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La France a-t-elle la pire exception pédagogique d’Europe ?

lundi 22 février 2016 à 23:17

J’ai déjà consacré plusieurs billets (ici ou ) à l’exception pédagogique et de recherche reconnue en France par le Code de Propriété Intellectuelle, pour en critiquer la complexité et les limites (notamment par rapport aux usages numériques).

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                               Image par Alan Levine. CC-BY. Source : Flickr

Il se trouve que l’association Communia, qui agit au niveau européen pour la réforme du droit d’auteur, a publié le mois dernier une série de trois billets (1, 2, 3) particulièrement intéressants qui dressent un bilan de la situation en Europe. Le second notamment a été réalisé à partir de témoignages de correspondants issus de cinq pays de l’Union européen, pointant chacun une lacune de leur législation nationale qui empêche les enseignants et les élèves d’utiliser des oeuvres protégées dans un contexte pédagogique.

Aucun des exemples évoqués dans cet article ne concene la France. Du coup, il est intéressant de reprendre chacun des usages décrits et de se demander s’ils seraient licites ou non selon la loi française. C’est un bon test pour savoir si notre exception pédagogique est satisfaisante ou si elle devrait être révisée. Cette comparaison présente aussi l’intérêt de pointer du doigt le défaut d’harmonisation du droit d’auteur au niveau européen, car on constate que des usages sont autorisés dans certains pays, tandis qu’ils restent interdits dans d’autres. La Commission européenne a d’ailleurs annoncé à la fin de l’année dernière une révision du droit d’auteur et la question des usages pédagogiques et de recherche figure bien parmi les pistes de travail auxquelles elle veut accorder la priorité.

Je vous propose donc ci-dessous une traduction en français des exemples problématiques figurant dans le billet de Communia, suivie d’une comparaison avec l’état du droit en France.

En Finlande : pas d’images animées en classe

Dans les années 90, la loi sur le droit d’auteur en Finlande a été modifiée de manière à ce que des films commercialisés puissent être diffusés en classe, à condition que les écoles payent un droit de projection. Malheureusement, la formulation de la loi est ambiguë, et elle couvre toutes les « oeuvres audiovisuelles ». Dès lors, pour pouvoir diffuser un film éducatif en ligne ou un tutoriel vidéo réalisé par un autre enseignant ou un étudiant, un professeur doit aussi obtenir la permission de la part des titulaires de droits. Et à l’inverse des films commerciaux – pour lesquels les enseignants peuvent payer pour les droits de projection à l’aide d’une simple interface web – il n’y a pas de moyens d’obtenir les droits pour des vidéo en ligne ou des films indépendants autrement qu’en négociant les droits directement. En pratique, cela signifie que les professeurs doivent soit se mettre hors-la-loi, soit gaspiller beaucoup de temps à rechercher les titulaires de droits pour obtenir la permission.

Qu’en est-il en France ?

L’exception pédagogique figurant dans notre Code de Propriété Intellectuelle permet aux enseignants d’utiliser des extraits d’oeuvres protégées « à des fins d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche » à condition que leur diffusion soit limitée à un public d’élèves directement concernés. Pour savoir exactement quels types d’usages sont possibles en fonction des différents médias, il est nécessaire de se reporter à des accords sectoriels négociés entre des sociétés de gestion collective et les Ministères de l’Education et de l’Enseignement supérieur.

Pour les oeuvres audiovisuelles, l’accord en vigueur date de 2009 et il fixe les règles suivantes :

S’agissant du cinéma et de l’audiovisuel, est autorisée la représentation dans la classe, aux élèves ou aux étudiants, d’œuvres intégrales diffusées en mode hertzien, analogique ou numérique, par un service de communication audiovisuelle non payant. Dans les autres cas, seule l’utilisation d’extraits, dans les limites précisées par l’accord, est possible.

On peut donc en conclure que seule la diffusion d’émissions de télévision en provenance de chaînes non-payantes est possible en intégralité dans la classe. Pour ce qui est des autres types d’oeuvres audiovisuelles (notamment les films), l’accord précise que la diffusion en classe n’est possible que pour des extraits d’une durée de 6 minutes maximum (ou un dixième de la durée totale pour des oeuvres plus courtes).

La situation est donc légèrement plus ouverte qu’en Finlande, mais guère davantage. Pour les films commerciaux, les enseignants français souhaitant procéder à une diffusion intégrale en classe ne bénéficient en effet pas d’un guichet unique en ligne pour s’acquitter des droits de projection. Les établissements doivent se fournir auprès d’intermédiaires spécialisés (type ADAV, CVS, etc.) en supports type DVD pour lesquels des droits de consultation ont été négociés en amont avec les titulaires de droits. Ces supports sont vendus aux établissements avec un surcoût permettant de rémunérer les ayants droit et les enseignants peuvent généralement en trouver dans les CDI de leur établissement. Mais les catalogues des intermédiaires mentionnés ci-dessus sont loin de couvrir l’intégralité des films commerciaux (notamment pour les nouveautés). Et pour les films commerciaux non-couverts par ces dispositifs contractuels, les enseignants français sont moins bien lotis que leurs homologues finlandais, car ils ne pourront diffuser que des extraits de 6 minutes maximum (sauf s’il s’agit de programmes diffusés sur des chaînes ertziennes non payantes).

Par contre, en ce qui concerne des vidéos non-commerciales, diffusées sur Internet par exemple, les professeurs français n’ont pas à effectuer des recherches pour retrouver les ayants droit oeuvre par oeuvre, comme c’est visiblement le cas en Finlande. Ils peuvent mobiliser l’exception pédagogique pour les diffuser en classe, mais là encore avec la limite des 6 minutes, voire beaucoup moins si les vidéos sont courtes (un dixième du temps total, ce qui peut n’avoir aucun sens pour une vidéo pédagogique). A noter que les fameux accords sectoriels français sont plus restrictifs en matière de vidéo que de musique, puisque des morceaux protégés peuvent être diffusés de leur côté en intégralité dans la classe.

La situation est peut-être un peu plus favorable en France, mais des rigidités importantes existent aussi en matière d’utilisation des images animées en classe.

Autriche et Lituanie : pas d’envoi par mail des citations

La plupart des législations des pays de l’Union européenne prévoient une exception au droit d’auteur pour la citation des oeuvres protégées. C’est une exception importante pour la conduite de la recherche, l’analyse et la critique d’oeuvres couvertes par le droit d’auteur, et bien d’autres pratiques, incluant les usages pédagogiques. Pourtant, en Autriche et en Lituanie, les enseignants peuvent inclure une citation d’une oeuvre littéraire sur des supports papier ou sur un tableau, mais ils ne peuvent pas faire d’usages en ligne des mêmes citations. Cela signifie qu’un professeur en Autriche ou en Lituanie ne pas légalement envoyer par mail à ses élèves un devoir dans lequel ils devraient par exemple commenter un paragraphe tiré d’un ouvrage protégé autrement qu’en employant des biais détournés (par exemple les renvoyer à tel page de telle édition de ce livre).

Qu’en est-il en France ?

Pour le coup, l’envoi par mail de simples citations à des élèves serait bien autorisé en France. Un tel usage est en effet couvert par l’exception de courte citation figurant aussi dans le Code, qui permet : les « analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées« . L’exercice de la courte citation est limité en France aux oeuvres littéraires (elle ne couvre pas les images ou la musique), mais pour celles-ci, il n’y a pas de limitation quant aux modes de transmission des citations, qui peuvent donc bien être envoyées par mail.

Par contre, il est normalement nécessaire que les citations soient incorporées dans une autre oeuvre, ayant une existence propre. Du coup, un professeur peut légalement envoyer à ses élèves un cours qui citerait des paragraphes d’autres livres. Par contre, envoyer simplement un paragraphe en précisant que les élèves doivent le commenter ne fonctionnerait sans doute pas (et du coup, il n’est pas si certain que les choses soient plus ouvertes en France qu’en Autriche ou en Lituanie…).

Si un enseignant français veut envoyer par mail davantage que des courtes citations, il peut utiliser l’exception pédagogique pour réutiliser des extraits plus longs, dont les accords sectoriels nous disent qu’ils doivent se limiter à « une partie ou fragment d’une œuvre d’ampleur raisonnable et non substituable à la création dans son ensemble ». Les accords autorisent explicitement l’incorporation de ces extraits dans des supports pédagogiques, qui peuvent donc correspondre à l’énoncé d’un exercice à réaliser par les élèves. Mais concernant les possibilités de diffusion, il est précisé que la transmission à distance ne peut se faire que sur l’intranet ou l’extranet de l’établissement, et l’exception législative ajoute qu’elle peut se faire au moyen d’un « environnement numérique de travail » (ENT).

L’envoi à distance d’extraits incorporés à l’énoncé est donc possible, mais pas par mail, et les enseignants français sont donc de ce point de vue tout aussi limités que leurs homologues lituaniens ou autrichiens.

Italie vs Bulgarie : pas de devoir de traduction

Un enseignant en Italie ne peut pas légalement demander à ses étudiants de traduire en italien un poème d’un auteur étranger. Il en est ainsi parce que le législateur italien n’a pas inclus les traductions parmi la liste fermée des usages pédagogiques autorisés dans ce pays. Si le même enseignant officiait en Bulgarie, il ou elle pourrait légalement demander à ses étudiants de réaliser cette tâche, car la loi bulgare sur le droit d’auteur ne contient pas de liste fermée d’usages exemptés de demande d’autorisation. Du moment qu’une traduction est réalisée dans un but pédagogique, elle est autorisée en Bulgarie. Imaginez maintenant qu’un étudiant italien veuille participer à un cours à distance délivré par une institution éducative en Bulgarie : pourrait-il réaliser une traduction à la demande de son professeur bulgare sans enfreindre la loi italienne sur le droit d’auteur ? La réponse est non…

Qu’en est-il en France ? 

La situation est tout aussi verrouillée chez nous en matière de traduction qu’en Italie.

L’exception pédagogique française ne contient à vrai dire même pas une liste d’usages autorisés, vu qu’elle ne fait référence qu’à une seule possibilité d’utilisation des oeuvres protégées : la reproduction ou la représentation d’extraits dans un contexte pédagogique ou de recherche. Les accords sectoriels sont un peu plus détaillés et ont établi une liste d’usages autorisés (en classe, dans des conférences, dans des supports ou travaux pédagogiques, dans des thèses et dans des sujets d’examen).

Mais le cas de la traduction d’oeuvres protégées n’est à aucun moment évoqué. On en déduit donc que pour être en mesure de proposer un exercice de traduction à ses étudiants, un professeur français serait obligé d’aller négocier oeuvre par oeuvre une autorisation auprès des titulaires de droits, alors que le même usage est directement autorisé par la loi en Bulgarie…

Pologne : réutilisation de contenus autorisée, tant que ce n’est pas en ligne…

En comparaison avec d’autres pays européens, la Pologne dispose d’une exception pédagogique relativement plus étendue. Des contenus protégés peuvent librement être utilisés dans un but d’illustration de l’enseignement à l’intérieur de la salle de classe. Mais les choses se compliquent lorsque les enseignants et les élèves vont en ligne. Les enseignants souhaitent publier du contenu en ligne et ils encouragent leurs élèves à faire de même, d’autant plus qu’on les incite à former de futurs citoyens capables d’utiliser les technologies numériques à des fins créatives. Malheureusement, la loi polonaise ne ménage aucun espace de liberté pour les usages éducatifs en ligne. Les enseignants qui utilisent des oeuvres protégées dans des séquences pédagogiques ou des présentations qu’ils réalisent avec leurs élèves sont susceptibles de violer la loi sur le droit d’auteur. Un « troll » s’est rendu tristement célèbre en Pologne en attaquant en justice des écoles et des bibliothèques qui avaient utilisé en basse résolution une de ses photographies représentant un célèbre poète polonais. Le droit d’auteur polonais fonctionne assez bien pour l’usage des oeuvres dans la classe physique, mais il est honteux qu’il n’englobe pas de manière plus appropriée les pratiques éducatives modernes – qui ont lieu à la fois en ligne et hors ligne.

Qu’en est-il en France ? 

Comme on l’a déjà vu ci-dessus, l’exception législative française et les accords sectoriels prévoient que des extraits puissent être diffusés à distance, mais seulement via l’intranet ou l’extranet d’un établissement, ou un environnement numérique de travail (ENT). L’utilisation d’extraits d’oeuvres protégées ne peut pas en principe avoir lieu directement sur Internet. Les accords sectoriels admettent tout au plus certains usages limités en dérogation à cette limitation : des images protégées illustrant une thèse de doctorat peuvent être mises en ligne sur Internet si l’auteur choisit ce mode de diffusion (dans la limite de vingt images par thèses) ; si un enseignant utilise des oeuvres protégées dans un support projeté dans le cadre d’une conférence ou d’un séminaire et que sa présentation fait l’objet d’une captation audiovisuelle, celle-ci pourra être mise en ligne ; et des sujets d’examens ou de concours peuvent aussi être postés sur Internet, même s’ils comportent des extraits d’oeuvres protégées.

Le dispositif français est donc un petit peu plus ouvert aux usages en ligne qu’en Pologne. Mais si l’on reprend les pratiques prises comme exemples dans l’article de Communia – comme par exemple le fait de poster sur Internet via un site ou un blog des supports ou des travaux pédagogiques réalisés conjointement par des enseignants et des élèves, la loi française reste limitée. Ce type de publications peut avoir lieu sur un ENT ou un extranet, mais pas directement sur Internet.

Bilan

Au vu des exemples ci-dessus, on se rend compte que si l’exception française offre parfois quelques marges de manœuvre supplémentaires par rapport aux pays cités par Communia, notre cadre juridique est tout de même loin d’offrir des solutions satisfaisantes pour les pratiques pédagogiques. Par rapport aux pays cités, des limites similaires existent chez nous en matière d’usage des images animées en classe, de transmission de citations par mail, de réalisation de traductions ou de réutilisation de contenus sur Internet.

La France n’a peut-être pas la pire des exceptions pédagogiques en Europe, mais on voit bien qu’elle cumule encore plusieurs lacunes importantes dans son dispositif.

***

Communia appelle les communautés éducatives (enseignants, élèves, parents) à intervenir dans le débat sur la réforme du droit d’auteur pour réclamer des aménagements en faveur des pratiques. C’est effectivement un point crucial si l’on veut que les choses évoluent.

Dans le dernier billet de sa série consacrée au secteur éducatif, Communia montre aussi à travers des exemples concrets tirés de plusieurs pays européens comment les licences Creative Commons peuvent être mises à profit pour favoriser des usages innovants (impression 3D, apprentissage du code, MOOC).

Enfin si ces questions vous intéressent, je vous recommande de lire les propositions de réforme du droit d’auteur en faveur des usages éducatifs et de recherche rédigées par Communia et qu’elle va pousser dans le cadre du processus de révision enclenché par la Commission européenne.


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Moulinsart et l’affaire de la parodie à géométrie variable

vendredi 19 février 2016 à 06:47

La semaine dernière, un événement navrant s’est produit, impliquant une nouvelle fois la société Moulinsart, qui s’est déjà illustrée à de nombreuses reprises à cause de la manière agressive dont elle gère les droits sur l’oeuvre d’Hergé. Depuis plus d’un an sur la page Facebook « Un faux graphiste« , un jeune bruxellois prénommé Gil régalait ses quelques 30 000 abonnés avec des détournements hilarants de planches tirées des albums de Tintin. Son « gimmick » consistait à reprendre des enchaînements de cases de la BD sans y toucher, en modifiant le texte des bulles pour placer les personnages d’Hergé dans des situations complètement décalées.

Voir un exemple ci-dessous dans lequel le capitaine Haddock se plaint d’être confondu avec un hipster à cause de sa barbe et fustige la gentrification galopante de son quartier (et d’autres ici) :

Mais le succès grandissant de la page a fini par attirer l’attention de la Société Moulinsart, qui a convoqué ce jeune trublion dans ses bureaux pour lui signifier qu’il était temps qu’il cesse de s’amuser avec le sacro-saint héritage laissé par Hergé. Or Gil n’a pas les moyens de s’engager dans une procédure contre ces ayants droit réputés pour leur opiniâtreté en justice et comme il l’explique dans un post à ses fans sur Facebook, il a choisi d’obtempérer en retirant toutes les planches de sa page :

Mes détournements de Tintin n’ont jamais généré aucun profit, on s’est juste bien marré pendant un an […]. Moulinsart veut que je les supprime de la page, et n’ayant aucune ressource financière, je ne compte pas m’engager dans une bataille juridique, sans doute perdue d’avance. Ils seront supprimés dans le courant de la semaine, et ça me fait mal au coeur… Je vais continuer à alimenter cette page, ça aura peut-être moins de succès, mais j’ai encore pas mal d’idées. Merci à tous, j’ai passé une bonne année grâce à vous !

Image postée par Gil sur sa page Facebook

Plusieurs médias se sont faits l’écho depuis de ce triste épisode. L’Obs a notamment publié un article intéressant, dans lequel l’avocat de la société Moulinsart explique en quoi l’usage des planches de Tintin constituerait une violation du droit d’auteur. On aurait pu penser en effet que les détournements de Gil étaient assimilables à de la parodie, qui est protégée légalement par une exception au droit d’auteur au nom de la liberté d’expression. Or ici, ce sont les conditions de l’exercice du droit de parodie qui n’auraient pas été respectées :

La parodie est un détournement à vocation humoristique dont les règles sont définies : il faut se moquer de Tintin et ça doit se voir dès le premier coup d’œil, c’est-à-dire que le dessin-même doit être modifié et pas seulement les bulles. Deux conditions que ne remplit pas «Un Faux graphiste», qui se sert de Tintin comme détonateur pour raconter habilement tout autre chose.

On pourrait s’arrêter là et se dire qu' »Un Faux Graphiste » va rejoindre la longue liste des détournements créatifs de Tintin tombés au champ d’honneur de la propriété intellectuelle (comme cela avait déjà été le cas par exemple, il y a deux ans, pour le Tumblr « Le Petit XXIème »).

Sauf que…

Ici, la société Moulinsart a manifestement tort sur le plan juridique et il est assez aisé de le prouver.

En effet, l’avocat des ayants droit se réfère à une définition de l’exception de parodie qui n’a plus court depuis le mois de septembre 2014, où est intervenue une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans laquelle elle a fixé les limites à l’exercice de la parodie et de la caricature au sein de l’Union européenne. Dans cette affaire Deckmyn, la Cour avait à connaître du détournement de l’image de couverture d’une BD hollandaise par un parti politique d’extrême droite. Sa décision a érigé la parodie en une « notion autonome » du droit de l’Union, s’imposant aux Etats-membres dont voici la définition :

[…] la parodie a pour caractéristique habituelle, d’une part, d’évoquer une oeuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou de raillerie.

Cette conception est plus souple que celle qui avait court auparavant dans plusieurs pays européens, notamment en France ou en Belgique. La jurisprudence française exigeait notamment « qu’il y ait suffisamment d’ajouts, de retraits et/ou de différences pour qu’on voit bien que c’est une parodie, et pas l’œuvre originale« . Or la CJUE rompt avec cette logique « quantitative » : elle ne demande pas que la parodie « présente un caractère original propre » , mais qu’elle ait seulement des « différences perceptibles » par rapport à l’oeuvre première. Par ailleurs, la Cour précise aussi dans sa décision qu’il n’est pas nécessaire que la parodie porte sur l’oeuvre initiale pour s’en moquer. Elle peut très bien utiliser le matériau de base de l’oeuvre à laquelle elle emprunte pour s’en servir comme support afin de faire rire de tout autre chose.

Si l’on combine les différents critères mis en lumière par la Cour européenne dans sa décision, on aboutit  la conclusion qu’ils étaient bien respectés par les détournements de Gil. Il est en effet évident que les titres et les dialogues burlesques insérés dans les planches constituent des « différences perceptibles » par rapport aux planches originales, immédiatement identifiables comme telles à moins d’être un profond demeuré ou ne rien connaître de l’oeuvre d’Hergé. Et nulle part dans la décision de la CJUE il n’est précisé que ces différences doivent nécessairement porter sur l’aspect graphique de l’oeuvre : la réécriture du texte des bulles peut suffire.

Il est difficile d’imaginer que les avocats de la société Moulinsart ignoraient l’existence de cette décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Par contre, on peut penser qu’ils ont estimé que faire preuve d’intimidation face à un jeune homme suffirait pour obtenir le retrait des images et ils sont bien arrivés à leurs fins…

Pourtant la nouvelle définition de la parodie dégagée par la CJUE offre un socle juridique solide pour un grand nombre d’usages transformatifs à vocation humoristique. Par exemple cette semaine sur Twitter, on a assisté à un déferlement de détournements hilarants de couvertures de « Petit Ours Brun » (voir quelques exemples ci-dessous) :

De tels usages n’auraient sans doute pas respecté les anciennes conditions fixées par la jurisprudence à l’exercice de l’exception de parodie, car un simple changement de titre ne constitue pas un « seuil » suffisant de transformation pour démarquer ces détournements des originaux. Mais la nouvelle approche de la CJUE n’est pas ancrée dans « l’originalité propre » de la parodie : elle s’attache à la présence de simples « différences perceptibles« . Or un simple coup d’oeil à ces titres suffit amplement pour qu’une personne lambda se rende compte qu’elle est en présence d’une parodie et pas d’une couverture « normale » d’un album de Petit Ours Brun.

En 2007, l’éditeur Casterman avait obtenu le retrait d’un générateur de détournements de couvertures de « Martine »  et on peut penser qu’il aurait eu gain de cause si l’affaire était allée en justice. Mais aujourd’hui, les choses sont différentes et Bayard Jeunesse, l’éditeur de Petit Ours Brun, se casserait vraisemblablement les dents sur la jurisprudence Deckmyn si l’idée lui venait de s’en prendre aux détournements qui circulent en ce moment sur Twitter.

Plus largement encore, la jurisprudence Deckmyn introduit une conception sans doute suffisamment souple de la parodie pour couvrir des usages transfomatifs comme les « Images Macros » : une des catégories de mèmes les plus populaires où des images sont accompagnées d’une légende écrite en utilisant la police Impact (voir ci-dessous).

Pour revenir aux déboires de Gil, la bataille juridique contre la société Moulinsart était loin d’être « perdue d’avance » et je pense au contraire qu’il aurait eu toutes les chances de l’emporter en invoquant cette décision de la CJUE. Mais avoir le droit de son côté est une chose ; décider de tenir tête en justice aux ayants droit d’Hergé en est une autre… Dans une autre affaire célèbre, l’auteur Gordon Zola avait fini par faire reconnaître par les juges que sa série « Les aventures de Saint-Tin et son ami Lou » constituait bien une parodie légitime, mais seulement au prix d’une longue bataille judiciaire dans laquelle il avait failli perdre sa maison après une première décision défavorable en première instance, heureusement renversée en appel !

On peut donc comprendre le choix de Gil de retirer ses détournements et il continue à se moquer sur sa page du jusqu’au-boutisme de Moulinsart :

Post sur la page Un faux graphiste : « Suppression des détournements , mais je n’ai pas dit mon dernier mot »

Mais il se trouvera peut-être un avocat pour lire ce billet et  penser que la défense du droit à l’humour et de la liberté d’expression méritent d’aller plaider cette cause pro bono


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Le PEB des thèses électroniques : un exemple de régression numérique (et comment en sortir)

vendredi 12 février 2016 à 19:02

La numérisation des contenus devrait normalement faciliter les usages, en favorisant une meilleure circulation de la culture et du savoir. Or force est de constater que c’est loin d’être toujours le cas. On nous a vendu par exemple l’idée que les eBooks seraient des « livres augmentés », alors que comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, ils constituent trop souvent au contraire des « livres diminués » par rapport à leurs équivalents papier.

Il existe un autre objet pour lequel le passage en version numérique paraît constituer une régression plutôt qu’un progrès : ce sont les thèses de doctorat. En fin d’année dernière, un billet publié par Olivier Legendre sur le blog de la bibliothèque numérique de Clermont-Ferrand avait bien montré l’absurdité de la situation. Les doctorants sont traditionnellement tenus de déposer des exemplaires de leur thèse auprès de la bibliothèque de leur université afin qu’elle en assure la conservation, le signalement et la diffusion. Pendant des décennies, lorsqu’un usager d’une bibliothèque voulait accéder à une thèse conservée dans un autre établissement, il avait la possibilité de se la faire envoyer par le biais du service du PEB (Prêt entre Bibliothèques).

Or depuis un arrêté ministériel du 7 août 2006, le dépôt peut aussi avoir lieu sous forme électronique, et certains établissements ont même renoncé, pour des raisons de commodité évidentes, au dépôt sous forme papier. L’arrêté précise que lorsque le doctorant communique un fichier de sa thèse à la bibliothèque , il ne peut s’opposer, sauf pour des raisons de confidentialité reconnues par le jury de thèse, à ce qu’elle fasse l’objet d’un accès au sein de l’établissement de soutenance. Par contre, la mise en ligne du fichier sur Internet requiert l’autorisation explicite du doctorant, formalisée par un contrat signé au moment du dépôt.

Que se passe-t-il à présent si un doctorant a refusé la mise en ligne, mais qu’un usager d’un autre établissement demande à pouvoir consulter le fichier ? Voilà ce qu’Olivier Legendre répondait à cette question dans son billet :

En 2015, Pierre-Gilles s’adresse au service de prêt entre bibliothèques de Marseille. Ce service contacte celui de Paris, qui lui répond que la thèse n’est consultable que sur intranet. Et qui de ce fait, ne s’estime pas autorisé à l’envoyer par le PEB.

En 2015, Pierre-Gilles va devoir

prendre le TRAIN

pour aller CONSULTER

une thèse ÉLECTRONIQUE.

On est donc bien dans une situation absurde, où l’exemplaire papier de la thèse s’avère finalement plus facile à communiquer à distance que sa version numérique. Pourtant, on pourrait imaginer une solution bien plus logique, envisagée par Olivier Legendre dans son billet :

Le service de PEB de Paris va envoyer le fichier électronique à son homologue marseillais, comme il l’aurait fait d’une thèse imprimée ; à charge pour ce dernier d’offrir le fichier au lecteur dans ses locaux comme il l’aurait fait d’une thèse imprimée ; à charge pour Pierre-Gilles d’en faire bon usage, ce bon usage ne pouvant, du reste, exclure ni téléchargement, ni impression (ces mêmes droits qui s’appliquent dans l’université d’origine, tout simplement).

Le problème, c’est que même si cette solution paraît frappée du sceau du bon sens, elle soulève en l’état du droit plusieurs difficultés juridiques épineuses. Il est intéressant d’essayer de voir en quoi consiste le problème, pour comprendre ce qui provoque exactement cet effet de « régression numérique » à propos des thèses et essayer d’imaginer comment on pourrait éventuellement déverrouiller la situation.

L’implacable portée des droits exclusifs de l’auteur

L’arrêté de 2006 précise que l’autorisation de l’auteur de la thèse est nécessaire pour pouvoir diffuser celle-ci sur Internet (le texte parle exactement de « mise en ligne sur la Toile« ). Or le PEB ne constitue pas à proprement parler une diffusion sur le web, mais seulement une transmission du fichier à distance qui peut tout à fait s’opérer de manière sécurisée. Dès lors, l’arrêté ne prévoyant pas explicitement l’hypothèse du PEB, n’est-on pas en droit de faire prévaloir l’esprit du texte sur la lettre pour considérer que l’autorisation n’est requise que pour le cas particulier de la mise en ligne ?

Le problème, c’est que cette lecture se heurte d’emblée aux règles strictes prévues dans le Code de Propriété Intellectuelle concernant le formalisme des cession de droits et l’interprétation de la volonté des auteurs dans les contrats. En effet, l’article L. 131-3 indique que :

La transmission des droits de l’auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée.

La jurisprudence interprète ces dispositions  comme exigeant que chaque usage d’une oeuvre fasse l’objet d’une autorisation explicite et précise dans les actes de cession ou de licence. Lorsqu’un flou subsiste dans un tel acte, il sera nécessairement interprété de manière restrictive par le juge, toujours dans un sens favorable à l’auteur. Cela signifie qu’un usage non explicitement prévu au contrat devra être réputé comme toujours interdit.

Or ce que l’on appelle un PEB pour d’une thèse électronique consiste en un acte de reproduction et de communication d’une oeuvre protégée. Ces actes doivent être autorisés en tant que tels par l’auteur pour pouvoir être effectués légalement. Certes, l’arrêté du 7 août 2006 (qui n’est pas une loi, mais un acte réglementaire) semble préciser que l’autorisation de l’auteur n’est requise que pour la mise en ligne sur Internet de la thèse.

Mais les dispositions du Code de propriété intellectuelle ont une valeur supérieure et elles demeurent actives en arrière-plan à ce texte. L’arrêté introduit une exception pour l’accès à la thèse électronique dans les emprises de l’établissement, mais il ne neutralise pas pour autant le droit exclusif des auteurs de thèses, qui continue à s’appliquer pour les actes liés à la fourniture à distance d’une thèse.

Pas de piste du côté des exceptions législatives

Dans le cas où on est confronté à un usage relevant d’un droit exclusif, on peut essayer de faire appel à une exception législative pour se dispenser de l’autorisation de l’auteur. Mais ici, aucune des exceptions prévues par le Code de propriété intellectuelle n’est mobilisable : que ce soit l’exception de copie privée, l’exception « conservation » ou l’exception pédagogique et de recherche qui ont des champs d’application différents. Cette dernière en particulier permet seulement l’utilisation d’extraits d’oeuvres à des fins d’illustration de la recherche et de l’enseignement. Des accords sectoriels signés entre le Ministère de l’Enseignement Supérieur et des sociétés de gestion collective prévoient également une série d’usages complémentaires, comme la diffusion d’oeuvres en classe ou durant des conférences, l’usage d’extraits dans des supports pédagogiques ou des sujets d’examen. Mais ces textes ne parlent à aucun moment de la communication à distance des thèses.

Le droit exclusif de l’auteur s’applique donc bien aux actes de reproduction et de communication impliqués dans le PEB de la thèse électronique. On pourrait cependant arguer que si le fichier est transmis à l’extérieur à une personne affiliée à l’Enseignement Supérieur, aucun préjudice n’est causé à l’auteur par rapport à un accès à la thèse sur l’intranet de l’établissement de soutenance. Le problème, c’est que l’application du droit d’auteur n’est pas conditionnée au fait de subir un préjudice. La loi dit bien qu’il s’agit d’un droit de propriété, « exclusif et opposable à tous« . S’il n’y a pas de préjudice, le titulaire de droits va être limité pour agir au civil et il ne pourra obtenir qu’une réparation symbolique. Mais cela ne l’empêche pas de demander au juge de faire cesser l’atteinte à ses droits, ni d’agir au pénal.

Si la thèse n’existe qu’en version électronique (ce qui sera de plus en plus le cas à l’avenir), il resterait peut-être l’expédient de l’imprimer en version papier et de l’envoyer par la poste au demandeur. Mais même là, le droit d’auteur fait barrage. Car l’impression de la thèse par les soins de la bibliothèque universitaire à partir du fichier n’est pas assimilable à une copie privée, étant donné que celle-ci implique que celui qui réalise la copie et celui qui utilise la reproduction subséquente soit la même personne, à l’exclusion des « utilisations collectives« .

Demander communication de la thèse en tant que document administratif ?

Si les choses s’avèrent relativement bloquées du côté des mécanismes du droit d’auteur, on pourrait envisager de changer le fusil d’épaule en considérant que la thèse n’est pas seulement une oeuvre de l’esprit, mais aussi un document administratif, nécessaire à l’obtention du doctorat. Or la loi française consacre au bénéfice des citoyens un droit d’accès aux documents administratifs, opposable aux administrations sous le contrôle de la CADA. De surcroît les conditions d’exercice de ce droit d’accès prévoient bien qu’il peut être demandé à l’administration de communiquer  par mail le document, s’il existe sous forme électronique. En refusant de communiquer une thèse électronique, la bibliothèque universitaire ne peut-elle pas être accusée de se mettre en faute pour « non-diffusion d’informations publiques » ?

Le problème ici, c’est que la thèse a bien une « double nature », à la fois oeuvre et document. Or la loi a prévu cette hypothèse et elle fait prévaloir dans ce cas le droit d’auteur sur le droit d’accès. La loi du 17 juillet 1978 indique à son article 10 que :

ne sont pas considérées comme des informations publiques […] les informations contenues dans des documents […] sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Or les doctorants sont bien considérés comme des tiers par rapport à l’administration et ils conservent un droit d’auteur plein et entier sur thèse. Dès lors, la nature d’oeuvre de l’esprit de la thèse l’emporte sur celle de document administratif et il n’est pas possible d’invoquer le droit d’accès pour en exiger la communication à distance.

Faire valoir le droit à l’information et la liberté de la recherche ?

Est-ce à dire que toutes les portes sont pour autant fermées pour le PEB des thèses électroniques ? Peut-être pas. Si l’on prend un peu de hauteur pour se placer au niveau du droit de l’Union européenne, peut-être qu’une piste se dessine actuellement autour de l’invocation du droit à l’information et de la liberté de la recherche.

En effet, la Cour Européenne des Droits de l’Homme développe depuis plusieurs années une jurisprudence intéressante, qui cherche à définir un meilleur équilibre entre le droit d’auteur et les libertés fondamentales consacrées dans la Convention européenne des droits de l’Homme. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler le mois dernier dans S.I.Lex à propos du droit au remix. En l’absence même d’une exception législative, la CEDH demande à ce que les juges opèrent un « juste équilibre » entre le respect du droit d’auteur et l’exercice des libertés fondamentales. La Cour de Cassation française semble progressivement se ranger à cette approche, en demandant aux juges inférieurs de mettre en balance le droit d’auteur et la liberté d’expression, y compris en dehors des cas couverts par une exception législative.

Concernant le PEB de thèses électroniques, nous avons vu qu’il n’existe actuellement pas d’exception dans la loi française que l’on puisse invoquer à l’appui de cet usage. Mais il paraît possible de faire valoir que la transmission du fichier à distance est nécessaire pour l’exercice du droit à l’information et la liberté de la recherche scientifique. Si cette communication est effectuée de manière sécurisée et si le bénéfice de cette faculté est réservé aux mêmes catégories d’usagers qui auraient pu consulter la thèse électronique sur place, il ne semble pas y avoir d’atteinte disproportionnée au droit d’auteur, mais au contraire un « juste équilibre » avec d’autres droits.

Ce type de raisonnement a déjà commencé à voir une réalisation concrète dans le champ de la recherche scientifique à propos d’une affaire ayant donné lieu à un jugement au Pays-Bas à la fin de l’année dernière. Un litige a en effet éclaté à propos du Journal d’Anne Frank entre le Fonds Anne Frank, détentrice des droits sur l’oeuvre, et la Maison Anne Frank qui conserve de son côté les manuscrits originaux. Cette dernière a réalisé une reproduction numérique de ces documents et l’a transmise à une équipe de chercheurs hollandais, notamment afin qu’ils puissent l’encoder en TEI pour procéder à des analyses du texte. Or saisi de cette affaire, un tribunal hollandais a considéré, en visant la Convention européenne des droits de l’Homme, que même en l’absence d’exception dans la loi nationale couvrant ce type d’actes, ils ne constituaient pas une contrefaçon dans la mesure où ils étaient nécessaires au libre exercice de la recherche et que les fichiers n’étaient pas mis en ligne sur Internet par les chercheurs.

Un raisonnement similaire pourrait très bien être appliqué au cas du PEB des thèses électroniques. Le problème, c’est qu’il est par définition difficile d’appréhender ce que l’équilibre entre le droit d’auteur et les libertés fondamentales justifie exactement. Seuls les juges pourront le déterminer avec certitude au fil de la jurisprudence. Il est donc encore trop tôt pour être certain que le PEB de thèses électroniques sera couvert par ce raisonnement, sachant que les premières affaires s’appuyant sur cette nouvelle démarche initiée par la CEHD ne sont pas encore allées à leur terme en France.

Que faire pour débloquer la situation ?

Si on veut éviter que pour les thèses, le numérique ne conduise à une régression, sur quels leviers peut-on agir ?

  1. Le plus évident est d’agir au niveau contractuel en incitant au maximum les doctorants à autoriser la diffusion en ligne de leur thèse sur Internet, comme le permet l’arrêté de 2006. La question du PEB ne se pose à vrai dire plus pour une thèse accessible en ligne et après tout, le PEB n’est qu’un « palliatif » à l’absence de diffusion sur Internet en Open Access. Néanmoins, il est aussi possible d’insérer dans les contrats signés par les doctorants au moment du dépôt des thèses une clause autorisant explicitement le PEB de la thèse sous forme électronique, à charge pour le doctorant de l’accepter. Le droit exclusif de l’auteur s’applique, mais il faut toujours se rappeler qu’il s’agit aussi bien d’un droit d’autoriser que d’interdire. Tout peut se régler par la voie contractuelle, mais cela représente néanmoins un gros travail de pédagogie pour faire évoluer des mentalités parfois encore assez frileuses.
  2. L’arrêté de 2006 pourrait ensuite être modifié pour indiquer que de la même manière que le doctorant ne peut pas s’opposer à la diffusion de sa thèse au sein de l’établissement de soutenance, il ne peut pas non plus s’opposer à sa transmission à distance à l’usager d’un autre établissement, à condition que celle-ci s’effectue de manière sécurisée. Cette hypothèse d’une modification de l’arrêté est sans doute la manière la plus simple de faire évoluer le droit dans le sens des usages, puisque qu’elle ne nécessite qu’une décision ministérielle et pas un passager au Parlement.
  3. On pourrait aussi envisager de modifier l’exception pédagogique et de recherche afin qu’elle couvre les actes de reproduction et de communication effectués par des bibliothécaires à la demande d’un usager pour la transmission d’une thèse électronique. Dans plusieurs pays d’Europe, et notamment en Angleterre, une exception au droit d’auteur permet aux bibliothèques de reproduire et transmettre des oeuvres à la demande de leurs usagers, à des fins de recherche et d’études privées. En général, la copie ne peut alors être intégrale, mais s’agissant du cas particulier des thèses, on pourrait imaginer que cela soit permis. Il est d’ailleurs dommage que cette question n’ait pas été traitée dans le cadre de la loi numérique en cours d’examen au Parlement, qui abordent plusieurs sujets en lien avec l’IST. Cela aurait pu être aussi l’occasion, au-delà des thèses, d’envisager un mécanisme législatif général pour la fourniture à distance de documents, qui peine à se sortir de l’ornière en France depuis des années.
  4. La dernière option consiste à considérer que même si l’usage ne respecte pas à la lettre le droit en vigueur, il appartient aux bibliothèques de prendre leurs responsabilités et de mettre quand même en oeuvre un PEB des thèses électroniques sur une base pragmatique et raisonnable. Après tout, plusieurs usages en bibliothèque s’opèrent toujours aujourd’hui sans aucune base légale (le prêt de CD, la mise à disposition de jeux vidéo ou d’applications pour tablettes, etc.). S’il avait fallu attendre que la loi change, les bibliothèques auraient été contraintes à renoncer à l’exercice d’une partie importante de leurs missions en faveur de l’accès à la culture et à la connaissance. Par ailleurs, la jurisprudence de la CEDH sur l’équilibre entre droit d’auteur et libertés fondamentales que j’ai signalée plus haut offre aujourd’hui une base pour agir en l’absence de mécanisme légal au niveau national. Certes, cette piste reste encore fragile, mais l’immobilisme du législateur étant ce qu’il est en France en matière de réforme du droit d’auteur, ce sera peut-être la seule voie pour sortir de l’impasse.

***

En 2000, l’IFLA avait produit une très belle déclaration à propos du droit d’auteur dans l’environnement numérique, qui proclamait ce principe : « Digital Is Not Different », au sens où les droits et libertés qui existaient dans le monde analogique ne devaient pas être compromis avec le passage au numérique. 15 ans plus tard, l’exemple des thèses électroniques montre que le risque de la régression est loin d’avoir été conjuré et il reste encore beaucoup de travail à faire au niveau légal et réglementaire pour arriver ne serait-ce qu’à une simple équivalence entre le papier et le numérique.

PS : ce billet a été très largement nourri par des échanges de courriels avec Olivier Legendre et David Aymonin. Merci à eux d’avoir partagé avec moi leurs réflexions et leurs expériences en la matière.


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Retour et métamorphoses du droit de glanage, racine historique des Communs

samedi 6 février 2016 à 18:58

En décembre dernier, Libération a publié un intéressant dossier consacré aux multiples pratiques alternatives qui se développent dans la sphère non-marchande. Un chiffre en particulier avait alors retenu mon attention : celui selon lequel 20% des français se livreraient aujourd’hui à des pratiques de « glanage ».

Le «glanage» se répand ainsi de plus en plus, une pratique qui consiste à récupérer de la nourriture non ramassée dans les champs, à la fin des marchés, dans les poubelles des commerçants ou dans les conteneurs des supermarchés. Elle concernerait plus de 20 % des Français, selon une récente étude de l’Observatoire des pratiques de consommation émergentes (Obsoco), qui montre aussi que plus d’un Français sur deux est passé à l’achat de produits bio ou issus du commerce équitable, ainsi qu’à l’achat direct auprès des producteurs.

Lorsque l’on pense au glanage, ce sont généralement des images de scènes rurales qui nous viennent à l’esprit, comme celle que l’on voit dans le tableau « Les glaneuses » de Millet.

Les glaneuses, par Jean-François Millet. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Pour autant au-delà de cette image d’Épinal, il faut nous souvenir que le glanage fut longtemps un véritable droit qui revêtait une importance fondamentale pour l’équilibre social. Il constitue même l’une des racines historiques des Communs et en tant que tel, on le trouve consacré dans la Charte de la forêt de 1217. Par ce texte complémentaire à la Magna Carta, le Roi reconnaissait au peuple anglais un ensemble de prérogatives destinées à lui permettre d’assurer sa subsistance et de conserver son indépendance. On considère aujourd’hui que la Charte de la forêt constitue l’une des premières formes de consécration juridique des biens communs et elle inspire de nombreuses réflexions sur sa transposition moderne.

Si comme le montre l’article de Libération, la pratique du glanage semble toujours vivante aujourd’hui, voire même en expansion, c’est en raison de plusieurs facteurs : d’une part, une crise économique tragique et un affaiblissement des protections sociales qui font que les individus les plus fragilisés se tournent à nouveau vers des pratiques ancestrales de subsistance ; et d’autre part (mais non sans lien direct) une crise de l’idéologie propriétaire poussant à la réinvention de nos pratiques de consommation et à l’exploration d’autres modes de gestion des ressources.

C’est avec ces éléments en tête que suite à la lecture de l’article de Libération, je me suis attelé ces dernières semaines à pousser des recherches sur le droit de glanage. Et j’ai pu ainsi découvrir un fantastique reportage d’Agnès Varda, que je ne connaissais pas jusqu’alors : « Les glaneurs et la glaneuse », sorti en 2000.

Partant des représentations anciennes du glanage dans la société rurale, Agnès Varda se lance sur les routes et va à la découverte des formes de subsistance de cette pratique. Elle collecte les témoignages et montre que si le glanage a beaucoup régressé dans nos campagnes, il s’est métamorphosé pour prendre d’autres visages, qu’il s’agisse de ramassage de restes alimentaires, de collecte des invendus à la fin des marchés ou de recyclage des encombrants dans les villes.

Le glanage a un lien avec les Communs, parce qu’il se développe partout où la propriété se trouve momentanément « suspendue » et souvent même, contre elle. La tolérance envers ces pratiques, et parfois leur reconnaissance par le droit, met en lumière le fait que la propriété est rarement un droit absolu, mais se décompose souvent en un « faisceau de droits » répartis entre plusieurs acteurs.

Le glanage est toujours un droit aujourd’hui 

Un des enseignements les plus intéressants que je retire du reportage d’Agnès Varda, c’est qu’il semblerait bien que le droit de glanage soit toujours reconnu par le droit français. A un moment, la réalisatrice se demande en effet si la pratique consistant à pénétrer sur une propriété privée pour aller ramasser des récoltes tombées au sol est légale ou non. Elle pose la question à un avocat qui lui donne la réponse à l’occasion d’une promenade dans un champ de tomates, un Code pénal à la main !

Et ce qu’il explique est extrêmement instructif. En effet, il cite l’article R26-10 du Code pénal, prévoyant que seront punis d’une amende :

Ceux qui, sans autre circonstance, auront glané, râtelé ou grappillé dans les champs non encore entièrement dépouillés et vidés de leurs récoltes, ou avant le moment du lever ou après celui du coucher du soleil.

A contrario, on peut donc en déduire que le glanage est autorisé, lorsque la « récolte normale » a été enlevée et uniquement du lever au coucher du soleil, y compris lorsque cette action implique de pénétrer sur une propriété privée. Par ailleurs, un édit royal du 2 novembre 1554 (adopté par Henri II) serait toujours en vigueur sur le territoire français, qui reconnaît le droit de glanage en l’assortissant de conditions :

…le droit de glaner est autorisé aux pauvres, aux malheureux, aux gens défavorisés, aux personnes âgées, aux estropiés, aux petits enfants. […] …le droit de glanage sur le terrain d’autrui ne peut s’exercer qu’après enlèvement de la récolte, et avec la main, sans l’aide d’aucun outils…

Le problème, c’est qu’en 1994 l’entrée en vigueur d’un nouveau Code pénal a abrogé cet article. Et par ailleurs depuis 1804, le Code civil consacre bien à son article 520 un droit de propriété privée sur les récoltes, que celles-ci soient sur pied ou tombées à terre, ce qui devrait interdire leur prélèvement par tout autre que leur propriétaire légitime :

les récoltes sur pied sont des biens immobiliers, et les fruits et restes tombés sont des biens meubles.

La situation juridique du glanage semble donc quelque peu confuse, mais un arrêt de la Cour de Cassation, rendu le 17 septembre 1997, aurait établi que l’abrogation de l’article R26 du Code pénal n’a pas fait disparaître le droit de glanage que celui-ci consacrait « en creux » (voir ici).

Des pommes tombées sous un arbre, après la récolte et sur un terrain en accès libre, sans barrière. Il semblerait que vous ayez le droit d’y pénétrer pour les ramasser, à condition de le faire en journée et en utilisant uniquement vos mains (Apples on the ground. Par Connie Ma. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Néanmoins, même s’il existe, le droit de glanage peut être sévèrement limité, que ce soit par les propriétaires privés ou par la puissance publique. Il suffit en effet aux premiers d’enclore leur terrain (avec des murs ou des barrières) pour interdire valablement l’entrée aux glaneurs et les communes peuvent elles aussi interdire de manière générale la pratique du glanage sur leur territoire, en adoptant un arrêté municipal en ce sens (loi du 9 juillet 1888).

On le voit donc, en tant que droit réellement opposable à celui d’un propriétaire, le glanage n’existe que de manière résiduelle en France et sur une base relativement fragile. Mais il semble bien qu’il ait tout de même survécu.

Quel statut juridique pour les déchets ?

Dans son reportage, Agnès Varda s’intéresse au-delà des prélèvements sur les terrains cultivés aux pratiques de récupération des déchets, qui constituent également une forme de glanage. Là aussi, un fondement juridique peut être invoqué, celui de Res Derelictae (statut des choses clairement abandonnées dont le premier à se saisir devient le propriétaire légitime). C’est ce régime qui s’applique au contenu de nos poubelles et qui rend possible la fouille dans les bennes sur la voie publique ou le ramassage des objets abandonnés. Là encore, il existe des conditions et limitations, comme celle de ne pas disperser des déchets sur la voie publique à l’occasion de la récupération ou de ne pas pénétrer dans une propriété privée sur laquelle seraient situés les containers.

Image par Khalid Aziz. Source : Wikimedia Commons. CC-BY-SA.

Certaines communes, comme celle de Nogent-sur-Marne ont cependant cherché à interdire de manière générale par voie d’arrêté la fouille dans les poubelles, en s’appuyant sur leur pouvoir de police administrative leur permettant d’intervenir en matière de salubrité et de tranquillité publiques. La Ligue des droits de l’Homme a cependant obtenu en 2011 la suspension de cet arrêté de la part de la justice administrative, qui s’est appuyée sur « le contexte de la période hivernale et du droit des personnes en grande nécessité à utiliser librement le domaine public en récupérant des déchets qui sont considérés comme des biens sans maîtres« . Là encore, on est donc avec le ramassage des déchets en présence d’un droit opposable, ouvert dans un des interstices du droit de propriété.

Au-delà des personnes en grande nécessité, ce droit de ramassage des déchets est aussi de plus en plus revendiqué par certains qui souhaitent l’utiliser pour développer des formes de consommation alternatives. Un mouvement s’est même structuré autour de cette idée, celui du déchétarisme ou « glanage alimentaire » que Wikipedia définit comme :

le fait de fouiller dans les poubelles des magasins de grande distribution et des restaurants pour en extraire des aliments encore consommables par le déchétarien ou glaneur.

Aux Etats-Unis, cette pratique s’appelle le « Dumpster Diving » (plongeon dans les containers) ou encore « Freeganism« . Certains de ses pratiquant se revendiquent directement du mouvement des Communs,  avec une volonté de remettre en question la conception dominante de la propriété (voir ici) :

Nous plongeons dans les containers pour défendre les Communs. C’est un acte culturel qui remet en cause la propriété, un tabou dans la société capitaliste. Le développement durable et l’alimentation sont des questions pour les Communs et à moins que la société n’accepte de restructurer les rapports de propriété et le droit, ces enjeux seront relégués au fond des poubelles.

« Dive ! », documentaire de 2010 sur la mouvement du « Dumpster Diving ».

Vers une limitation du droit d’abusus

Ces évolutions n’interviennent pas sans provoquer des tensions. Agnès Varda filme pendant son reportage un groupe de jeunes itinérants ayant des ennuis avec la justice pour avoir sauté les grilles d’un supermarché afin d’aller fouiller dans ses poubelles pour récupérer des invendus. Le gérant les a traînés devant un tribunal pour violation de propriété privée, alors qu’ils revendiquent de leur côté le besoin d’assurer leur subsistance et l’impératif d’éviter un gaspillage alimentaire inutile. On sait aussi que c’était devenu une pratique courante des grandes surfaces et des boutiques alimentaires de verser sur leurs invendus des substances toxiques afin de décourager la fouille dans leurs poubelles.

Mais cette semaine, le Parlement a adopté à l’unanimité une loi sur la lutte contre le gaspillage alimentaire, qui va modifier la situation. Celle-ci interdit justement aux grandes surfaces de jeter leurs invendus ou de les rendre impropres à la consommation. Au contraire, la loi « rend obligatoire le recours à une convention pour les dons réalisés entre un distributeur de denrées alimentaires et une association caritative » et elle « prévoit aussi une sanction pour éviter la destruction volontaire de denrées alimentaires encore consommables par les commerces de détail« .

Ce texte est très intéressant à examiner d’un point de vue juridique et il entretient à nouveau plus d’un lien avec les Communs. En effet normalement, le propriétaire d’un bien dispose d’un droit complet sur la chose, comportant comme disent les juristes l’usus, le fructus et l’abusus. Ce dernier attribut du droit de pleine propriété implique pour son titulaire la possibilité de se séparer de son bien en le vendant, en le donnant ou en l’abandonnant, mais aussi celui de le détruire. Or ici la loi va justement apporter une nouvelle limitation à l’abusus en interdisant la destruction des aliments au nom de l’intérêt général.

A nouveau, on est encore du côté de la propriété comprise non comme un pouvoir absolu, mais comme un « faisceau de droits » (Bundle of Rights), pierre angulaire de la théorie des communs.

Quels liens entre droit de glanage et Communs ?

Néanmoins, il ne suffit pas qu’un droit de glanage s’exerce pour que l’on puisse parler d’un Commun en tant que tel. Au sens moderne du terme, un « Commun » est constitué par le réunion de trois éléments : une ressource partagée, une communauté rassemblée autour de la ressource qui se dote d’une gouvernance et un ensemble de règles destinées à assurer la durabilité de la ressource et son partage équitable.

Dans le documentaire d’Agnès Varda, on voit des situations de glanage qui ne conduisent pas à la constitution de Communs, ou seulement à des Communs instables et imparfaits. Par exemple, elle se rend sur l’île de Noirmoutier, où après des tempêtes ou de grandes marées, des habitants se rassemblent sur les plages pour ramasser des huîtres échappées de parcs d’élevage (voir ci-dessous à partir de 2,30 mn).

Varda interroge des ramasseurs et des éleveurs d’huîtres et on se rend compte que ni les uns, ni les autres ne savent exactement quelles sont les règles encadrant cette pratique. Des rangées de poteaux entourent les parcs et certains éleveurs estiment que les ramasseurs ne doivent pas les franchir, mais cette règle tacite n’est pas toujours suivie, ce qui va jusqu’à déclencher des bagarres. D’autres disent qu’une distance de 10 mètres doit être respectée, mais ce sera 15 ou 25 mètres pour d’autres. Le même flou règne quant aux quantités d’huîtres que les ramasseurs peuvent emporter : 3 kilos selon les uns, 5 kilos selon les autres, 3 douzaines chez d’autres encore…

On est donc dans une situation où une ressource en accès libre est bien présente (les huîtres échappées des parcs), mais il n’existe pas réellement de communauté autour de cette ressource (les éleveurs ne parlent visiblement pas aux ramasseurs, ni les ramasseurs entre eux). Il en résulte que même si tout le monde a conscience que la pratique doit faire l’objet de règles, personne ne sait exactement en quoi elles consistent. Et lorsqu’un litige survient, il se règle par la violence (des bagarres). On est donc typiquement dans une situation dans laquelle les 8 conditions dégagées par la chercheuse Elinor Ostrom pour la gestion durable des Common-Pool Resources (CPR) ne sont pas réunies et en général, ces situations ambiguës se soldent à la longue par une « Tragédie des Communs » (épuisement de la ressource ou privatisation intervenant pour mettre fin aux pratiques de partage).

Un autre exemple filmé par Varda est également intéressant : celui d’un verger de pommiers dont le propriétaire accepte largement la pratique du glanage (voir ci-dessous à partir de 3,30 mn).

Dans ce champ de 3 hectares, les cueilleurs du propriétaire laissent en moyenne 10 tonnes de pommes sur les arbres à chaque récolte. Plutôt que de les laisser pourrir, le propriétaire autorise les habitants alentours à venir les « grappiller ». Mais les règles sont cette fois très strictement établies : ceux qui veulent se livrer à cette pratique doivent venir s’enregistrer auprès du producteur, qui leur demande de fournir une pièce d’identité. Ils peuvent ensuite aller ramasser les pommes, de telle date à telle date, mais seulement en se tenant à 10 mètres derrière les employés du propriétaire et en utilisant uniquement leurs mains et des paniers ou des sacs qu’ils peuvent porter.

Ces règles précises permettent au grappillage de se dérouler sans heurt, ni tension, mais on ne peut pas ici non plus parler d’un véritable Commun. En effet, la définition des règles reste l’apanage du seul propriétaire. Il n’existe aucune délibération collective au sein d’une communauté, qui aboutirait à l’établissement de règles partagées. La pratique du glanage est donc ici bien présente, mais en dehors des modes de gouvernance ouverte qui caractérisent les Communs au sens moderne du terme.

Quid du droit de glanage culturel ?

Un des aspects les plus intéressants du documentaire d’Agnès Varda, c’est qu’elle ne cesse de faire tout au long du film un parallèle entre les pratiques de glanage qu’elle observe et son propre processus de création. Par exemple, on la voit plusieurs fois filmer ses mains – outils traditionnels du glanage – et dans une séquence sur l’autoroute, elle fait semblant d’essayer d’attraper à la main des camions qui passent (voir ci-dessous).

Comme le titre le suggère (« Les Glaneurs et la Glaneuse »), Varda se considère elle-même comme une glaneuse, à travers la récolte d’images à laquelle elle procède pour faire son film. A un autre moment, la réalisatrice fait exprès de laisser des images tournées par sa caméra, alors qu’elle avait oublié de l’éteindre. On voit ainsi rebondir pendant une minute le cache de l’objectif pendu au bout d’une ficelle. Cela peut sembler incongru, mais Varda inclut par là dans son oeuvre ce que d’autres auraient considéré comme un « déchet » ou un « rebus », à couper au montage. Là encore, elle dresse un parallèle intéressant entre sa production artistique et les pratiques de récupération et de recyclage qu’elle a observées dans son film.

Cela nous amène à une question : pourrait-on envisager sérieusement un droit de « glanage culturel » et si oui, aurait-il un lien avec les Communs ? Personnellement, il m’est déjà arrivé par exemple de dire que les bibliothèques publiques matérialisaient une forme de droit de glanage culturel, ouvert à la population pour satisfaire ses besoins en matière d’accès à la connaissance. De la même manière, les exceptions au droit d’auteur – comme le droit de citation ou l’exception pédagogique – permettent d’aller « grappiller » des extraits d’oeuvres pour les incorporer dans de nouvelles créations. Des pratiques comme le remix ou le mashup revendiquent d’ailleurs aujourd’hui la possibilité que ce « glanage » puisse s’exercer plus largement, y compris contre le droit d’auteur. De son côté, le domaine public assure une forme de « recyclage » de la culture à l’issue de la période de protection du droit d’auteur, sans lequel les oeuvres anciennes finiraient, faute d’être exploitées, par devenir aussi inutiles que les déchets au fond de nos poubelles.

Pour filer cette métaphore jusqu’au bout, la reconnaissance ultime du « droit de glanage culturel » consisterait en la légalisation du partage non-marchand des oeuvres entre individus, telle qu’elle se pratique sur les réseaux de P2P. Et qu’ai-je fait moi-même pour illustrer ce billet sinon d’aller glaner ici et là sur la Toile des images et des vidéos, parfois en puisant dans des sources illégales…


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Et si la justice française s’apprêtait à reconnaître un droit au remix ?

vendredi 29 janvier 2016 à 23:44

Open Data, Open Access, Text and Data Mining, Domaine public : plusieurs avancées significatives ont pu être obtenues la semaine dernière à l’occasion du vote de la loi numérique à l’Assemblée nationale (voir la synthèse réalisée par le CNNum). Mais il est un sujet important qui est malheureusement resté au point mort : celui du droit au mashup, au remix et plus largement à la création transformative, dont j’ai souvent parlé dans S.I.Lex ces dernières années.

En 2013, le rapport Lescure s’était pourtant prononcé en faveur de l’introduction d’une nouvelle exception au droit d’auteur visant à sécuriser les usages transformatifs. Mais l’idée s’est perdue ensuite dans les méandres d’un rapport du CSPLA et elle a eu bien des difficultés à se frayer un chemin jusqu’au débat parlementaire. Lors de la consultation qui a précédé la loi numérique, le collectif SavoirsCom1 a avancé une proposition d’exception de citation audiovisuelle, qui a été reprise et défendue à l’Assemblée nationale par la députée Isabelle Attard, hélas sans succès.

Au niveau européen, les perspectives ne sont guère plus réjouissantes. L’eurodéputée Julia Reda a proposé l’an dernier d’élargir les exceptions de citation et de parodie pour qu’elles puissent accueillir plus largement les usages transformatifs. Mais cet aspect de son rapport n’a pas été retenu par le Parlement européen et il ne fait pas partie des pistes de réforme du droit d’auteur annoncées par la Commission européenne en décembre dernier.

On pourrait donc penser que la question du droit au remix risque à présent de rester sous la glace pendant de nombreuses années, étant donné que toutes les fenêtres législatives au niveau national et européen se sont refermées. Sauf que les choses ne sont pas aussi simples et que la surprise pourrait bien malgré tout venir de France…

Changement d’approche à la Cour de Cassation

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut remonter à un arrêt de la Cour de Cassation daté du 15 mai 2015. L’affaire portait sur un litige survenu entre le photographe de mode Alix Malka et le peintre Peter Klasen. Le second avait réutilisé sans autorisation des photographies de visages féminins réalisés par le premier pour un magazine, afin de les incorporer dans des collages (voir un exemple ci-dessous). Accusé de contrefaçon devant la Cour d’Appel de Paris, le peintre a tenté d’invoquer sa liberté d’expression, en arguant qu’il avait eu besoin de réutiliser ces images « symboles de la publicité et de la surconsommation » pour provoquer « une réflexion, un contraste conduisant à détourner le thème et le sujet initial exprimant quelque chose de totalement étranger ». On est donc bien typiquement dans un usage transformatif d’une oeuvre préexistante.

Une des toiles du peintre Peter Klasen, en cause dans cette affaire. Les images de visages féminins ont été colorées en bleu, découpées et intégrées dans cette composition.

Le peintre était contraint d’invoquer pour sa défense l’argument de la liberté d’expression, à défaut de pouvoir s’abriter derrière les exceptions au droit d’auteur actuellement consacrées par la loi française (courte citation et parodie). En effet, la jurisprudence de la Cour de Cassation n’admet pas la citation graphique et la parodie doit viser un but humoristique ou de raillerie, ce qui n’était pas le cas de ses collages. La Cour d’Appel de Paris a accueilli fraîchement cette argumentation, en déployant un raisonnement classique. Elle a considéré que la liberté d’expression pouvait être limitée par d’autres droits légitimes comme le droit d’auteur et qu’il n’y avait pas de raison de faire céder les droits du photographe devant ceux du peintre.

L’arrêt de la Cour d’appel tendait donc à faire prévaloir le droit d’auteur sur la liberté d’expression, en considérant qu’il n’y a pas lieu de les mettre en balance en dehors des hypothèses limitées fixées dans les exceptions au droit d’auteur prévues par le Code de Propriété Intellectuelle. Mais la Cour de Cassation ne l’a pas suivie dans cette approche : elle a estimé que les juges auraient dû justifier « en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle a prononcée ». En d’autres termes, la Cour d’appel aurait bien dû mettre en balance le droit d’auteur et la liberté d’expression, à partir d’une appréciation concrète des faits de l’espèce.

Cela peut vous paraître une nuance quelque peu ésotérique, mais en réalité, ça change tout…

Répercussion d’une évolution de la jurisprudence européenne

En effet, dans l’approche qui prévaut en France, les exceptions ne constituent pas de véritables droits des utilisateurs, mais seulement des facultés « résiduelles » que les juges sont tenus d’interpréter restrictivement (voir la fameuse affaire Mulholland Drive relative à l’exception de copie privée). Or ici la Cour de Cassation semble justement rompre avec cette approche : elle reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir concrètement recherché à opérer un équilibre entre le droit d’auteur et la liberté d’expression, ce qui signifie qu’elle les regarde comme deux principes d’égale valeur.

Vers un nouvel équilibre entre droit d’auteur et liberté d’expression ? (Image par Hans Splinter. CC-BY-ND. Source : Flickr).

Cette nouvelle approche adoptée par la Cour de Cassation suit en réalité une jurisprudence rendue en 2013 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Ashby Donald et autres c. France). Cette affaire concernait également des photographes de mode, accusés cette fois de contrefaçon par des maisons de couture pour avoir diffusé des photos de vêtements apparaissant dans un défilé sans leur consentement. Les photographes invoquaient eux aussi la liberté d’expression, consacrée à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

La CEDH décida de donner raison aux maisons de couture en retenant la contrefaçon, mais au passage, elle a formulé la nécessité de mettre en balance le droit d’auteur et la liberté d’expression pour recherche dans chaque cas un juste équilibre.

Un renversement de perspective en faveur des usages transformatifs ?

C’est ce renversement de perspective que l’on retrouve dans la décision Klasen c. Malka de la Cour de Cassation et il est loin d’être anodin. Voyez par exemple ce qu’en dit la juriste Valérie Varnerot dans un ouvrage récent :

Enjoignant désormais au juge de rechercher « un juste équilibre » entre deux droits d’égale valeur préalablement à toute condamnation pour contrefaçon – notamment à raison d’un usage dérivatif non autorisé-, [l’arrêt Malka] opère un renversement de perspective. Il augure de la transition d’un système fermé, où les exceptions limitativement énumérées définissent le cadre dans le droit d’auteur doit s’incliner devant la liberté d’expression et de création, à un système ouvert.

Dans le système ouvert esquissé par l’arrêt Malka, la liberté d’expression et de création déborde de ce cadre étroit pour paralyser le monopole, en dehors d’une quelconque exception, dès lors que la sanction d’un usage contrefaisant romprait le « juste équilibre » recherché. Le droit d’auteur n’est donc plus assuré de sa prééminence face à une liberté d’expression d’autant plus impérieuse qu’elle constitue le « fondement essentiel de nos sociétés démocratiques ». Ainsi libérée du carcan des exceptions, la liberté de création pourrait , à la faveur du « juste équilibre » ou de la « balance des intérêts », constituer le socle inattendu de l’épanouissement des usages transformatifs.

Couverture de (l’excellent) ouvrage dont est tirée la citation ci-dessus.

Suspens dans l’attente du jugement final…

Suite à l’arrêt de la Cour de Cassation rendu en mai 2015, l’affaire Klasen c. Malka a été renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles, qui devra trancher le litige en s’appuyant sur ces nouvelles directives en matière d’équilibre à trouver entre le droit d’auteur et la liberté d’expression. En réalité, il n’existe aucune assurance que ce jugement donne raison à Peter Klasen contre Alix Malka : la Cour pourrait très bien considérer que l’exercice de la liberté d’expression du peintre ne justifiait pas une telle atteinte au droit d’auteur du photographe. Tout sera affaire d’appréciation, avec ce que cela peut comporter d’imprévisibilité et d’incertitude.

Mais au fond, l’essentiel n’est pas là. Cette évolution des mécanismes de la jurisprudence est importante parce qu’elle montre que même en l’absence de réforme législative, une voie s’est ouverte dans le système juridique français pour que les usages transformatifs acquièrent enfin « droit de cité » en dehors du cadre étriqué des exceptions au droit d’auteur. Peut-être même que cette approche directement ancrée dans la liberté d’expression et de création sera au final plus forte que tout ce que l’on aurait pu obtenir au Parlement avec de nouvelles exceptions.

La loi sur la Création, qui est actuellement en cours d’examen devant le Parlement, proclame à son article premier que : « la création artistique est libre« . Si l’on suit la Cour de Cassation, voilà un point d’ancrage solide sur lequel les usages transformatifs pourront à l’avenir s’appuyer en justice pour revendiquer leur légitimité !

L’année 2016 pourrait donc nous réserver une jolie surprise…

PS : étant donné que l’exception de citation ne s’applique pas aux images, je suis moi-même dans ce billet en infraction au droit d’auteur pour vous avoir montré le tableau de Peter Klasen. Et peut-être aussi simplement pour avoir fait figurer la couverture de l’ouvrage du CEPRISCA dont j’ai tiré une citation. Vivement que les choses changent…


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