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Le livre numérique en bibliothèque : une mutation juridique laborieuse

samedi 4 octobre 2014 à 15:45

La semaine dernière, j’ai eu la chance d’intervenir lors d’un colloque juridique organisé à Amiens par le CEPRISCA consacré aux « biens numériques » à l’invitation d’Emmanuel Netter.

L’approche retenue par cette journée était intéressante, car elle consistait à se pencher sur les changements juridiques qu’occasionne le passage au numérique sur la notion de « biens ». Les biens constituent une catégorie juridique fondamentale, autour de laquelle s’articule le droit des biens, que l’on oppose traditionnellement au droit des contrats.

Mais la numérisation provoque une érosion du statut juridique de la plupart des biens, qui tendent à se transformer en services avec une fragilisation des droits reconnus aux utilisateurs. Là où les biens matériels nous assuraient une propriété, les services nous sont accordés dans le cadre d’une simple licence d’utilisation, souvent sans possibilité de négocier les termes de ces contrats. La journée a fait un tour d’horizon de ces mutations en cours à travers des exemples comme le statut des données personnelles, l’impression 3D, les crypto-monnaies, les noms de domaine ou les applications pour smartphones.

J’avais pour ma part été chargé de traiter un sujet directement impacté par ces évolutions : celui du livre numérique en bibliothèque et de la notion problématique de droit de « prêt numérique ». Si un équilibre avait pu être trouvé pour la mise à disposition de supports analogiques sur la base d’une licence légale, il peine fortement à se reconstituer pour le livre numérique pour lequel le cadre juridique incertain renvoie les acteurs sur le terrain contractuel.

Cette présentation est l’occasion de faire le point sur la question à un moment important. Au niveau européen, le prêt d’eBooks en bibliothèque a fait l’objet d’un renvoi devant la Cour de Justice de l’Union Européenne depuis les Pays-Bas et cette décision pourrait complètement bouleverser la donne, tandis qu’une réforme de la directive sur le droit d’auteur est annoncée pour 2016. Au niveau mondial, l’IFLA agit auprès de l’OMPI pour pousser un traité international consacré aux exceptions en faveur des bibliothèques et archives, qui engloberait la question du prêt numérique. Mais les négociations paraissent au point mort à cause de l’opposition des États développés.

En attendant, des évolutions se dessinent au niveau national, et notamment en France, avec la mise en place progressive du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque), visant à développer sur une base contractuelle une plateforme centrale pour faciliter les rapprochements entre éditeurs, librairies et bibliothèques. Comme un certain nombre de bibliothécaires, j’ai les plus grandes réserves vis-à-vis de ce projet, dont le but premier me paraît non pas de favoriser de nouveaux usages, mais d’éviter de poser la question de la nécessaire réforme du cadre législatif sur la question du livre numérique en bibliothèque.

PS : merci @Fourmeux, à qui j’ai emprunté quelques slides pour cette présentation.


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Le miroir aux alouettes de la revente des données personnelles

mercredi 1 octobre 2014 à 06:09

La semaine dernière, une étude a été publiée par Havas Media concernant les rapports qu’entretiennent les Français avec leurs données personnelles. Si de manière assez attendue, 84% se déclarent inquiets des usages qui peuvent être faits de leurs données, l’enquête révèle aussi des tendances beaucoup plus opportunistes. 45% des Français seraient prêt à laisser les entreprises réutiliser leurs données, à condition de toucher une contrepartie financière et pour 500 euros, 30% d’entre eux se disent même disposés à leur ouvrir un large accès…

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On voudrait nous faire croire que nos données valent de l’or, mais cette promesse nébuleuse pourrait s’avérer bien décevante… [Image par redstock516stock, CC-BY, source : deviantArt]

Ces chiffres font écho à des thèses dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans S.I.Lex, à propos de la tendance à la « patrimonialisation des données personnelles« . Puisque les données personnelles font déjà l’objet d’une très large exploitation commerciale par les plateformes sur Internet, certains estiment qu’il serait plus juste d’entériner cet état de fait en créant un droit de propriété au bénéfice des individus, afin qu’ils puissent les commercialiser et en tirer un revenu. Cette approche n’est pour l’instant pas celle de la réglementation française et européenne, reposant sur une conception « personnaliste », considérant les données personnelles comme un prolongement de la personne humaine et les protégeant à ce titre.

Mais aux États-Unis, la marchandisation volontaire des données personnelles est déjà une réalité, assurée notamment par le biais d’intermédiaires agissant comme des « courtiers » et proposant aux individus de « reprendre le contrôle sur leurs données » ou d’en « redevenir propriétaires » en les portant sur une place de marché destinée aux annonceurs. On connaissait déjà des sociétés comme Yes Profile ou Reputation.com,  agissant sur ce créneau, mais la semaine dernière Datacoup, une startup newyorkaise, a fait l’objet de plusieurs articles sur les sites d’information français à l’occasion de son lancement officiel.

Souhaitant voir concrètement comment se passait cette mise en marché des données, j’ai ouvert un profil pour tester le service proposé par Datacoup. L’expérience s’est avérée étrange, mais très instructive, et elle me conforte dans l’idée que cette proposition de revente de leurs données personnelles par les individus constitue un véritable miroir aux alouettes, potentiellement dangereux, mais qui risque de s’avérer très attractif s’il venait à se déployer. 

Unlock the value of your personal data… 

La phrase ci-dessus constitue le slogan de l’entreprise Datacoup et la promesse qu’elle fait à ses usagers en leur proposant un service « Simple, Sensitive and Fair« . Il est vrai que se créer un profil via l’interface de la plateforme se fait en quelques clics, comme sur n’importe quel réseau social. Une fois inscrit, le nouveau venu est dirigé vers un tableau de bord, sur lequel on lui propose, toujours très simplement, de connecter à son compte Datacoup différents profils de services en ligne, comme Facebook, Twitter, Google +, LinkedIn, etc (voir ci-dessous).

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A titre de test, j’ai connecté mon compte Twitter et l’interface m’a immédiatement indiqué que celui-ci « valait » 15 centimes de dollars par mois. On m’explique qu’il s’agit d’une évaluation et que ce type de données personnelles a une valeur « moyenne », comparée à d’autres informations comme les données bancaires liées à ma carte de crédit (nous y reviendrons, car Datacoup s’intéresse visiblement beaucoup à ces dernières…). Une fois confiée à Datacoup, les données de mon compte Twitter sont transférées sur un »marché » où des acheteurs (« Data Purchasers ») vont pouvoir faire des offres pour les acquérir (voir ci-dessous).

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Propriété contre droit d’usage

C’est là que l’on sent vraiment la différence d’approche juridique concernant les données personnelles entre les États-Unis et l’Europe. Cette plateforme Datacoup indique explicitement que les données vont être « vendues » à des compagnies tierces. Voici par exemple ce que l’on peut lire dans la FAQ du site (je traduis) :

Est-ce que mes données personnelles seront vendues à des tiers ?

Oui. En fait, seulement si vous nous demandez de le faire. C’est pour cette raison que notre plateforme existe ! Nous sommes une plateforme qui permet à des individus comme vous de vendre en toute sécurité leurs données à quiconque leur paraît convenir, dans le but de tirer bénéfice de la valeur des données qu’ils créent tous les jours.

Nous ne vendrons JAMAIS des données personnelles à caractère identifiant sans que vous ne nous disiez explicitement de le faire.

A l’heure actuelle, l’emploi même du mot « vente de données » n’est pas envisageable dans le cadre du droit européen. Comme l’explique la juriste Cédrine Morlière sur le site Actualitté, les plateformes ne disposent en effet dans ce cadre juridique que d’un droit d’usage et pas d’un droit de propriété :

[…] notons que l’usager conserve le droit, à tout moment, d’exiger que s’interrompe la collecte et le traitement de ses données à des fins de suggestion commerciales. L’exploitation des données qui ont été collectées précédemment doit alors s’interrompre à ce moment également. En effet, l’internaute reste bel et bien titulaire du droit fondamental de contrôler ses données personnelles, même s’il en a accordé l’usage à l’exploitant du site. Ce dernier n’en est pas le propriétaire, mais bien l’utilisateur sous conditions.

Néanmoins, quelques jours après avoir ouvert mon compte sur Datacoup, je reçois un mail du service m’informant que quelqu’un a acheté mes données. Intrigué, je clique sur l’email de notification et j’apprends que cet acheteur n’est autre que… la société Datacoup elle-même, qui m’accorde 0, 155$ pour l’accès aux données de mon compte Twitter pendant une semaine ! Si je me connecte via Paypall, cette somme me sera versée le 30 du mois.

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Notez qu’à ce stade, je ne sais pas encore exactement à quelle données Datacoup peut avoir accès via mon compte Twitter (les paramètres de Twitter m’indiquent seulement que j’ai accordé des droits à Datacoup « en lecture seule »). La plateforme cherche néanmoins immédiatement à m’encourager à aller plus loin en  lui confiant mes données bancaires, ainsi qu’à envoyer à des marques connues comme Coca-Cola un lien vers mon profil pour les inciter à acheter elles-aussi mes données…

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En route pour la marchandisation de soi… 

Ce petit tour d’horizon corrobore à mon sens toutes les inquiétudes que l’on pouvait avoir concernant l’approche « patrimoniale » des données personnelles. Les services comme Datacoup avancent qu’ils vont permettre aux individus de « reconquérir leurs propres données » et d’en « retrouver la propriété ». Mais il me semble au contraire que cette rhétorique sert surtout ici à faire en sorte que l’individu participe activement à sa propre exploitation et au transfert de ses droits au profit de tiers. Rien n’est fait sur la plateforme pour expliquer clairement les usages des données qui seront faits par les entreprises à qui elles seront revendues. La société Datacoup assure elle-même le premier achat, histoire sans doute de convaincre l’utilisateur qu’il « vaut quelque chose ». Et une fois cette petite flatterie narcissique effectuée, nous sommes directement incités à aller beaucoup plus loin que les informations de nos profils sur les réseaux sociaux, en livrant les données bancaires liées à nos cartes de crédit…

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Image par Katiemarinascott. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

On peut dès lors comprendre que le Conseil d’Etat, dans son récent rapport consacré aux libertés fondamentales et au numérique, ait sévèrement critiqué et appelé à rejeter cette approche patrimoniale visant à créer un droit de propriété individuel sur les données personnelles. Il estime notamment que :

Le rééquilibrage de la relation entre les éditeurs de services numériques et les internautes, qui découlerait de la reconnaissance d’un tel droit de propriété, apparaît largement illusoire. Sauf pour des personnalités d’une particulière richesse ou notoriété, la valeur des données d’un seul individu est très limitée, de l’ordre de quelques centimes ou dizaines de centimes […] Le rapport de force entre l’individu, consommateur isolé et l’entreprise, resterait marqué par un déséquilibre structurel.

Un service comme Datacoup montre que le Conseil d’État ne s’est pas trompé dans son appréciation. Avant Le Conseil d’État, le Conseil National du Numérique avait également marqué ses réserves à l’encontre de cette idée de « propriété des données personnelles ». Il avait insisté notamment sur le déséquilibre que l’approche « patrimonialiste » pourrait créer entre les citoyens :

[…] elle déboucherait à un renforcement des inégalités entre citoyens en capacité de gérer, protéger et monétiser leurs données et ceux qui, par manque de littératie, de temps, d’argent ou autre, abandonneraient ces fonctions au marché.

La facilité déconcertante avec laquelle on peut livrer ses données à une place de marché sur Datacoup peut faire craindre en effet que beaucoup d’individus se laissent prendre à ce jeu, sans se rendre complètement compte de ce qu’ils font. Pire, le fait qu’un prix soit immédiatement donné aux informations personnelles ne peut que renforcer le consentement à « se vendre » et les choses seraient sans doute encore pire si l’on pouvait se comparer à d’autres sur un service comme Datacoup. On connaît déjà les phénomènes de « narcissisme numérique », comme le Quantified Self, qui révèle le goût que peuvent avoir les individus pour la mesure d’eux-mêmes.

Or qu’il y a-t-il de plus efficace qu’un prix pour mesurer la valeur d’une chose et la comparer avec d’autres ? Nul doute que beaucoup individus, avides qu’on les « apprécient », trouveront psychologiquement un bénéfice à ce qu’on leur donne un prix. Par ailleurs, il est significatif que Datacoup cherche à « enrôler » ses utilisateurs pour qu’il fasse la promotion de leurs propres données auprès de grandes marques. On connaissait déjà avec le phénomène des « Attention Whores » des déparages sur les réseaux sociaux vers le « tapinage attentionnel », en vue de récolter quelques likes de plus. La marchandisation volontaire des données personnelles ferait sans doute apparaître des « Data Whores », individus embarqués dans ce qu’il faut bien appeler de la « prostitution de données » au mépris de leur vie privée.

***

Ce que je trouve le plus effrayant dans ce miroir aux alouettes de la revente des données personnelles, c’est l’efficacité du design que peut proposer une plateforme comme Datacoup. Au-delà de la simplicité d’usage, le dispositif joue sur des mots comme « vente », « acheteur », « marché » « prix », afin de réorienter notre mode d’appréhension de nos propres données. Ce « design de l’auto-marchandisation » me paraît beaucoup plus simple à mettre en place que le Privacy By Design qui permettrait au contraire d’intégrer directement dans l’ergonomie des services en ligne le souci de la protection des données personnelles. Les difficultés rencontrées par un projet comme Diaspora* par exemple, attestent qu’il est plus compliqué de mettre en place une infrastructure viable à partir de l’idée de protéger les données plutôt que de les marchandiser. On verra si un projet comme Ello, ce nouveau réseau social assurant ne pas vouloir exploiter les données personnelles, peut renverser la tendance, mais il semble assez mal parti. L’attractivité des « courtiers de données »‘ risque d’être plus forte…

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Mais plus encore, on réalise en essayant un service comme Datacoup que finalement l’approche « patrimonialiste » n’a même pas vraiment besoin d’une consécration juridique pour commencer à exister et à produire des effets. Même si la notion de propriété sur les données personnelles n’est pas reconnue par notre droit, il suffirait que ce type de plateformes fassent l’objet d’un engouement pour que ce paradigme disruptif prenne pied. A l’inverse, une approche comme celle dont j’ai déjà essayé de parler sur S.I.Lex, considérant les données personnelles comme des biens communs, doit encore trouver les formes juridiques, techniques et institutionnelles qui permettraient de l’incarner. Il devient urgent d’y travailler…

[Mise à jour du 01/10/2014] : une étude Orange indique que les internautes estiment en moyenne la valeur de leurs données personnelles entre 170 et 240 euros. Sachant qu’une autre étude avait montré que pour disposer d’un Internet entièrement sans publicité, il faudrait débourser environ 170 euros par an…

[Mise à jour du 09/10/2014] : RTS diffuse un reportage assez effrayant à propos d’un happening organisé par une artiste contemporaine :

Combien valent nos données personnelles? A peine le prix d’un cookie, à en croire l’expérience menée le week-end dernier par une jeune artiste new-yorkaise. Lisa Puno a proposé aux visiteurs du « Dumbo arts festival » de leur offrir des biscuits qu’elle avait elle-même cuisinés en échange de certaines de leurs informations privées. 380 d’entre eux ont accepté en lui livrant parfois les quatre derniers chiffres de leurs cartes de sécurité sociale ou leurs empreintes digitales.


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Repenser les conditions d’émancipation de la création à l’heure du numérique

lundi 29 septembre 2014 à 09:29

La revue Mouvements consacre son 79ème numéro au thème des « (Contre)-pouvoirs du numérique ». Après le traumatisme causé par les révélations de l’affaire Snowden, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la capacité d’Internet et du numérique à servir la cause de l’émancipation. L’équipe de rédaction de la revue Mouvements a rassemblé un semble de contributions pour essayer de savoir si Internet était vraiment devenu un « grille-pain fasciste », pour reprendre la formule choc de Titiou Lecoq ?  Abordant des sujets aussi variés que les révolutions arabes, les fablabs, Wikileaks, l’Open Data ou la surveillance de masse, le numéro invite à dépasser la désillusion en recourant à une analyse critique des promesses du numérique pour mieux les réinvestir.

J’ai eu la chance d’être invité à contribuer à ce numéro par le biais d’un article consacré aux relations entre la création et le droit d’auteur à l’heure du numérique. J’avais déjà été amené à écrire à plusieurs reprises sur ce sujet, mais il était intéressant de reprendre ces réflexions sous l’angle de la question de l’émancipation. En effet, si l’on regarde bien, l’émancipation de la création constitue à la fois la promesse du droit d’auteur et celle d’Internet. Mais il s’agit de deux conceptions différentes, et par bien des côtés antagonistes, de l’émancipation, qui s’affrontent depuis près de deux décennies à présent.

Je poste ci-dessous l’introduction de cet article et vous renvoie sur le site de la revue Mouvements pour la suite, où l’équipe de rédaction a accepté de poster en accès gratuit la version intégrale. Parmi les articles figurant dans ce 79ème numéro, je vous recommande également une interview de Philippe Aigrain, Benjamin Sonntag et Laurent Chemla, qui retrace l’histoire de la Quadrature du Net et le sens des engagements de notre association en faveur des libertés numériques.

***

L’avènement d’Internet aurait dû permettre de mettre dans les mains du plus grand nombre des moyens de création et de publication sans précédent. Mais à cause des tensions autour du respect du droit d’auteur sur Internet, on constate au contraire un effritement graduel des droits culturels des individus, ainsi qu’une dégradation de la condition des auteurs. Pour exprimer le plein potentiel d’émancipation porté par le numérique, il importe de reconfigurer le droit d’auteur dans le sens d’un meilleur équilibre, ainsi que d’aborder de front les questions de financement de la création dans un contexte nouveau d’abondance des auteurs.

« L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire ». Cette citation de Benjamin Bayart1 est sans doute l’une de celles exprimant le mieux les espérances placées dans le pouvoir émancipateur d’Internet. Depuis la Renaissance et l’avènement de l’imprimerie, l’accès à la connaissance et à la culture n’a cessé de progresser, mais c’est avec Internet que des moyens de publication autrefois réservés à un petit nombre ont pu réellement être mis dans les mains d’une part significative de la population.

Combinée à l’architecture distribuée du Net, cette capacité de publication immédiate, sans contrôle préalable, ouvre théoriquement à la multitude la possibilité de se constituer en auteur de contenus, à même de trouver une audience sans passer par le truchement des intermédiaires classiques maîtrisant l’accès aux médias2. À l’abondance des contenus, caractéristique de l’évolution du web, répond aussi une abondance des auteurs dans nos sociétés. Cette conséquence de la révolution numérique est sans doute insuffisamment prise en compte, alors qu’elle en constitue l’un des aspects fondamentaux. Dans l’environnement analogique, les auteurs restaient rares et les industries culturelles avaient pour but premier de gérer – voire d’organiser -cette rareté ; dans l’environnement numérique, la qualité d’auteur s’est répandue d’une manière difficilement contrôlable, sans que socialement on ait encore réellement tiré toutes les conséquences qu’une telle mutation implique.

Ces caractéristiques de l’environnement numérique offrent aux individus un potentiel d’émancipation très puissant. L’effet d’« empowerment culturel » est si radical que certains estiment que la liberté d’expression n’était qu’une « pétition de principe3 » pour la majorité de la population avant l’avènement de la toile. La multiplication des blogs, l’essor de l’auto-publication en matière de livre, le foisonnement des vidéos et de la musique en ligne, l’explosion de la photographie amateur, l’avènement de sites collaboratifs comme Wikipédia sont autant de signes qu’Internet a bien produit une rupture décisive dans l’accès aux moyens de création d’objets culturels4. Ils matérialisent le « droit de participer à la vie culturelle », proclamé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Pourtant, ce n’est pas cette dimension émancipatrice qui est généralement mise en avant lorsqu’on évoque les rapports entre la création et le numérique.

L’attention se focalise bien davantage sur les tensions persistantes entre le respect du droit d’auteur en ligne et les pratiques d’échange de fichiers favorisées par Internet. L’assimilation juridique de ces pratiques à de la contrefaçon et leur stigmatisation par le discours dominant sous le terme de « piratage » éclaire d’une autre lumière les activités des individus. En cherchant à accéder gratuitement aux œuvres produites par les différentes filières culturelles, ceux-ci mettraient en danger leur équilibre économique et in fine, compromettraient la capacité des auteurs professionnels à créer de nouvelles œuvres. C’est sur la base de cette nouvelle version de la « tragédie des communs » appliquée au champ culturel que le droit s’est engagé depuis près de vingt ans dans une spirale répressive visant à réprimer le partage des œuvres en ligne, notamment lorsqu’il s’effectue de pair-à-pair (P2P) en tirant partie de l’architecture décentralisée du réseau.

À l’origine, le droit d’auteur était pourtant fortement ancré dans cette idée d’émancipation. Avant la création de ce droit à la Révolution française, les auteurs restaient dépendants de protecteurs pour assurer leur subsistance, qu’ils s’agissent du Roi, de seigneurs, de l’Église ou d’acteurs économiques comme les imprimeurs libraires5. Le droit d’auteur, en assurant aux créateurs une rémunération proportionnelle associée à chaque exploitation de leurs œuvres, visait à leur donner les moyens de dégager un revenu, afin de subvenir à leurs besoins et de se consacrer pleinement à leur activité créatrice, sans avoir à exercer d’activité professionnelle complémentaire. C’est ce compromis, qui avait réussi à se maintenir pendant deux siècles en s’adaptant aux évolutions technologiques, qui serait aujourd’hui remis en cause par le pouvoir de dissémination d’Internet.

Pour autant, la focalisation dans le débat public sur la question du piratage empêche sans doute de porter un regard plus global sur Internet pour mieux en apprécier l’ambiguïté de ses effets. Malgré les possibilités théoriques qu’il offre en termes d’accès, de diffusion et de création de la culture, l’environnement numérique a sans doute conduit, principalement à cause de la volonté de réprimer le piratage, à un effritement graduel des droits culturels des individus, qui ont régressé par rapport à ce qu’ils étaient dans l’environnement analogique. De son côté, la condition des auteurs s’est sans doute dégradée, notamment parce que leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires s’est paradoxalement accrue. Une lecture critique des effets réels d’Internet sur le champ culturel invite à repenser en profondeur les conditions de l’émancipation à l’heure du numérique. Un tel effort passe par une reformulation du droit d’auteur, sur le modèle que le mouvement des licences libres6 a commencé à dessiner. Mais une réflexion plus large doit sans doute être menée pour déterminer quels moyens une société « œuvrière7 », caractérisée par une profusion d’auteurs en son sein, souhaite leur accorder pour leur donner les moyens effectifs de créer.

Retrouver la suite de l’article sur le site de la revue Mouvements.

Notes :

1 BBayart, « La neutralité du réseau », in La Bataille Hadopi, InLibroVeritas, 2009.

2 Le support papier permettait certes déjà théoriquement à un large nombre d’écrire, mais la publication en direction d’un public restait tributaire d’intermédiaires nombreux, alors qu’elle peut être immédiate avec internet.

3 LChemla, « La liberté dans sa plus simple expression », Libération, 22 février 2013 : http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2013/02/22/bbs-la-liberte-dans-sa-plus-simple-expression_951444

4 AGunthert, « La culture du partage ou la revanche des foules », L’atelier des icônes, 4 mai 2013 : http://culturevisuelle.org/icones/2731

5 Cf. ALatournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, 2001, 5, p. 37-62.

6 Cf. BJean, « Option libre : du bon usage des licences libres », Framasoft, 2011 : http://framabook.org/option-libre-du-bon-usage-des-licences-libres/


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Reconnaître, protéger et promouvoir le domaine public pour enrichir les biens communs de la connaissance

lundi 22 septembre 2014 à 12:25

Inf’OGM et le Réseau Semences Paysannes viennent de publier une brochure intitulée « Droits de propriété intellectuelle : entre droits exclusifs des propriétaires privés, droits d’usage collectifs, droits positifs des contributeurs, producteurs et usagers« . Cette parution constitue la synthèse d’une rencontre organisée par le Réseau Semences Paysannes, visant à croiser les approches concernant les questions de propriété intellectuelle d’acteurs différents agissant dans les sphères des logiciels, de la culture libre, des semences, des OGM, des médicaments et plus largement des Communs.

Le sommaire de cette riche brochure peut être téléchargé ici et elle peut être commandée ici sur la plateforme d’Inf’OGM.

On m’avait demandé d’écrire une contribution sur la question du statut juridique du domaine public pour cette brochure, que je poste ci-dessous. Il s’agit d’une synthèse de thèmes que j’ai pu développer à de nombreuses reprises sur S.I.Lex comme le problème du copyfraud ou la nécessité d’une reconnaissance positive par la loi du domaine public.

A la relecture, je me rends compte que je suis resté centré dans ce texte sur le domaine public des « oeuvres », c’est-à-dire celui des créations intellectuelles couvertes par le droit d’auteur. Il me semble qu’il serait très intéressant d’élargir la focale pour essayer de produire une synthèses sur « LES » domaines publics, existant au-delà du droit d’auteur dans le secteurs des brevets, des marques, des semences et de tous les objets suceptibles d’être couverts par des droits de propriété intellectuelle. Il en résulterait certainement des réflexions stimulantes.

Pour compléter le texte ci-dessous, on pourra également se reporter à l’ouvrage « Pages publiques : à la recherche des trésors du domaine public« , paru cette année chez C&F Editions, et qui est entièrement consacré à la question du domaine public, à partir d’un recueil de textes.

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Reconnaître, protéger et promouvoir le domaine public pour enrichir les biens communs de la connaissance

Il est habituel de lire que le système de la « propriété intellectuelle » a été conçu de manière équilibrée, entre d’un côté une protection accordée aux titulaires de droits sur les oeuvres afin de les inciter à créer et de l’autre, une possibilité pour le public de les réutiliser. Mais outre le fait que la notion même de « propriété intellectuelle » pose problème, il est clair que le système général a largement dérivé de ses principes d’origine, notamment en raison de l’allongement continuel de la durée de protection du droit d’auteur et de la consécration de nouveaux droits (droits voisins, droit des bases de données)[1].

 A l’origine, la notion de « domaine public » jouait un rôle essentiel, car les œuvres étaient protégées seulement pour une période relativement courte (10 ans après la mort de l’auteur dans la première loi française, en 1791), à l’issue de laquelle elles rejoignaient le domaine public. Elles pouvaient alors à nouveau être reproduites et représentées par tous, y compris à des fins commerciales. Aujourd’hui, avec une durée de principe de protection durant 70 ans en principe après la mort de l’auteur, les œuvres peuvent rester soumises au monopole du droit d’auteur pour des durées supérieures à un siècle. Il en résulte que ce qui n’était dans les faits qu’une exception temporaire (la protection par le droit d’auteur) est devenu le principe.

Ce renversement de perspective intervient alors que les avancées technologiques, et notamment la numérisation des connaissances et leur diffusion sur Internet, permettraient enfin à la notion de domaine public de jouer pleinement son rôle. En effet avant la numérisation, l’accès à la plupart des œuvres était limité par la matérialité de leurs supports. Les œuvres du domaine public ne constituaient donc des biens communs qu’en théorie, car dans la pratique, seuls ceux ayant accès aux originaux dans les bibliothèques, archives ou musées pouvaient en disposer effectivement. Avec le passage au format numérique, ces restrictions sont progressivement levées et des communautés en ligne (Wikimedia Commons, Internet Archive, le projet Gutenberg, etc) ont pu se former pour gérer en commun d’importants ensembles d’œuvres numérisées.

Pourtant le numérique ne représente pas seulement une chance pour le domaine public. Il peut aussi s’avérer une menace, notamment lorsque les opérateurs privés comme publics prennent prétexte de l’acte de numérisation pour s’arroger de nouveaux droits sur les versions numériques des œuvres. Ces pratiques, que l’on désigne par le terme de Copyfraud[2] inventé par le juriste américain Jason Mazzone[3], sont de plus en plus répandues et elles menacent d’une autre façon l’existence même du domaine public, déjà plus que fragilisé par l’allongement des droits.

Pour faire en sorte que le domaine public puisse continuer de jouer un rôle majeur à l’heure du numérique, plusieurs initiatives se sont organisées afin de favoriser sa reconnaissance. La création de la Public Domain Mark[4], par exemple, publiée par Creative Commons International, permet un meilleur «  étiquetage » des œuvres en ligne afin de certifier leur appartenance au domaine public et de garantir les droits à la réutilisation. Mais au-delà de la simple proposition d’outils sans caractère contraignant, d’autres propositions insistent sur l’importance de modifier les textes juridiques afin d’y introduire une définition positive du domaine public, que ce soit au niveau national, européen ou international.

I Une définition seulement présente « en creux » dans les textes

Les principaux textes relatifs au droit d’auteur (Convention de Berne, directive 2001/29, Code de propriété intellectuelle en France) ne contiennent quasiment aucune référence explicite au domaine public. L’origine de la notion est essentiellement doctrinale : l’existence du domaine public a été déduite du fait que les droits patrimoniaux étaient limités dans le temps. Mais ce mode d’appréhension du domaine public ne lui donne aucun contenu positif et il est directement à l’origine de sa fragilité. En France par exemple, le Code de Propriété Intellectuelle ne contient que deux occurrences du terme « domaine public », dans les articles L. 123-8 et 123-9 relatifs aux prorogations de guerre.
Cette définition négative du domaine public a pour effet de déprécier la notion et de la rendre « invisible » dans le discours de la doctrine juridique dominante. Pratiquement, elle a aussi pour conséquence de rendre plus difficile une action en justice qui pourrait être introduite pour exiger la possibilité d’utiliser une œuvre du domaine public, face à une tentative de réappropriation abusive. Dans leur action, il arrive que les pouvoirs publics « omettent » de mentionner le domaine public, quand bien même il est directement en cause. A titre d’exemple, « la Charte des bonnes pratiques photographiques dans les musées et autres monuments nationaux » publiée par le Ministère de la Culture en juin 2013 ne contient aucune référence à la notion de domaine public, alors même que la question de la photographie des œuvres dans les musées devrait prendre en compte le fait qu’elles appartiennent ou nom au domaine public[5].

Pour essayer de faire réapparaître de manière positive la notion de domaine public, plusieurs stratégies ont été envisagées. Des actions en justice importantes ont par exemple déjà été introduites pour obtenir la consécration et la protection du domaine public par les juges. Ce fut le cas par exemple en 2003 aux Etats-Unis lors de l’affaire Eldred vs Ashcroft pour s’opposer à l’allongement de la durée des droits opérée par le « Mickey Mouse Act »[6]. A nouveau en 2012 , une action a été intentée à propos du traité URAA qui a eu pour effet de faire sortir des œuvres du domaine public aux Etats-Unis[7]. Mais dans les deux cas, le résultat de ces actions devant la Cour Suprême [8]s’est avéré décevant, voire négatif, avec pour conséquence de fragiliser le domaine public au lieu de le renverser. D’autres actions plus ponctuelles sont actuellement en cours, comme par exemple à propos des droits sur la chanson Happy Birthday ou le personnage de Sherlock Holmes, mais là encore, leur résultat risque d’être incertain.

Au lieu de chercher une solution en justice, une autre approche a été tentée dans le cadre du réseau Communia, réuni à l’initiative de la Commission européenne. Communia a en effet publié en 2011 un Manifeste pour le domaine public[9] qui constitue un texte fondamental pour l’affirmation positive du domaine public. Pour la première fois, un texte formulait une série de principes forts pour la reconnaissance et la protection du domaine public, mais il ne dispose pas à lui seul d’une force contraignante.

II Le « Copyfraud » et la fragilisation croissante du domaine public

            En raison de cette absence de définition explicite dans les textes, le domaine public est vulnérable aux tentatives de réappropriation, qui jouent comme de nouvelles enclosures posées sur ce qui devrait rester des biens communs, disponibles pour tous. Le juriste américain Jason Mazzone a forgé le concept de Copyfraud[10] (fraude de droit d’auteur) pour essayer d’identifier ces pratiques de réappropriation du domaine public. Il en repère quatre formes : 1) déclarer posséder des droits d’auteur sur du matériel du domaine public, 2) imposer des restrictions d’utilisation allant au-delà de ce que la loi permet, 3) déclarer posséder des droits d’auteur sur la base de possession de copies ou d’archives du matériel, 4) déclarer posséder des droits d’auteur en publiant un travail du domaine public sous un support différent.

Plusieurs de ces pratiques ne sont pas à proprement parler légales et elles pourraient sans doute faire l’objet d’une condamnation en justice. Mais la situation est souvent floue et complexe, à cause de l’imprécision des règles du droit d’auteur. Par exemple en France, un nombre important de musées reconnaissent des droits d’auteur aux photographes qui réalisent des clichés de tableaux appartenant au domaine public. Or la reproduction ainsi produite d’une œuvre en deux dimensions peut difficilement être vue comme originale au sens du droit d’auteur (porter l’empreinte de la personnalité de l’auteur). Pourtant, les photographes ont pris l’habitude de faire figurer leur copyright sur les reproductions des tableaux et les institutions se font céder ces droits pour contrôler l’usage des œuvres. Aux Etats-Unis, la jurisprudence a posé le principe que les reproductions d’œuvres du domaine public en deux dimensions étaient elles-mêmes dans le domaine public[11]. Mais en France, rien n’est aussi clair et ces pratiques que l’on peut assimiler à du copyfraud perdurent.

La revendication de droits d’auteur n’est pas le seul problème qui fragilise le domaine public. D’autres terrains juridiques peuvent être invoqués pour essayer de reprendre contrôle sur des œuvres du domaine public. C’est le cas en premier lieu du droit des bases de données par exemple. Le producteur d’une base de données peut en effet arguer des investissements réalisés pour produire une base afin d’imposer certaines restrictions à la réutilisation des éléments qu’elle contient. Lorsqu’une bibliothèque numérique contient des œuvres du domaine public numérisées, elle peut par exemple être assimilée à une base de données. Le statut juridique des informations publiques interfère aussi avec la notion de domaine public et peut conduire à faire ressurgir une nouvelle couche de droits. Issu d’une directive européenne[12], le droit des informations publiques permet normalement aux citoyens de demander la réutilisation des informations produites par les administrations. Mais celles-ci peuvent en réalité conditionner cette réutilisation et la soumettre au paiement de redevances. Or un certain nombre d’institutions culturelles estiment que la numérisation d’une œuvre du domaine public produit des « informations publiques » qui relèvent de ce régime, prenant le pas sur les règles de la propriété intellectuelle. La même chose se produit lorsque les institutions culturelles essaient d’appliquer les règles de la domanialité publique aux œuvres du domaine public dont elles ont la garde. La domanialité publique institue un régime de propriété publique, qui contribue en temps normal à protéger le patrimoine. Mais quand on essaie d’appliquer ces règles à un prétendu « patrimoine immatériel », on donne aux musées, archives et bibliothèques la possibilité de poser des restrictions à la réutilisation des œuvres du domaine public.

Au-delà donc du simple copyfraud, il se pose aujourd’hui un problème d’enchevêtrement des règles juridiques, sans que le domaine public se voie reconnaître une proéminence.

III L’introduction d’une définition juridique positive du domaine public

La fragilité dont souffre le domaine public n’est pas une fatalité. Elle pourrait être conjurée par l’introduction d’une définition positive de la notion dans les textes. Evidemment, le meilleur service que l’on pourrait rendre au domaine public serait de diminuer la durée de la protection des droits ou d’instaurer des systèmes d’enregistrement préalable des œuvres. Mais de telles réformes ne sont pas à l’ordre du jour, l’Union européenne ayant choisi par exemple en 2011 d’allonger de 50 à 70 ans la durée de protection des droits voisins des interprètes et des producteurs[13].

Néanmoins, l’idée d’une définition positive du domaine public fait peu à peu son chemin. L’OMPI par exemple dans le cadre du Plan d’action pour le développement[14] a engagé une action spécifique sur le domaine public. La recommandation n° 16 de ce plan  préconise de “prendre en considération la préservation du domaine public dans l’élaboration des normes à l’OMPI et [d’] approfondir l’analyse des conséquences et des avantages d’un domaine public riche et accessible”. La recommandation n° 20 vise à “promouvoir les activités d’établissement de normes relatives à la propriété intellectuelle favorisant la consolidation du domaine public dans les États membres de l’OMPI, y compris l’élaboration éventuelle de principes directeurs susceptibles d’aider les États membres intéressés à recenser les objets tombés dans le domaine public sur leurs territoires respectifs ”. Une « étude exploratoire sur le droit d’auteur et les droits connexes et le domaine public » a été produite en ce sens par le professeur Séverine Dussolier et un Positive Agenda for The Public Domain a été élaboré par le réseau Communia[15]. L’OMPI travaille également sur la notion de domaine public volontaire, qui permettrait à un titulaire de renoncer volontairement à ses droits pour faire entrer par anticipation son œuvre dans le domaine public.

Même si la France de son côté est liée par la Convention de Berne et les directives européennes sur le droit d’auteur, une marge de manœuvre substantielle existe pour agir au niveau national sur la question du domaine public[16]. Sans pouvoir revenir sur la durée de principe pour le droit d’auteur ou les droits voisins, il serait possible de simplifier le système en faisant disparaître divers régimes dérogatoires (prorogations de guerre, Morts pour la France, œuvres posthumes), qui compliquent beaucoup le calcul des droits. Par ailleurs, les pratiques de copyfraud pourraient être endiguées en clarifiant une bonne fois pour toute l’articulation entre le domaine public et d’autres droits connexes, comme le droit des bases de données, la domanialité publique ou le droit des informations publiques. Le domaine public volontaire pourrait également être autorisé, en assouplissant les règles relatives à l’inaliénabilité du droit moral, ce que permet la Convention de Berne.

Le rapport Lescure[17], remis en  2013 au Ministère de la Culture, a repris un certain nombre de ces idées, dans sa proposition 74 : «Renforcer la protection du domaine public dans l’univers numérique : établir dans le code de la propriété intellectuelle une définition positive du domaine public ; indiquer que les reproductions fidèles d’œuvres du domaine public appartiennent aussi au domaine public, et affirmer la prééminence du domaine public sur les droits connexes. »

Il est donc possible d’agir en faveur du domaine public, afin de faire en sorte que ce socle indispensable au partage des connaissances continue à jouer un rôle au 21ème siècle.

[1] Guillaume Champeau. L’affaiblissement progressif du domaine public, en un schéma. Numerama, 02/01/2012 : http://www.numerama.com/magazine/21129-l-affaiblissement-progressif-du-domaine-public-en-un-schema.html
[2] Pier-Carl Langlais. L’iverse du piratage, c’est le copyfraud, et on n’en parle pas. Rue89, 14/10/2012 : http://blogs.rue89.com/les-coulisses-de-wikipedia/2012/10/14/linverse-du-piratage-cest-le-copyfraud-et-personne-nen-parle
[3] Jason Mazzone, « Copyfraud », New York University Law Review, vol. 81, no 3, 2006, p. 1026
[4] Public Domain Mark 1.0 http://creativecommons.org/publicdomain/mark/1.0/
[5] Calimaq. Photographie dans les musées : la Charte du Ministère passe sous silence le domaine public. S.I.Lex, 08/09/2013 http://scinfolex.com/2013/09/08/photographie-dans-les-musees-la-charte-du-ministere-passe-sous-silence-le-domaine-public/. A compléter avec ce billet pour les évolutions plus récentes : http://www.savoirscom1.info/2014/07/3402/
[6] Eldred vs Ashcroft, Wikipedia http://en.wikipedia.org/wiki/Eldred_v._Ashcroft
[7] Golan v. Holder, Wikipedia http://en.wikipedia.org/wiki/Golan_v._Holder

[9] Communia, Manifeste pour le domaine public http://www.publicdomainmanifesto.org/french
[10] Jason Mazzone. Copyfraud and other abuses of intellectual property laws. Standford University Press.
[11] Bridgeman Art Library v. Corel Corp. Wikipedia http://en.wikipedia.org/wiki/Bridgeman_Art_Library_v._Corel_Corp.
[12] Europa’s Information Society. Public Sector Informations : http://ec.europa.eu/information_society/policy/psi/index_en.htm
[13] Commission européenne. Droits d’auteur et droit voisin. La durée de protection http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/term-protection/index_fr.htm
[14] OMPI. Les 45 mesures adoptées dans le cadre du Plan d’action de l’OMPI pour le développement : http://www.wipo.int/ip-development/fr/agenda/recommendations.html
[15] Communia. Communia Positive Agenda for The Public Domain : http://www.communia-association.org/2012/12/05/communia-positive-agenda-for-the-public-domain/
[16] Calimaq. I Have A Dream : une loi pour le domaine public en France. S.I.Lex, 27/10/2012 : http://scinfolex.com/2012/10/27/i-have-a-dream-une-loi-pour-le-domaine-public-en-france/
[17] Mission « Acte II de l’exception culturelle ». Ministère de la Culture et de la Communication http://www.culturecommunication.gouv.fr/var/culture/storage/culture_mag/rapport_lescure/index.htm#/


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Comprendre le principe des licences à réciprocité en 5 minutes

lundi 22 septembre 2014 à 08:16

A l’occasion de sa venue à Paris, Michel Bauwens, le fondateur de la P2P Foundation, a donné la semaine dernière au Centre Pompidou une conférence avec Bernard Stiegler sur la « Transition vers une économie du partage et de la connaissance ouverte ». Cette intervention fut l’occasion pour lui de faire le point sur les résultats du projet FLOK (Free Libre and Open Knowledge) lancé par le gouvernement d’Équateur pour faire travailler un groupe de chercheurs sur les scénarios de transition vers une telle « Économie des communs », à l’échelle d’un pays tout entier.

Or l’un des résultats les plus intéressants du projet FLOK est d’insister sur l’importance de mettre en place de nouvelles formes de licences, dites « à réciprocité », dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex, qu’il s’agisse de la Peer Production Licence ou de la proposition plus récente de Reciprocity Commons Licence.

Pier-Carl Langlais, sur son blog « Sciences ouvertes » consacre un billet de synthèse intéressant sur les différentes propositions faites à ce jour pour mettre en oeuvre cette idée de réciprocité : « Rendre aux communs le produit des communs : la quête d’une licence à réciprocité » :

Comme leur nom l’indique, ces licences visent à restaurer une relation de réciprocité entre le secteur commercial et le mouvement des Communs. Elles établissent ainsi un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun.

Michel Bauwens de son côté a enregistré la vidéo ci-dessous, qui permet de comprendre l’objectif et le fonctionnement de ces nouvelles licences en 5 minutes.

Je propose ci-dessous une traduction en français des propos de Michel Bauwens et je vous recommande dans la foulée d’aller lire le billet de Pier-Carl, qui vous permettra de prendre connaissance des débats tournant autour de ces licences, dont l’importance stratégique apparaît de plus en plus clairement au grand jour.

***

Les Licences à Réciprocité basées sur les Communs :

Les licences à réciprocité cherchent à proposer une solution à un problème que nous rencontrons. Les licences qui existent déjà pour la mise en partage, comme la GNU-GPL par exemple, ne permettent pas en effet la mise en place d’une véritable contre-économie éthique et coopérative.

Laissez-moi vous expliquer cela et je vais commencer en me montrant un peu provocateur. De manière générale si vous observez bien ce qui se passe, plus les licences sont « communistes » et plus les pratiques sont capitalistes. Si vous utilisez une licence qui permet à tout le monde d’utiliser une ressource, alors même les grandes entreprises multinationales pourront le faire. Et par exemple, IBM va pouvoir utiliser Linux. Et le problème avec ça, c’est qu’une personne qui contribue aux communs ne peut pas dans l’état actuel des choses assurer sa subsistance à travers cette pratique, pour « vivre dans les communs ». Elle doit rester le salarié d’une entreprise, comme IBM par exemple ou une autre compagnie dont le but reste le profit. La valeur est donc « aspirée » en dehors du commun vers la sphère de l’accumulation capitalistique. Et je pense que c’est un phénomène sur lequel nous devons travailler.

Une licence à réciprocité basée sur les communs introduit un changement. Ce type de licence indique que toute organisation développant un commun ou toute activité non lucrative peut utiliser une ressource sous laquelle elle est placée, y compris les activités commerciales conduites par les individus. Ce n’est donc pas une licence « non-commerciale ». C’est une licence qui permet explicitement de créer une économie autour des communs.

Mais une telle licence précise que les compagnies dont le but est de faire du profit, mais qui contribuent aux communs, peuvent aussi utiliser la ressource gratuitement. Et la raison pour laquelle elles sont autorisées à le faire, c’est qu’il y a une réciprocité, parce qu’elles contribuent en retour. Donc dans le cas d’IBM avec Linux, une telle licence permettrait l’usage, car IBM participe activement au développement de ce logiciel. Mais il y a beaucoup d’entreprises qui utilisent des communs sans contribuer en retour. Pour elles, la licence exigerait qu’elles paient pour l’usage de la ressource. C’est une chose à laquelle ce type d’organisations est déjà habitué, car elles paient par exemple pour des brevets. Ce n’est pas une contrainte très lourde pour elles.

Mais je pense que la chose essentielle n’est pas l’argent ou même la création d’un flux de revenu du capital vers les communs. La chose essentielle, c’est la notion de réciprocité : l’idée d’une économie éthique, c’est-à-dire une économie ou un marché qui n’extériorisent pas les aspects environnementaux ou la justice sociale, mais qui les intègrent. C’est la possibilité d’un marché post-capitaliste qui n’est pas focalisé sur l’accumulation du capital et externalise tout le reste, mais un marché qui se régule lui-même à partir de la notion de réciprocité.

Ce que vous devez imaginer, c’est une communauté de contributeurs développant un commun et ils constituent des structures économiques éthiques, que nous appelons des « coopératives ouvertes », c’est-à-dire des coopératives qui co-produisent des communs ouverts à la réutilisation.

Voilà l’idée et si vous ne faites pas cela, certes nous avons des communs, mais il n’est pas possible de « vivre dans les communs ». La seule manière d’assurer sa subsistance, c’est de participer par ailleurs à l’accumulation du capital. L’idée de base, c’est d’avoir une accumulation dans les communs, des  contributions ouvertes, des processus participatifs et au final la production de nouveaux communs. Entre le capital et les communs, il doit y avoir une accumulation pour les communs. Les gens qui contribuent aux communs devraient pouvoir en vivre et la valeur ainsi produite devrait rester dans cette sphère. Et nous pourrions ainsi nous réinvestir dans les communs, à partir d’une infrastructure dédiée. Cette accumulation dans les communs permettrait en définitive une auto-reproduction indépendante, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Il existe déjà une licence à réciprocité qui s’appelle la Peer Production Licence, développée par Dmitry Kleiner en Allemagne. C’est une bonne licence, mais elle utilise un langage un peu rude ou « agressif », et elle est exclusivement dédiée aux coopératives de travailleurs, alors que nous voudrions étendre les licences à réciprocité à d’autres formes d’économie éthique.

 

 


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