dessous).  C’est la même chose pour la numérisation en 3D de la grotte Chauvet, qui n’est pas réutilisable librement. Même les images figurant sur le site du Patrimoine mondial de l’UNESCO arborent un hideux (C) MCC/DRAC !

dordogne

Copyfraud brutal sur les peintures de Lascaux, commis par le Département de la Dordogne, pourtant personne publique.

Dans un article consacré aux questions de droit à l’image des biens archéologiques, la juriste Marie Cornu souligne « l’impression d’empilement de droits d’origine diverse, qui complique singulièrement la diffusion d’images d’un haut intérêt culturel » et elle dénonce même un risque de « confiscation de l’image par l’Etat » en concluant son analyse par cette phrase :

Ces éléments du patrimoine commun, ne pourraient-ils pas être considérés, d’un certain point de vue « inappropriables » ?

Or la propriété publique est en général le levier juridique qui permet, par différents détours plus ou moins tortueux, de réaffirmer des droits exclusifs sur l’image de ces biens. Ces tensions repérables à propos de ce régime font écho à un des apports les plus importants de la théorie des communs, à savoir que les enclosures ne sont pas nécessairement le fait des personnes privées et du marché. Elles peuvent aussi être commises par des personnes publiques et l’attribution d’un régime de propriété publique, loin de s’avérer toujours protecteur pour un bien commun, peut aussi déboucher sur des formes d’expropriation des droits du public.

Pas de biens communs sans gouvernance collective

Évidemment, cela ne signifie pas que les autorités publiques n’ont pas de rôle à jouer pour protéger les communs. David Bollier évoque par exemple la notion de « Communs sous garantie publique » pour désigner des situations dans lesquelles l’Etat intervient pour empêcher l’accaparement d’une ressource, tout en laissant des communautés en assurer la gestion en se dotant de leur propre système de gouvernance. Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition de la libre gouvernance qu’on peut véritablement parler de communs : il ne suffit pas qu’un faisceau de droits soit distribué sur une ressource pour cela.

Il existe aussi des hypothèses où des services publics ont été érigés en biens communs au sens propre du terme, comme ce fut le cas par exemple lors de la remunicipalisation de la gestion de l’eau à Naples. Cette transformation ne s’est pas limitée au passage de la gestion privée par une entreprise à une gestion publique. Une gouvernance originale a aussi été mise en place pour une « gestion citoyenne de la distribution de l’eau« , assurée par un dispositif institutionnel polycentrique garantissant la représentation des différentes parties prenantes, y compris les organisations de la société civile, selon un principe de « démocratie active ».

Si l’on revient à la question des biens archéologiques, on voit donc qu’il ne suffit par de les soumettre à un régime de propriété publique pour les ériger en biens communs. Sans doute, la loi sur la Création va opérer une réforme utile en unifiant les règles applicables à leur endroit et il ne s’agit pas ici de critiquer sur le fond les solutions retenues. Mais pour les transformer en véritables « biens communs », il aurait fallu également instaurer des garde-fous pour prévenir les risques de retour d’une logique d’exclusivité dans la gestion publique, notamment en garantissant la libre réutilisation des images de ces biens. Par ailleurs, pour mériter pleinement l’appellation de « biens communs », il aurait été nécessaire de créer un nouvelle gouvernance pour la gestion des biens archéologiques associant toutes les communautés intéressées : représentants de l’Etat et des collectivités locales, mais aussi chercheurs et experts, propriétaires de terrains, associations et organisations de la société civile, représentants des visiteurs et du grand public en général.

***

Il serait extrêmement dommageable que la notion de « biens communs » fasse en tant que telle son entrée dans le droit français associée uniquement à un régime de propriété publique. Cela ne ferait que perpétuer l’incapacité traditionnelle de notre droit à penser en dehors de la dichotomie entre la sphère publique et la sphère privée. Heureusement, la partie relative aux biens archéologiques de la loi sur la création ne fait pour l’instant pas explicitement usage de la notion de « biens communs », qui ne figure que dans le dossier de presse publié suite au conseil des Ministres du 8 juillet.

Si le législateur français décide un jour de consacrer explicitement la notion de biens communs dans notre droit, à l’image des travaux engagés par exemple en Italie, il faudra qu’il veille à concevoir un régime de propriété spécifique qui ne soit superposable ni à la propriété privée, ni à la propriété publique, et qu’il s’attache également à imaginer des modes de gouvernance collective innovants, différents de la seule prise en charge hiérarchique par les autorités publiques.


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Réutilisation d’extraits vidéo : l’insupportable asymétrie entre la télévision et les créateurs du web

vendredi 17 juillet 2015 à 06:29

On connaît la citation de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Mais nous allons voir qu’en matière de droit d’auteur, la loi telle qu’elle existe aujourd’hui peut conduire au contraire à ce que les forts écrasent les faibles, avec au passage de lourds dégâts sur la liberté d’expression et de création. La vidéo ci-dessous le démontre de manière éclatante, en prenant pour exemple la question de la citation des contenus audiovisuels.

Intitulée « Utilisation d’extraits : TV vs Web« , elle a été produite par le vidéaste Jday et constitue le sixième numéro de sa série « Culture Tube » qu’il diffuse sur sa chaîne YouTube. Il y rend compte d’une situation d’asymétrie assez choquante, entre d’une part les YouTubeurs qui ne peuvent reprendre dans leurs vidéos des extraits d’émissions de télévision en raison des restrictions imposées par le droit d’auteur et d’autre part, les chaînes de télévision qui ne se gênent pas de leur côté pour inclure des vidéos piochées sur Internet dans leurs programmes, parfois dans le mépris le plus total des droits de leurs créateurs.

Asymétrie choquante

Certains des exemples cités sont complètement hallucinants. Une chaîne « d’informations » comme BFM TV a ainsi été capable d’aller récupérer une vidéo produite par un amateur totalisant 800 000 vues sur Youtube, pour la rediffuser sur son propre site sans l’accord de la personne en question. Pire, la chaîne n’a pas hésité à indiquer un autre nom à la place de celui de l’auteur et à modifier la date pour mieux brouiller les pistes. Malgré les demandes répétées adressées par cet internaute à BFM TV pour qu’ils retirent la vidéo, la chaîne s’y est obstinément refusée et elle figure toujours sur leur site à ce jour.

Cet exemple représente sans doute un cas extrême, mais Jday montre que les hypothèses où les chaînes de télévision reprennent des extraits de vidéos de Youtubeurs sans leur accord et en dissimulant la source sont en réalité devenue légion. Cet état de fait est d’autant plus choquant qu’à l’inverse, les chaînes de télévision – y compris celles du secteur public – interdisent la reprise d’extraits de leurs propres vidéos. Elles le font notamment en demandant à ContentID, le système de filtrage automatique qui surveille les contenus sur Youtube, de bloquer les vidéos intégrant des extraits de leurs programmes. Se faire repérer par ContentID signifie pour les internautes subir des avertissements appelés « strikes », les privant de certaines des fonctionnalités de leur chaîne et pouvant conduire à sa suppression au bout de trois rappels à l’ordre.

On se retrouve donc dans une situation complètement déséquilibrée, dans laquelle les chaînes de télé se sont en quelque sorte arrogées sauvagement un droit de citation audiovisuelle, en sachant très bien qu’elles courent peu de risques, puisque rares sont les vidéastes amateurs qui sont en mesure d’aller leur intenter un procès pour faire valoir leurs droits. Au pire, elles peuvent parfois subir un « bad buzz », mais seuls les Youtubeurs les plus connus peuvent s’appuyer sur une communauté suffisamment forte pour intimider les chaînes de télé, tandis que les petits ne pourront rien faire pour se défendre. En revanche, les créateurs sur le Web sont de leur côté soumis au Robocopyright de Youtube, qui les oblige à prendre des risques conséquents pour pouvoir réutiliser des contenus produits par des chaînes de télé.

Le casse-tête juridique de la citation audiovisuelle

Or cette situation trouve très largement son origine dans le Code de Propriété Intellectuelle. La loi en matière de droit d’auteur a bien prévu une exception pour la citation d’oeuvres protégées, mais la jurisprudence des tribunaux français tend à considérer qu’elle n’est applicable que pour les textes et pas pour les autres types de contenus, comme la musique ou les oeuvres audiovisuelles. Il en résulte que si un critique littéraire peut tout à fait effectuer de courtes citations des romans qu’il commente, un vidéaste ne pourra pas faire de même avec des extraits de films ou d’émissions de télévision. Pourtant, critiquer un contenu audiovisuel sans pouvoir le montrer, au moins sous forme de courts extraits, constitue une contrainte drastique, et nombreux sont les Youtubeurs préférant courir le risque d’une sanction plutôt que de se priver de leurs moyens d’expression (voir par exemple ci-dessous).

La loi a prévu une autre marge de manœuvre en ce qui concerne les parodies, qui sont elles aussi couvertes par une exception au droit d’auteur. C’est d’ailleurs à peu près la seule base légale en droit français à partir de laquelle peuvent s’exercer des « usages transformatifs », consistant à produire des oeuvres dérivées en modifiant des oeuvres préexistantes. Mais les pratiques transformatives vont sur Internet bien au-delà des simples parodies, en prenant la forme de mashup ou de remix dont l’intention n’est pas forcément de faire rire ou de se moquer. Et les fameux algorithmes de Youtube qui font la police du droit d’auteur sur la plateforme sont de toutes façons absolument dénués d’humour et incapables de distinguer une parodie d’une simple reprise d’extraits, ce qui les conduits à bloquer sans distinction les vidéos qu’ils repèrent.

Le rapport Reda, espoirs et déception…

C’est la raison pour laquelle le rapport de l’euro-députée Julia Reda, chargée de préparer la position du Parlement européen sur la réforme du droit d’auteur, avait initialement prévu trois mécanismes qui auraient permis de mieux sécuriser les « pratiques transformatives » :

1) L’introduction d’un droit de citation audiovisuelle, explicitement consacré par le droit européen ;

2) Une exception de parodie élargie, applicable y compris en dehors d’un contexte humoristique ;

3) Une norme ouverte (Open Norm) permettant d’interpréter de manière plus souple les exceptions, à l’image du fair use américain (usage équitable) invocable pour se défendre en cas d’accusation de violation du droit d’auteur.

Un groupe de Youtubeurs français avaient d’ailleurs apporté son soutien à ces propositions du rapport Reda, dans cette vidéo de campagne produite avec la participation de la Quadrature du Net.

Hélas, ces trois mesures n’ont pas survécu aux nombreux amendements qui ont été déposés pour revenir sur les propositions les plus innovantes de Julia Reda et le vote final du Parlement européen a évacué du texte cette question des usages transformatifs et de la citation audiovisuelle. Pourtant, quelques victoires ont été obtenues à propos d’autres exceptions au droit d’auteur, comme la liberté de panorama, que les euro-députés ont accepté de soutenir suite à une large mobilisation des internautes. Mais pour la citation audiovisuelle, la pression des lobbies des industries culturelles et des sociétés de gestion collective s’est avérée trop forte.

La mobilisation des vidéastes était importante, mais à défaut d’obtenir aussi le soutien massif des internautes – qui sont pourtant des millions à les suivre sur Youtube –  il n’est pas encore possible politiquement de faire bouger les lignes.

Perspectives d’évolution ?

Est-ce à dire que tout est perdu et que l’on doit se résoudre à subir sans rien pouvoir faire la triste situation d’asymétrie dépeinte par la vidéo de MisterJday ? Heureusement, non.

Au niveau européen, la Commission doit à présent préparer d’ici à la fin de l’année 2015 un projet de nouvelle directive sur le droit d’auteur, sans être juridiquement liée par le vote du Parlement européen sur le rapport Reda. Il est assez improbable cependant qu’elle y insère d’elle-même une exception en faveur de la citation audio-visuelle, mais cela ne signifie pas que cette question ne pourra être à nouveau être posée au Parlement européen lorsque le texte y viendra en débat. Ce processus d’élaboration de la nouvelle directive va de toutes façons prendre plusieurs années, ce qui laisse le temps de tirer les conclusions de l’échec du rapport Reda pour mieux organiser la mobilisation, en impliquant cette fois plus largement les internautes eux-mêmes.

Au niveau français, des marges de manœuvre existent également, qui peuvent être sollicitées sans attendre la nouvelle directive. La mission Lescure en 2013 avait déjà recommandé d’étendre l’exception de citation à tous les types de contenus. Non seulement la France peut opérer une telle réforme, mais elle est même en un certain sens obligée de le faire, depuis qu’une décision Eva Maria Painer de la Cour de Justice Européenne a clairement indiqué en 2013 que l’exception de citation était applicable en dehors du texte. Cette analyse a même été confirmée par un rapport remis l’an dernier au CSPLA, organe pourtant peu réputé pour son audace en matière d’évolution du droit d’auteur… Pour l’instant, le projet de loi élaboré par le Ministère de la Culture ne contient aucune disposition relative à la citation audiovisuelle, mais là encore, il sera sans doute possible à la rentrée d’agir au niveau des parlementaires pour que la question soit au moins discutée à l’occasion de l’examen de cette loi.

Enfin, le changement pourrait aussi venir de la jurisprudence française. En avril dernier, dans une intéressante affaire impliquant la réutilisation de photographies par un artiste plasticien pour la création d’œuvres dérivées, la Cour de Cassation a en effet pour la première fois accepté de mettre en balance le droit d’auteur avec la liberté d’expression, en visant la Convention de sauvegarde des droits de l’homme de l’Union européenne. Cette approche paraît rompre avec la tradition française selon laquelle les exceptions ne constituent pas de véritables droits pouvant être revendiqués par les utilisateurs. Il reste à voir cependant comment les juges du fond vont à présent interpréter ces nouveaux principes dégagés par la Cour de Cassation, mais certains considèrent que cette jurisprudence pourrait marquer l’avènement d’un « fair use à la française ». L’affaire concerne la parodie, mais il n’y a pas de raison que, s’il elle venait à être entérinée, cette nouvelle conception de l’équilibre des droits ne s’étende aussi à la citation.

***

Aujourd’hui, comme l’a montré de manière éclatante Jday avec sa vidéo, la loi sur le droit d’auteur est très loin « d’affranchir le faible » face aux puissants.

Les vidéastes sur YouTube sont théoriquement censés eux-aussi pouvoir bénéficier de sa protection, mais le déséquilibre du rapport de force avec des titulaires de droits comme les chaînes de télévision est patent. Cette situation les place dans une situation intenable de dépendance et contrairement à ce que soutiennent aussi souvent les titulaires de droits, des plateformes comme YouTube profitent complètement de cet état de fait. Car elles sont les seules à pouvoir mettre en œuvre automatiquement une « police privée du droit d’auteur », que les chaînes de télé lui demandent d’assurer pour elles.

La consécration de la citation audiovisuelle par la loi profiterait en réalité à tout le monde. Une exception donnerait aux Youtubeurs et aux chaînes de télévision la possibilité de se citer réciproquement, sans risquer d’enfreindre la loi. Elle serait aussi bénéfique pour l’écosystème global de la création, en favorisant l’innovation et la production de nouvelles oeuvres, tout en limitant le rôle joué aujourd’hui par les plateformes centralisées.

Les tenants d’une conception dure du droit d’auteur ont remporté une bataille lors du vote du rapport Reda, mais ils sont loin d’avoir gagné la guerre. Les vidéastes qui ont émergé grâce à Internet constituent l’une des meilleures choses qui soient arrivées depuis longtemps en matière de création audiovisuelle. Si le public nombreux qui les apprécie prend conscience de l’importance de se faire entendre pour les défendre, la liberté finira par trouver sa voie.

 

 

 


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Le statut juridique des données de la recherche : entre droit des bases de données et données publiques

lundi 13 juillet 2015 à 14:50

Le mois dernier, j’ai été invité à intervenir à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société (MESHS) de Lille, dans le cadre d’un cycle d’un cycle de conférences sur le « Droit d’auteur dans l’environnement numérique ». J’étais chargé de traiter de le thème du droit des bases de données, mais j’ai élargi un peu le propos pour examiner la question du statut juridique des données de la recherche, de manière générale (voir la présentation ci-dessous).

En effet, le statut des données produites dans le cadre des activités de recherche présente un caractère hybride. Les projets de recherche peuvent produire des objets assimilables à des bases de données au sens de la loi, protégés par un système relativement complexe de droits (droit d’auteur, droit sui generis du producteur). Mais ces mêmes données peuvent aussi être appréhendées comme des informations publiques, relevant de la loi du 17 juillet 1978.

Or ces deux corps de règles sont assez différents dans leurs principes de fonctionnement : le droit des bases de données met l’accent sur le protection et confère à son titulaire la possibilité de soumettre les usages à son autorisation préalable ; à l’inverse, le droit applicable aux informations publiques part d’un droit à la réutilisation consacré au profit des citoyens, en laissant seulement à l’administration la possibilité de l’encadrer.

De là résulte une certaine tension, que l’on retrouve pour toutes les données produites par des administrations aujourd’hui, mais qui revêt une importance particulière à mon sens pour le secteur de la recherche, car les données scientifiques ont peut-être plus encore que les autres vocation à être diffusées et réutilisées. Le secteur culturel a déjà connu des complications à propos des données qu’il produit et celui de la recherche pourrait connaître à terme des difficultés similaires, car tous deux relèvent aujourd’hui d’un même statut dérogatoire, délicat à manier.

Il importe dès lors pour chaque projet de recherche d’être en mesure d’établir un diagnostic juridique précis pour déterminer le statut de chaque « couche » composant ses résultats : logiciels, inventions, données de recherche, contenus numérisés, métadonnées associés, valorisation éditoriale par le biais d’articles, d’ouvrages, de sites internet, etc. Chaque couche peut avoir un statut différent, ce qui conditionne aussi les licences à choisir pour encadrer leur mise à disposition et leur réutilisation.

statut

Différents objets produits dans le cadre d’un projet de recherche pouvant correspondre à différents statuts juridiques.

J’essaie aussi d’élargir l’analyse à d’autres enjeux concernant actuellement les données de la recherche, comme la problématique montante du Text et Data Mining, ou celle encore embryonnaire – mais appelée à se développer – de l’Open Data appliqué à la recherche scientifique.

Ma présentation se place sous un angle essentiellement juridique, mais pour aller plus loin, je vous recommande également de consulter ce support d’intervention de Pierre Naegelen, qui porte sur les données de la recherche et le rôle des bibliothèques. Il aborde le sujet sous un angle plus institutionnel, en évoquant différents projets ou programmes en cours portant sur les données de la recherche. C’est le cas notamment l’Open  Research Data Pilot lancé par la Commission européenne, avec l’obligation pour les projets financés par des fonds européens de prévoir un Data Management Plan (Plan de Gestion des Données).

***

Jusqu’à une date récente, l’attention en matière de diffusion des résultats de la recherche s’est essentiellement focalisée sur les articles produits par les chercheurs, avec notamment toutes les questions tournant autour de l’Open Access. Mais on sent bien aujourd’hui une montée en puissance des enjeux liées aux données de la recherche, qui soulèveront elles-aussi de nombreuses questions juridiques.

 


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Non, le domaine public n’est pas une « offre légale » !

vendredi 10 juillet 2015 à 20:50

Jeudi dernier, les sénateurs Corinne Bouchoux et Loïc Hervé ont présenté un rapport d’information sur l’avenir de la Hadopi, qui a déjà soulevé bon nombre de commentaires. Il s’agit en substance d’un véritable « catalogue du pire », proposant de doter l’autorité d’un nouvel arsenal répressif, beaucoup plus redoutable pour nos libertés que ne l’est l’actuelle riposte graduée : amendes administratives prononcées sans juge, liste noire de sites « contrefaisants », filtrage des plateformes impliquant le recours à des « robocopyright », etc.

domaine

Les 12 propositions de la mission d’information du Sénat.

Dans leur souhait de voir la Hadopi se recentrer sur ses missions répressives, les sénateurs proposent également qu’elle abandonne l’essentiel de sa mission de promotion de l’offre légale, pour la limiter au seul périmètre du domaine public. On pourrait se réjouir à première vue, en se disant qu’il s’agit d’un nouvel exemple de rapport officiel où la question du domaine public figure en bonne place. Le rapport Lescure en 2013 avait initié cette tendance, en proposant d’introduire une définition positive du domaine public dans la loi française. Le mois dernier encore, le rapport du CNNum visant à préparer la loi numérique d’Axelle Lemaire a repris cette idée, en la jugeant utile pour favoriser l’émergence de nouveaux « biens communs de la connaissance ».

Mais ici, voir le domaine public associé au concept « d’offre légale » est tout sauf une bonne nouvelle. J’ai déjà eu l’occasion d’en dire deux mots pour Actualitté cette semaine, qui m’a demandé de réagir à ce sujet, mais je voudrais prendre le temps d’expliquer plus en détail pourquoi le domaine public n’est pas « une offre égale » et pourquoi il est potentiellement dangereux de le concevoir ainsi pour le faire tomber dans l’escarcelle de la Hadopi.

Domaine public = droits positifs des individus sur la culture

Rappelez-vous la Hadopi avait initialement mis en place un label PUR pour promouvoir l’offre légale, remplacé depuis par un label LOL (sic) présenté ainsi sur son site :

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Or il est impossible d’assimiler le domaine public en lui-même à une « offre légale ». Le domaine public est fondamentalement la concrétisation du fait que les individus disposent de droits d’usage positifs sur la culture. Le domaine public n’est rien d’autre qu’une forme de mise en oeuvre de droits fondamentaux, comme le droit d’accès à la connaissance ou le droit de participer à la vie culturelle, reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

C’est la raison pour laquelle un document comme le Manifeste pour le domaine public de Communia considère que le domaine public correspond au statut des créations de l’esprit qui ne sont pas ou plus protégées par la propriété intellectuelle, mais aussi à des prérogatives reconnues aux individus sur la culture, comme celles qui sont consacrées par les exceptions ou limitations au droit d’auteur. Citer un texte, parodier une oeuvre, l’utiliser dans un contexte pédagogique, la consulter en bibliothèque : ce sont encore dans cette optique des manifestations du domaine public. Le Manifeste énonce le principe suivant : « Le domaine public est la règle ; le droit d’auteur seulement l’exception ». Même lorsqu’une oeuvre est protégée, elle peut encore faire l’objet d’un certain nombre de droits d’usage garantis, qui montrent que le domaine public est « toujours là ».

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Public domain 2011. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

Nous avons cependant peu à peu oublié cette conception fondamentale du domaine public comme « état primaire de la culture ». C’est l’effet de l’allongement continu de la durée du droit d’auteur que nous avons connue depuis deux siècles et de l’accroissement de sa portée, notamment dans l’environnement numérique. Le domaine public fait aussi l’objet d’une forme « d’occultation légale », se traduisant par le fait qu’il n’apparaît pas explicitement dans le Code de propriété intellectuelle. Cette invisibilité terminologique nous contraint mentalement à le concevoir uniquement « en creux » par rapport au droit d’auteur.

Assimiler le domaine public à une « offre légale » constituerait un nouveau stade de déchéance symbolique : il ne serait plus alors un droit opposable que pourraient revendiquer les individus, mais seulement quelque chose « d’offert » par un intermédiaire, dont on deviendrait dépendant. Une offre légale n’a rien à voir avec un droit : elle peut exister ou non, selon la volonté de celui qui la propose. Une offre légale peut être conditionnée, limitée, suspendue, bridée par des DRM. En tant que condition d’exercice de droits fondamentaux, le domaine public est d’une tout autre nature : l’offre légale s’adresse au consommateur ; le domaine public concerne le citoyen.

Imaginerait-on définir la liberté d’expression comme une « offre légale » ? Ce serait juste absurde, mais cela n’a en réalité pas plus de sens d’employer ce terme pour parler du domaine public.

Le domaine public peut (et doit) servir à construire des offres légales

Il est clair en revanche que parmi les libertés garanties par le domaine public, il y a celle de pouvoir créer de nouvelles oeuvres à partir de celles qui existent déjà. Un créateur qui va puiser des éléments dans le domaine public pour les incorporer dans de nouvelles oeuvres peut ainsi aller alimenter les « offres légales » de contenus culturels. Il n’y a rien à redire à cela et le secteur commercial a un rôle tout a fait légitime à jouer pour faire vivre et revivre les oeuvres du passé.

Quand Alexandre Astier reprend la trame de la légende du Roi Arthur pour produire Kaamelott, il contribue à l’offre légale en s’appuyant sur le domaine public.

Quand le personnage de James Bond entre dans le domaine public et que des auteurs produisent le recueil de nouvelles « Licence Expired » prolongeant les aventures de l’agent secret, ils participent eux aussi à l’offre légale.

Quand Les Misérables de Victor Hugo deviennent une comédie musicale, le domaine public sert encore à enrichir l’offre légale.

On pourrait rallonger cette liste à l’infini, mais si l’on revient maintenant à la Hadopi, on voit mal comment la Haute Autorité pourrait promouvoir spécifiquement cette offre légale constituée d’oeuvres dérivées créées en puisant dans le domaine public.

Celles-ci sont en effet comprises dans l’offre légale générale. Si, comme le préconisent les deux sénateurs dans leur rapport, la Hadopi se voit retirée son rôle de promotion de l’offre légale, elle ne pourra plus promouvoir ces formes-là de réutilisation du domaine public. De quoi Corinne Bouchoux et Loïc Hervé veulent-ils alors au juste parler ?

Risque de blanchiment de copyfraud

Il existe en revanche un autre type d’offres construites à partir du domaine public, mais qui soulève de grandes difficultés.

C’est le cas lorsque des reproductions fidèles d’oeuvres du domaine public, sans apport original, sont marchandisées et assorties de conditions d’utilisation neutralisant leur libre réutilisation. Ce type de pratiques correspond à ce qu’on appelle le copyfraud, c’est-à-dire des revendications abusives de droits sur le domaine public. Dans ce cas-là, loin de contribuer à faire revivre le domaine public aujourd’hui, ces pratiques le détruisent et l’empêchent d’exister dans l’environnement numérique, en portant atteinte au passage à nos libertés.

Or on sait que ce type de dérives est particulièrement fréquent en France, notamment du côté des institutions culturelles. La RMN ou la BnF vendent des reproductions numériques d’oeuvres du domaine public et l’on pourrait être tenté à première vue d’assimiler cela à une « offre légale ». Mais ce faisant, elles rajoutent de nouvelles couches de droits sur le domaine public, en monnayant notamment les réutilisations commerciales.

L’agence photos de la RMN peut-elle être rangée dans la catégorie des « offres légales », quand on voit qu’elle rajoute un copyright douteux sur les reproductions de la Joconde, oeuvre pourtant incontestablement dans le domaine public ?

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La Joconde à l’Agence photo de la RMN : Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado. Le copyright revendiqué m’interdit en théorie de reproduire cette image sur mon blog.

A l’heure actuelle, le moteur de recherche d’offres légales de la Hadopi comporte déjà un filtre « domaine public » permettant de raffiner les résultats ramenés en fonction d’une requête. Mais on peine à voir à quoi cette mention peut correspondre. On y trouve pêle-mêle Deezer, Spotify, Universal Music, Ave Comics, Cultura, La Fnac et bien d’autres dans une longue liste à la Prévert. Parmi ces plateformes, on trouve des sites publics pratiquant le copyfraud, comme la bibliothèque numérique Gallica. Y figurent quand même aussi des sites proposant un accès à des oeuvres du domaine public sans couche de nouveaux droits ajoutés et donc pleinement réutilisables, comme Wikisource ou le projet Gutenberg.

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Le moteur de recherche parmi l’offre légale identifiée par la Hadopi, avec un onglet « domaine public »

On voit bien là quel est le problème à assimiler le domaine public à une « offre légale ». Il y a un risque majeur qu’une telle labellisation aboutisse à une forme de blanchiment et de légitimation du copyfraud, faute d’appliquer une définition rigoureuse du domaine public et pas une simple caricature…

Par ailleurs, des sites comme Wikisource ou le projet Gutenberg ne peuvent qu’abusivement être qualifiés « d’offres légales », au même titre que la FNAC ou Deezer. La raison d’être de ces plateformes communautaires est de garantir qu’il existera quelque part un accès à des fichiers réutilisables sans restriction, de manière à ce que le domaine public puisse continuer à exister « à l’état pur » dans l’environnement numérique. La logique voudrait d’ailleurs que ce soit des institutions publiques qui jouent ce rôle de garant du domaine public, mais elles sont hélas en France très rares à le faire.

Assimiler ce rôle fondamental de garant du domaine public à une « offre légale » n’est donc qu’un travestissement sémantique.

Mettre les pouvoirs publics face à leurs responsabilités

Dans leur rapport, Corinne Bouchoux et Loïc Hervé envisagent que la Hadopi puisse avoir pour mission « le recensement, la classification et la publication des oeuvres et interprétations relevant du domaine public« . Ils vont même jusqu’à dire que «  faire d’Hadopi une sorte de bibliothèque entrerait dans le cadre des missions d’un établissement public« .

Mais comment ne pas bondir en lisant cela ? Car cette mission de valorisation du domaine public devrait en réalité constituer une des fonctions fondamentales du Ministère de la Culture, s’appuyant pour ce faire sur ses établissements : bibliothèques, archives et musées. A l’heure actuelle, ces institutions culturelles assurent certes une fonction de conservation et de mise en valeur du patrimoine, mais elles reconnaissent rarement le domaine public, ce qui explique que les cas de copyfraud soient si nombreux.

C’est la raison pour laquelle la mission Lescure ou plus récemment le Conseil National du Numérique ont recommandé avant toute chose de consacrer dans la loi une définition positive du domaine public pour le protéger des réappropriations dont il fait trop souvent l’objet. Next INpact a révélé récemment que sous Aurélie Filippetti, le Ministère de la Culture a effectivement travaillé à une telle définition positive qui devait figurer dans la loi Création. Mais ce projet a été abandonné par Fleur Pellerin et plus rien de tel n’est annoncé dans le projet de loi qui a été présenté en Conseil des Ministres cette semaine.

calculateur

Le Ministère de la Culture a lancé en partenariat avec l’Open Knowledge Foundation un prototype de « calculateur du domaine public », s’appuyant sur des données de la BnF qui préfigure ce que pourrait constituer une réelle action publique en faveur du domaine public.

Il y aurait pourtant effectivement intérêt à ce qu’une institution publique assure une fonction d’identification des oeuvres du domaine public, mais en toute logique, cette tâche devrait revenir à un établissement comme la Bibliothèque nationale de France. C’est d’ailleurs cette option que la députée Isabelle Attard a envisagé dans sa proposition de loi pour le domaine public, déposée en novembre 2013. Un des articles instaure un « registre du domaine public », confié à la BnF qui aurait la double fonction de répertorier chaque année les nouvelles oeuvres entrant dans le domaine public et de permettre aux auteurs le souhaitant de déclarer qu’ils versent volontairement leurs créations dans le domaine public.

***

Confier à la Hadopi une vague mission de valorisation du domaine public comme « offre légale » constituerait avant tout un excellent moyen pour le Ministère de la Culture et ses établissements de se décharger du rôle fondamental de garants du domaine public qui devrait être le leur. Les services de bibliothèques, de musées et d’archives sont les principaux producteurs de versions numériques d’oeuvres du domaine public et celles-ci devraient être diffusées sans restriction imposée à leur réutilisation. Pour que la garantie des libertés soit complète, la loi devrait de son côté définir clairement ce qu’est le domaine public et interdire toute forme de copyfraud, en donnant aux individus des moyens effectifs d’agir en cas de violation.

Plutôt que d’instrumentaliser le domaine public pour faire de l’Open Washing et tenter grossièrement de redorer le blason de la Hadopi, mieux vaudrait que les parlementaires aient le courage politique de lui donner la place qu’il mérite dans notre droit.


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L’histoire des MOBA : un imparfait retour aux sources du jeu vidéo

mercredi 8 juillet 2015 à 09:48

Au début du mois dernier, la société Blizzard a annoncé l’ouverture officielle au grand public du jeu Heroes of The Storm, qui constitue son interprétation du concept de MOBA (Multiplayer Online Battle Arena ou en français Arène de Bataille en Ligne Multijoueur).

Ce type de jeux fait depuis plusieurs années partie des genres les plus populaires, avec des titres comme DOTA 2, League of Legends, Smite, Heroes of Newerth et bien d’autres, rassemblant des millions de joueurs en ligne chaque jour. Le succès est tellement large que la pratique des MOBA se professionnalise peu à peu à travers des ligues et des tournois d’eSports, dont les plus importants parviennent à capter une masse grandissante de spectateurs, au point de devenir un véritable phénomène culturel.

Les MOBA présentent tous des caractéristiques similaires, à partir desquelles les développeurs proposent des variantes. Mais il est aussi extrêmement intéressant de constater qu’ils se rattachent aussi à une généalogie commune, résultant du contexte très particulier dans lequel le concept original a vu le jour.

Les MOBA, phénomène de mod 

La vidéo ci-dessous ou cet article expliquent bien comment les premiers MOBA sont nés à partir de mods de jeux-phares de la société Blizzard, qui ont pris ensuite leur essor pour devenir des titres indépendants. Le modding est la pratique qui consiste introduire des variations dans un jeu existant, allant parfois jusqu’à produire un nouveau jeu complètement différent.

Les origines des MOBA remontent à 1998, date à laquelle est apparue une carte customisée pour StarCraft appelée Aeon of Strife, développée par un fan appelé Aeon64. Cette première réalisation a posé les grands principes de base du genre, à savoir l’affrontement de deux équipes de héros sur une carte structurée en 3 lignes (lanes) dans le but de détruire la base de l’adversaire. En 2002, un autre joueur surnommé Eul reprend ces idées pour créer la carte Defense of The Ancients (DOTA) à partir de l’éditeur de cartes intégré dans Warcraft III, le célèbre jeu de stratégie de Blizzard. Cette variante ajoute de nouveaux concepts comme celui des vagues de sbires (creeps) contrôlés par l’ordinateur et propose un format de 5 joueurs par équipe qui va s’imposer comme une norme, avec une répartition structurées des rôles entre les joueurs.

Représentation schématique d’un exemple de carte de MOBA. Par Raizin. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Eul décida finalement d’arrêter de travailler sur DOTA, mais il ouvrit le code du mod en Open Source pour permettre à d’autres de continuer. L’essentiel de la communauté travailla alors autour d’une version intitulée DotA Allstars, dont un joueur appelé Guinsoo (de son vrai nom Steve Feak) prit la tête du développement. Il passa la main ensuite à un autre moddeur, IceFrog, qui continua à enrichir le jeu, notamment en corrigeant certains défauts dans l’équilibrage des différents paramètres dont se plaignait la communauté.

C’est à partir de ce point que  DOTA commença réellement à exploser, en devenant un jeu compétitif. Il s’agissait alors encore d’un mod direct de Warcraft III, ce qui limitait les possibilités de développement. Mais Steve Feak, alias Guinsoo, rejoint alors la société Riot Games, qui en repris les concepts de base pour créer en 2009 le nouveau jeu League of Legends (LoL) en le dotant d’un contenu original (nouveau background, nouveaux personnes, nouveaux objets). LoL parvint à rassembler une base de joueurs plus grande encore que DOTA avant lui, en simplifiant les mécaniques du jeu et en développant un modèle économique à base de Freemium, qui compte parmi les plus belles réussites des Free-To-Play (ou F2P, type de jeux dont l’accès est gratuit, mais où l’on peut acheter différentes sortes de bonus en cours de jeu).

La même année, la société Valve embaucha IceFrog pour développer DOTA 2, un successeur du MOBA original, qui réussit à apporter des améliorations conséquentes et à conserver un large base de fans malgré l’offensive de League of Legends. A partir de cette date, on assista également à une explosion de titres (les DOTA-like) reprenant les principes de base du MOBA et les déclinant dans une multitudes de variantes, plus ou moins proches.

On voit donc qu’une véritable galaxie de jeux est née progressivement à partir de mods des jeux Blizzard. Et aujourd’hui, cette société est en train en quelque sorte avec Heroes of The Storm de boucler la boucle, en proposant sa propre déclinaison du concept de MOBA, auquel elle apporte de nouveaux enrichissements en espérant conquérir de nombreux joueurs.

Entre remix et flou juridique… 

Ce qui est intéressant dans cette généalogie rapide des MOBA, c’est de voir à quel point ce genre s’est construit sur la base d’innovations incrémentales, dans l’esprit des créations transformatives (mashup, remix).

Tout le processus s’est également caractérisé par un certain flou juridique, car la pratique même des mods peut soulever des problèmes du point de vue du droit d’auteur, même si un éditeur comme Blizzard a adopté une politique relativement tolérante en la matière. Le développement de DOTA a longtemps été freiné par ce contexte incertain, mais des difficultés plus sérieuses ont fini par éclater lorsque la société Valve a voulu développer DotA 2 en le détachant complètement de Warcraft III. Valve a même été traîné en justice par Blizzard pour avoir cherché à déposer DOTA comme marque de commerce, en déclenchant aussi au passage la désapprobation de la communauté des joueurs qui lui reprochaient de chercher à s’approprier une création collective.

Comme l’explique bien cet article, il était alors très difficile de déterminer à qui appartenait réellement DotA, étant donné le contexte particulier de sa création :

IceFrog est sans contexte à l’origine de DotA tel qu’il existe aujourd’hui, mais DotA a été développé à partir d’un code source ouvert qui ne lui appartenait pas. Quels droits pouvait-il réellement revendiquer, ainsi que la société Valve, du fait de son rôle proéminent dans le développement de DotA ? D’un autre côté, bien que Blizzard n’ait pas créé DotA, le jeu restait inextricablement lié à quelque chose que Blizzard possédait clairement : Warcraft III. Quels droits les éditeurs de jeux peuvent-ils avoir sur les mods basés sur leurs propres jeux ou moteurs ?

Malgré – mais peut-être aussi grâce – à ces incertitudes sur le statut juridique exact de DotA, un accord a finalement pu être atteint entre Blizzard et Valve. Valve s’est vu reconnaître la possibilité d’exploiter commercialement la marque DOTA 2, tandis que la communauté des joueurs se voyaient reconnaître de continuer à utiliser le terme DOTA dans un cadre non commercial. Par ailleurs, Blizzard se réservait la possibilité de développer son propre MOBA, initialement prévu sous le nom de Blizzard DOTA (qui est finalement devenu Heroes of the Storm).

On a là un bel exemple d’usages transformatifs qui ont pu s’épanouir dans une sorte de « zone grise », parce qu’il y avait quelque chose d’insaisissable juridiquement dans les MOBA. A mesure qu’ils se développaient, les mécanismes de base de ce type de jeux ont gagné en abstraction, au point de ne plus appartenir à personne. Cela résulte du fait que les idées en elles-mêmes ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, mais seulement leur mise en forme. C’est pourquoi Riot Games a pu proposer League of Legends sans risquer de poursuites de la part de quiconque, car ils reprenaient seulement les grands principes du MOBA, en les « habillant » avec leurs propres contenus (nouveaux personnages, nouveaux objets, nouvel arrière-plan).

La distinction entre les mécanismes et la mise en forme n’est pas toujours simple à opérer en matière de jeux vidéo (voir par exemple le cas complexe de Tetris), mais on voit qu’elle ouvre tout de même une respiration appréciable dans le système de la propriété intellectuelle.

Les mods comme moteur de la création de jeux vidéo

Cette évolution des MOBA est intéressante par son exemplarité, mais ce n’est pas la première fois que des jeux emblématiques sont nés à partir de mods. Dans le domaine des FPS (First-Person Shooters), le jeu Counter-Strike est né en 1999 à partir d’un mod du titre Half Life, développé par Valve. Counter-Strike fut créé à l’origine par deux moddeurs, mais le jeu est retourné aujourd’hui dans le giron de Valve, après avoir été développés par d’autres sociétés.

Avant cela, un jeu comme Doom avait déjà ouvert dès 1993 la possibilité pour les joueurs de proposer leurs propres modifications , en mettant à disposition le moteur du jeupour éviter d’avoir à le cracker pour proposer de nouvelles versions. Des myriades de déclinaisons virent ainsi le jour, dont beaucoup réalisées dans l’esprit du mashup, en injectant des références à d’autres univers comme Sonic, Ghostbusters, Aliens, Team Fortress, Super Mario et bien d’autres encore !

Dans l’ouvrage « Histoire et Cultures du Libre » édité par Framasoft, Damien Djaouti a écrit un chapitre extrêmement intéressant, intitulé « Influence du libre dans l’histoire du jeu vidéo ». Il y fait un parallèle entre cette tolérance manifestée par les éditeurs de jeux vidéo envers la pratique du modding et la culture du logiciel libre. Djaouti explique aussi à partir de l’exemple de Counter-Strike pourquoi économiquement, les éditeurs ont pu s’accommoder des mods, sans chercher nécessairement à appliquer de manière rigide leurs droits exclusifs :

Si Counter-Strike a été réalisé par des amateurs éclairés sur leur temps libre, Half-life est, par contre, la création d’un studio de développement professionnel. Si les créateurs de Half-life autorisent ainsi tout amateur à créer et redistribuer librement des variantes de leur jeu, c’est parce que l’utilisation de ces variantes s’accompagne obligatoirement de l’achat du jeu originel. Ceci explique pourquoi les créateurs de Half-life ont, sur le cédérom de leur jeu, inclut des versions simplifiées des outils qu’ils ont utilisés lors de son développement. En distribuant ainsi leurs outils de travail, ils encouragent explicitement les amateurs à créer des variantes de leur propre jeu, qui seront ensuite distribuées sous forme de mods. Au final, si l’industrie du logiciel utilitaire arrive à faire cohabiter Libre et activité commerciale à travers la vente de services (formation, support), il semble que l’industrie du jeu vidéo a, de son côté, trouvé une autre voie à travers la pratique du modding.

L’histoire de DotA montre aussi les passerelles pouvant exister entre le modding et l’Open Source, puisque que c’est en partie l’ouverture du code source de Defense Of The Ancients par le moddeur Eul qui a permis à des successeurs de continuer son travail. Mais pour autant, ni Warcraft III, ni DotA 2, ni League of Legend, et encore moins aujourd’hui Heroes Of The Storm ne sont formellement des logiciels libres au sens propre du terme. Il s’agit bien d’oeuvres théoriquement protégées par le droit d’auteur, pour lesquels les créations dérivées sont interdites en théorie, mais largement développées en pratique.

L’esprit du Libre aux origines des jeux vidéo

Dans son texte, Damien Djaouti remonte jusqu’aux origines les plus lointaines de la création de jeux vidéo et il montre bien les liens très forts qui existaient alors avec la philosophie du Libre.

Spacewar! running on the Computer History Museum’s PDP-1. Par Joi Ito. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Il cite notamment le cas particulièrement intéressant de Spacewar !, l’un des tous premiers jeux vidéos développés dans les années 60 au sein des communautés de hackers du MIT :

[…] l’invention même des jeux vidéo s’est faite dans le cadre de logiciels au code source ouvert et à la distribution sans entraves. Ces approches seront ensuite formalisées par les courants du logiciel libre et de l’open source. La création du premier jeu vidéo ayant eu une influence notable, Spacewar ! (1962), doit d’ailleurs beaucoup à son statut ouvert, qui préfigure celui des logiciels libres. Comme nous l’avons évoqué, la première version du jeu n’était pas particulièrement captivante, et souffrait de nombreux défauts de jouabilité. Le code source du jeu étant ouvert, ce dernier a pu évoluer de manière considérable grâce aux ajouts de personnes qui n’étaient pas à l’origine du projet. Grâce à ces améliorations successives, il est devenu particulièrement populaire au sein du MIT. De plus, l’ouverture de son code source s’appliquait également à sa diffusion, voulue aussi libre que possible. Il a donc pu être diffusé vers les diverses universités américaines, permettant à de nombreux étudiants de découvrir les jeux vidéo. Influencés par cette première expérience vidéoludique, et après en avoir étudié le code source, certains étudiants à l’esprit entrepreneur ont alors eu l’idée de les commercialiser en les transformant en logiciels propriétaires au passage.

Le destin de Spacewar ! raconte comme une parabole la trajectoire ambiguë du jeu vidéo dans l’histoire. Né libres comme tous les premiers logiciels, les jeux vidéo ont peu à peu été « propriétarisés » à mesure que le jeu devenait une industrie lucrative. Mais même passé sous l’empire du copyright, la création des jeux a toujours gardé une trace de ses origines : elle avance encore de manière incrémentale, avec une place laissée à la créativité des fans qui s’emparent à travers les mods des produits commerciaux pour inventer leurs propres déclinaisons. L’histoire des MOBA montre d’ailleurs que l’industrie elle-même est capable de tirer profit de ces formes d’innovation ouverte, en récupérant les idées les plus intéressantes après les avoir laissées émerger dans la communauté des joueurs.

En cela, Heroes Of The Storm marque aujourd’hui comme un retour aux sources de la création des jeux vidéo, mais d’une manière seulement imparfaite. Car aucun des MOBA emblématiques, pratiqués aujourd’hui par des millions de joueurs, n’est sous licence libre et cette créativité incrémentale se déploie dans une zone grise juridique, là où les licences libres garantissent le respect des libertés.

***

Que manque-t-il aujourd’hui pour qu’un MOBA vraiment libre voit le jour et fédère de larges masses de joueurs, à l’image de ce que des logiciels comme Firefox ou WordPress ont réussi à accomplir dans d’autres domaines ? Cela serait-il si utopique, surtout si l’on considère que le Freemium, modèle économique aujourd’hui dominant dans le secteur des MOBA, ressemble beaucoup par certains côtés à certains modèles pratiqués dans la sphère du logiciel libre. Les « skins » pour personnages vendus pour League of Legends sont l’équivalent des thèmes premium payants dans WordPress, à la différence que la communauté ne peut participer au développement des premiers.

Certains essaient d’imaginer ce que pourrait être un « e-Sport Open Source« , comme on peut le lire dans cette très intéressante discussion sur Reddit :

Les sports ont évolué naturellement pendant des siècles en raison de leur nature ouverte. Tandis que chaque sport possède son championnat majeur (NFL, NHL, NBA, etc.), des ligues plus petites peuvent exister et ont la possibilité de modifier les jeux à leur guise. Même les équipes ont la liberté de customiser leurs uniformes pour répondre à leurs besoins et s’exprimer.

Cependant avec les jeux vidéo propriétaires, il suffit de quelques mauvaises décisions des développeurs officiels pour dissoudre une communauté. Même sans ça, laisser le contrôle de l’évolution de l’esthétique et de  l’équilibre d’un jeu aux mains d’une seule équipe de développeurs inhibe l’expérimentation et l’innovation.

Alors rêvons un peu et voyons ce que pourrait être un « e-Sport Open Source » […]

Dans ce scénario, on pourrait imaginer qu’une communauté de développeurs pourrait non seulement construire le jeu collaborativement, mais aussi ouvrir la possibilité aux joueurs et aux équipes de proposer des mods. Ces développeurs pourraient être soutenus par des dons, des sponsors ou du crowdfunding. Ils pourraient aussi simplement vendre le jeu de base aux fans en autorisant le modding et le déploiement sur des serveurs privés.

Imaginons maintenant un MOBA open-source. Les développeurs pourraient proposer un set de cartes de bases, de héros jouables et de caractéristiques. Mais ils pourraient aussi ouvrir la possibilité pour les joueurs et les équipes d’insérer leur propre contenu.

Je vous invite à lire la suite de cette discussion ici , où les participants pèsent les avantages et les inconvénients de ce « MOBA Open Source », qui constituerait pour le coup un véritable retour aux sources pour le jeu vidéo.


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