PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Cinq raisons de refonder les licences libres sur les droits culturels

mercredi 23 août 2017 à 06:58

Ce billet est le troisième d’une série que j’ai entamée cet été. Elle a commencé par l’analyse d’une nouvelle licence « Semences libres » proposée par un projet allemand, dont j’avais relevé qu’elle était la première en son genre à couper les ponts avec la propriété intellectuelle. Cette licence trouve en effet son fondement dans les dispositions du protocole de Nagoya, qui reconnaît à des populations un droit à contrôler l’usage de ressources génétiques et de connaissances traditionnelles dans le cadre d’un « partage équitable des avantages ». Dans un second billet, je suis parti de cette base pour extrapoler, en essayant de montrer que l’on pourrait adopter le même cheminement pour détacher les licences libres « classiques » de la propriété intellectuelle, en coupant notamment le cordon ombilical avec le droit d’auteur. Il fallait néanmoins pour cela trouver un autre fondement valable dans le droit international et j’ai proposé d’aller le chercher du côté des droits culturels, reconnus notamment par la Convention de l’Unesco sur la diversité culturelle et introduits l’an dernier en France par la loi NOTRe et la loi Création.

Image par Nick Youngson. CC-BY-SA.

Ce second billet a suscité un certain nombre de commentaires et plusieurs personnes m’ont écrit pour manifester leur intérêt envers la démarche, ce qui m’encourage à pousser la réflexion plus loin. Notamment, il paraît possible d’imaginer une licence « Droits culturels » qui tranche radicalement avec la logique des licences habituelles pour introduire de nouveaux principes de fonctionnement. Ce n’est pas ce qu’a fait de son côté le projet Semences libres / Open Source Seeds qui s’est certes détaché de la propriété intellectuelle, mais pour proposer une licence grosso-modo identique à la GNU-GPL (liberté de réutilisation avec une clause de Copyleft/Partage à l’identique). Il me semble que l’on peut aller plus loin et, quitte à rompre avec le droit d’auteur, autant en profiter pour dépasser certaines des limites inhérentes à ce cadre. Le droit d’auteur est en effet intrinsèquement bâti sur un « paradigme individualiste » escamotant la dimension collective à l’oeuvre dans le processus même de création. Par ailleurs, l’évolution de la jurisprudence a rabattu le droit d’auteur sur un « modèle propriétariste », ce qui soulève de nombreux problèmes (et constitue peut-être même à terme une menace mortelle pour les licences libres, dont on voit déjà poindre les premiers signes – voir ici ou …).

Je vais rapidement passer en revue cinq raisons qui pourraient nous inciter à refonder les licences libres sur les droits culturels. Je précise immédiatement que je ne sais pas jusqu’à quel point ces idées sont valides sur le plan juridique (c’est-à-dire compatibles avec la législation en vigueur). Mais je vais volontairement laisser de côté cet aspect des choses pour ne pas me brider. Après tout, les licences type GNU-GPL ou Creative Commons ont soulevé pendant des années – et soulèvent toujours dans une certaine mesure – des questions quant à leur validité, ce qui ne les a pas empêchées de produire des effets significatifs.

Affirmer le caractère collectif de la création contre le paradigme « individualiste »

Une des premières limites des licences libres actuelles est qu’elles prennent mal en compte la dimension collective de la création, même lorsqu’elles s’appliquent à des projets collaboratifs de grande envergure, comme c’est le cas pour des logiciels libres ou l’encyclopédie Wikipédia. Les licences libres ont pour objet d’encadrer les contributions individuelles à un projet, sous la forme d’une succession d’oeuvres dérivées. Mais aucune n’arrive vraiment à saisir la dimension collective de ces processus, qu’il s’agisse de la communauté que forment les contributeurs ou de l’oeuvre globale qui en résulte. Si on prend le cas d’un article Wikipédia, chaque rédacteur est réputé placer sous licence libre son apport personnel à un article, qui produira une nouvelle « version » à laquelle s’attachera la licence qu’il concède aux autres utilisateurs. C’est suffisant d’un point de vue pratique, mais on en reste au stade d’une sorte de « micro-économie » qui dissout la dimension collective du projet en une succession d’actions individuelles. Il en résulte, comme j’avais déjà eu l’occasion de l’analyser dans un autre billet, que Wikipédia comprise comme un « tout » n’a pas réellement de statut : elle flotte dans un véritable « No Man’s Land » juridique et la situation est identique pour tous les logiciels libres.

Le « palimpseste » des versions successives d’un article de Wikipédia, au fil des contributions individuelles.

Pour utiliser une métaphore, il en est actuellement des projets libres comme de la célèbre vision de l’État dans le Léviathan de Thomas Hobbes. Au frontispice de l’ouvrage, on voit une gravure représentant le corps du Souverain sous la forme d’une multitude de petits corps agglomérés d’individus. Cette image traduit une incapacité de la pensée à saisir – en tant que telle – la spécificité du collectif et c’est ce qu’une certaine tradition de la pensée critique en sciences sociales appelle le « paradigme individualiste » (dit aussi individualisme méthodologique).

Le frontispice du Léviathan, gravure par Abraham Bosses. Domaine public.

Or si les licences libres ont cette difficulté « structurelle » à saisir la dimension collective, c’est précisément à cause de leur ancrage dans le droit d’auteur. Ce dernier est en effet construit pour reconnaître des droits à un créateur individuel sur une oeuvre. Lorsque la création fait intervenir plusieurs créateurs, elle est systématiquement décomposée en apports individuels, soit simultanément (c’est ce qu’on appelle les « oeuvres de collaboration« ), soit successivement (c’est ce que l’on appelle les « oeuvres composites ou dérivées« ). Une catégorie des « oeuvres collectives » existe pour les créations résultant de la fusion de multiples contributions dans un tout (dictionnaire, encyclopédie, etc.), mais elle porte bien mal son nom, puisqu’elle a pour but d’attribuer tous les droits à une seule personne, physique ou morale, qui a initié et dirigé le travail collectif, et constitue donc typiquement une traduction juridique de la philosophie du Léviathan

Les droits culturels présentent de leur côté le très grand avantage d’être beaucoup plus perméables à la logique collective. Si beaucoup d’auteurs considèrent que les droits culturels sont d’inspiration « personnaliste » – et donc constituent des droits fondamentaux de la personne humaine -, il ne s’agit pas d’une personne abstraite et non située, mais d’un individu appartenant à un ou des groupes dont émane sa culture. Les droits culturels saisissent dès lors infiniment mieux cette dialectique complexe de l’individuel et du collectif et c’est précisément cette capacité qui pourrait être mobilisée avec profit pour repenser en profondeur le mode de fonctionnement des licences libres.

On pourrait en effet imaginer une licence pouvant être utilisée dès l’origine, non pas seulement par des individus isolés, mais directement par des groupes. Un projet collectif souhaitant passer sous licence libre pourrait solidairement prendre cette décision, en se dotant d’un mode de gouvernance approprié et c’est en tant que communauté – et pas uniquement comme une agrégation d’individus – qu’il deviendrait un « donneur de licence ». On voit aussi le lien qui peut être fait ici avec la pensée des Communs, qui place au centre la notion de communauté capable de se donner des règles de gouvernance (dimension elle aussi cruellement absente des licences libres).

Allons même plus loin. Admettons qu’un auteur isolé, comme c’est mon cas par exemple pour ce blog, décide de mettre en partage sa création. Dans le cadre d’une « Licence Droits culturels », on pourrait considérer que les sujets concernés ne seraient pas l’auteur d’un côté et de l’autre la succession des personnes qui réutiliseront sa création, mais – en tant que telle – la communauté qui va se rassembler autour de son oeuvre. Cela permettrait d’en finir avec la dichotomie opposant l’auteur et son « public » : une licence « Droits culturels » viserait directement le groupe humain suscité par une oeuvre. Car dans le fond, le sens profond de tout acte de création est de chercher à créer une communauté et c’est d’ailleurs à cela que l’on juge sa réussite ou son échec. Certaines oeuvres rassemblent des millions de personnes, sur des générations et même parfois des siècles ; d’autres restent ignorées ou confidentielles. C’est précisément cette capacité à « faire communauté » qui signe « le succès » d’un geste créatif (sachant que l’important n’est pas nécessairement l’ampleur de la communauté suscitée par l’oeuvre, mais sa vitalité et sa consistance en tant que groupe humain).

Abandonner le critère de l’originalité et réintégrer l’oeuvre dans le continuum de la création

Une fois que l’on a ainsi rompu avec le « paradigme individualiste », il paraît possible de se débarrasser d’une autre des fictions hautement problématiques du droit d’auteur : l’originalité. Actuellement, une oeuvre n’est protégée que lorsqu’elle est jugée « originale », au sens où elle « porte l’empreinte de la personnalité de son auteur ». Outre son caractère indéfinissable et la profonde subjectivité qui la caractérise (au point de susciter de plus en plus souvent des situations aberrantes), la notion d’originalité génère aussi de profonds effets symboliques sur la représentation même de l’acte de création.

L’originalité fait en effet de l’auteur une sorte de « démiurge » capable de générer l’oeuvre par lui-même et la notion rejette dans l’ombre les multiples influences et inspirations dont il se nourrit nécessairement pour créer. S’appuyant sur la distinction entre les « idées » (toujours libres) et les « formes » (protégeables), le droit d’auteur repose en réalité sur un fond simpliste de philosophie platonicienne et kantienne, démenti par tous les travaux de sociologie de la création. C’est ce qui fait qu’en cas d’accusation de plagiat, les juges doivent s’escrimer à démêler les emprunts à des œuvres préexistantes des éléments « originaux », avec une part incompressible d’aléa et d’arbitraire que la doctrine juridique s’échine ensuite péniblement à restituer comme un tout cohérent….

La notion d’originalité est aussi à l’origine d’une « coupure » brutale entre le domaine public et les oeuvres protégées. La grille idéologique actuelle nous fait voir les auteurs allant puiser des idées dans le domaine public qu’ils remettent en forme pour créer des « oeuvres », passant alors dans le registre des droits exclusifs. Mais cette vision est en réalité purement artificielle : la création forme un « continuum » qui progresse sous la forme d’une incrémentation perpétuelle. En créant, nous « prolongeons » ceux qui nous précédaient et nous donnons la possibilité aux générations qui nous suivront de faire de même à leur tour.

Linspiration du poète par Poussin. Domaine public.

Cette conception de la création comme continuum est profondément en phase avec la vision des droits culturels, dans laquelle les générations sont solidaires les unes des autres à travers la notion de « patrimoine ». Si les droits culturels d’un individu n’existent qu’à la condition qu’il admette ceux des autres, il en est de même dans les rapports entre générations et c’est précisément ce que la notion d’originalité a pour but de masquer. En faisant de l’auteur une source quasi-magique, elle dissimule les emprunts qu’il effectue à son temps et à son milieu, ainsi que la dette historique contractée auprès des créateurs précédents.

Une « licence Droits culturels » pourrait au contraire reconnaître cette « solidarité » foncière d’une création avec ce qui la précède et ce qui l’entoure. Dès lors, elle abolirait la frontière entre le domaine public et le domaine protégé pour rétablir la création comme un processus continu.

Rompre avec le fondement du droit de propriété pour lui substituer celui du travail de création

Si l’auteur est capable d’originalité, alors on peut en faire le « propriétaire » de son oeuvre. C’est historiquement la philosophie qui, depuis la Révolution française, sous-tend la logique même du droit d’auteur. Mais c’est aussi l’énorme mensonge qui gît au sein même de cette institution et la raison pour laquelle il est devenu un instrument qui s’est retourné contre les créateurs. Car là encore, le but réel du droit d’auteur est d’ordre symbolique : concevoir les droits de l’auteur comme une forme de propriété n’est nullement une nécessité, mais un excellent moyen de « masquer » son travail de création. Pour le dire autrement, le détour par la propriété est le stratagème qui a permis d’exproprier les auteurs de leur travail de création et c’est sur ce tour de passe-passe que repose tout le système des industries culturelles.

Certes, l’ancrage dans le droit de propriété oblige à rémunérer les créateurs sur la base d’un pourcentage du prix de vente des oeuvres par des intermédiaires, mais on sait que ce système est terriblement inégalitaire et qu’il permet seulement à une infime minorité des créateurs de vivre de leur activité, en faisant du marché de la culture l’arbitre des destinées. Pour la grande majorité des auteurs, le montant des droits reste très faible et sans aucun rapport avec le travail fourni pour créer. Les industries culturelles seraient d’ailleurs incapables de faire perdurer leur modèle si elles ne s’appuyaient pas sur une immense somme de « travail gratuit » des auteurs, qui seule leur permet de dégager leur plus-value. Ce que produit la propriété intellectuelle, c’est donc la combinaison entre la production md’une petite aristocratie de créateurs privilégiés et une expropriation de masse subie par la majorité.

La répartition des revenus des membres de la SACEM d’après les chiffres de 2013 (Source : Pier-Carl Langlais)

Or un autre des avantages des droits culturels est qu’ils ne se sont pas construits en lien avec la notion de propriété. C’est d’ailleurs une des choses qui frappent à la lecture de la Convention de l’Unesco de 2005 sur la diversité culturelle : elle est absolument vierge de toute référence à la propriété intellectuelle. Du coup, si l’on abandonne le critère de l’originalité et la notion de propriété, à quel fondement pourrait-on raccrocher une « licence Droits culturels » ? C’est à mon sens vers le « travail de création » qu’il faut se tourner, en considérant que c’est à raison du travail mis en oeuvre pour prolonger la création qu’une personne ou un groupe peut recourir à une telle licence. Ce serait le moyen de faire réapparaître ce « travail de création » que tout le système actuel a pour but de dissimuler derrière une série d’écrans juridiques.

La propriété a ceci de pervers qu’elle est toujours transférable, et c’est précisément pour cela qu’elle est devenue le paradigme défendu par toute une série d’intermédiaires économiques (éditeurs, producteurs, etc.) qui ont objectivement intérêt à ce que l’auteur soit un propriétaire pour mieux pouvoir se faire céder cette propriété. A l’inverse, une « licence Droits culturels » plongerait ses racines dans le travail, individuel ou collectif, car si nul n’est jamais « l’origine » absolue d’une création, il n’est pas de création qui ne soit le fruit d’un travail.

En finir avec la logique des « droits octroyés » et reconnaître les droits d’usage collectif

Un autre intérêt des droits culturels est leur caractère « indissociable ». On peut parfois lire qu’il s’agit de « droits humains universels, indissociables, interdépendants et intimement liés« . Cela signifie qu’un individu ne peut revendiquer de droits culturels que dans la mesure où il ne nie pas ceux des autres dans l’exercice qu’il en fait, et c’est la même chose pour les groupes ou les communautés entre elles (ainsi que pour les communautés vis-à-vis des individus qui les composent). C’est dire que la notion de réciprocité est vraiment au coeur des droits culturels. Cette caractéristique fait qu’il est rigoureusement impossible de concevoir les droits culturels comme des droits exclusifs, ce que sont pourtant fondamentalement les droits de propriété intellectuelle (et ce parce qu’ils ont été construits comme des propriétés). En 2015, une étude remarquable de Farida Shaheed, rapporteure spéciale à l’ONU pour les droits culturels, avait d’ailleurs bien pointé cet antagonisme avec la notion de propriété. Les droits culturels obéissent en effet par définition à un principe d’inclusivité et c’est également une caractéristique très intéressante pour s’en servir afin de bâtir de nouvelles licences libres.

Car les licences libres pâtissent actuellement de leur rattachement au droit d’auteur, dans la mesure où elles « retournent » simplement des droits exclusifs pour favoriser des usages. On reste fondamentalement dans un modèle où les droits d’usage sur la connaissance et la culture ne sont pas reconnus en tant que tels, mais simplement « octroyés » gracieusement par un titulaire de droits exclusifs. Les licences libres restent en ce sens des contrats : c’est certes une de leur force, mais on peut aussi considérer que c’est une faiblesse, car ce fonctionnement ne rompt pas avec ce qui condamne dans notre système les droits d’usage collectif à une infériorité « structurelle » : soit ils n’existent qu’en vertu de la volonté d’un titulaire de droits exclusifs, soit ils prennent corps sous la forme d’exceptions législatives qui ne sont justement pas de vrais droits.

Le Copyleft « renverse » le Copyright, mais il ne permet pas fondamentalement de sortir de sa logique.

L’approche par les droits culturels permettrait de dynamiter complètement ce schéma. Une « Licence Droits Culturels » ne devrait à vrai dire même pas s’appeler « licence », car son mode de fonctionnement ne serait pas contractuel. Un créateur ou un groupe de créateurs se revendiquant des droits culturels doit en effet reconnaître – à égalité – les droits culturels des réutilisateurs de l’oeuvre, qui existent indépendamment de sa volonté. Dans cette optique, les droits du créateur et ceux des réutilisateurs ont la même nature : mieux encore, ils forment un seul et même faisceau de droits indissociables et interdépendants, qui ne peuvent exister les uns sans les autres. C’est ce qui nous permet de reboucler avec le premier point de ce billet, où nous disions que le sujet d’une « Licence Droits Culturels » serait toujours collectif et qu’il engloberait la communauté rassemblée autour d’une oeuvre.

Enclencher de nouvelles logiques réciprocitaires vis-à-vis du marché et de l’État

Nous avons vu que la question de la réciprocité se trouve au coeur des droits culturels. Or cette notion a déjà une grande importance pour les licences libres, dans la mesure où elle fonde les clauses de type Copyleft (partage à l’identique – share alike), qui interdisent la réappropriation à titre exclusif d’une oeuvre en cas de production d’une oeuvre dérivée. Ce mécanisme essentiel permet de garantir que les droits d’usage qui ont été instaurés ne seront pas supprimés au fil des réutilisations, et c’est aussi ce qui rattache les licences libres aux biens communs, en préservant les ressources ainsi constituées des « enclosures ».

Néanmoins depuis quelques années, certains penseurs des Communs, comme Michel Bauwens, estiment que les mécanismes de type Copyleft se révèlent insuffisants vis-à-vis des acteurs économiques et que de nouvelles licences à réciprocité renforcée devraient être crées de manière à réinventer les rapports entre les communautés développant des Communs et le marché. Plusieurs tentatives de rédaction de telles licences ont eu lieu, mais aucune n’a pour l’instant débouché sur un instrument réellement utilisable. Je pense que la cause de cet échec réside en partie dans le fait que toutes ces tentatives sont parties de modèles de licences classiques de droit d’auteur. On aurait tout intérêt à reprendre cet exercice en se plaçant du point de vue des droits culturels qui, comme je l’ai dit plus haut, présentent l’intérêt de fonctionner intrinsèquement selon une logique réciprocitaire et peuvent contribuer à faire réapparaître la question essentielle du travail, qui reste invisible avec les licences traditionnelles.

Par ailleurs, un autre avantage des droits culturels, c’est d’être opposables à l’Etat et aux collectivités locales. C’est même sous cette forme qu’ils ont fait leur entrée explicite dans le droit français avec les lois NOTRe et Création. Or j’ai toujours trouvé dommage que la réflexion sur les licences à réciprocité se soit focalisée uniquement sur les rapports avec les acteurs du marché. C’est certes une question importante, mais en matière de création culturelle, l’État et les collectivités territoriales sont aussi des agents déterminants et une « Licence Droits culturels » aurait sans doute la faculté de les englober.

***

Encore une fois, les idées développées dans ce billet sont hautement expérimentales. Elles appellent nécessairement la discussion, mais je voulais essayer de montrer le potentiel des droits culturels en termes de réinvention des licences libres. N’hésitez pas à discuter ces propositions en commentaire ou à en faire d’autres que vous pourriez rattacher à cette notion de « droits culturels ».


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: auteurs, création, droit d'auteur, droits culturels, Licences à réciprocité, licences libres, originalité, propriété, Propriété intellectuelle, travail

La végétalisation des villes et la tragi-comédie des Communs

mercredi 16 août 2017 à 00:15

Au début du mois d’août, une nouvelle plateforme « Végétalisons Paris » a été lancée par la municipalité de la capitale. Le site rassemble les informations concernant les différentes initiatives de la mairie de Paris visant à inciter les habitants à investir les espaces publics pour y planter des végétaux. Chacun peut y effectuer les démarches nécessaires pour son projet de végétalisation et signaler ses réalisations sur une carte.

Déjà plus d’un millier de réalisations épinglées sur la carte de la plateforme « Végétalisons Paris ».

Parmi les différents aspects de la politique de Paris, le permis de végétaliser est sans doute celui qui a le plus attiré l’attention, avec plusieurs milliers d’autorisations accordées à des habitants depuis sa création en 2015 pour implanter des végétaux dans des espaces comme des pieds d’arbres, des potelets, des trottoirs ou des murs. De nombreuses autres villes françaises – comme Lille, Marseille, Strasbourg, Grenoble ou Bordeaux – ont mis en place des dispositifs similaires (même si les règles peuvent varier d’une ville à l’autre).

Je croise de plus en plus souvent à Paris des espaces végétalisés dans le cadre de ce dispositif et en observant ces réalisations, je me suis souvent demandé dans quelle mesure ce système peut favoriser l’émergence de Communs urbains (ou pas). On pourrait penser que le permis de végétaliser va naturellement dans le sens des Communs, dans la mesure où il permet aux habitants de se réapproprier l’espace public. Mais il me semble que les choses sont plus complexes et que, tant du point de vue du montage juridique que de ses résultats pratiques, le permis de végétaliser n’aboutit pas toujours à la constitution de Communs dans la ville, loin s’en faut. Il peut même déboucher sur leur exact contraire, à savoir une forme de Tragédie des Communs, bien que ce ne soit heureusement pas une fatalité.

Les ambiguïtés juridiques du permis de végétaliser

Le permis de végétaliser permet à un ou des habitants d’une ville de solliciter une autorisation pour utiliser une portion d’espace public afin d’y faire pousser des plantes. Juridiquement, il s’analyse comme une autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public, qui a grosso-modo la même nature que celles que sollicitent les cafetiers pour installer une terrasse empiétant sur un trottoir ou des manifestants qui veulent défiler dans la rue. Les personnes publiques sont en effet considérées en France comme propriétaires des biens immobiliers que constituent les espaces de voirie, mais la propriété publique a une nature particulière par rapport à la propriété privée. La collectivité ne peut utiliser son droit de propriétaire à sa guise, car elle doit garantir que le bien reste « affecté à l’usage du public« . C’est ce qui explique la limitation dans le temps des autorisations d’occupation visant à « privatiser » les espaces publics, comme c’est le cas avec les commerces.

Pour le permis de végétaliser, on est dans une logique similaire : un ou des particuliers vont demander à pouvoir utiliser une parcelle du domaine public en y implantant des végétaux. La ou les personnes qui sollicitent le permis peuvent demander un soutien matériel à la mairie (un kit gratuit de végétalisation est disponible à Paris, comportant des outils et des graines), voire même d’effectuer des travaux spéciaux d’aménagements, comme la préparation d’une fosse de plantation, le remplissage de terre, la pose d’un bac ou d’une bordure de protection. Mais les bénéficiaires du permis doivent en retour s’engager à respecter un certain nombre de conditions fixées à Paris par une Charte de végétalisation. La personne à qui est délivré le permis « s’engage à installer soi-même le dispositif (par exemple : une jardinière ou une bordure de pied d’arbre), à utiliser des plantes locales et mellifères favorisant la biodiversité de Paris, à ne pas recourir à des pesticides et à veiller à l’esthétique et à l’entretien des plantes et supports (arrosage, nettoyage, etc.)« . Ne pas respecter ces conditions expose à la suppression de l’autorisation, qui reste valable sur une période variable selon les villes (un à trois ans, avec tacite reconduction). On est donc assez proche au final d’une forme de « micro-délégation » de service public à la personne qui obtient le permis de végétalisation.

Pour autant, est-ce que ces permis aboutissent à la création de Communs dans l’espace urbain, au sens propre du terme ? Je n’en suis pas certain, car on passe d’une situation où les espaces étaient gérés par la puissance publique à une autre où se sont des personnes privées qui vont récupérer le droit de les utiliser. D’une certaine manière, le permis de végétaliser est un « permis de privatiser », bien que sa portée reste limitée. En effet, le récipiendaire obtient une exclusivité pour contrôler l’espace faisant l’objet du permis (notamment pour décider de ce qui y sera planté et des aménagements à réaliser), mais la parcelle doit rester affectée à l’usage de tous, car elle continue à faire partie du domaine public. C’est ce qui fait qu’on ne peut pas par exemple utiliser le permis de végétaliser pour se constituer un petit potager personnel autour d’un pied d’arbre dans la rue. Les fruits ou les légumes qui y poussent pourront être cueillis par tous et la personne titulaire d’un permis de végétaliser ne peut pas s’en réclamer « propriétaire » (du moins, il me semble…). De ce point de vue, ces espaces deviennent bien des Communs, ou pour être exact des res nullius (choses sans maître), permettant la réactualisation en ville des pratiques ancestrales de glanage et de grappillage qui existaient jadis dans les campagnes, au temps où les Communs jouaient un rôle essentiel pour la subsistance des populations.

Un certain nombre de permis de végétaliser ont été demandés pour mettre en place des « Incroyables comestibles », ces bacs de fruits et légumes à glaner.

Malgré ce point de contact, j’ai l’impression que le permis de végétaliser oscille entre le public et le privé, sans arriver à mettre le doigt sur ce qui fait la spécificité du Commun. Dans les rues autour de chez moi, on trouve à présent de nombreux espaces végétalisés dans le cadre d’un permis. Je passe tous les jours à côté d’eux et je vois de petites pancartes indiquant que M. Untel ou Mme Untel a obtenu un permis pour utiliser ces espaces, sur lesquels je n’ai finalement pas plus de prise que lorsque c’était la municipalité qui les gérait. On passe d’un contrôle public à un contrôle privé, mais pas à une gouvernance collective exercée par une communauté, qui est le propre de ce qui fait le Commun. Le contraste est fort avec les jardins partagés, par exemple, où des modes de gestion concertés doivent nécessairement être mis en place par les groupes qui en partagent l’usage et qui sont donc beaucoup plus facilement rattachables aux Communs.

Mais le permis de végétaliser peut se dégager de cette logique « individualiste » pour prendre une dimension collective, car son attribution peut aussi bien aller à des personnes physiques que morales, constituées par exemple en associations. Dans certains quartiers, au lieu de se limiter à une juxtaposition de parcelles individuelles sans cohérence d’ensemble, la végétalisation s’effectue de manière concertée dans le cadre de projets portés par des associations visant à impliquer les habitants dans les choix pour leur voisinage. On notera d’ailleurs qu’à Strasbourg, les permis de végétalisation ne peuvent pas être demandés par des individus : ce sont uniquement des associations qui peuvent les solliciter et je me demande s’il ne vaudrait pas mieux qu’il en soit systématiquement ainsi pour affirmer la dimension collective de la démarche, sans laquelle aucun Commun ne peut exister.

(voir ci-dessous la présentation d’un projet associatif de végétalisation d’une rue à Paris)

A ce titre, il est intéressant de remarquer qu’en septembre 2016, le Conseil de Paris a adopté, sur proposition des élus du Groupe écologiste, un voeu à propos du dispositif « Permis de végétalisation » qui cherchait justement à réinjecter du collectif au sein de la démarche :

Le Conseil de Paris émet le vœu :

[…]

Qu’une mission « jardinage » dotée de moyens adaptés vienne compléter dans chaque arrondissement la mise en place d’un comité de végétalisation pour accompagner les projets des habitant-e-s et faciliter leurs démarches,

Que la ville de Paris lance un appel à projet pour trouver des associations qui accompagnent les porteurs de projet, dynamisent et fassent connaître le dispositif, aident à faire le lien avec les autres jardiniers citoyens du quartier.

L’idée de s’appuyer sur des comités de végétalisation et des associations faisant le lien entre les porteurs individuels de projets était intéressante. Mais je me demande si ce n’est pas le fond même du dispositif qu’il faudrait revoir pour sortir de la dichotomie public/privé et aller vers une végétalisation « en commun ». L’exemple des villes italiennes serait sans doute ici utile à convoquer. A l’image de ce qui se passe par exemple à Naples ou à Bologne, pourquoi ne pas en effet inscrire la végétalisation dans le cadre d’une « Charte des communs urbains« , qui consacrerait explicitement les espaces à végétaliser comme des Communs en associant les associations et les communautés à la définition même du programme global ? Si le système de l’occupation temporaire du domaine public comporte certains aspects intéressants, il est peut-être nécessaire d’aller plus loin et de couper les ponts avec cette philosophie des usages « octroyés » par la puissance publique pour aller vers la mise en place de véritables Communs urbains.

Comédie ou Tragédie des Communs urbains ?

Lorsque l’on se rend sur le compte Instagram « Végétalisons Paris » mis en place par la mairie, on peut voir de nombreuses photos d’installations végétales pimpantes réalisées par les habitants de la ville et il est vrai que l’on en croise parfois de magnifiques dans les rues.

Mais ce n’est pas hélas le sentiment général que j’ai pu avoir en passant à côté d’espaces végétalisés. Sur son compte Twitter, Didier Rikner (qui tient le site La Tribune de l’Art et s’intéresse de près au patrimoine parisien) épingle souvent des espaces laissés à l’abandon, dégradés par les passants ou conçus d’emblée par leurs gestionnaires sur des bases esthétiques… pour le moins discutables !

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

En passant un jour devant une parcelle de plantation complètement saccagée, je m’étais fait la remarque que l’on est typiquement en présence d’une situation de « Tragédie des Communs« .

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

Théorisée par l’économiste Garret Hardin dans un célèbre article éponyme paru dans la revue Science en 1968, la Tragédie des Communs constitue une situation où une ressource laissée en libre accès est surexploitée par ses utilisateurs au point de finir par disparaître. Si Hardin prenait l’exemple d’un pâturage à moutons dans son article, le phénomène qu’il décrit peut très bien s’appliquer à ces espaces végétalisés saccagés. Les passants les utilisent comme dépotoirs en y jetant leurs ordures, se comportant comme autant de « passagers clandestins ». C’est une manifestation typique de ce que l’on appelle en économie une « externalité négative » : une situation où l’activité d’un acteur produit des effets néfastes dont il fait peser le coût sur la collectivité plutôt que de les assumer lui-même.

Garret Hardin pensait que la Tragédie des Communs frappait fatalement toutes les ressources mises en partage et que la seule manière d’éviter la destruction des biens précieux pour l’humanité était soit de les privatiser, soit de les faire gérer par la puissance publique. Mais les travaux d’Elinor Ostrom sur les biens communs ont par la suite démenti ces conclusions en montrant qu’une troisième voie était possible lorsque des communautés parvenaient à s’organiser pour établir et faire respecter des règles de gestion à même d’assurer la préservation de ressources partagées, parfois d’une manière plus efficace que le marché ou l’État. On voit bien que c’est précisément cela qui manque à ces espaces végétalisés qui finissent saccagés ou délabrés. Dans la plupart des cas, il n’existe pas (ou plus…) dans les rues de Paris de réelles « communautés » qui puissent décider de leur création, faire appliquer des règles de gestion et assurer un entretien régulier. Les parcelles délabrées sont autant de miroirs nous montrant à quel point les espaces urbains de nos villes sont devenus de véritables « déserts collectifs », où des foules d’individus se pressent chaque jour, mais où plus personne « n’habite » réellement, au sens fort du terme. Comme de surcroît, la plupart des permis de végétaliser sont attribués à des individus isolés, nombreux sont ceux qui jettent rapidement l’éponge, ne parvenant pas à compenser par leurs simples forces les dégâts que ces espaces subissent tous les jours. Ainsi le permis de végétaliser organise-t-il en réalité souvent une Tragédie des Communs, faute de s’inscrire dans le substrat collectif qui permettrait à ces pratiques de faire sens.

On notera que ce phénomène affecte aussi d’autres types de Communs urbains, comme les Petites Bibliothèques de Rue (Little Free Libraries). Lancées à l’origine en 2009 dans des villes d’Amérique du Nord, ces « boîtes à livres » installées devant les maisons ont pour but de favoriser le partage et la circulation de livres à l’échelle de quartiers. Une fondation s’est même créée aux Etats-Unis pour soutenir le développement de cette pratique destinée à renforcer les liens de voisinage.

Image par John Phelan. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais l’an dernier, un article paru dans le Digital Reader (The Tragedy of The Commons Has Now Come To Little Free Libraries) soulignait que face à la multiplication de cas de vandalisme et de pillages de ces boîtes, notamment à des fins de revente des livres, le mouvement connaissait un recul dans plusieurs villes. Et voici comment j’analysais le phénomène sur le site « Les Communs d’abord », en faisant le lien avec le concept de Tragédie des Communs :

Ce qui arrive aux Little Free Libraries constitue en un sens une confirmation des vues de Garrett Hardin, sans pour autant discréditer la théorie des Communs, bien au contraire. Le contenu de ces boîtes constitue en effet une « ressource en libre accès », telles que Garrett Hardin les décrit dans son article. Les Little Free Libraries portent normalement une inscription « Take a Book. Return a book », à la fois pour inciter à limiter les prélèvements et à pratiquer une forme de réciprocité. Mais faute de dispositif pour garantir l’application de ces règles de base, la ressource que constituent les livres des Little Free Libraries est en réalité extrêmement sensible aux comportements de passagers clandestins. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’une Tragédie des Communs finisse par se produire.

Dans ses travaux sur la gestion en commun des ressources rivales – ce que sont les livres des Little Free Libraries -, Elinor Ostrom a montré qu’une préservation efficace de la ressource dans le temps nécessitait qu’une communauté d’utilisateurs s’organise autour d’elle et adopte des règles concernant les prélèvements. Par ailleurs, elle insiste sur le fait que la communauté doit se doter de la capacité de surveiller que les règles sont observées et d’un système de sanctions graduées pour punir les passagers clandestins, pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la communauté.

Pour qu’un système comme les Little Free Libraries fonctionne dans la durée, il faudrait que ses utilisateurs partagent un ensemble de valeurs communes suffisamment claires et fortes pour qu’une auto-régulation des comportements se produise. C’est sans doute possible à l’échelle d’un quartier où les individus entretiennent des rapports de voisinage et développent des bibliothèques de rue pour les renforcer. Mais l’implantation de ces boîtes dans l’espace public les laisse accessible à un ensemble d’utilisateurs trop vaste pour constituer une « communauté » et sans possibilité de réintroduire un minimum d’excluabilité dans l’accès à la ressource.

Au final, il serait plus juste de dire que les Little Free Libraries ne constituent pas des Communs au sens propre du terme. Elles ne réunissent pas les trois critères fondamentaux que sont une ressource partagée, une communauté organisée d’utilisateurs et des règles définies d’accès et de gestion. Il s’agit simplement d’un système organisant la mise à disposition d’une ressource en libre accès, avec ce que cela peut comporter de fragilité et de vulnérabilité.

Cela ne signifie pas que les rues ne puissent pas être gérées comme des Communs par les habitants d’une ville, mais le processus de reconquête de l’espace urbain nécessite en réalité la recomposition d’un tissu collectif qui a largement disparu dans la plupart de nos cités. Que ce soit avec les petites bibliothèques de rue ou les espaces végétalisés, on est confrontés à un paradoxe de la poule et de l’oeuf : il n’y a certes pas de Communs sans communautés, mais la construction de Communs n’est-elle pas aussi un moyen de faire renaître les communautés là où elles avaient disparu ? C’est la question que pose un article de Socialter consacré à la végétalisation des villes, en la reliant à ce que l’on appelle en psychologie « la théorie de la vitre brisée » :

D’après cette dernière, la dégradation d’un espace et la non réparation des dégâts entraînent un cercle vicieux: une fenêtre cassée et abandonnée en l’état rend acceptable les comportements similaires de vandalisme. Il n’est donc pas étonnant de voir d’autres poubelles s’entasser à côté d’un sac d’ordures déposé au mauvais endroit et en dehors des heures de ramassage. À l’inverse, végétaliser son coin de bitume est une bonne stratégie pour s’assurer que son voisin entretient aussi bien l’espace de vie en commun.

De ce point de vue, les espaces végétalisés de Paris oscillent constamment entre Tragédie et Comédie. Ceux qui finissent saccagés et abandonnés par les titulaires de permis agissent comme autant de « vitres brisées », qui risquent d’aggraver la déchirure du tissu urbain au lieu de l’aider à se reconstituer. Ceux, au contraire, qui tiennent bon peuvent radicalement changer l’ambiance d’un coin de rue et renforcer le sentiment d’appartenir à un espace partagé dont chacun peut être l’acteur. C’est à la condition d’arriver à faire germer la dynamique du Commun que les espaces végétalisés pourront incarner autre chose que notre incapacité collective à prendre soin de ce qui nous est proche. Mais pour cela, encore faudrait-il que le « design juridique » de ce dispositif place d’emblée la dimension collective au coeur, ce qui ne me paraît pas le cas avec le permis de végétaliser tel qu’il existe.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: communs urbains, Domaine public, espace public, Little Free Libraries, permis de végétaliser, tragédie des Communs

L’ouverture des brevets de la recherche, un tabou pour l’Open Science ?

dimanche 13 août 2017 à 09:13

Le concept d’Open Science tend à prendre aujourd’hui de plus en plus d’importance, en devenant progressivement le nouveau paradigme de référence de diffusion des résultats de la recherche. Il est notamment poussé par l’Union européenne dans le cadre du programme « Horizon 2020 » et en avril 2016, un appel solennel à été lancé depuis Amsterdam pour inciter les Etats-membres à initier des actions en faveur de la Science Ouverte. Si la définition du concept d’Open Science est parfois assez fluctuante, sinon fuyante, on s’accorde à y voir un « au-delà » de l’Open Access, s’inspirant de la même philosophie générale, mais s’appliquant à d’autres objets que les publications scientifiques. L’Open Science concerne aussi les logiciels utilisés par les chercheurs pour conduire leurs recherches (Open Source), ainsi que les données sur lesquelles ils s’appuient (Open Data). D’autres dimensions du processus de recherche sont parfois incorporées à la notion, comme on peut le voir sur le schéma ci-dessous, proposé par le programme européen FOSTER.

L’article de Wikipédia consacré à l’Open Science suit à peu près la même logique, en déclinant le concept des six principes : Open Data, Open Source, Open Methodology, Open Peer Review, Open Access, Open Educational Resources.

Mais quelque chose me frappe toujours dans ces modélisations de l’Open Science : elles laissent de côté une dimension pourtant essentielle du processus de recherche (au moins dans certaines disciplines), à savoir la question de la gestion des droits sur les inventions et le dépôt de brevets. C’est comme si la Science Ouverte s’arrêtait toujours aux portes de la propriété industrielle et que la question de l’ouverture et de la libre réutilisation des inventions restait une sorte de tabou.

En 2016, le CNRS a publié un libre blanc intitulé « Une Science ouverte dans une République numérique« , remarquable dans l’ensemble, mais qui porte la marque de ces contradictions. Si le texte se prononce très clairement en faveur de l’Open Access, de l’Open Source et de l’Open Data, il se montre par contre beaucoup moins hardi lorsqu’il est question des brevets :

Les frontières de la valorisation et de la science ouverte

Lopen science ne doit pas faire obstacle aux enjeux économiques de la recherche.

La mise à disposition des données scientifiques sur des plateformes open science ne doit pas aller à l’encontre :

  • de la valorisation des données notamment par brevet ;
  • du respect des secrets et des dispositions spécifiques telles que les Zones à Régime Restrictif ;
  • du respect des règles contractuelles de confidentialité.

Pourtant, une autre façon de voir les choses existe et ce sont les universités du Danemark qui montrent qu’il est parfaitement possible d’inclure les brevets dans le processus de l’Open Science. Traditionnellement, les laboratoires de recherche nouent des partenariats avec des entreprises privées afin que celles-ci participent au financement de travaux avec, en contrepartie, un partage des résultats et des dépôts de brevets venant sécuriser les droits de propriété intellectuelle sur les inventions découvertes. Mais l’université d’Aarhus a mis en place une initiative, justement intitulée « Open Science », pour inverser ces rapports avec les partenaires privés et faire évoluer le sens de ces partenariats de recherche :

L’initiative de l’université d’Aarhus, intitulée Open Science, prévoit que ni l’université ou ni les entreprises impliquées dans les projets ne pourront breveter les découvertes effectuées au cours du processus de recherche et, à la fin, les résultats sont mis à la disposition de tous – même à d’autres entreprises – sur une plateforme sans restriction liée à la propriété industrielle.

[…]

Kim Daasbjerg, un professeur de chimie qui a lancé et dirigé l’initiative, a déclaré qu’au cours des 10 à 15 dernières années, les universités avaient pratiqué une politique de dépôt de brevets sur leurs découvertes et qu’elles étaient même encouragées à «obtenir autant de brevets que possible».

« Je ne pense pas que ce soit le rôle de l’université de faire cela », a-t-il déclaré. «Notre compétence, notre apport à la société, c’est la recherche fondamentale».

Jusqu’à présent, six grandes entreprises, dont Lego, ont mis de l’argent sur la table pour financer la recherche sur des matériaux intelligents, tandis que d’autres petites entreprises ont promis du temps et de l’expertise, a-t-il déclaré. Une vingtaine de chercheurs travaillent maintenant dans le cadre de la nouvelle plate-forme, dont six de l’Université d’Aalborg et trois de l’Université de Copenhague.

On peut se demander pourquoi des entreprises iraient collaborer à des projets de recherche et y consacrer des moyens si elles ne peuvent s’assurer en bout de course d’une exclusivité, au moins temporaire, sur les résultats obtenus. Mais ce changement d’approche fait écho à des évolutions dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans ce blog, aux termes desquelles on commence à voir des entreprises de premier plan, comme Tesla ou Toyota, choisir de renoncer aux brevets qu’elles avaient obtenus sur certaines technologies afin de les promouvoir et de les faire évoluer vers des standards. La « guerre des brevets« , qui a frappé des secteurs comme celui des smartphones et des tablettes, aura visiblement laissé des traces, et si des secteurs comme celui des voitures autonomes pourraient à présent connaître des embrasements similaires, d’autres industriels semblent commencer à percevoir les vertus d’une approche « Open ». C’est typiquement sur ce genre de stratégies que les universités pourraient s’appuyer pour développer des partenariats d’un nouveau genre avec les entreprises.

Il faut savoir que cette tendance des universités à déposer des brevets est en réalité relativement récente. Elle date des années 80 et ce sont les Etats-Unis qui ont initié le mouvement dans le cadre de la mise en place d’une « économie de la connaissance », avec de de fortes conséquences sur l’activité même de recherche comme l’explique ci-dessous Hervé le Crosnier :

Ce changement de l’état d’esprit de la recherche découle d’une loi de 1980, le Bayh-Dole Act qui a permis aux universités des États-Unis de déposer des brevets. Cela conduit ces dernières à créer des « services de valorisation » et à s’engager dans des stratégies de recherche à finalité directe. Étant donné le poids de la recherche en provenance des États-Unis, ce phénomène s’est étendu sur toute la planète. Et les chercheurs critiques, ou dont les travaux pouvaient mettre à mal certaines sources de revenus des universités, ont été marginalisés, à l’image d’Ignacio Chiapela, renvoyé de l’université de Berkeley en 2001 parce que ses travaux montraient l’existence de contamination OGM au Mexique, alors que l’université qui l’employait avait des contrats avec Syngenta, grande multinationale de l’agro-alimentaire technologique. La discussion scientifique elle-même pâtit de cet alignement des universités sur la recherche de revenus. La façon dont a été traité le chercheur Gilles-Éric Séralini, dont un article opposé aux OGM a été retiré d’une revue suite à la pression de Monsanto, et dont les travaux ont été dénigrés avec des arguments provenant des public-relations et non dans le cadre normal des controverses scientifiques, est un exemple récent de ce phénomène.

Les dépôts de brevets par les universités font partie intégrante de que l’on appelle la deuxième vague d’enclosure des Communs, celle qui a frappé la Connaissance selon les mots du juriste américain James Boyle, après que les terres aient été concernées à partir de la fin du XVIIIème siècle. La propriété intellectuelle, concept qui n’apparaît vraiment qu’après la Seconde guerre mondiale, s’est saisie peu à peu de la plupart des ressources produites par l’esprit humain et cette forme de « privatisation » n’a pas épargné les universités, qui sont même devenues un des rouages essentiels de ce système.

Le parallèle est d’ailleurs assez intéressant entre ce qui s’est passé pour les articles scientifiques et les dépôts de brevets par les instituts de recherche et les universités. On sait que pour les articles, un système d’accaparement s’est mis en place autour des revues scientifiques, propriétés de quelques grands éditeurs mondiaux, qui se font céder les droits d’auteur des chercheurs pour revendre ensuite aux universités l’accès aux résultats de la recherche. On est typiquement devant un processus de constitution d’une « fausse marchandise » au sens où l’entend l’économiste Karl Polanyi. C’est cette forme d’enclosure sur la connaissance que le mouvement de l’Open Access a entrepris de combattre en promouvant, selon diverses formules, la libre diffusion des écrits scientifiques sur Internet.

Pour les brevets, on est face à une logique similaire, dans la mesure où ce que l’on nomme de manière très ambiguë « valorisation des résultats de la recherche » aboutit en réalité à un transfert de propriété du public vers le privé. Mais l’analogie avec les articles scientifiques n’est pas parfaite. En effet, l’équilibre entre le privé et le public paraît à première vue plus équitable en ce qui concerne les inventions. Les brevets, par définition, sont en « Open Access », car on ne peut obtenir un tel titre de propriété intellectuelle auprès de l’INPI ou d’une autre institution habilitée qu’à la condition de révéler son invention pour permettre à tous d’en connaître la teneur. Le système des brevets a été mis en place pour lutter contre la pratique du secret en « récompensant » ceux qui acceptent de révéler leurs inventions par un monopole d’exploitation limité dans le temps (20 ans). Avec les inventions, on n’est donc pas confronté à ces paywalls derrière lesquels les éditeurs scientifiques mettent sous séquestre la connaissance, pour des durées beaucoup plus longues qui plus est (70 ans après la mort de l’auteur…). Par ailleurs si, dans l’immense majorité des cas, les chercheurs ne sont pas payés par les éditeurs pour la publication de leurs articles (c’est même l’inverse qui est en train peu à peu de se généraliser…), ce n’est pas le cas pour la réutilisation des brevets des universités par les entreprises qui font généralement l’objet d’accords de licence impliquant le versement de redevances.

On n’est dans pas complètement confronté au même scandale aberrant que pour les articles scientifiques, pour lesquels le public paye deux fois : une première fois à l’origine avec le salaire des chercheurs publics pour la production des articles et une seconde fois pour acheter le droit d’y accéder auprès des éditeurs privés. Avec les brevets, il y a bien un flux d’argent en provenance du privé vers le secteur public. Mais en réalité, le problème est ailleurs et l’effet d’enclosure provient essentiellement de la sous-utilisation des ressources qui survient à cause de l’application systématique de droits exclusifs. C’est ce qu’expliquent bien les promoteurs du projet danois cité plus haut, qui critiquent la rationalité économique du dépôt de brevets par les universités :

Une analyse des bureaux de transfert de technologie dans les universités américaines réalisée par le cabinet Brookings en 2013 a conclu que, malgré une augmentation spectaculaire du nombre de ces bureaux depuis la fin des années 1980, les 10 pour cent les plus élevés ont pris environ les trois quarts du revenu. Sur 155 bureaux, 130 fonctionnaient à perte. Le professeur Daasbjerg estiment que les brevets constituent souvent de «mauvaises affaires».

Adam Stoten, directeur général d’Oxford University Innovation, qui aide les universitaires possédant des brevets à gérer les questions de propriété intellectuelle, reconnaît que «de nombreux bureaux de transfert de technologie ne sont pas rentables».

Les droits exclusifs liés aux brevets sont donc rarement profitables pour les universités et ceux qui verraient là un moyen de réaliser le fantasme des fameuses « ressources propres » des universités risquent une cruelle déception. Néanmoins, les brevets, même improductifs sur le plan économique, jouent comme une barrière à la réutilisation des inventions qu’ils « protègent », en raison des coûts de transaction à régler pour avoir accès aux ressources. Du coup, une proportion élevée des brevets déposés par les universités ne sont tout simplement jamais réutilisés et l’on aboutit à ce que Michael Heller a appelé une « tragédie des anti-Communs », c’est-à-dire une situation sous-efficace du point de vue économique où une ressource ne peut trouver son utilité du fait de l’accumulation de droits dont elle fait l’objet.

L’initiative de l’université d’Aarhus montre néanmoins qu’il n’y a pas de fatalité et qu’il est possible de concevoir des dispositifs, finalement très proches des archives ouvertes, pour renverser le sens des relations entre la recherche et le monde de l’entreprise. On notera que cela passe par la mise en place de nouveaux systèmes de conventions, qui au lieu de mettre systématiquement en avant « la propriété des résultats de recherche » prévoient au contraire qu’aucun partenaire ne cherchera à se les approprier pour qu’ils puissent faire l’objet d’une libre diffusion et réutilisation. C’est la condition pour que les traditionnels partenariats Public-Privé deviennent ce que l’on appelle des partenariats Public-Privé-Communs.

Là où le projet danois est également intéressant, c’est qu’il pointe un autre des travers du système actuel : si les chercheurs déposent des brevets, bien que cela soit coûteux et alors même qu’ils savent très bien que dans la majorité des cas aucune licence ne sera ensuite signée, c’est parce que les brevets ont été détournés de leur fonction initiale pour devenir des systèmes de publication des résultats de la recherche, ainsi qu’un moyen d’évaluer les projets. Les chercheurs mettent dans leur CV les brevets déposés, au même titre que leurs publications d’articles, comme autant de « marqueurs » qui serviront ensuite aux agences d’évaluation.

Toute la difficulté pour l’Open Science est d’arriver à découpler le processus de publication de celui de l’attribution de droits exclusifs. Il faut que la publication d’écrits en Open Access, de logiciels en Open Source, de jeux de données en Open Data, et donc aussi d’inventions sans dépôt de brevet, puissent « compter » dans l’évaluation des chercheurs, sans quoi la Science ouverte a peu de chances de dépasser un petit cercle de convaincus.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques

Et si on libérait (vraiment) les licences libres de la propriété intellectuelle ?

samedi 5 août 2017 à 12:35

Avertissement : Ce qui va suivre est hautement expérimental, et en partie spéculatif, mais l’idée me paraissait valoir la peine d’être développée.

Image par Christopher Dombres. CC0/Domaine public. Source : Flickr.

Cette semaine, on a appris qu’une cour de justice américaine avait reconnu la valeur contractuelle de la licence GNU-GPL, alors que celle-ci a déjà presque 30 années d’existence, et n’a pas attendu cette consécration jurisprudentielle pour produire des effets réels. Le site TechoLlama se réjouit de cette décision, dans la mesure où elle apporte de solides arguments au débat juridique sur la validité des licences libres :

Nous continuons, décision après décision, à avoir l’assurance que les licences Open Source sont bien valides ; non seulement cela, mais nous avons maintenant l’assurance qu’elles constituent bien des contrats au sens propre du terme. Il n’y a pas si longtemps, je devais encore me défendre lors d’une conférence contre les allégations d’avocats qui affirmaient que les licences de logiciels libres n’ont pas de valeur juridique.

C’est assurément une bonne nouvelle de voir le système juridique reconnaître le principe même des licences libres et l’admettre en son sein, car cela autorise notamment à aller en revendiquer l’application en justice lorsqu’elles ne sont pas respectées. C’est particulièrement important pour la clause de copyleft (Share Alike – Partage à l’Identique) que l’on retrouve dans la licence GNU-GPL, qui protège les logiciels libres des tentatives de réappropriation exclusive et garantit leur caractère de biens communs.

Il faut à cette occasion rappeler que les licences libres ne constituent pas des « alternatives » au droit d’auteur, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre. Elles sont au contraire pour les titulaires d’un droit d’auteur une manière légitime d’exercer leurs prérogatives, étant entendu que le droit d’auteur constitue tout autant une faculté d’autoriser que d’interdire. Depuis 2006, le Code de Propriété Intellectuelle français, même s’il ne contient aucune allusion explicite aux licences libres, reconnaît de son côté la possibilité pour les auteurs de mettre gratuitement leurs oeuvres à la disposition du public :

L’auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues.

Tout ceci est fort bien et vaut tout autant pour la licence GNU-GPL que pour toutes les licences libres ou de libre diffusion, comme les Creative Commons, qui se sont appuyées sur le droit d’auteur pour trouver un fondement dans le système juridique général. C’est en cela que l’on compare souvent le geste initial de Richard Stallman à un « hack juridique » par lequel il est parvenu à renverser le copyright en copyleft, sans avoir pour cela à passer par une réforme législative. De la même manière, les Creative Commons ont été imaginés par le juriste Lawrence Lessig pour donner aux auteurs eux-mêmes la possibilité de faire fonctionner autrement le droit d’auteur, dans un contexte où il tendait à se verrouiller de plus en plus au niveau législatif (vote en 1998 du Mickey Mouse Act, notamment).

Les licences libres sont donc nées sous la forme d’une véritable « inception » du copyleft au sein même du droit d’auteur, en vertu d’une tactique qui s’apparente à celle du Cheval de Troie ou de la prise de judo (s’appuyer sur la force de l’adversaire pour le maîtriser). C’est finalement ce qui leur donne leur force, mais aussi paradoxalement, une certaine forme de fragilité, car ces instruments restent en réalité dépendants du système juridique auquel elles empruntent leur validité. La juriste Séverine Dusollier avait déjà pointé en 2006 cette contradiction dans un intéressant article intitulé « Les licences Creative Commons : les outils du maître à l’assaut de la maison du maître« . Le titre s’inspire d’une phrase prononcée lors d’un discours en 1979 par l’écrivaine féministe Audre Lordre :

Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.

La question se pose en effet à propos des licences libres, dans la mesure où elles ne représentent pas un instrument de contestation, en lui-même, du droit d’auteur. Cela ne constituerait en soi pas un problème, si le droit d’auteur n’avait pas fini par être subsumé par le système sous le concept juridique de « propriété intellectuelle« , autrement plus nocif et vilipendé d’ailleurs par Richard Stallman. C’est en effet une question philosophique majeure de savoir si l’on peut appliquer le concept même de propriété aux créations de l’esprit (oeuvres, inventions, marques, etc.) qui constituent des objets immatériels, par définition non-rivaux. Stallman considère que le concept de propriété intellectuelle n’est qu’un « séduisant mirage », rapprochant artificiellement les champs pourtant très différents de la propriété littéraire et artistique et de la propriété industrielle. A ce titre, il condamne radicalement le terme de « propriété intellectuelle », pure construction idéologique à ses yeux, au point de recommander de ne jamais l’employer :

toute opinion à propos de « la question de la propriété intellectuelle », et toute généralisation faite à propos de cette soi-disant catégorie, est presque sûrement absurde. Si vous pensez que toutes ces lois ne sont qu’un même sujet, vous aurez tendance à choisir vos opinions à partir d’une sélection de généralisations abusives, dont aucune n’a la moindre valeur.

[…] Si vous voulez réfléchir clairement aux problèmes soulevés par les brevets, les copyrights, les marques déposées ou diverses autres lois, la première étape est d’oublier l’idée de les mettre toutes dans le même sac, de les traiter comme des sujets séparés. La deuxième étape est de rejeter les perspectives étriquées et l’image simpliste véhiculées par l’expression « propriété intellectuelle ».

Le problème, c’est que si ce débat philosophique à propos de la propriété intellectuelle reste ouvert, il est déjà tranché depuis un bon moment par la jurisprudence qui, aussi bien au niveau français qu’européen, a explicitement raccroché le droit d’auteur, le droit des brevets et le droit des marques au fondement du droit de propriété. On vient d’ailleurs encore d’en avoir une nouvelle confirmation cette semaine avec une décision du Conseil Constitutionnel rendue à propos du statut des webradios dans laquelle il affirme que les droits des producteurs et des interprètes (droits voisins) constituent bien une forme de propriété. Donc même si l’on critique la pertinence du concept de « propriété intellectuelle » (ce qui est mon cas), on est aujourd’hui contraint de reconnaître que le droit positif lui a accordé une réalité. Ce qui fait par ricochet que les licences libres elle-mêmes ne sont désormais plus qu’une émanation indirecte de cette même propriété intellectuelle. Comme je le dis parfois, le droit se moque éperdument de ce que nous pensons de lui : il possède sa propre objectivité qui s’impose à nous et cela vaut (hélas) à présent pour l’existence du concept de propriété intellectuelle. Dura Lex, Sed Lex…

A titre personnel, c’est ce genre de considérations qui m’avaient fait adopter la licence CC0 (Creative Commons Zero) pour les écrits que je publie sur ce blog. Alors que j’avais commencé par utiliser la licence CC-BY, j’ai voulu en changer en 2013 parce que je me suis rendu compte que je ne voulais pas simplement « renverser » le droit d’auteur, mais en sortir complètement. J’avais alors appelé ce geste « Copy-Out » par opposition au « Copyleft » et le choix de la licence CC0 m’avait alors paru cohérent pour manifester mon intention de verser directement mes oeuvres dans le domaine public, sans laisser aucune trace de droit d’auteur :

Pour moi, l’intérêt principal, c’est de sortir en dehors du cadre du droit d’auteur. Avec les licences libres, on passe de la logique du copyright à celle du copyleft, mais on reste encore dans le système du droit d’auteur. Les licences libres ne sont pas une négation du droit d’auteur, mais une autre manière de le faire fonctionner. Avec la licence CC0, on n’est plus dans le copyright, ni même dans le copyleft, mais littéralement dans le copy-out. On décide sciemment que son œuvre n’est plus saisie par le droit d’auteur et ne doit plus être comprise à travers ce filtre. Je ne prétends pas que cette voie doive être suivie par tous les auteurs. Mais au stade où j’en suis, c’est cohérent avec ma démarche.

Sauf qu’en réalité, la licence CC0 ne permet pas réellement d’accomplir cette volonté, car le système juridique (français) ne reconnaît, sans doute, pas aux auteurs la possibilité de renoncer valablement à leur droit moral. Mais plus profondément, la CC0, en dépit de son caractère radical, reste encore une licence de droit d’auteur, qui ne permet à l’auteur d’en sortir qu’en y renonçant (ce qui suppose donc d’abord d’y être entré…). On reste finalement dans la même logique « d’utiliser les outils du maître pour détruire la maison du maître« , d’où d’ailleurs les limites rencontrées à propos du renoncement au droit moral.

Or il arrivera peut-être un moment où « rester dans la maison du maître » risque de devenir dangereux, voir intenable, pour les licences libres. On voit en effet de plus en plus d’évolutions législatives aberrantes qui tendent à « écraser » les licences libres, en « forçant » les auteurs à maintenir leurs oeuvres dans le système classique contre leur volonté. C’est ce qui se passe par exemple en matière de sonorisation des lieux ouverts au public, qui sont soumis à une redevance perçue par la SPRE, même en ce qui concerne les oeuvres sous licence libre pour lesquelles les auteurs ont pourtant autorisé l’usage gratuit. Le risque existe aussi à présent en matière de photographies, suite au vote l’an dernier de la « taxe Google Images » qui pourrait forcer l’entrée en gestion collective des photos sous licence libre pour contraindre les moteurs de recherche à payer pour leur usage. Et des menaces plus redoutables encore se profilent à l’horizon, avec la discussion qui a lieu en ce moment au niveau du Parlement européen autour un « droit inaliénable à la rémunération » susceptible de provoquer un véritable désastre pour la Culture libre.

La question n’est donc pas simplement philosophique, car elle touche en réalité aux limites de la stratégie du « Cheval de Troie » qui a été employée jusqu’à présent par les fondateurs des licences libres. Si le système réagit en secrétant des « anticorps juridiques » neutralisant la portée effective des licences libres en prenant le pas sur la volonté des auteurs, alors la « maison du maître » finira par l’emporter et le hack juridique initial de Stallman sera devenu inutile. C’est pourquoi il importe à mon sens aujourd’hui de réfléchir à la façon d’aller plus loin, en coupant une bonne fois pour toutes le cordon ombilical qui raccroche les licences libres à la propriété intellectuelle.

Jusqu’à une date récente, je pensais qu’une telle entreprise était vouée à l’échec, car je ne voyais pas comment trouver un autre fondement juridique auquel raccrocher les licences libres. Mais une proposition récente de licence Open Source applicable aux semences a montré qu’en réalité, on pouvait raisonner outside the box (voir le billet que j’ai écrit à ce sujet sur S.I.Lex). Le domaine des semences soulève des questions particulières, dans la mesure où le droit d’auteur n’est pas applicable à ce type d’objets, qui ne sont pas considérées comme des « oeuvres de l’esprit ». Les droits que l’on peut revendiquer sur des semences relèvent de la propriété industrielle (Certificats d’Obtention Végétale, brevets) et le dispositif est conçu de telle sorte qu’il est devenu très difficile pour les personnes qui voudraient mettre en partage des semences d’obtenir de tels titres de propriété. Le système s’est donc « protégé » en amont du hack que pourrait constituer le Copyleft appliqué aux semences, en le rendant quasiment « inconstructible » tant qu’on reste sur le terrain des droits de propriété intellectuelle. Mais les initiateurs du projet Open Source Seeds ont essayé de trouver une parade en se raccrochant à une convention internationale – le Protocole de Nagoya – qui reconnaît des droits sur les ressources génétiques au bénéfice de populations sans les relier au concept de propriété intellectuelle :

Le Protocole permet au détenteur souverain des droits sur une ressource génétique de définir les conditions de son utilisation à travers un accord préalable et sur la base de clauses définies par contrat. La perpétuation de ces règles est garantie par la documentation obligatoire accompagnant l’usage de ces ressources. En Europe de l’Ouest, le détenteur souverain des droits est généralement le détenteur de la ressource elle-même. Celui-ci est tout d’abord le sélectionneur à l’issue du processus de sélection végétale. A travers la possibilité ouverte par le Protocole de Nagoya qui permet au détenteur des droits sur la ressource génétique de définir ses conditions d’usage, la Licence Semence Libre peut être mise en œuvre. En cela, le protocole de Nagoya est un puissant levier dans la mise en place de la licence.

Si, en pratique, il n’est pas certain que cette nouvelle licence règle à elle seule tous les problèmes auxquels se heurtent les promoteurs des semences libres, elle repose néanmoins sur une intuition géniale et c’est la première fois, en tous cas, qu’une licence libre ne cherche plus à trouver appui sur la propriété intellectuelle.

On peut à présent se poser la question de savoir si la démarche est susceptible d’être élargie à d’autres objets que les semences, et notamment aux oeuvres de l’esprit relevant du champ du droit d’auteur. Si l’on adopte la même tactique, il faut se demander s’il existe des textes internationaux auxquels se raccrocher, susceptibles de conférer des droits sur des créations culturelles, indépendants de la propriété intellectuelle ? Or la réponse est oui : plusieurs traités internationaux, et notamment la Convention de l’UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, ont en effet consacré la notion de « droits culturels », qui pourrait être ici utilement mobilisée.

On trouve en effet dans le texte de l’UNESCO, vierge de toute allusion à la propriété intellectuelle, plusieurs passages intéressants :

[…] la diversité des expressions culturelles, y compris des expressions culturelles traditionnelles, est un facteur important qui permet aux individus et aux peuples d’exprimer et de partager avec d’autres leurs idées et leurs valeurs.

[…] Dans le cadre de ses politiques et mesures culturelles […], chaque Partie peut adopter des mesures destinées à protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire.

Ces mesures peuvent inclure :

[…] les mesures qui visent à encourager les organismes à but non lucratif, ainsi que les institutions publiques et privées, les artistes et les autres professionnels de la culture, à développer et promouvoir le libre échange et la libre circulation des idées et des expressions culturelles ainsi que des activités, biens et services culturels, et à stimuler la création et l’esprit d’entreprise dans leurs activités.

Le dernier paragraphe me paraît très pertinent, car on pourrait l’utiliser pour créer une licence libre assise sur les droits culturels, et non sur la propriété intellectuelle, destinée à promouvoir « le libre échange et la libre circulation des idées et des expressions culturelles« . D’après la convention, un État a manifestement la faculté de mettre en place un tel instrument dans le but de favoriser la diversité culturelle. D’autres textes peuvent également être cités, qui sont venus préciser le contenu des droits culturels, comme la déclaration de Fribourg adoptée en 2007. Elle compte parmi les droits culturels celui d’accès et de participation à la vie culturelle impliquant :

la liberté de développer et de partager des connaissances, des expressions culturelles, de conduire des recherches et de participer aux différentes formes de création ainsi qu’à leurs bienfaits.

Rappelons aussi que les droits culturels ont aussi connu une première reconnaissance en France avec l’article 28 de la loi NOTRe et l’article 3 de la loi sur la liberté de création :

L’État, à travers ses services centraux et déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que leurs établissements publics définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels énoncés par la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique.

Les débats restent vifs et complexes pour savoir quelle est la portée exacte de cette insertion des droits culturels dans la loi française, mais pourquoi ne pas considérer que l’État serait tenu à ce titre de reconnaître la validité d’une licence libre assise sur les droits culturels et non sur la propriété intellectuelle ? L’entreprise me paraît dans tous les cas valoir la peine d’être tentée.

Cela nous permettrait de disposer, non plus seulement de licences libres, mais de licences vraiment « libérées » pour reconstruire autour des droits culturels sa propre maison à la Culture libre.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: copyleft, Creative Commons, droits culturels, GNU-GPL, licences libres, Richard Stallman

Valérian et le cycle des 1000 réincarnations

dimanche 30 juillet 2017 à 23:19

La semaine dernière est sorti en salle Valérian et la cité des 1000 planètes, film réalisé par Luc Besson. Le long-métrage est une adaptation de la bande dessinée Valérian et Laureline, par Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, qui compte parmi les classiques ayant posé les jalons de la science-fiction dès les années 60. Avec 200 millions d’euros,  le film a rassemblé le plus gros budget français de tous les temps et les attentes qu’il suscitait étaient à la hauteur de cette démesure. Les critiques sont pour l’instant très mitigées, pour ne pas dire assassines (voir par exemple ci-dessous celle de l’excellent YouTubeur INTHEPANDA, précédée par une introduction qui résume bien le contexte de production du film).

Ce n’est pas tellement le film de Besson qui m’intéresse, mais plutôt les circulations complexes d’influences qui existent entre l’univers de la BD originale, Valérian et Laureline, et le cinéma de Science Fiction. Avec la sortie du film, de nombreux articles ont refait surface qui insistent sur les nombreux emprunts que George Lucas, par exemple, a effectué à l’univers de Valérian pour élaborer celui de Star Wars. Les choses sont même allées plus loin, vu que Jean-Claude Mézières a écrit deux fois à Lucas pour l’interpeller sur des similitudes qu’il trouvait un peu trop marquées à son goût. George Lucas ne répondit jamais, mais on trouve facilement sur Internet des comparatifs qui pointent des ressemblances flagrantes. La forme du Faucon Millenium, la cryogénisation dans un bloc de carbonite de Han Solo, le bikini métallique de la princesse Leia dans Le Retour du Jedi : tous ces éléments iconiques (et un certain nombre d’autres…) figuraient déjà avec près d’une décennie d’avance dans les albums de Valérian et Laureline. Certains témoignages attestent par ailleurs que George avait eu accès aux Etats-Unis à ces bandes dessinées, ainsi qu’à celles d’auteurs français comme Moebius ou Druillet, à qui il emprunta aussi des éléments pour Star Wars.

De son côté, Luc Besson entretient également une longue histoire avec Valérian, titre qu’il a lu dans son enfance et qu’il souhaitait adapter au cinéma depuis des années. Il avait d’ailleurs déjà collaboré avec Jean-Claude Mézières sur le Cinquième élément qui s’inspire assez indirectement de Valérian dans son esthétique. Besson aurait sollicité le dessinateur en lui disant que les américains l’avaient assez pillé et qu’il était temps qu’un film français lui rende hommage.

Jean Giraud/Moebius a aussi travaillé sur le Cinquième élément, mais il a rompu sa collaboration avec Besson après s’être brouillé avec lui. Il finit même par lui intenter un procès pour plagiat, en l’accusant d’avoir repris des éléments essentiels de l’Incal, une autre série culte de bande dessinée qu’il élabora avec Alejandro Jodorowsky. Malgré des similitudes assez flagrantes, la justice n’a pas reconnu de contrefaçon dans ces emprunts, mais la carrière de Luc Besson est émaillée de plus d’une dizaine de procès pour plagiat et, à vrai dire, quasiment tous ses films ont attiré ce genre de critiques : du Grand Bleu à Taxi, en passant par Léon et Jeanne d’Arc. C’est comme si, à chaque fois, Besson écrivait ses films en flirtant constamment sur le fil qui sépare le plagiat répréhensible des emprunts légitimes au « fond commun » du cinéma de genre. L’an dernier, la société de production de Besson a cependant fini par être lourdement condamnée pour contrefaçon, à propos du film Lock Out, dont les similitudes avec le classique New York 1997 de John Carpenter étaient trop fortes (voir l’analyse de cette affaire par le juriste Lex Tutor sur YouTube, qui explique avec brio la différence juridique entre le plagiat et la contrefaçon).

Comme je l’ai dit en introduction, les critiques sont pour l’instant sévères à propos de Valérian et la cité des 1000 planètes. Si la dimension visuelle et les prouesses techniques du film sont saluées, on reproche à Besson la fadeur du scénario, l’inconsistance des personnages et, encore une fois… des emprunts très appuyés à des oeuvres antérieures. Certaines critiques américaines sont à ce titre intéressantes à lire, car elles relèvent que le Valérian de Besson comporte de nombreuses similitudes avec les films… de la prélogie Star Wars, notamment le premier épisode (La menace fantôme). L’intrigue politique, les passages sous-marins sur la planète Naboo, l’environnement urbain de Coruscant : tout ceci aurait été décalqué dans Valérian avec trop de servilité. Mais on arrive à un étrange paradoxe, car comment savoir à présent si c’est Besson qui s’est un peu trop inspiré de Lucas, ou si ces ressemblances avaient été auparavant importées par Lucas dans la prélogie à partir de la bande dessinée originale ? Les emprunts entre les deux univers se superposent au point de former un conglomérat inextricable où il devient difficile de discerner les inspirations des innovations…

Sur Numerama, Corentin Durand va plus loin et parle de Valérian, comme d’un « film-palimpseste », mais pas dans un sens élogieux, comme on a pu parfois le dire par exemple des productions de Quentin Tarentino. A force de chipper à droite à gauche à toutes les sources de la SF, Besson aurait transformé son film en un patchwork indigeste sans substance propre :

Avec Besson, les clins d’œil et citations ne sont jamais loin du réchauffé raté. Ainsi, en deux heures, le bestiaire, les tentatives de personnages, les vaisseaux, les mondes, les courses-poursuites, vous rappelleront trente ans de SF compilés ici, sous le sceau baroque d’un quinqua régressif et qui picore visiblement dans un corpus populaire.

[…] si vous avez plus de quinze ans et un peu de respect pour le genre ici insulté, vous pouvez regarder le dernier Star Trek, la prélogie Star Wars — pour retrouver le Coruscant décalqué dans Valérian Avatar et les Gardiens de la Galaxie : les meilleures idées chipées par Luc Besson s’y trouvent dans leur forme originelle.

L’accusation larvée de plagiat va donc encore une fois coller à la peau de Luc Besson, ce qui est a priori surprenant vu qu’il s’attaquait cette fois à l’adaptation d’une oeuvre originale. Mais il suffit à vrai dire de regarder l’affiche du film pour se rendre compte que le clin d’oeil à Star Wars est tout sauf subtil...

On mesure ainsi le gouffre qui sépare Luc Besson et George Lucas dans leur capacité à digérer leurs influences pour produire une synthèse créative. Pour élaborer Star Wars, George Lucas s’est en effet comporté comme une véritable « éponge » en absorbant de très nombreuses inspirations, qui sont souvent explicitement « citées » dans les films de la première trilogie. Lucas a avoué certaines de ses sources comme Flash Gordon ou les films de samouraïs du japonais Akira Kurosawa (La forteresse cachée notamment, d’où il aurait tiré l’idée du couple R2D2 et C3PO). Mais les inspirations « inavouées », à l’image de la BD Valérian et Laureline, sont encore plus nombreuses dans Star Wars. C’est ce qui explique que George Lucas figure en bonne place dans le documentaire Everything Is A Remix de Kirby Ferguson sorti en 2010. Le propos de cette série est de montrer que la création est rarement « originale » et qu’elle procède le plus souvent par réutilisation de contenus préexistants. Pour Star Wars, analysé dans le premier volet (voir ci-dessous à partir de 9.20 mn), Kirby Fergusson identifie de nombreuses scènes qui constituent des décalques presque à l’identique de plusieurs films antérieurs, qu’il s’agisse de westerns, de films de guerre ou de science-fiction.

Le génie de George Lucas donc n’a pas consisté à faire sortir Star Wars tout armé de son esprit, mais à sublimer ces différents emprunts et références pour les fondre en un tout qui dépasse de très loin la somme de ses parties. Et c’est au contraire exactement ce que Besson n’a pas réussi à faire avec son Valérian, qui s’effondre littéralement sous le poids de ses inspirations.

Il faut d’ailleurs noter que ce phénomène de « panne créative » n’affecte pas uniquement Luc Besson, mais concerne aujourd’hui beaucoup plus largement l’industrie du cinéma. Les blockbusters, notamment dans le domaine de la science-fiction, semblent avoir de plus en plus de mal à se dégager des productions antérieures pour proposer quelque chose nouveau aux spectateurs. C’est la conclusion à laquelle arrive Kirby Fergusson dans le dernier volet de sa série Everything Is A Remix, consacré à l’épisode VII de Star Wars (Le Réveil de la Force). Par peur de prendre trop de risques et de décevoir les fans de la saga, Disney a fait de ce film une sorte de remix de l’épisode IV de 1976 (Un nouvel espoir), aussi bien dans sa structure générale que dans certaines de ses scènes, reproduites presque à l’identique (voir ci-dessous).

Il en résulte une sensation dérangeante de ressassement et Kirby Fergusson conclut en faisant remarquer que s’il existe des remix créatifs, il en est d’autres qui restent stériles et dérapent dans la « cannibalisation » d’oeuvres préexistantes. On pourrait presque faire à ce sujet une analogie avec les préceptes du bouddhisme. Cette religion professe que pour atteindre la félicité du Nirvana, l’âme doit parvenir à se libérer du Saṃsāra, le cycle perpétuel des réincarnations. De la même manière, l’âme de la création a aussi besoin d’arriver à se libérer du cycle des remix pour apporter quelque chose de nouveau, sans quoi l’exercice reste vain.

Samsara, le cycle des réincarnations dans la religion bouddhique. (Domaine public. Source : Wikimedia Commons).

J’ai très souvent défendu sur ce blog le Remix, le Mashup et les autres formes d’usages transformatifs, qui sont essentielles à mes yeux pour la dynamique même de la création. La légitimité de ces pratiques nécessite selon moi une réforme en profondeur des règles du droit d’auteur, pour faire cesser la prohibition qui pèse actuellement sur elles. Mais il importe également de rester vigilants, car les industries culturelles ont bien compris que le Remix, à mesure où il sort de sa niche pour devenir plus populaire, pouvait aussi constituer un filon juteux. En un sens, cet « hommage » rendu par les industries culturelles pourrait constituer une bonne nouvelle, dans la mesure où les pratiques transformatives s’en trouveraient reconnues. Mais une boursouflure à 200 millions d’euros comme Valérian montre surtout à quel point cette logique industrielle peut dévitaliser le Remix et lui enlever son potentiel créatif.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les pratiques amateurs constituent encore aujourd’hui le terreau le plus fécond pour la pratique du Remix. Ne disposant pas des millions de dollars et des moyens techniques délirants des industries culturelles, ceux qui écrivent des fanfictions ou tournent des fanfilms sont obligés de mettre dans leurs histoires ce qui fait tant défaut au film de Luc Besson : un vrai scénario, de vrais personnages et un vrai respect pour les univers auxquels ils empruntent. J’ai noté à ce sujet dans un article du Hollywood Reporter ce passage ironique où un journaliste espère que les fans s’empareront du Valérian de Besson pour l’améliorer

Il y aura certainement un jour une édition fan-cutée de Valerian qui circulera sur Internet et sera projetée sur les campus des universités comme l’un des meilleurs et des plus colorés films de science-fiction jamais réalisés, mais en attendant, le film n’a pas ce qui faisait que Star Wars arrivait à surmonter ses lacunes.

Avis aux amateurs ? ;-)


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: contrefaçon, Luc Besson, plagiat, remix, star wars, usages transformatifs, Valérian