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La licence est dans le pré ? Intérêt et limites des licences libres appliquées aux semences

samedi 26 avril 2014 à 15:30

La semaine dernière, Numerama a consacré un article à des "graines open source" produites dans le cadre du projet américain Open Source Seeds Initiative, lié à l’Université du Wisconsin. 22 variétés végétales de plantes et de légumes produites par des sélectionneurs participants à l’initiative ont été placées sous une licence libre, inspirée de celles que l’on trouve dans le monde du logiciel libre, afin de garantir leur libre réutilisation. La démarche peut paraître au premier abord incongrue , mais elle ne l’est pas dans la mesure où les variétés végétales peuvent faire l’objet de droits de propriété intellectuelle, sous la forme de brevets aux États-Unis ou de Certificats d’Obtention Végétale en Europe (COV). Cette forme d’appropriation du vivant par la propriété d’intellectuelle est au coeur d’intenses débats, car elle a favorisé l’émergence de géants industriels de la production de semences comme Monsanto, tandis qu’elle restreint les droits dont disposent les agriculteurs à échanger, réutiliser d’une année sur l’autre, améliorer ou revendre les graines issues de leurs propres productions.

Vectored Vegetables. Par Nancy, Regan. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Vectored Vegetables. Par Nancy, Regan. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Il existe donc bel et bien des semences "propriétaires", à l’image de certains logiciels, d’où l’idée d’employer les mêmes armes pour retourner cette logique d’appropriation, à savoir des licences s’appuyant sur la faculté d’autoriser liée aux droits de propriété intellectuelle pour organiser le partage de la ressource et la garantie des libertés.

J’avais déjà consacré l’an dernier un billet à une autre initiative de ce type qui avait essayé de proposer une "Open Source Seeds Licence", intéressante sur le fond et très inspirée des Creative Commons, mais soulevant aussi des questions épineuses de mise en oeuvre. La nouvelle licence proposée par l’Open Source Seeds Initiative (OSSI) est différente dans son fonctionnement et les deux modèles sont intéressants à comparer. Les deux projets avaient pour but de mettre en place une sorte de "copyleft vert" et l’OSSI y parvient en créant un "domaine public viral", assez inédit dans l’univers des licences libres.

Néanmoins, cette démarche n’est pas sans susciter des débats au sein même de ceux qui luttent pour la liberté des semences. Pour comprendre ces questionnements, je vous recommande de lire cet article de recherche écrit par Jack Kloppenbourg, l’un des porteurs de l’Open Source Seeds Initiative, paru en janvier dans The Journal of Peasant Studies : "Re-purposing the master’s tools : the open source seed initiative and the struggle for seed sovereigty" (pdf). Utiliser des licences libres revient en effet à admettre que le droit puisse saisir une ressource comme les semences. Or pour de nombreux acteurs, c’est le principe même de la soumission du vivant à cette logique juridique qui doit être rejeté et les licences libres ne constitueraient pas une solution adéquate pour en sortir. On retrouve ici d’ailleurs des questionnements qui existent aussi dans la Culture libre, où certains acteurs comme la dessinatrice Nina Paley, en sont eux aussi venus à rejeter la logique des licences.

Il s’agit en réalité d’un débat plus général traversant toute la pensée autour des biens communs. Faut-il laisser les ressources partagées dans le domaine public, sans aucune restriction juridique à leur réutilisation ou doit-on au contraire mettre en place des mécanismes de protection, ancrés dans le droit, pour empêcher l’apparition de phénomènes d’enclosure et le retour de la logique propriétaire ? Pour les semences, la question du domaine public existe aussi : de nombreuses variétés traditionnelles de plantes n’ont jamais été ou ne sont plus protégées par des droits de propriété intellectuelle. Et il suffit que les obtenteurs de nouvelles variétés ne déposent pas de titres de propriété sur leurs productions pour qu’elles restent dans ce domaine public. Dès lors pour aboutir à des semences "libres", vaut-il mieux les laisser dans le domaine public ou les protéger par des mécanismes de "copyleft" (partage à l’identique) à l’image de ce que l’on retrouve dans le logiciel libre ?

Infographie sur le domaine public des semences par Imagidroit.

Infographie sur le domaine public des semences par Imagidroit.

Dans son article, Jack Kloppenbourg discute de ces questions et estime que des licences adaptées aux semences constituent une piste à explorer pour arriver à retrouver une "souveraineté sur les semences", qui ne serait pas garantie pour les cultivateurs uniquement par le domaine public. Mais la licence qu’il propose garde quand même pour objectif de rester aussi proche que possible du domaine public, pour n’ajouter que ce qui est nécessaire à la préservation des libertés.

L’ Open Source Seeds Pledge : un "domaine public viral" pour les semences ?

L’outil proposé par l’OSSI n’est en réalité pas vraiment une "licence" au sens propre, mais il constitue plutôt un "engagement" ou une "déclaration" ("Pledge" en anglais). On n’est pas véritablement comme avec la GNU-GPL ou les Creative Commons devant un contrat liant deux parties, mais plutôt devant un engagement public pris par le ré-utilisateur de la ressource vis-à-vis de tous. Ce mécanisme se présente sous la forme d’un texte figurant sur les paquets de graines distribués par l’OSSI, dont l’utilisateur est réputé accepter automatiquement les termes en l’ouvrant. Guillaume Champeau sur Numerama a traduit en français cet Open Source Seeds Pledge et je reproduis ci-dessous sa traduction :

Cet engagement Open Source Seed vise à garantir votre liberté à utiliser les graines contenues à l’intérieur de quelque manière que vous choisissez, et de s’assurer que ces libertés profitent à tous les utilisateurs ultérieurs.

En ouvrant ce paquet, vous vous engagez à ne pas restreindre l’utilisation par des tiers de ces graines et de leurs dérivés par des brevets, licences ou tout autre moyen. Vous vous engagez à ce que si vous transférez ces graines ou leurs dérivés, ils seront également accompagnés de cet engagement.

Formellement, on est en présence de ce que l’on appelle une "Shrink Wrap Licence", qui existe déjà par exemple dans le secteur des logiciels. Les utilisateurs ayant acheté une boîte contenant un CD sont réputés accepter les conditions d’utilisation fixées par le producteur du logiciel lorsqu’ils déchirent l’emballage plastique. Dans son article, Jack Kloppenbourg explique que c’est aussi ainsi que procède Monsanto avec ses sacs de semences OGM. Les agriculteurs sont réputés accepter à l’ouverture les termes d’une licence d’utilisation trouvant son fondement dans les brevets déposés par la firme sur ces graines génétiquement modifiées. Ici, le mécanisme est le même, mais le but est radicalement différent, puisqu’il s’agit de garantir des libertés et non d’en priver les cultivateurs.

Des paquets de graines de l’OSSI, avec le texte de la licence inscrit dessus.

Sur le fond, la personne qui ouvre ce paquet s’engage à ne jamais restreindre l’utilisation de ces semences libres en déposant un titre de propriété intellectuelle de quelque nature que ce soit sur cette variété ou sur des dérivés qu’elle pourrait produire. On est donc devant un engagement à respecter le domaine public et à ne pas porter atteinte à son intégrité par le biais de nouvelles enclosures. Ce n’est pas exactement la même chose que la clause de partage à l’identique (Share Alike) que l’on retrouve dans les licences "copyleft" et c’est ce qui me fait plutôt parler d’un "domaine public viral" que je n’avais jamais vu auparavant.

Pour les oeuvres de l’esprit, il existe en effet déjà une déclinaison des Creative Commons, appelée Creative Commons Zéro (CC0), permettant de renoncer à tous ses droits sur une création et de verser ainsi volontairement l’oeuvre dans le domaine public. Mais cet instrument ne lie que le créateur et pas le réutilisateur, qui peut tout à fait remettre un copyright sur une production dérivée qu’il aurait réalisée à partir de cette création. Avec l’Open Source Seeds Pledge, on est donc en présence d’une sorte de chaînon manquant entre la Creative Commons Zéro et la Creative Commons CC-BY-SA (Paternité-Partage à l’identique). L’Open Source Seeds Pledge est d’ailleurs peut-être mal nommée, car elle est beaucoup plus "Libre" qu’Open Source, vu qu’elle comporte un copyleft.

La précédente tentative que j’avais repérée de création une licence libre adaptée aux semences était beaucoup plus complexe que celle-ci et je trouve qu’elle avait trop tendance à "mimer" les conditions des licences Creative Commons (BY, NC, ND, SA), en les "plaquant" sur les semences. Elle était aussi plus restrictive, car elle appliquait une forme de ND (pas de modification), interprétée comme interdisant les modifications génétiques des variétés. Or les membres de l’OSSI ne sont pas opposés fondamentalement aux OGM et l’Open Source Seeds Pledge n’interdit donc pas en elle-même de modifier génétiquement les variétés ainsi libérées. C’est un autre débat fondamental agitant le champ des semences que l’on voit ici resurgir au niveau des licences.

Jack Kloppenbourg explique dans son article que ce modèle de "licence libre" constitue la première proposition de l’OSSI, mais qu’une partie de ses membres souhaitent aussi mettre en place une autre licence, comportant cette fois une clause non-commerciale (NC), afin que les sélectionneurs de variétés puissent imposer une redevance pour les usages commerciaux :

Une licence "payante" permettrait de collecter des redevances sur les semences, mais sans restreindre en aucune autre manière leur usage. Les personnes à qui serait transféré le matériel génétique par le producteur original par le biais de cette licence pourraient être contraints à payer des redevances pour la revente commerciale des semences, mais ils resteraient libres de cultiver les semences, de les reproduire, de les partager, de les revendre, de conduire des recherches à partir d’elles ou de produire de nouvelles variétés, et les cultivateurs seraient libres de conserver et de replanter d’une année sur l’autre les semences.

A noter que les semences sous Open Source Seeds Pledge peuvent tout à fait être vendues, en tant qu’objet matériel contenus dans les paquets, mais elles ne peuvent faire l’objet de redevances si elles sont ensuite revendues par un tiers. Avec la licence "payante" envisagées par l’OSSI, c’est bien cet usage commercial des semences qui serait soumis à redevance et l’on s’éloigne alors considérablement à la fois du domaine public et de la démarche des licences libres. Avec cette seconde licence qui est en cours de rédaction, Il sera plus difficile pour Kloppenbourg d’échapper à l’accusation d’utiliser les mêmes mécanismes que les semences "propriétaires".

Quelle efficacité pour ces licences au-delà du symbole ?

Il existe des doutes sur la validité juridique de ces "licences libres " appliquées aux semences et sur la possibilité de transposer  aux variétés végétales les mécanismes de mise en partage qui ont fonctionné pour les logiciels et ensuite pour toutes les oeuvres de l’esprit. Les porteurs du projet de la première licence que j’avais repérée se posaient des questions sur la validité de leur démarche au regard des règles particulières de fonctionnement des titres de propriété intellectuelle que l’on peut revendiquer sur des variétés végétales :

Il n’est pas certain que les conditions imposées par la licence puissent avoir une valeur juridique les rendant opposables. Il est possible qu’elles doivent être plutôt regardées comme un code de bonnes pratiques à respecter sur une base volontaire.

Les lois qui ont instauré un droit de propriété intellectuelle sur les semences sont très différentes de celles qui concernent les logiciels. Un des points essentiels à propos des droits de propriété intellectuelle sur les semences réside dans les critères de Distinction, Homogénéité et Stabilité (DHS) qui sont nécessaires pour pouvoir bénéficier de la protection. C’est de cette manière que ces droits fonctionnent partout dans le monde, parce qu’une variété doit être suffisamment stable pour pouvoir être reconnue comme une variété. Mais les variétés les plus intéressantes pour la biodiversité sont généralement trop instables pour respecter ces critères. Or c’est précisément leur "instabilité" qui leur permet de s’adapter aux différentes conditions de culture.

Les logiciels sont effet considérés comme des oeuvres de l’esprit, soumis au droit d’auteur, qui sont automatiquement protégés dès leur création sans formalité à accomplir. Cela fait que l’on peut facilement leur appliquer une licence libre pour "retourner" le copyright en copyleft. Pour les variétés végétales, c’est beaucoup plus compliqué, car pour être en mesure de retourner la propriété intellectuelle, encore faut-il déjà à la base être titulaire de ces droits. Et pour cela, il faut obtenir un Certificat d’Obtention Végétale (COV), en suivant une procédure et en satisfaisant à des critères précis qui ont été pensés avant tout pour les variétés produites par les industriels de la semence. Il semblait donc exister une sorte d’aporie logique qui rendait quasiment impossible l’application de la logique des licences libres dans le champ des semences.

Procédure à suivre pour inscrite les variétés au catalogue officiel français (source : GNIS)

Mais l’Open Source Seeds Pledge me semble contourner cette difficulté. Son fondement ne se trouve pas dans un titre de propriété intellectuelle que le producteur de la variété viendrait imposer au ré-utilisateur. La variété reste bien dans le domaine public, mais c’est ce même utilisateur qui s’impose à lui-même, par un engagement ("pledge", qui peut se traduire aussi par "serment" ou "promesse") de ne pas restreindre les libertés associées au domaine public. Peut-être l’OSSI a-t-elle donc réussi à surmonter la contradiction logique que j’ai pointée plus haut ? D’autres plus spécialisés que moi dans ce domaine pourront peut-être le dire.

Reste quand même des restrictions à la liberté d’usage qui sont "extérieures" au champ d’action de cet instrument et qui ne pourront pas être levées par ce biais. En effet, comme l’explique Guillaume Champeau, pour pouvoir être valablement commercialisées, les semences en Europe doivent être inscrites dans un catalogue :

Pour pouvoir vendre des semences sur le marché ou s’en échanger entre agriculteurs, les producteurs ont l’obligation que celles-ci soient inscrites au préalable dans un "catalogue commun des espèces et variétés", tenu à jour par l’Union Européenne. Il rassemble les catalogues nationaux des différents états membres, qui font payer plusieurs centaines voire milliers d’euros le processus exigeant de validation et d’inscription.

Or il est beaucoup plus difficile pour les variétés libres appartenant au domaine public d’entrer dans ce catalogue que pour les variétés protégées par la propriété intellectuelle. Qui en effet va accomplir cette démarche coûteuse sans pouvoir disposer en retour d’une exclusivité ?

On voit donc que le système a été "verrouillé" par le haut pour favoriser mécaniquement les semences "propriétaires" produites par des firmes, plutôt que celles issues des pratiques ancestrales de partage entre cultivateurs, et il n’est pas certain que l’approche par les seules licences soit aujourd’hui suffisante pour aboutir à une liberté des semences et à la reconquête d’une "souveraineté" sur ce bien commun essentiel.

La question fondamentale  des "normes juridiques ascendantes"

Malgré les limites et les questions que ce type de démarches soulèvent, il faut saluer le travail effectué par l’Open Source Seeds Initiative. Il fait partie de ce que Valérie Peugeot appelle le mouvement de production des "normes juridiques ascendantes" que la société civile produit de manière autonome pour organiser la mise en partage de ressources en créant des faisceaux de droits (bundle of rights). C’est le coeur de la démarche des biens communs de substituer à la propriété privée des droits d’usage sur les ressources, débattus de manière ouverte au sein des communautés pour en assurer la question équitable et durable.

Les quatre libertés du logiciel libre, exemple typique de l’approche par les "faisceaux de droits". Pas simple à transposer au champ de semences.

Dans le champ des semences, la situation est grave, car le cadre légal et réglementaire gêne considérablement cette forme d’inventivité juridique sociale, en fragilisant  la validité ou la portée des nouvelles règles dont voudraient se doter les communautés. Pour les oeuvres de l’esprit, logiciels et autres créations, on se rend compte que le cadre juridique était plus favorable et c’est sans doute ce qui a favorisé l’essor du logiciel libre et par extension celui de la Culture libre.

Il faudra cependant rester constamment vigilant à ce que ce phénomène de "verrouillage par le haut" auquel on a assisté pour les semences ne se reproduise pas pour les oeuvres. Certaines propositions de gestion collective obligatoire pourraient un jour avoir un tel effet. Le sénateur Philippe Marini a ainsi récemment proposé une gestion collective obligatoire des usages commerciaux des photographies en ligne pour pouvoir taxer des acteurs comme Google Images. Le dommage collatéral d’une telle mesure serait qu’il deviendrait impossible pour un auteur de placer ses photos sous une licence libre sans clause Non-Commerciale, cette partie des droits étant transférée à une société de gestion collective de la photo. On aboutirait au même risque de neutralisation des normes ascendantes que l’on repère pour les semences…

 

 

 


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Peer Production Licence : le chaînon manquant entre la Culture libre et l’Economie Sociale et Solidaire ?

vendredi 18 avril 2014 à 11:00

En 2012, j’avais écrit un billet sur la Peer Production Licence, une proposition de nouvelle licence imaginée par l’allemand Dmitry Kleiner, fondateur du collectif Telekommunisten, et soutenue par l’un des penseurs les plus importants de l’économie des biens communs, Michel Bauwens. Cette licence constitue une adaptation de la licence Creative Commons CC-BY-NC-SA (Pas d’usage commercial – Partage à l’identique), présentant la particularité de tenir compte de la nature de la structure qui fait un usage commercial de l’oeuvre. Inspirée par la théorie des biens communs, son principe consiste à permettre aux commoners (ceux qui participent à la création et au maintien d’un bien commun), à condition qu’ils soient organisés en coopératives ou en organismes à but non-lucratif d’utiliser et de partager librement des ressources, y compris dans un cadre commercial. Mais les entités qui chercheraient à faire du profit en utilisant le bien commun ne pourraient le faire que dans le cadre d’une stricte réciprocité, en contribuant financièrement à l’entretien du commun par le versement d’une redevance.

Michel Bauwens est actuellement à la tête du projet FLOK Society (Free Libre and Open Knowledge), lancé par le gouvernement en Équateur pour étudier la possibilité d’une transition du pays vers une économie du partage de la connaissance et de la production entre pairs dans tous les secteurs, aussi bien du numérique que de la production physique ou de l’agriculture.

Récemment, Michel Bauwens a écrit un article dans lequel il explique que l’usage de cette Peer Production Licence pourrait constituer un outil important pour permettre l’émergence d’une économie des communs durable, peu à peu capable de s’autonomiser par rapport à l’économie de marché capitaliste. Ce texte a été repris sur le blog de David Bollier, juriste américain qui est lui aussi une des têtes de file du mouvement des communs au niveau mondial. Dans son article, Bauwens formule une critique du fonctionnement des licences libres, notamment dans le domaine du logiciel, et essaie d’envisager comment un pont pourrait être jeté entre le mouvement de la Culture libre et celui de l’Economie Sociale et Solidaire. Cela passe par lui par l’émergence d’un nouveau mouvement coopératif, au sein duquel la Peer Production Licence jouerait un rôle majeur.

Michel Bauwens. Par Seminario Universitad 2.0. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Je propose ici une traduction en français de ce texte (initialement publié sous CC-BY). Il a été repris sur le site de SavoirsCom1 afin d’engager un débat sur les thèses qu’il formule et je vous recommande aussi d’aller lire ce billet écrit par Thierry Crouzet, qui montre que les mécanismes de "double flux" décrits par Bauwens existent déjà actuellement dans certains secteurs particuliers de ce qu’il appelle "l’économie de paix".

***

Utiliser la Peer Production Licence pour favoriser « le coopérativisme ouvert » (traduction par Lionel Maurel du texte original de Michel Bauwens)

Les mouvements du peer-to-peer et des Communs sont aujourd’hui confrontés à un paradoxe.

D’un côté, nous assistons à la résurgence du mouvement coopératif et des entreprises dont la propriété appartient aux travailleurs, mais ils sont affectés par une faiblesse structurelle. Les entités coopératives oeuvrent pour leurs propres membres, sont réticentes à accepter de nouveaux participants qui partageraient les profits existants et les bénéfices, et ont recours au même type de savoir propriétaire et de rareté artificielle que leurs homologues capitalistes. Même si elles fonctionnent de manière démocratique en interne, elles participent souvent à la même dynamique de compétition capitaliste qui fragilise leurs propres valeurs coopératives.

D’un autre côté, nous avons un champ émergent de production entre pairs ouverte et orientée vers les communs dans des domaines comme le logiciel libre, l’open design, l’open hardware, qui créent des ressources de communs de la connaissance pour toute l’humanité, mais qui dans le même temps, sont dominés à la fois par des start-ups et de grandes multinationales utilisant les mêmes ressources.

L’argument principal

Nous avons aujourd’hui un paradoxe : plus nous utilisons des licences de partage communautaire dans la production de logiciel libre ou de matériel ouvert et plus la pratique est capitaliste, avec par exemple un bien commun comme Linux devenant une ressource d’entreprise enrichissant IBM et d’autres… Cela fonctionne jusqu’à un certain point et semble acceptable pour la plupart des développeurs du Libre, mais est-ce la seule manière de concevoir les choses ?

En effet, la General Public Licence et ses variantes autorise quiconque à utiliser et modifier le code d’un logiciel (ou un design), tant que ces changements sont ensuite reversés dans un pot commun sous les mêmes conditions pour de prochains utilisateurs. Techniquement, cela correspond à du « communisme » tel que défini par Marx : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins, mais avec ensuite ce paradoxe que des multinationales sont autorisées à utiliser le code des logiciels libres à leur profit et pour accumuler du capital. Le résultat, c’est que nous avons une accumulation de biens communs immatériels, basés sur des contributions ouvertes, un processus participatif et orientée en bout de chaîne vers la production de communs, mais qui reste subordonnée à l’accumulation de capital. Il est aujourd’hui impossible, ou en tous cas difficile, d’avoir de la reproduction sociale (c’est-à-dire l’obtention de moyens de subsistance) dans la sphère des communs. Dès lors le mouvement du logiciel et de la culture libre, aussi important qu’ils soient comme nouvelles forces sociales et expression de nouvelles demandes sociales, sont aussi dans leur essence « libéraux ». Ce n’est pas seulement admis par ses leaders comme Richard Stallman, mais aussi par des études anthropologiques comme celles de Gabriela Coleman. Sans langue de bois, nous pourrions dire que ces mouvements sont « libéro-communistes » et qu’ils créent un « communisme du capital ».

Il y a-t-il une alternative ?  Nous pensons qu’il en existe une et elle consiste à remplacer les licences non-réciproques, dans la mesure où elles ne demandent pas une réciprocité de la part de leurs utilisateurs, par une licence basée sur la réciprocité. Ce qui revient à passer de licences « communistes » à des licences « socialistes ».

C’est le choix de la Peer Production Licence, telle que conçue et proposée par Dmytri Kleiner. Elle ne doit pas être confondue avec la licence Creative Commons « Pas d’usage commercial », car sa logique est différente.

La logique de la CC-NC est d’offrir une protection pour les individus réticents à partager, dans la mesure où ils ne désirent pas la commercialisation de leur œuvre si elle ne leur assure pas une rémunération pour leur travail. Ainsi la licence Creative Commons « Non-Commercial » bloque le développement économique ultérieur basé sur cette connaissance ouverte et partagée et la garde entièrement dans la sphère non-lucrative.

La logique de la PPL est d’autoriser la commercialisation, mais seulement sur la base d’une demande de réciprocité. Elle est conçue pour rendre possible et renforcer une économie réciproque contre-hégémonique combinant des communs ouverts à tous ceux qui y contribuent, avec des paiements imposés contractuellement aux entreprises commerciales qui veulent utiliser la ressource sans y contribuer. Cela ne représente pas tellement de changements en pratique pour les multinationales, elles peuvent toujours utiliser le code si elles y contribuent, comme IBM le fait pour Linux, et pour celles qui ne le font pas, elles s’acquitteront d’une redevance, ce dont elles ont l’habitude. Son effet pratique consistera à rediriger un flux de revenu depuis le capital vers les communs, mais son effet principal serait idéologique, ou si vous préférez orienté vers la conception de la valeur.

Les coalitions entrepreneuriales qui seraient nouées autour des communs en PPL seraient explicitement orientées en direction d’une contribution aux communs, et le système alternatif de valeur qu’ils représentent. Du point de vue des producteurs de pair à pair ou des commoners, c’est-à-dire les communautés de contributeurs aux ressources communes, cela leur permettrait de créer leurs propres entités coopératives, au sein desquelles le profit serait subordonné au but social de maintenir la ressource et les commoners. Même les sociétés commerciales participantes devraient consciemment contribuer selon une logique différente.  Cela rattache les communs à une coalition entrepreneuriale d’entités marchandes éthiques (des coopératives et d’autres modèles de ce type) et garde le surplus de valeur entièrement dans la sphère des commoners/coopérants au lieu qu’elle s’échappe vers les multinationales.

En d’autres termes,  à travers cette convergence ou plutôt cette combinaison entre un modèle en commun pour les ressources immatérielles abondantes, et un modèle de réciprocité pour les ressources matérielles « rares », la question des moyens de subsistance serait résolue, et le surplus de valeur serait conservé au sein de la sphère des communs elle-même. Ce serait les coopératives qui assureraient, à travers leur accumulation coopérative, le paiement et la rémunération des producteurs entre pairs associés à elles.

De cette façon, la production entre pairs pourrait passer d’un proto-mode de production, incapable de se perpétuer lui-même en dehors du capitalisme, à un mode autonome et réel de production. Cela créerait une contre-économie qui pourrait constituer la base d’une « contre-hégémonie » avec une circulation de valeur au bénéfice de tous, qui en s’alliant avec les mouvements sociaux en faveur des communs pourrait constituer la base d’une transformation politique et sociale de l’économie politique. Ainsi nous passons d’une situation dans laquelle le communisme du capital est dominant, à une situation où nous avons un « capital pour les communs » , assurant de manière croissante l’auto-reproduction du mode de production entre pairs.

La PPL est utilisée de manière expérimentale par Guerrilla Translation! et est en discussion à différents endroits, comme par exemple, en France, dans le secteur des machines agricoles ouvertes et des communautés du design.

Il existe également un potentiel spécifique, à l’intérieur de l’économie éthique orientée vers la production de communs, que l’application de systèmes de comptabilité ouverte et de chaînes d’approvisionnement ouvertes, puissent favoriser une circulation différente de la valeur, où les effets de stigmergie et de coordination mutuelle fonctionnant déjà à l’échelle pour la coopération et la production de biens immatériels, puissent se déplacer vers la coordination de la production physique, créant des dynamiques hors-marché d’allocation dans la sphère physique. Remplaçant à la fois l’allocation par le marché par le biais du signal des prix et la planification centralisée, ce nouveau système de production décentralisée permettrait à la place une coordination mutuelle massive, rendant possible une nouvelle forme « d’économie orientée vers les ressources ».

Enfin, ce système global pourrait être renforcé par la création d’un mécanisme de financement d’entreprises basé sur les communs, tel que proposé par Dmitry Kleiner. De cette façon, le parc des machines lui-même est soustrait à la sphère de l’accumulation du capital. Dans le système proposé, les coopératives ayant besoin de capital pour s’équiper en machines émettraient un bon, et les autres coopératives du système viendraient financer ce bon et achèteraient la machine pour former un bien commun dont les financeurs et les utilisateurs seraient membres. Les intérêts payés pour rembourser ces prêts créeraient un fonds, qui serait graduellement capable de verser un revenu croissant à ses membres, ce qui constituerait une nouvelle forme de revenu de base.

Le nouveau coopérativisme ouvert est substantiellement différent de l’ancien. Sous sa forme ancienne, la démocratie économique interne s’accompagnait d’une participation aux dynamiques du marché au nom des membres, en recourant à la compétition capitaliste. D’où une volonté de ne pas partager les profits et les bénéfices avec des membres extérieurs. Il n’y avait pas création de communs. Nous avons besoin d’un nouveau modèle dans lequel les coopératives produisent des communs, et sont orientés par leurs statuts vers la production du bien commun, avec des formes de gouvernance à plusieurs parties prenantes, incluant les travailleurs, les utilisateurs-consommateurs, les investisseurs et les communautés concernées.

Aujourd’hui, nous avons ce paradoxe que les communautés ouvertes de producteurs entre pairs sont orientées vers le modèles des start-up et sont dépendantes du modèle du profit, tandis que les coopératives demeurent fermées, utilisent la propriété intellectuelle et ne produisent pas de communs. Dans le nouveau modèle du coopérativisme ouvert, une fusion pourrait s’opérer entre la production ouverte de communs entre pairs et la production coopérative de valeur. Le nouveau modèle de coopérativisme ouvert intègre les externalités, pratique la démocratie économique, produit des ressources pour le bien commun et socialise ses connaissances. La circulation des communs est combinée avec le processus coopératif d’accumulation, au nom des communs et de leurs contributeurs. Au départ, le champ des communs immatériels, suivant la logique des contributions libres et de l’usage universel par tous ceux qui en ont besoin, co-existera avec un modèle coopératif pour la production physique, basée sur la réciprocité. Mais à mesure que le modèle coopératif deviendra de plus en plus hyper-productif et sera capable de produire une abondance soutenable de biens matériels, les deux logiques fusionneront.

 


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Une victoire pour le domaine public : un cas de copyfraud reconnu par un juge français

dimanche 13 avril 2014 à 10:19

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu le 27 mars dernier un jugement intéressant, dans la mesure où il se prononce sur une pratique de copyfraud, c’est-à-dire une revendication abusive de droits sur le domaine public. Comme le dit très justement Pier-Carl Langlais, le copyfraud c’est "l’inverse du piratage", mais il n’existe que très peu de décisions en France ayant eu à connaître de ce genre de cas.

manuscripts

Illuminated Bible. Closeup. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

L’affaire ici porte sur l’édition de manuscrits médiévaux. La librairie Droz – maison d’édition en Suisse de livres d’érudition, spécialisée dans le Moyen-Age et la Renaissance – a fait transcrire par des paléographes un certain nombre de manuscrits médiévaux pour les ajouter à son catalogue. En 1996, un contrat a été conclu avec les éditions Classiques Garnier pour que ces textes soient inclus dans un CD Rom de poésie française. La librairie Droz met fin à ce contrat en 2004, mais elle constate en 2009 que ses textes figurent sur le site Internet des Classiques Garnier dans un "Grand Corpus des littératures françaises , francophone du Moyen-Age au XXème siècle". Ne parvenant pas à un accord avec Garnier, Droz décide de les attaquer en justice, estimant que ses droits de propriété intellectuelle sur ses textes ont été violés et que leur publication en ligne  sans son accord constituait une "contrefaçon".

Toute la question était de savoir si les transcriptions de ces manuscrits constituaient des oeuvres nouvelles ou si l’on devait considérer qu’elles appartenaient elles aussi au domaine public

(Pour télécharger le jugement, cliquez ici).

Quelle nature pour les transcriptions de manuscrits ? 

Or c’est là que les choses deviennent très intéressantes, car pour que sa demande soit valable, il fallait au préalable que la librairie Droz parvienne à établir qu’elle disposait bien d’un tel droit de propriété sur ces textes. Or comme elle soutenait qu’il y avait "contrefaçon", cela signifiait qu’elle estimait que ces transcriptions de manuscrits médiévaux constituaient de "nouvelles oeuvres" protégeables par le droit d’auteur, indépendantes des oeuvres originales appartenant au domaine public fixées sur les manuscrits. C’est l’un des arguments que Droz fait valoir devant le juge :

La société Librairie Droz soutient que ces textes sont originaux et protégés par le droit d’auteur, même s’ils sont publiés sans apparat critique ni index. Elle déclare que la paléographie repose sur des choix opérés par l’auteur et qui reflètent sa personnalité.

C’est précisément sur ce point que les Editions Garnier ont contre-attaqué en soutenant qu’une telle transcription ne pouvait accéder à la protection du droit d’auteur :

Les défendeurs font également valoir que la société Librairie Droz n’établit pas l’originalité des textes visés. Ils rappellent que le travail des éditeurs scientifiques ou paléographes consiste à retranscrire le texte ancien et à l’accompagner de l’apparat critique, de notes historiques, d’index, de glossaires. Ils expliquent que les textes du Moyen-Age étant tombés dans le domaine public, la protection revendiquée porte sur la transcription réalisée par les éditeurs scientifiques. Ils font valoir que cette protection ne peut être accordée que si l’oeuvre seconde est elle-même originale et que le travail de transcription qui consiste à restaurer un texte ancien en cherchant à lui être le plus fidèle possible ne peut donner lieu à une oeuvre originale. Ils relèvent que la société Librairie Droz n’effectue aucune comparaison entre le texte d’origine et sa retranscription de telle sorte qu’elle ne dégage aucun élément d’originalité et ils ajoutent que la comparaison entre plusieurs transcriptions d’un même texte ancien fait apparaître qu’elles aboutissent à des résultats à peu près identiques. Ils rappellent que le travail de la Librairie Droz ne consiste pas à traduire les textes anciens dans un Français moderne mais à les transcrire dans leur propre langage.

Le noeud gordien de l’affaire tourne donc autour de la question de l’originalité. Avec la mise en forme, il s’agit d’un des deux critères nécessaires pour qu’une création puisse être considérée comme une "oeuvre de l’esprit". La jurisprudence estime q’une oeuvre est originale si elle porte "l’empreinte de la personnalité de l’auteur", c’est-à-dire qu’elle exprime la sensibilité propre du créateur, par le biais des choix créatifs effectués lors de la réalisation de l’oeuvre. Ici, s’agissant de la transcription de textes médiévaux, il faut reconnaître que la question n’était pas si simple à trancher. L’établissement d’un texte à partir d’un ensemble de manuscrits n’est pas une opération mécanique. Elle implique parfois d’écarter certaines sources et d’en compléter d’autres, un peu comme c’est le cas également avec certaines "restaurations" de tableaux.

Mais au final, le juge a apporté une réponse limpide, considérant que ces transcriptions ne constituaient pas des "oeuvres dérivées" originales, protégeables par le droit d’auteur. Il procède pour cela en deux temps.

 Tous les choix ne mènent pas au droit d’auteur 

Le juge commence par admettre que la transcription peut en effet conduire à effectuer des choix au cours de l’établissement d’un texte (et plusieurs dépositions d’experts sont citées dans la décision, prouvant que le juge a pu se faire une idée assez claire du processus) :

Il ressort de ces éléments que le travail de transcription d’un texte médiéval dont le manuscrit original a disparu et qui est reconstitué à partir de différentes copies plus ou moins fidèles, supposent la mobilisation de nombreuses connaissances et le choix entre plusieurs méthodes. Il apparaît que la restitution du texte original se heurte à des incertitudes qui vont conduire le savant à émettre des hypothèses et à effectuer des choix dont les plus difficile donneront lieu de sa part à des explications et des commentaires dans le cadre d’un apparat critique.

Il apparaît également que l’éditeur afin de faciliter la compréhension du texte, va en modifier la présentation par une ponctuation ou une typographie particulière (espaces, majuscules, création de paragraphes).

Ce travail scientifique ne consiste donc pas en une simple transcription automatique et repose sur des choix propres à l’éditeur.

Cependant, la présence de choix au cours du processus de transcription et d’édition du texte n’est pas jugé suffisante par le tribunal, qui ajoute un critère "intentionnel" à la définition de l’originalité :

Néanmoins, il convient de rappeler que le droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de son auteur.

Or en l’espèce, le savant qui va transcrire un texte ancien dont le manuscrit original a disparu, à partir de copies plus ou moins nombreuses, ne cherche pas à faire oeuvre de création mais de restauration et de reconstitution et il tend à établir une transcription la plus fidèle possible du texte médiéval, en mobilisant ses connaissances dans des domaines divers.

Il va effecteur des choix, mais ceux-ci ne sont pas fondés sur la volonté d’exprimer sa propre personnalité mais au contraire sur le souci de restituer la pensée et l’expression d’un auteur ancien, en utilisant les moyens que lui fournissent les recherches scientifiques dans différents domaines [...]

Il apparaît donc que la société Librairie Droz n’apporte pas la preuve que les textes bruts exploités par la société Classiques GN sont protégés par le droit d’auteur. Ainsi ses demandes qui sont uniquement fondées sur la contrefaçon, doivent être rejetées.

On aboutit donc à ce que les textes issus du processus de transcription sont dans le domaine public, tout comme l’est l’oeuvre originale fixée sur les différentes copies du manuscrit. Pour parler comme un bibliothécaire, la manifestation de l’oeuvre produite au terme du travail de transcription et d’édition reste bien dans le domaine public, tout comme l’oeuvre elle-même.

Sale temps pour le copyfraud… 

Une telle décision n’est pas anodine, car elle concerne en réalité les pratiques de copyfraud, c’est-à-dire de revendications abusives de droits sur le domaine public. Sur la base d’un tel jugement, qui est formulé de manière relativement générale et comporte une analyse détaillée du travail d’édition de textes anciens, on voit bien qu’il ne doit plus être possible dorénavant de revendiquer de droits d’auteur sur une transcription scientifique.

Cela ne sera possible que sur les ajouts spécifiques produits par l’éditeur, manifestant une réelle valeur ajoutée originale (exemples donnés par le juge : introduction, notes de bas de pages, notes critiques, glossaires, index). La notion d’originalité joue ici un rôle décisif : c’est elle qui fait que des choix effectués dans le cadre de la mise en oeuvre de compétences techniques ou de connaissances n’ouvrent pas droit à la protection du droit d’auteur. Le droit français marque ici sa spécificité par rapport au droit anglais notamment. Il existe au Royaume-uni une théorie dite du "sweat of the brow" (huile de coude), selon laquelle le simple produit d’un "effort, travail ou compétences" peut être protégé par le copyright.

Si on élargit la focale, on se rend compte en raisonnant par analogie que d’autres pratiques qui ont cours largement en France sont sans doute dénuées de toute base légale. C’est le cas par exemple de la revendication de droits d’auteur sur des photos fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartenant au domaine public, comme des tableaux. Beaucoup d’institutions culturelles appliquent un copyright sur de telles reproductions, reconnaissant un droit d’auteur au photographe. Mais si on suit bien cette décision, on se rend compte que cette approche ne tient pas et qu’elle relève bien d’une forme de copyfraud. Les restaurations de tableaux, d’édifices ou de films auront de la même façon bien du mal à pouvoir se prévaloir du droit d’auteur.

Mais le domaine public reste toujours invisible… 

Si cette décision peut apparaître comme une victoire pour le domaine public, il ne s’agit cependant pas d’une consécration de la notion par la jurisprudence. Effet, alors que la société Garnier se réfère au domaine public dans sa défense, le juge n’utilise pas une seule fois cette expression par la suite. Au lieu de se demander si une atteinte a été portée à l’intégrité du domaine public, il cherche au contraire la présence d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur. Le domaine public encore une fois n’apparaît "qu’en creux" dans cette décision. Il n’est pas au centre du raisonnement du juge et ce n’est pas ce qu’il cherche à protéger. Même une décision positive comme celle-ci montre que le domaine public reste l’homme invisible de la jurisprudence française !

A noter également que pour la librairie Droz, cela a des conséquences pratiques non négligeables. Cette société perd son procès et voit mis à sa charge le règlement des dépens (paiement des frais de justice). Mais cela ne va pas plus loin. Garnier ne peut pas contre-attaquer en faisant valoir qu’on a porté atteinte à une faculté qu’il aurait dû pouvoir légitimement exercer grâce au domaine public. Le copyfraud ici est reconnu et neutralisé, mais il n’est pas sanctionné par le juge.

Ce cas nous montre l’intérêt qu’il y aurait à faire entrer une définition positive du domaine public dans le Code de Propriété Intellectuelle, tel que je l’avais proposé dans un billet en 2012 et tel qu’une proposition de loi déposée l’an dernier par la députée Isabelle Attard le suggère. Avec une telle disposition, le raisonnement du juge pourrait changer : c’est bien la protection du domaine public que l’on pourrait invoquer en justice et au-delà de se défendre en faisant admettre  l’absence de droit d’auteur. Par ailleurs, il serait encore plus efficace que la revendication abusive de droits sur le domaine public devienne un délit et puisse être sanctionnée par le juge pénal, tout comme la contrefaçon. Ici Garnier pourrait se retourner contre Droz et obtenir sa condamnation. Un tel mécanisme serait sans doute de nature à dissuader les copyfraudeurs en puissance qui sont légion en France…

Cette décision constitue donc un pas en avant pour le domaine public en France, mais pas la victoire décisive qui aboutirait à sa consécration.

PS : Grand merci à Mathieu Perona de m’avoir signalé ce jugement !

Mise à jour du 14/04/2014 : je vous recommande d’aller lire ce billet sur le blog Hypothèses "Apocryphes", écrit par un doctorant réalisant une édition critique de texte ancien qui donne son sentiment sur cette décision.


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Littérature et Culture libre : une rencontre à réinventer ?

mercredi 9 avril 2014 à 08:06

L’an dernier, j’avais eu la chance d’être invité à la médiathèque de Rezé pour donner une conférence et participer à une Copy Party couplée à un atelier d’écriture, dans le cadre du cycle [lire+écrire]numérique, organisé par Guénaël Boutouillet et Catherine Lenoble pour le CRL Pays de la Loire. Pour conclure la première édition de ce cycle, Catherine a coordonné l’édition d’un ouvrage collectif, diffusé par Publie.net sous licence Creative Commons (CC-BY-NC-SA) et accessible en ligne gratuitement.

lireécrire

L’ouvrage s’intitule "[lire+écrire] Un livre numérique sur l’édition, la lecture et l’écriture en réseau". Vous pourrez y retrouver les contributions suivantes :

Dans ce cadre, j’ai produit une contribution sur les rapports entre la Culture libre et la littérature que vous pouvez retrouver ci-dessous. Merci à Catherine Lenoble pour ses apports à ce texte, qui m’ont permis de découvrir plusieurs exemples d’usages des licences libres dans le champ littéraire.  

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Littérature et Culture libre : une rencontre à réinventer ?

En 2013, dans le cadre du cycle [lire+écrire]numérique, l’organisation d’une Copy Party à la médiathèque de Rezé avait permis d’interroger les droits d’usage dont nous disposons sur les objets culturels que sont les livres. Ceux-ci sont limités en aval parce que la très grande majorité des textes est soumise au droit d’auteur. Mais il est possible en amont aux auteurs d’ouvrir ces droits en choisissant de placer leurs écrits sous licence libre ou de libre diffusion.

Lorsque l’on regarde les pratiques, on constate que le champ de la littérature n’est peut-être pas celui où cette démarche d’ouverture est la plus développée. On trouve beaucoup d’œuvres libres en matière de photographie ou de musique, et même le cinéma commence à produire des exemples intéressants. Du côté de l’écrit, des manuels pédagogiques s’écrivent déjà de manière collaborative sous licence libre et gagnent peu à peu une place significative dans la production du secteur. On pense notamment aux belles réussites du projet Sésamath ou des liberathons de Flossmanuals. Mais dans le champ de la littérature, les réalisations libres sont plus difficiles à trouver.

Pour être plus exact, sans doute faut-il faire une distinction entre l’écriture en ligne et l’édition de livres numériques. Au sein de la blogosphère littéraire, une part importante des auteurs placent leur écrits sous licence Creative Commons et développent des pratiques de partage ou de circulation des textes (voir par exemple les Vases communicants ou la Web-association des auteurs). Mais du côté de la production de livres numériques, les exemples sont beaucoup plus rares. Comment expliquer ce hiatus ?

Peut-être peut-on trouver une explication dans l’évolution des formats employés dans l’édition numérique. Il y a quelques années encore, avant la diffusion du format EPUB, on trouvait un certain nombre d’auteurs déployant une stratégie de double diffusion : les livres étaient publiés gratuitement en ligne sous licence Creative Commons, tandis que les livres papier étaient vendus de manière classique. Un auteur comme Cory Doctorow par exemple, récompensé par le prix Hugo de Science-Fiction et édité dans les circuits classiques, a longtemps incarné la réussite de cette approche, suivi par d’autres comme James Patrick Kelly ou Robin Sloan.

Dans cette approche, la libre diffusion des livres, le plus souvent en format PDF, permettaient aux auteurs de se faire connaître, mais la version numérique ne « cannibalisait » pas la vente des versions papier, qui restait le support de lecture le plus confortable. Avec la généralisation du EPUB et de la lecture sur des appareils dédiés (liseuses, tablettes), cette stratégie de double diffusion devient moins évidente et c’est peut-être ce qui explique la raréfaction des exemples à citer.

Néanmoins, le paysage commence à se reconfigurer autour du développement de nouvelles relations entre le public et les auteurs. Le crowdfunding (financement participatif) offre par exemple des possibilités de synergie très intéressantes avec la Culture libre. L’auteur peut faire appel au public en amont pour participer au financement de son livre, en s’engageant en retour à libérer son œuvre sous licence ouverte, dans le souci d’entretenir une relation équitable avec les lecteurs. Un auteur comme Pouhiou par exemple a recours au crowdfunding pour se financer, tout en libérant complètement ses livres dans le Domaine Public Vivant (ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de se faire éditer par l’éditeur associatif Framabook). La formule peut aussi se décliner sous la forme d’une souscription à un abonnement. L’auteur de nouvelles Neil Jomunsi, engagé dans le Projet Bradbury (écrire une nouvelle chaque semaine pendant un an) a choisi de mettre en partage ses écrits par le biais d’une licence Creative Commons, en considérant que cette dimension était au cœur de sa démarche sans renoncer à un modèle économique.

Que manque-t-il pour que la rencontre entre la littérature et la Culture libre se fasse plus étroite ? Faut-il par exemple que des éditeurs classiques osent franchir le pas d’éditer des livres sous Creative Commons (chose toujours difficile aujourd’hui, comme le constate Thierry Crouzet avec son projet L’homme qui lave les mains) ? Manque-t-il une plate-forme dédiée à la littérature qui facilite la rencontre entre le public et les auteurs, un peu à l’image de Bandcamp pour la musique ? Le projet espagnol Leebre, dont le lancement a été assuré par crowdfunding, a l’ambition de jouer un tel rôle dans l’écosystème de la publication. Faut-il explorer d’autres dimensions de l’écriture pour exprimer le potentiel de l’ouverture, comme par exemple le champ de la traduction littéraire où des initiatives intéressantes émergent (la traduction du Journal de Kafka par Laurent Margantin, Ulysse par jour de Guillaume Vissac) ? Peut-être est-il également nécessaire d’utiliser l’ouverture des licences autrement que pour faire seulement circuler les textes, mais pour favoriser les pratiques transformatives ? L’auteur Robin Sloan a par exemple incité ses lecteurs à produire des remix à partir de l’univers de son roman Anabel Scheme. En Australie, la plate-forme Remix My Lit a essayé d’expérimenter l’écriture collaborative de nouvelles sous Creative Commons.

C’est peut-être d’ailleurs cette dimension expérimentale qui exprime le mieux le potentiel d’une alliance entre la littérature et la Culture libre. L’auteure belge An Mertens, qui a publié son premier roman sous Licence Art Libre, entreprend à présent de revisiter 1984 de Georges Orwell en utilisant la plate-forme Git, destinée à la production de logiciels. Le collectif Constant met à profit de son côté l’ouverture du domaine public pour produire des romans génératifs à partir de textes d’auteurs anciens. Et au-delà de l’écriture, le libre peut aussi se manifester à d’autres niveaux du processus d’édition, comme l’illustre le « label » Hoplite qui inscrit dans sa démarche éditoriale une réflexion sur les formats ouverts, les logiciels de graphisme et la typographie libre.

Un autre phénomène intéressant à relever est le fait que certaines dimensions de l’ouverture se diffusent dans le champ de l’écrit, au-delà de la sphère de la Culture libre stricto sensu. Quand J. K. Rowling autorise son public à réaliser des fanfictions dans le monde d’Harry Potter, ne s’inscrit-elle pas dans une forme de démarche ouverte, même si son œuvre n’est bien sûr pas libérée juridiquement ? C’est déjà de cette manière que H.P. Lovecraft, bien avant le numérique et l’invention des licences libres, avait amené volontairement d’autres auteurs à écrire dans son univers, ce qui l’a très certainement sauvé de l’oubli.

L’écriture numérique est un continent mouvant en constante recomposition et sa rencontre avec la Culture libre sera à réinventer constamment.


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La malédiction du Petit Prince ou le domaine public un jour dissous dans le droit des marques ?

samedi 5 avril 2014 à 14:56

La semaine dernière, le site Actualitté nous a appris qu’Olivier d’Agay, directeur de la succession Saint-Exupéry, cherchera à faire en sorte que les personnages du "Petit Prince" restent protégés par la propriété intellectuelle, malgré l’entrée dans le domaine public du roman prévue en 2015 (dans certains pays, comme on le verra plus bas). Ces déclarations rappellent celles de Nick Rodwell l’an dernier, qui expliquait rechercher un moyen d’empêcher Les aventures de Tintin d’entrer dans le domaine public en 2054. Ici visiblement, c’est par le biais du droit des marques que les descendants de Saint-Exupéry vont essayer de prolonger leurs droits exclusifs au-delà du terme fixé par la loi, afin notamment de contrôler et monnayer les adaptations et autres produits dérivés.

Petit prince

The B-612 Asteroid at the French theme park in Hakone. Par Arnaud Malon. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Avec "Le Petit Prince", on touche comme pour Tintin à une oeuvre majeure du XXème siècle : il s’agit même de l’ouvrage de littérature le plus vendu et le plus traduit au Monde après la Bible. Les enjeux financiers sont considérables, mais ils ne doivent pas masquer l’enjeu culturel que représente l’entrée dans le domaine public d’une oeuvre aussi marquante pour l’imaginaire collectif. Or les personnages principaux du roman - le Prince, la Rose, le Renard ou même la planète aux baobabs – ont été déposés comme marques de commerce, comme peuvent l’être le clown Ronald McDonald, Monsieur Propre ou Captain Igloo… A vrai dire, c’est déjà un usage courant d’enregistrer comme marque des personnages de fiction (c’est le cas par exemple de nombreux héros de BD) pour en faire des franchises. Mais la nouveauté, c’est que le droit des marques est de plus en plus envisagé par les titulaires de droits comme un moyen détourné de prolonger le monopole dont ils bénéficient au-delà de l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public.

Cette tactique constitue une menace redoutable pour le domaine public, qui pourrait finir par se "dissoudre" dans le droit des marques si elle était généralisée. Or le cas du Petit Prince n’est pas isolé. D’autres personnages emblématiques appartenant théoriquement au domaine public font déjà l’objet de tentatives pour les "verrouiller" par le droit des marques : Popeye, Tarzan, Zorro ou encore récemment Sherlock Holmes.

Il faut prendre au sérieux ce danger pour que cette "Malédiction du Petit Prince" ne devienne une nouvelle pathologie juridique affectant un domaine public déjà bien affaibli…

Ronald Mc Donald et le Petit Prince : même combat ? (HEARTACHE 2005. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr)

Le droit des marques et le fantasme de la propriété perpétuelle

Le droit d’auteur et le droit des marques constituent deux branches de ce que l’on appelle la "propriété intellectuelle". L’un est fait pour protéger les oeuvres de l’esprit ; l’autre relève de la "propriété industrielle" et permet normalement à des acteurs économiques de de "distinguer les produits ou services qu’il distribue des produits ou services identiques ou similaires de leurs concurrents" par le biais d’un signe sur lequel leur est reconnu un monopole d’exploitation. Une des différences fondamentales entre ces deux régimes réside dans la durée de protection : par définition, le droit d’auteur est limité dans le temps, en principe 70 ans après la mort du créateur ; une marque déposée reste valide pendant 10 ans seulement, mais elle peut être renouvelée et potentiellement ne jamais s’éteindre tant que cette formalité est correctement accomplie.

C’est là qu’existe un risque d’instrumentalisation du droit des marques pour "neutraliser" le domaine public et empêcher que l’oeuvre puisse être librement utilisée par tous une fois la durée légale de protection écoulée. C’est ce qu’explique très bien Emmanuel Pierrat dans ce billet sur son blog LivresHebdo :

[...] le dépôt du personnage en tant que marque est possible, si l’auteur y a consenti par contrat [...] Cette technique se révèle avantageuse dans les cas où le personnage risque de tomber dans le domaine public. Le droit des marques possède en effet l’immense intérêt d’assurer une protection éternelle, sans risque de domaine public, si les dépôts sont renouvelés en temps et en heure.

Prolonger la marque indéfiniment sur un personnage est un moyen de réaliser pour les titulaires de droits le vieux fantasme d’une propriété intellectuelle perpétuelle, qui existe depuis l’Ancien Régime. Or cela revient à remettre en cause le contrat social fondamental sous-tendant le droit d’auteur depuis la Révolution française, qui veut que les auteurs se voient reconnaître une protection, mais limitée dans le temps afin que les oeuvres puissent retourner au public et alimenter à leur tour le cycle de la création. Rendre le monopole sur les oeuvres éternel, c’est rompre le pacte qui unit les créateurs à la société.

Une nouvelle forme de copyfraud ? Pas sûr ! 

On pourrait penser que cet usage du droit des marques est irrégulier en droit et qu’il s’apparente donc à une forme de copyfraud, à savoir une revendication abusive de droits sur un élément du domaine public. Ce n’est à vrai dire pas certain, car il existe un flou juridique sur la question.

Le fait en soi d’enregistrer un personnage figurant dans une oeuvre de l’esprit comme marque pourrait déjà paraître contestable, mais il a déjà été reconnu en France par la jurisprudence comme le rappelle également Emmanuel Pierrat :

Le Tribunal de grande instance de la Seine a ainsi été convaincu du caractère protégeable du nom de Chéri-Bibi, le 2 mars 1959. 1977 fut une année faste et éclectique pour la reconnaissance du droit sur les personnages : Tarzan a été validé par le Tribunal de grande instance de Paris, le 21 janvier, tandis que Poil de carotte triomphait devant la Cour d’appel de Paris, le 23 novembre suivant. Même Alexandra – compagne de SAS – a bénéficié d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris, le 18 décembre 1990.

La semaine dernière, le TGI de Paris a d’ailleurs tranché un litige entre les ayants droit de Saint-Exupéry portant en partie sur les marques déposées sur le Petit Prince, dont la validité n’a pas été contestée.

Tarzan, un de ces héros qui a du mal à entrer dans le domaine public à cause du droit des marques.

Mais ici ce qui a été reconnu, c’est la possibilité de déposer une marque sur un personnage durant la période de protection de l’oeuvre par le droit d’auteur. Cette marque reste-t-elle par contre valide lorsque l’oeuvre entre dans le domaine public ? C’est la question fondamentale que pose la "Malédiction du Petit Prince" et à ma connaissance, elle n’a pas encore été tranchée.

Aux États-Unis cependant, on commence à voir des procès intentés pour contester la validité de marques déposées sur des personnages issus d’oeuvres du domaine public. C’est le cas à présent à propos de Zorro, sur lequel une certaine Zorro Productions Inc. prétend détenir une marque, alors que l’oeuvre d’origine appartient  au domaine public. L’auteur d’une comédie musicale basée sur l’univers de Zorro conteste la validité de cette marque devant la justice américaine, en faisant valoir que « la Zorro Productions Inc a construit un empire de licences sur de la fumée et des miroirs ». L’Edgard Rice Burroughs Inc. a également déjà utilisé la marque "Tarzan" pour maintenir son contrôle sur le personnage, en l’opposant en justice à des personnes cherchant à réutiliser l’image du Seigneur de la Jungle.

Plus récemment, c’est le cas de Sherlock Holmes qui a également soulevé la question de l’articulation entre le droit d’auteur et le droit des marques. A l’occasion d’un procès très important aux États-Unis, un tribunal a considéré en décembre dernier que le personnage de Sherlock Holmes appartenait au domaine public, bien que quelques romans écrits par Conan Doyle soient encore protégés par le droit d’auteur. Cette décision a été considérée comme une victoire pour le domaine public, mais immédiatement le Conan Doyle Estate a déposé une série de marques portant sur le nom de Sherlock Holmes et sa silhouette, afin de récupérer le contrôle sur le personnage par un autre biais que le copyright.

L’ombre du droit des marques qui plane toujours sur Sherlock Holmes malgré la reconnaissance de son appartenance au domaine public par la justice.

Il semble pourtant que la Cour suprême des États-Unis se soit déjà prononcée à propos des rapports entre le droit des marques et le  copyright, dans une décision rendue en 2003 (Dastar Corp. v. Twentieth Century Fox Film Corp.). A cette occasion, la Cour avait estimé que l’usage du droit des marques ne pouvait pas avoir pour effet d’empêcher l’usage d’une oeuvre entrée dans le domaine public et le juge Antonin Scalia écrivait qu’il ne fallait pas que le droit des marques soit utilisé pour créer un "copyright mutant" d’une durée illimitée. Néanmoins, si des procès persistent aux États-Unis à propos de Zorro ou d’autres personnages, j’imagine que les choses ne sont pas si simples et que le domaine public n’a pas été complètement "immunisé" contre le droit des marques par cette décision.

Immuniser le domaine public contre le droit des marques ?

Avec cette "Malédiction du Petit Prince", on se retrouve en fait dans une situation assez classique de fragilisation du domaine public par le biais d’un droit connexe, qui va permettre de recréer une nouvelle couche de droits alors que l’oeuvre est censée ne plus être protégée par le droit d’auteur. Le droit des marques et le droit d’auteur ont tous les deux la même valeur dans la hiérarchie des normes, vu qu’ils sont prévus par la loi. Doit-on faire prévaloir l’un sur l’autre ? Est-ce la marque peut recouvrir le domaine public ou est-ce que le domaine public devrait au contraire neutraliser l’application d’une marque ? C’est une question épineuse auquel un juge pourrait sans doute répondre. Mais en France en tous cas, cette réponse n’existe pas encore… (Mise à jour : un lecteur me cite en commentaire cette jurisprudence de 2011 rendue à propos des Pieds Nickelés, qui est encourageante).

Protéger le domaine public contre l’appétit du droit des marques ? Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr)

Cette situation existe pour d’autres types de droits connexes comme le droit des bases de données, le droit des données publiques ou la domanialité publique, qui peuvent être instrumentalisés à l’heure actuelle pour neutraliser le domaine public. Dans les propositions que j’avais faites en 2012 pour modifier la loi en faveur du domaine public, j’avais émis l’idée qu’il fallait explicitement prévoir dans la loi qu’on ne pouvait pas porter atteinte à l’intégrité du domaine public sur la base d’un droit connexe. Cette idée s’est retrouvée ensuite dans le rapport Lescure, ainsi que dans la proposition de loi en faveur du domaine public déposée par la députée Isabelle Attard. Mais il semble à présent urgent d’ajouter dans ces propositions des dispositions pour protéger selon la même méthode le domaine public d’une possible réappropriation par le droit des marques. Les marques sur les personnages pourraient à la rigueur rester valides durant la période de protection du droit d’auteur, mais elles s’éteindraient ensuite à l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public.

"Le Petit Prince", une oeuvre écartelée… 

Même sans parler du problème du droit des marques, "le Petit Prince" restera tout de même une oeuvre écartelée, dont l’appartenance au domaine public est très problématique. Si l’on en croit les propos d’Olivier d’Agay rapportés par Actualitté, l’oeuvre de Saint-Exupéry devrait entrer dans le domaine public en 2015, mais la réalité est beaucoup plus complexe.

En effet, Saint-Exupéry a disparu en 1944 dans des circonstances mystérieuses au cours d’une mission de reconnaissance et il a été déclaré "Mort pour la France". Cela le fait tomber, comme Guillaume Apollinaire, dans un cas très spécial , où la durée des droits va être complexe à calculer, du fait du byzantinisme de la loi française en la matière. En raison de l’articulation avec la directive européenne qui a prolongé les droits de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur, il faudra ici prendre l’ancienne durée de protection (50 ans), y ajouter le bonus des morts pour la France (30 ans) et la durée des prorogations de guerre pour la Deuxième Guerre mondiale (8 ans et 122 jours). On aboutit donc au résultat que le Petit Prince ne sera pas dans le domaine public avant 2032… (merci @Thelonious_Moon pour ce calcul savant !).

Gourmette de Saint-Exupéry, retrouvée en 1998. Photo par Fredriga. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Mais cela ne vaut que pour la France ! Pour les autres pays du monde, qui en restent à une durée stricte de 70 ans après la mort, l’oeuvre de Saint-Exupéry rentrera bien dans le domaine public au 1er janvier 2015 (1944+70+1). Et dans les pays où cette durée est plus courte, notamment au Canada ou au Japon où la durée de protection est seulement de 50 ans après la mort, le Petit Prince est déjà dans le domaine public depuis 1995 !

On aboutit donc à une oeuvre complètement écartelée, déjà libre dans certains pays, bientôt dans d’autres et seulement dans longtemps en France… sans compter évidemment les éventuelles surcouches qui ont été ajoutées avec le droit des marques par les héritiers de Saint-Exupéry.

Cette situation pathologique est le reflet de la fragilité intrinsèque du domaine public dont on ne sortira que par sa consécration positive dans la loi.

 


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