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Communs & Non-Humains (2ème partie) : En-deçà des arrangements institutionnels, les « agencements socio-écologiques »

mercredi 16 janvier 2019 à 06:23

Cet article est le troisième d’une série intitulée «Accueillir les Non-Humains dans les Communs».

Il est recommandé de lire l’introduction et la première partie avant d’aller plus loin.

Image par Stephan Valentin. Source : Unsplash. CC0.

En-deçà des arrangements institutionnels, les « agencements socio-écologiques »

Le tournant inachevé de l’approche par les Systèmes Socio-Ecologiques

Après de nombreuses années à utiliser le modèle IAD, Elinor Ostrom et les chercheurs rassemblés au sein de l’Ecole de Bloomington ont éprouvé le besoin d’étendre leur cadre d’analyse. Il s’agissait d’intégrer un plus grand nombre de variables rendant compte du « Système Socio-Ecologique » (SSE) au sein duquel une « situation d’action » donnée est incorporée. Elinor Ostrom évoque ainsi la nécessité de « proposer un large ensemble de variables structurelles qui influent sur les situations d’action, sur les interactions et sur les résultats qui en découlent. Pour cela, il était nécessaire de développer une méthode qui servirait à extraire les composantes communes d’un système socio-écologique élargi déterminé, qui peut être un lac, un système d’irrigation, une pêcherie, une forêt voire l’atmosphère globale.[1]»

De manière intéressante, Elinor Ostrom emploie une nouvelle fois une métaphore « organiciste » pour décrire ce qu’elle entend par un « système socio-écologique » en comparant ce dernier à une « entité vivante » :

Toutes les ressources utilisées par les humains sont encastrées (embedded) dans des Systèmes Socio-Ecologiques complexes (SSE). Les SSE sont composés de multiples sous-systèmes et de variables internes à ces sous-systèmes à de multiples niveaux, analogues à des organismes composés d’organes, les organes de tissus, les tissus de cellules, les cellules de protéines[2].

Ce nouveau modèle élargi est représenté par le schéma ci-dessous montrant une série d’emboitements successifs où la « situation d’action » (décrite initialement par le modèle IAD) est incluse dans un premier système à quatre variables (système de ressource, unités de ressource, système de gouvernance, acteurs), lui-même influencé par des paramètres plus larges liés à un système englobant (contexte social, économique et politique / écosystèmes liés).

Source : Une troisième voie par-delà l’Etat et le marché. Editions Quae.

L’intérêt de cette grille d’analyse est de permettre l’intégration d’un grand nombre de variables listées dans le tableau ci-dessous. Les chercheurs de l’Ecole de Bloomington utilisaient cette « table » pour constituer de véritables bases de données à partir des informations récoltées sur le terrain.

Source : Une troisième voie par-delà l’Etat et le marché. Editions Quae.

Pour comprendre l’intérêt de cette grille par rapport au modèle IAD, il faut la rapprocher de l’engagement d’Elinor Ostrom en faveur de l’interdisciplinarité, qui revêtait à ses yeux une importance particulière pour l’étude des Communs. Elle s’en explique notamment dans une allocution prononcée à l’UNESCO en 2010 et consacré aux Systèmes Socio-Ecologiques[3] :

Nous devons constater que nous rencontrons des problèmes car nous avons des frontières disciplinaires dans notre manière d’étudier les systèmes socio-écologiques. Ils sont plus résilients que ce à quoi nous nous attendions, mais nous ne pouvons l’expliquer… Or, nous avons des connaissances en sociologie, en anthropologie et dans d’autres domaines. Ces apports disciplinaires sont nécessaires bien sûr, mais nous avons besoin d’utiliser notre connaissance pour traiter de problèmes politiques. Pour l’avenir, il est donc crucial de développer des approches analytiques qui mobilisent des connaissances disciplinaires tout en favorisant l’intégration de la compréhension interdisciplinaire, car nous devons éviter les « tours de Babel » académiques où chacun comprend ceux qui vivent dans la même tour, mais où on ne se comprend pas entre « tours » (de Babel).

La grille présentée ci-dessus est précisément un moyen de lutter contre cet effet « tours de Babel » (dit aussi effet de « silos ») induit par le morcellement disciplinaire. On peut faire un rapprochement avec ce qu’on appelle une « ontologie », au sens où ce terme est employé en informatique ou en sciences de l’information, et particulièrement, dans les travaux sur le web sémantique[4]. Il s’agit en effet d’un moyen « d’aligner » entre eux des termes issus des vocabulaires de différents champs disciplinaires pour les renvoyer à une même réalité en utilisant pour cela un référentiel commun. Ostrom souligne en effet la difficulté de faire converger les résultats issus des « sciences de la nature » avec ceux issus des « sciences humaines et sociales »[5]. On peut voir dans cette préoccupation la conscience que la production des connaissances scientifiques est surdéterminée par la « rupture ontique » entre Nature et Culture, qui gêne l’appréhension des « hybrides » ou des « quasi-objets » que constituent toujours intrinsèquement les Communs.

Des connaissances scientifiques sont nécessaires pour préserver et soutenir les systèmes socio-écologiques, mais les sciences de l’environnement et les sciences du social se sont développées séparément et ne se recombinent pas aisément […] L’un des principaux défis à relever pour diagnostiquer les raisons pour lesquelles certains SSE sont durables alors que d’autres s’effondrent consiste à être en mesure d’identifier et d’analyser des relations entre les multiples niveaux de ces systèmes complexes à différentes échelles spatiales et temporelles.

Comprendre un système complexe exige des connaissances portant sur des variables spécifiques et sur les relations unissant leurs composantes. Ainsi, nous devons apprendre à disséquer et à exploiter la complexité, plutôt que de l’éliminer des modèles. Cependant cette tâche est compliquée, parce que les disciplines utilisent différents cadres, théories et modèles utilisés pour analyser les parties d’un ensemble complexe à multiples niveaux. Un cadre de classement commun est nécessaire pour favoriser le progrès des études multidisciplinaires en vue d’améliorer la compréhension des systèmes socio-écologiques complexes[6].

La grille figurant ci-dessus permet de procéder à des descriptions détaillées des cas étudiés, en utilisant des méthodes issues de plusieurs disciplines scientifiques. Il est possible alors de les comparer et d’isoler certaines variables récurrentes susceptibles d’influer significativement sur les chances des acteurs de surmonter leurs dilemmes sociaux pour aboutir à des arrangements institutionnels robustes garantissant la préservation de la ressource dans le temps. Parmi les différentes variables listées ci-dessous, Ostrom indique qu’un sous-ensemble de paramètres ont pu être identifiés comme ayant une incidence significative sur le succès ou l’échec de la gestion collective : «la taille, la productivité et la prévisibilité du système de ressources ; le degré de mobilité des unités de ressources ; l’existence de règles de choix collectif que les utilisateurs peuvent adopter pour modifier les règles de gestion et quatre caractéristiques de la communauté (sa taille, la présence de leaders, la connaissance du système de ressource et l’importance de la ressource pour les utilisateurs).[7] »

Cette approche par les systèmes socio-écologiques est intéressante, car ce modèle plus compréhensif permettrait dans l’absolu de dresser une cartographie du réseau des relations entre les acteurs humains et non-humains formant un Commons Pool Resource. Dire par exemple que la taille, la productivité ou la prévisibilité du « système de ressource » (c’est-à-dire un lac, une forêt, un pâturage, etc.) peuvent avoir une influence déterminante sur l’issue de la situation d’action, c’est reconnaître à ces entités non-humaines une certaine forme d’« agentivité ». Dans la grille, on voit d’ailleurs que des éléments non-humains comme les « lieux » ou les « technologies utilisées » sont même intégrés de manière très « latourienne » à la catégorie des « acteurs ».

On est finalement assez proche de ce qu’Anna Tsing recommande lorsqu’elle parle d’accorder de l’attention aux « agencements » entre acteurs humains et non-humains dont elle souhaite faire le récit en « activant les enchevêtrements[8] » (entanglements en anglais[9]). Et elle précise que suivre cette méthodologie, c’est encore continuer à faire de l’économie politique :

Des formes de coordination non intentionnelles se développent dans les agencements. Pour les remarquer, il faut observer de près, dès lors que des modes de vie divergents sont rassemblés, l’interaction qui se joue entre les rythmes et les échelles temporelles propres à chacun. De manière surprenante, cela pourrait être dans les études environnementales, une méthode pour revitaliser l’économie politique. Tout agencement, en effet, génère en lui des flux d’économie politique – et qui ne sont pas réservés aux humains […] Les agencements ne peuvent pas se soustraire au Capital ou à l’Etat ; et, en cela, ils constituent tout aussi bien des postes d’observation pour détecter comment l’économie politique fonctionne.

L’approche par les systèmes socio-écologiques a sans doute conduit Elinor Ostrom à la lisière d’une prise en compte de ces agencements d’humains et de non-humains. Néanmoins même élargi de cette manière, le cadre d’analyse mis en œuvre par Ostrom paraît toujours rester hermétique à une appréhension réelle de ces relations. Cela apparaît notamment dans la façon dont les fameux « eight design principles[10] » conditionnant « la durabilité de la gestion d’un système socio-écologique élargi » restent en définitive focalisés sur les éléments humains :

Un certain nombre de ces principes impliquent pourtant des relations étroites entre humains et non-humains : être en mesure de donner des limites claires (ou non) à une ressource dépend ainsi d’une certaine « vision du Monde » attribuant telle ou telle place aux Humains et aux Non-Humains ; définir des règles « congruentes avec des conditions locales » implique d’être en mesure d’opérer une « traduction » de l’écosystème au sein duquel prend place la situation d’action ; être en capacité de « surveiller l’état de la ressource » nécessite d’habiter un « milieu de vie » et d’entretenir avec lui des rapports intimes pour en acquérir la connaissance.

Mais l’intérêt d’Ostrom porte principalement sur les arrangements institutionnels (c’est-à-dire les règles et procédures mis en place par les groupes humains) et non sur les « agencements socio-écologiques » en tant que tels. Comme l’indique Anna Tsing, ceux-ci ne peuvent d’ailleurs être perçus qu’en se plaçant en-deçà des formes instituées, au plus près des liens d’interdépendance se nouant entre les acteurs humains et non-humains et les décrire passe par la mise en œuvre d’enquêtes ethnographiques assez éloignées des méthodologies employées par Ostrom.

En dépit des apports de l’approche par les Systèmes Socio-Ecologiques, la théorie des Communs est ainsi restée tributaire d’une ontologie dualiste et naturaliste. Pour Philippe Descola, adopter une perspective symétrique consiste à ne plus seulement « expliquer la vie des humains par l’influence des non-humains » (ce qui reste au final l’objectif des SSE d’Ostrom), pour « rendre compte de la composition d’un monde où les uns comme les autres prennent part en tant qu’acteurs ». Pour Jean-Marie Schaeffer, s’en remettre à une « vision du monde » marquée par la « rupture ontique » entraîne un « coût cognitif prohibitif » à payer[11] et c’est aussi l’avis de Patrick Bresnihan[12] :

Bien que le terme de « Communs » a fait l’objet de beaucoup d’attention ces dernières années, les universitaires, les militants et les décideurs politiques ne savent pas très bien de quoi il s’agit, ni comment nous sommes censés les identifier et les décrire. Les concepts et les cadres d’analyse sont encore très insuffisants, ce qui n’est pas étonnant étant donné qu’ils sont largement hérités d’un cadre épistémologique libéral et d’une tradition esthétique qui est littéralement incapable de voir ces univers.

En ayant recours à la problématique notion-écran de « ressources », Ostrom s’est en quelque sorte – et malgré ses efforts tardifs d’ajustements – condamnée à rejeter les Non-Humains à l’arrière-plan de ses analyses. Mais il ne se s’agit pas d’une fatalité, à condition d’arriver à « symétriser » les éléments de la théorie des Communs en l’hybridant avec d’autres approches plus sensibles à la prise en compte des éléments non-humains.

Pour une hybridation avec la théorie de l’acteur-réseau

Dans cette perspective, l’une des pistes les plus intéressantes consiste sans doute à croiser la théorie des Communs avec la théorie de l’acteur-réseau[13]. Dans ce programme de refondation de la sociologie proposé par Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich, les faits « sociaux » sont d’emblée compris comme des « associations » entre des acteurs humains et des acteurs non-humains. En vertu d’un principe de « symétrie généralisée », l’humain et le non-humain, les sujets et les objets, sont mis sur un même plan et, bien que les non-humains soient par définition dénués d’intentionnalité, la qualité d’acteurs (agency) leur est reconnue. Comme l’indique Philippe Descola, le but final de cette « sociologie des objets » ou « sociologie de la traduction » est de « repeupler les sciences sociales avec des non-humains qui ne soient ni des ressources ni de purs objets symboliques ni un décor pour la vie sociale[14] ».

Des rapprochements entre la théorie des Communs et la théorie de l’acteur-réseau paraissent possibles à plusieurs niveaux. En premier lieu, elles portent toutes les deux sur des objets proches, puisqu’il s’agit de deux « théories de l’action ». Comme nous l’avons vu, les Commons Pool Resources sont avant tout saisies par Elinor Ostrom comme des « situations d’action », tandis que chez Latour et Callon l’action constitue aussi la question centrale :

Le social est appréhendé comme étant un effet causé par les interactions successives d’actants hétérogènes, c’est-à-dire de l’acteur-réseau. Tout acteur est un réseau et inversement. L’action d’une entité du réseau entraîne la modification de ce dernier ; toute action impliquant l’ensemble du réseau a une incidence sur les composantes du réseau[15].

Une telle présentation est proche de celle qu’Ostrom fait des Systèmes Socio-Ecologiques comme composés de multiples « couches » de sous-systèmes emboités les uns dans les autres et rétroagissant sur l’ensemble qu’ils forment, constituant ainsi un « réseau de réseaux » :

Dans un système socio-écologique complexe, des sous-systèmes tels qu’un système de ressources (par exemple, une pêcherie côtière), des unités de ressources (des homards), des utilisateurs (les pêcheurs) et les systèmes de gouvernance (organisations et règles régissant la pêche dans cette zone) sont relativement séparables, mais interagissent pour produire des résultats au niveau du système global, qui a son tour va affecter ces sous-systèmes et leur fonctionnement, ainsi que d’autres systèmes socio-écologiques plus ou moins importants[16].

Pour montrer l’intérêt d’une hybridation entre ces théories, nous allons prendre deux études de cas relativement proches illustrant les apports réciproques qui pourraient s’opérer entre ces deux approches. Lors de son intervention à l’UNESCO en 2010 sur les Systèmes Socio-Ecologiques[17], Elinor Ostrom a illustré sa présentation en prenant l’exemple de trois pêcheries situées dans le Golfe de Californie au Mexique. Dans les trois cas, il s’agissait de sites de captures de pinnes marines (une variété de mollusques) où les communautés de pêcheurs se sont organisées selon des modalités différentes qu’Elinor Ostrom a analysées à travers le prisme de la durabilité du système :

La baie de Kino est en régime d’accès libre. À plusieurs reprises, nous avons compté plus de 70 bateaux, un symptôme de l’impuissance des locaux à contrôler l’accès des autres pêcheurs. Le résultat de ce régime d’accès libre est la surexploitation de leur pêcherie de pinnes marines (un mollusque sessile qui vit dans le sable). Dans ce contexte, la surexploitation se manifeste par l’incapacité des pêcheurs à maintenir une récolte constante de mollusques toute l’année avant qu’ils ne deviennent trop rares et trop petits.

Dans le village Seri de Punta Chueca, les pêcheurs parviennent à pérenniser leur pêcherie. Ils ont développé un régime de propriété commune pour gérer leur pêcherie de pinnes marines et sont parvenus à contrôler le nombre de bateaux ayant accès à leurs sites de pêche. On ne voit jamais plus de 10 ou 15 bateaux à moteur hors-bord sur leurs sites de pêche. On observe que les deux systèmes socio-écologiques élargis de Peñasco et Seri sont auto-organisés mais on peut se demander s’ils sont durables.

L’auto-organisation est-elle suffisante ? Non ! Ainsi la pêcherie Seri est durable mais pas celle de Peñasco. Que se passe-t-il donc ? L’organisation d’un groupe d’usagers établissant ses propres règles opérationnelles est le résultat d’une situation d’action de choix collectif. Le suivi de ces règles dans le temps est une situation d’action opérationnelle pour les usagers.

Ainsi, les usagers de la pêcherie de Peñasco ont mis en place une réserve de pêche. Le succès de la réserve établie à Peñasco a attiré des pêcheurs venus de très loin, qui avaient surexploité et détruit leurs propres pêcheries. Le gouvernement mexicain, qui a soutenu les droits de certaines communautés autochtones à établir leurs propres règles, n’a pas soutenu le droit des pêcheurs de Peñasco à définir leurs règles d’exclusion.

Typique de l’approche ostromienne, ce texte est intéressant à relire du point de vue de la théorie de l’acteur-réseau. La première chose qui frappe, c’est que le récit n’obéit pas au « principe de symétrie » dans la mesure où les mollusques, qui se trouvent pourtant au centre de tous les enjeux, sont relégués à l’arrière-plan. La qualité d’acteur n’est reconnue qu’aux différents groupes de pêcheurs, ainsi qu’aux autorités publiques, mais pas aux Non-Humains impliqués dans la situation d’action.

A l’inverse, Michel Callon a écrit en 1986 un célèbre article[18] intitulé : « Eléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc ». Il porte sur l’étude d’un cas assez similaire, mais décrit à partir d’une perspective toute différente dans la mesure où les non-humains ne sont pas rejetés en dehors de la scène.

Callon y raconte un épisode au cours duquel des chercheurs ont tenté d’introduire dans les années 70 une méthode d’élevage de coquilles Saint-Jacques importée du Japon dans la baie de Saint-Brieuc. La pêche intensive avait conduit à la disparition de ces mollusques sur d’autres sites de pêche en Bretagne et commençait à menacer sérieusement le renouvellement de leurs populations à Saint-Brieuc. La principale caractéristique de l’article est de décrire les trois groupes impliqués dans le récit – les scientifiques, les pêcheurs et les coquilles – comme les membres à part entière d’un « collectif hybride » formant un réseau d’acteurs humains et non-humains impliqués dans l’action. L’analyse s’attarde sur les opérations de « médiation » ou de « traduction » opérées par certains des acteurs pour « intéresser » et « enrôler » d’autres membres du réseau en vue de participer à la réalisation d’un but commun.

Les scientifiques jouent ici le rôle principal, entrant dans des processus de « négociation » pour « convaincre » 1) les pêcheurs de les laisser conduire une expérimentation sur la nouvelle méthode d’élevage, 2) leurs collègues scientifiques du bienfondé des résultats de leurs recherches et 3) la variété locale de coquilles Saint-Jacques de se plier à la méthode de culture japonaise. Callon applique ici à la lettre le « principe de symétrie généralisée[19] » en parlant sciemment de « négociations » aussi bien à propos des rapports qu’entretiennent les humains entre eux qu’avec les coquilles Saint-Jacques, auxquels les scientifiques « proposent » différentes méthodes de culture pour qu’elles réagissent. Le but est précisément de ne pas employer de vocabulaire différent pour parler des humains et des non-humains ou des phénomènes naturels et sociaux, cette dernière distinction étant considérée comme non-pertinente[20].

Ce qui est frappant à la lecture de l’article de Callon, c’est qu’il porte sur une situation de « dilemme social » proche de celles observées par Elinor Ostrom dans ses études de cas, à la différence qu’elle est dépeinte ici comme un « dilemme bio-social » dans lequel sont aussi impliqués des Non-Humains. Les rapprochements possibles entre les conclusions d’Ostrom et celles de Callon sont nombreux. Callon insiste par exemple sur les processus de tâtonnements et d’essais-erreurs permettant aux acteurs de « s’ajuster » les uns aux autres, auxquels Ostrom est également sensible dans ses travaux. Il pointe par ailleurs l’importance de la communication entre les différents groupes, décrite comme des « traductions » ou des « médiations », dont Ostrom fait de son côté un des facteurs essentiels de la réussite de la gestion des communs. La question « institutionnelle » apparaît également chez Callon à travers la prblématique de la représentativité des « porte-paroles » intervenants sur la scène d’action : les chercheurs communiquent leurs résultats à certains de leurs collègues censés représenter l’ensemble de la communauté scientifique ; des représentants syndicaux des pêcheurs sont censés porter les intérêts de l’ensemble des professionnels de la baie et les échantillons de coquilles Saint-Jacques servant à tester les différentes méthodes de culture « représentent » de leur côté l’ensemble de la population des mollusques (usage « symétrique » du concept de représentation). Finalement, l’histoire racontée par Michel Callon se termine par un échec (après un succès initial, les coquilles n’adhèrent pas à la méthode de culture retenue et certains pêcheurs finissent par faire fi des mots d’ordre de leur syndicat en allant piller le bassin qui avait été réservé dans la baie à cette expérimentation). Ce qu’Elinor Ostrom aurait analysé comme une incapacité des acteurs à surmonter leur dilemme social débouchant sur une non-collaboration est décrit par Callon comme une « trahison » des médiateurs qui ont failli à « traduire » fidèlement les groupes qu’ils étaient censés représenter.

Il serait intéressant de comparer de manière plus approfondie le texte de Michel Callon et celui d’Elinor Ostrom pour voir en quoi les deux approches divergent et comment elles peuvent se compléter l’une l’autre. Une différence majeure est que, dans le cas des coquilles de la baie de Saint-Brieuc, ce sont des chercheurs qui jouent le premier rôle, grâce à un certain type d’expertise (scientifique) qu’ils tentent d’utiliser pour « enrôler » les autres acteurs. Chez Elinor Ostrom, le rapport à la connaissance au sein des Communs est envisagé de manière assez différente. Ostrom estime en effet que si l’auto-organisation des groupes peut s’avérer efficace dans la gestion durable des ressources, c’est parce que les acteurs de terrain sont généralement les mieux placés pour produire des connaissances adaptées à la situation à laquelle ils doivent faire face (grâce aux processus d’essais/erreurs et la communication qu’ils mettent en œuvre). Dans certains cas étudiés par Ostrom, il arrive cependant que cette « auto-production » de connaissances sous la forme de « savoirs locaux » s’avère insuffisante et que des éléments complémentaires soient fournis aux acteurs de l’extérieur par des scientifiques ou des techniciens (c’est le cas notamment dans un des cas étudiés par Ostrom au début de ses recherches sur les Communs : celui des Aquifères de Californie[21]). Cette question du rapport à la connaissance est néanmoins centrale pour Ostrom – influencée en cela par les visions de l’économiste Friedrich Hayek[22] – si bien que, même si elle ne l’exprime pas de cette façon, on peut considérer que les Communs constituent à ses yeux des dispositifs expérimentaux de production de connaissances par association d’un réseau d’acteurs humains et non-humains.

Par-delà ces convergences, on voit néanmoins à la lumière de ces exemples en quoi la théorie des Communs et la théorie de l’acteur-réseau auraient intérêt à « s’hybrider » davantage. D’un côté, les méthodes de la sociologie de la traduction permettraient de faire réapparaître comme des acteurs les éléments non-humains qui sont relégués en dehors de la scène d’action dans les analyses d’Ostrom. Mais en retour, le prisme des design principles d’Ostrom permettraient sans doute aussi de mieux saisir pourquoi dans le cas étudié par Callon les acteurs ne sont pas parvenus à surmonter le dilemme social (ou bio-social) qui se présentait à eux. A partir d’un tel rapprochement, l’examen des « arrangements institutionnels » viendrait éclairer celui des « agencements socio-écologiques » (et réciproquement).

S’emparer des « Communs latents » d’Anna Tsing

De son côté, l’anthropologue Anna Tsing cherche à « élargir le concept de communs » pour « inclure humains et non-humains en tant que contributeurs à un écosystème[23] ». Elle propose pour ce faire le concept de « Communs latents » qui vise à mettre l’accent sur les relations d’interdépendance se tissant entre les acteurs humains et non-humains et dont elle souligne la dimension politique :

Les assemblages, dans leur diversité, font apparaître ce que je vais appeler des « communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être mobilisés dans des causes communes. Parce que la collaboration est toujours avec nous, nous pouvons manœuvrer au sein de ses possibilités. Nous aurons besoin d’une politique dotée de la force de coalitions diverses et mobiles et pas seulement entre humains[24].

Pour Anna Tsing, ces Communs résultant d’associations entre Humains et Non-Humains sont dit « latents » d’abord dans le sens où ils restent le plus souvent « cachés », « dissimulés » ou « invisibles ». Les Communs latents existent pourtant partout, mais ils restent difficiles à appréhender ; ils existent « à l’état de bourgeonnement », remplis de « potentialités non réalisées », mais le plus souvent « insaisissables ». Ce type d’observations n’est pas propre à Anna Tsing et ce thème de « l’invisibilité » revient souvent dans la littérature sur les Communs comme un des problèmes les affectant. Comme le dit par exemple Pablo Servigne[25], la principale faiblesse des Communs, c’est qu’« on ne les voit pas » et il en est ainsi parce que notre « vision du monde » les rend difficiles à apercevoir :

Comment se battre pour quelque chose dont on ignore l’existence ? L’économie dans laquelle nous avons été éduqués est celle de la rareté. Tout ce qui est rare a de la valeur. On apprend donc à prendre soin de ces ressources rares et on se désintéresse de tout ce qui est abondant. L’abondance est une évidence, puis disparaît de notre champ de vision.

On ne voit plus l’air que l’on respire. On ne voit (presque) plus l’eau, puisqu’elle tombe du ciel abondamment. On ne voit plus le silence car personne n’en parle. On ne voit plus les langues, les chiffres, les fêtes traditionnelles, le jazz, la possibilité d’observer un paysage, la sécurité, la confiance, la biodiversité ou même internet. Nous n’avons pas été éduqués à les voir, et encore moins à les « gérer ». Tout l’enjeu du mouvement des biens communs est donc d’abord de les rendre visibles ; de leur donner, non pas un prix, mais de la valeur à nos yeux. Montrer leur utilité, leur existence, leur fragilité et surtout notre dépendance à leur égard.

L’un des buts poursuivis par Anna Tsing avec la notion de « Communs latents » est précisément de lever ce voile que l’ontologie dualiste ou naturaliste fait peser sur les Communs. Néanmoins, elle n’en donne pas de définition précise dans son ouvrage, préférant suivre une méthode plus allusive en suggérant ce que sont les Communs latents à travers quatre assertions négatives[26] :

Ce concept de Communs latents constitue sans doute l’une des perspectives les plus intéressantes pour reformuler la théorie des Communs dans une perspective « non-dualiste » et « non-naturaliste ». Certains travaux commencent à investir ce type d’approche « symétrique », comme l’étude conduite par Patrick Bresnihan de pêcheries de homards en Irlande, qu’il envisage de son côté comme des « Communs plus qu’Humains » (More-Than-Human Commons)[29]. L’originalité de sa démarche consiste à s’écarter du prisme « institutionnaliste » ostromien, dans le sens où la question de savoir « ce qui est mis en partage, par qui et comment » ne peut se réduire selon lui à des « arrangements institutionnels » débattus seulement entre humains. Reprenant le terme de « négociations » dans le sens « symétrique » où Michel Callon l’utilise dans sa « sociologie des traductions », Bresnihan estime que les Communs doivent être reconsidérés comme des « processus de négociations collectives de limites et de capacités » dans lesquels sont également engagés des acteurs non-humains. Il est intéressant de noter qu’Elinor Ostrom a aussi étudié des pêcheries de homards (situées dans le Maine aux Etats-Unis[30]), mais la perspective « symétrique » de Bresnihan l’amène à des conclusions sensiblement différentes des siennes :

Les racines du mot « Commun » sont « cum » (avec, ensemble) et « munis » (obligation, charge)[31]. En premier lieu, cela nous indique que les Communs sont produits « ensemble », reflétant une interdépendance et la reconnaissance que certains d’entre nous (humains et non-humains) dépendent les uns des autres dans certaines circonstances. En second lieu, et en conséquence, une telle interdépendance exige de nous le respect d’obligations. Ces obligations ne doivent pas seulement être envisagées en termes de règles ou d’institutions sociales, mais aussi en termes de « négociations » entre différents besoins et capacités, qui peuvent se chevaucher de manière mutuellement bénéfique.

Cette négociation des limites et des opportunités est un processus permanent, parce que les conditions environnementales, sociales et celles du marché changent sans cesse, exigeant des réponses de la part des pêcheurs inclus dans des écosystèmes et des relations sociales qu’ils ne peuvent simplement pas ignorer.

Patrick Bresnihan insiste en effet beaucoup sur cette question de l’imprévisibilité, qui empêche selon lui de considérer les humains impliqués dans la gestion d’un Commun comme des « acteurs rationnels », alors que c’est la méthodologie de base employée par Ostrom qui ne rompt pas sur ce point significativement avec les outils économiques dominants.

Cette « subjectivité enchevêtrée » [au sens de « prise dans des liens »] est incompréhensible pour un cadre épistémologique libéral qui commence par postuler un sujet (humain) calculateur, « économiste » vivant dans un monde remplis de tels sujets calculateurs isolés les uns des autres et de ressources (non-humaines) séparables et mesurables. Comprendre cette subjectivité enchevêtrée suggère de ne pas appréhender le Commun comme une « chose » à laquelle nous aurions accès en vertu d’un titre de propriété ou d’une autorisation, ni simplement comme un ensemble d’institutions destinées à partager des « ressources » communes.

Ce qui est partagé, qui le partage, et de quelles façons ne sont pas seulement des questions « techniques » qui peuvent être résolues par l’application de connaissances précises sur l’interaction bio-économique entre des ressources et des utilisateurs. Dans le contexte des pêcheries, il est plus juste de dire que les pêcheurs et les homards « partagent des Mondes » qui se chevauchent partiellement, des Mondes qui ne peuvent être que partiellement articulés et coordonnés les uns aux autres. Dans ces conditions, la mise en commun implique du désordre, une nécessaire incomplétude et des concessions mutuelles qui sont inhérentes aux situations dans lesquelles des humains et des non-humains dépendent (partiellement) les uns des autres.

Ces développements adressent en réalité une critique sévère à l’approche « institutionnaliste[32] » qui est au cœur de la démarche d’Elinor Ostrom et ils peuvent nous servir à mieux comprendre le tournant opéré par les « Communs latents » chez Anna Tsing. Chez Ostrom, les Communs se « résolvent » par le biais de systèmes de règles élaborés au cours de délibérations conduites entre humains et entre eux seuls. En ce sens, Ostrom reste ancrée dans une approche purement « moderne » de la question de la gouvernementalité. On remarquera d’ailleurs à cet égard qu’au début de son ouvrage majeur (« Governing The Commons »), Elinor Ostrom convoque la figure de Thomas Hobbes et de son Leviathan[33]. Elle le fait – en apparence – pour s’en distancier dans la mesure où, contrairement au philosophe anglais, Ostrom estime que les communautés humaines sont capables de surmonter les dilemmes sociaux avec lesquels elles sont en prise sans avoir nécessairement à s’en remettre à une autorité extérieure. De son côté, Garret Hardin rapproche ses conclusions sur la Tragédie des Communs du « pessimisme méthodologique » de Hobbes, estimant que l’épuisement des ressources par surexploitation ne pourra être surmontée que « par le recours à la tragique nécessité du Leviathan[34] » (c’est-à-dire pour lui à l’intervention autoritaire de l’Etat). A l’inverse pour Ostrom, les communautés sont capables – dans certaines conditions – à la fois de produire par elles-mêmes des règles adaptées à leur situation (self-governance), mais aussi de mettre en place des arrangements assurant leur effectivité sans avoir besoin de recourir à un système de contraintes administrées « de l’extérieur » (self-enforcement).

Néanmoins, il est possible que ces désaccords avec Hobbes (et Hardin) soient en définitive plus superficiels qu’il n’y paraît, car Ostrom partage – dans une certaine mesure – avec ce courant de pensée la croyance en une séparation ontologique entre la sphère du « politique » et celle du « naturel ». Pour Bruno Latour, Thomas Hobbes a joué au XVIIème siècle un rôle déterminant (aux côtés du savant Robert Boyle) dans l’établissement des termes de la « Constitution moderne » dont est issu le « Grand Partage » entre Nature et Culture : « […] les descendants de Hobbes et de Boyle nous offrent les ressources dont nous nous sommes servis jusqu’à aujourd’hui : d’un côté, la force sociale, le pouvoir ; de l’autre, la force naturelle, le mécanisme. D’un côté, le sujet de droit ; de l’autre, l’objet de science. Les porte-parole politiques vont représenter la multitude noiseuse et calculatrice des citoyens ; les porte-parole scientifiques vont dorénavant représenter la multitude muette et matérielle des objets[35] ». Chez Hobbes (tout comme chez d’autres auteurs fondateurs de la modernité politique : Locke, Rousseau), les hommes fondent leur humanité en s’émancipant radicalement de la Nature par la conclusion d’un « contrat social » qui les sort de « l’état de nature[36] ». Philippe Descola résume ainsi cette orientation de la Philosophie des Lumières et des sciences sociales qui en sont les héritières[37] :

La philosophie des Lumières et les sciences sociales sont nées d’un travail d’épuration qui a consisté à exclure les non-humains de la vie commune pour en abstraire la “société”, à savoir l’assemblée des humains produisant les conventions qui les régissent et inventant les concepts appropriés pour ce faire.

Chez Ostrom, les choses paraissent néanmoins assez différentes, car les hommes qu’elle décrit restent en prise directe avec la « nature » à travers la gestion en commun de ressources pour lesquelles ils établissent des systèmes de règles visant à assurer leur durabilité. Mais malgré cette différence apparente, Ostrom continue à envisager la « gouvernance des biens communs » dont il est question dans « Governing The Commons » comme un « gouvernement des hommes entre eux » et un « gouvernement des hommes sur la nature ». D’où l’asymétrie foncière qui transparaît dans toute son œuvre et significativement dans ce qui en constitue sans doute la quintessence : les eight design principles qui restent à cet égard « humains, trop humains »

De son côté, Patrick Bresnihan appelle à un dépassement de cette vision de la « gouvernementalité » par une mise à distance de l’approche institutionnaliste. La notion de « Communs plus qu’humains » qu’il propose s’inscrit ainsi dans la même ligne que les « Communs latents » d’Anna Tsing :

Les approches institutionnelles des Communs tendent à aborder la question de la dégradation de l’environnement en posant cette question familière : comment « nous » (les humains) pouvons-nous gérer « les ressources partagées » plus efficacement ? La réponse à cette question implique généralement de recueillir davantage de connaissances sur les activités humaines (économiques) et non-humaines (biophysiques), afin de mieux les coordonner en vue d’atteindre des objectifs mesurables de durabilité (le tout sous le règne des marchés mondialisés des matières premières). Cela revient à reproduire les principes de la pensée libérale et humaniste : supposer que le « monde » (bioéconomique) est accessible au savoir humain et donc gérable à un certain niveau ; supposer que le sujet individuel (humain) est séparé des autres acteurs et du monde (non-humain) qui l’entoure et qu’il peut donc le « gouverner ». Le concept de « Commun-plus qu’Humain » renvoie plutôt à un monde enchevêtré pris comme point de départ : non pas simplement « accessible » au savoir technique, mais qui se déploie, et donc change, par des engagements pratiques liant les humains et les non-humains (et les façonnant aussi) de différentes manières ; non un sujet libéral et rationnel, mais un sujet pris dans un réseau de relations réciproques à négocier, continuellement et imparfaitement. Ce « Commun-Plus qu’Humain » relève d’un monde qui n’est pas ontologiquement divisé et qui aurait besoin de frontières institutionnelles pour permettre le partage. C’est un monde qui est intrinsèquement partagé les Humains et par les Non-Humains, de manière certes imparfaite, mais néanmoins partagé. Dans le contexte des « Communs-Plus qu’humains », le partage n’est donc pas un but à atteindre ou à « instituer », mais la conséquence concrète de dépendances partielles et de chevauchements, une réalité matériellement et socialement constituée à travers laquelle des Humains et des Non-humains particuliers sont liés, qu’ils le souhaitent ou non[38].

Cette vision rejoint les conclusions auxquelles Anna Tsing aboutit à propos des Communs latents[39], qui peuvent se lire comme une mise à distance de l’approche d’Elinor Ostrom : « il n’y aurait aucun sens à vouloir cristalliser préalablement des principes de base ou à chercher des lois naturelles dont dériveraient les meilleures situations. » Cette phrase est une allusion directe aux « design principles » d’Ostrom et Ana Tsing ne croit donc pas à des « principes de conception » que les humains pourraient mettre en œuvre délibérément afin d’aboutir à des situations optimales de gestion des « ressources naturelles ». Pour elle, en-deçà des « arrangements institutionnels » se nouent toujours des « agencements socio-naturels » où réside la réalité du Commun et qui ne peuvent se réduire à un simple ensemble de « variables » à intégrer dans un modèle.

***

Ce changement de perspective est à notre sens déterminant et il doit conduire à enrichir l’approche ostromienne avec des points de vue qui permettront de prendre en compte les Non-Humains dans les Communs. Néanmoins, il nous semble également que cette critique – dans sa volonté de rompre avec Ostrom – va trop loin et risque de causer une rupture inutile là où beaucoup des apports de l’école de Bloomington pourraient – et devraient même – être conservés. Il y a notamment dans la vision d’Anna Tsing une forme de rejet un peu caricatural[40] – qu’on pourrait presque dire « romantique » – de la question des institutions, par ailleurs assez contradictoire avec les visées politiques qu’elle prétend attribuer aux Communs latents. Beaucoup d’auteurs – qu’il s’agisse de Michel Serres avec le « contrat naturel », de Bruno Latour avec le « Parlement des choses » ou de Philippe Descola soutenant l’attribution de la personnalité juridique à des écosystèmes – montrent au contraire que le dépassement de la fracture dualiste peut aussi être une affaire institutionnelle. Les exemples cités dans l’introduction de cet essai, qui ont conduit en Nouvelle Zélande ou en Amérique Latine à la reconnaissance de la qualité de sujets de droits à des entités non-humaines, traduisent de leur côté une nouvelle façon de concevoir des institutions pour faire place aux Non-Humains sur la scène politique. Examinant le cas de la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, Ferhat Taylan y voit bien une forme de « ré-institution du Commun » opérée par le biais du droit. Sans doute ces « arrangements institutionnels » d’un nouveau genre reposent toujours sur des « agencements » ou des « enchevêtrements » socio-écologiques auxquels la théorie des Communs n’a jusqu’à présent pas assez prêté attention et qui doivent à présent y être intégrés. Mais prendre en compte les liens d’interdépendance entre humains et non-humains est aussi un enjeu institutionnel et c’est la raison pour laquelle – dans la lignée des travaux d’Ostrom – nous continuerons à adopter cette perspective dans la suite de cet essai, notamment en passant en revue les questions du droit de propriété, des droits fondamentaux et des mécanismes de personnification juridique, toujours au prisme des Non-Humains.

Références

[1] Une troisième voie entre l’Etat et le marché. Echanges avec Elinor OStrom. Editions Quae, 2017 [en ligne] https://agritrop.cirad.fr/585296/1/9782759225774QUAE.pdf

[2] Elinor Ostrom. A general framework for analysing sustainability of socio-ecological systems. Science 24, juillet 2009.

[3] Par-delà l’Etat et le marché. Op. cit.

[4] Voir Ontologie (informatique]. Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ontologie_(informatique) A distinguer de l’ontologie comme « manière de composer le monde », employée dans le champ de l’anthropologie par Philippe Descola ou Arturo Escobar.

[5] Tous les chercheurs qui s’intéressent à la remise en cause de cette distinction entre nature et culture aboutissent à ce constat d’un clivage traversant les disciplines scientifiques (Michel Serres, Bruno Latour, Philippe Descola, Jean-Marie Schaeffer, etc.).

[6] Elinor Ostrom. A general framework. Op. cit.

[7] Par-delà l’Etat et le marché. Op.cit.

[8] Le champignon de la fin du monde. Op. cit.

[9] Sur cette question du rapport entre les Communs et les « enchevêtrements », voir aussi An entangled Commoning. In Space, Power and The Commons : The Struggle for Alternative Future. Routledge, 2015.

[10] Voir Patterns of commoning. Eight Design Principles for Successful Commons [en ligne] : http://patternsofcommoning.org/uncategorized/eight-design-principles-for-successful-commons/

[11] La fin de l’exception humaine. Op. cit.

[12] Patrick Bresnihan. Transforming The Fisheries. Neoliberalism, Nature and the Commons. University of Nebraska Press, 2016.

[13] Voir Michel Callon. Sociologie de l’acteur-réseau. In Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Presses des Mines, 2006 [En ligne] : https://books.openedition.org/pressesmines/1201?lang=fr

[14] Voir Philippe Descola. Recomposer les mondes avec les Non-Humains. Les inrocks, 18 novembre 2014 [en ligne] : https://www.lesinrocks.com/2014/11/18/livres/philippe-descola-les-humains-11536171/

[15] Voir Théorie de l’acteur-réseau. Wikipédia [En ligne] : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_l%27acteur-r%C3%A9seau

[16] Elinor Ostrom. A general framework. Op. cit.

[17] Par-delà l’Etat et le Marché. Op. cit.

[18] Michel Callon. Eléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. L’Année sociologique (1940/1948-)

Troisième série, Vol. 36 (1986) [En ligne] : https://yannickprimel.files.wordpress.com/2014/07/mcallon_la-domestication-des-coquilles-saint-jacques-et-des-marins-pc3aacheurs-dans-la-baie-de-saint-brieuc_1986.pdf

[19] Voir Principe de symétrie généralisée de Callon-Latour. In Principe de symétrie. Wikipédia [en ligne] : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_sym%C3%A9trie#Le_principe_de_sym%C3%A9trie_g%C3%A9n%C3%A9ralis%C3%A9e_selon_Callon-Latour

[20] « nous nous imposons comme règle du jeu de ne pas changer de registre lorsque nous passons des aspects techniques aux aspects sociaux » Eléments pour une sociologie de la traduction. Op. Cit.

[21] Voir Olivier Petit. Gouvernance des aquifères en Californie et politiques publiques Une analyse rétrospective des travaux pionniers d’Elinor Ostrom. Conférence Groundwater 2011 – Gestion des ressources en eau souterraine, 2011 [en ligne] : https://ostromworkshop.indiana.edu/library/node/95279

[22] Charlotte Hess, un des collaboratrices d’Elinor Ostrom avec qui elle écrivit sur la question des Communs de la connaissance, cite directement Hayek sur la question des « savoirs locaux » : « pour le plus grand nombre, ce serait une hérésie de suggérer que les connaissances scientifiques n’englobent pas l’ensemble de tous les savoirs. Une petite prise de recul montre cependant qu’il existe un ensemble à la fois important et désorganisé de connaissances qui ne peuvent être qualifiées de scientifiques, au sens où il ne s’agit pas d’un savoir établi selon des règles générales : ce sont les savoirs liés à des circonstances de temps et de lieu particulières. » Voir Charlotte Hess. Inscrire les Communs de la connaissance dans les priorités de recherche [en ligne] : https://vecam.org/archives/article1307.html Cette citation de Hayek est elle-même tirée de l’article suivant. Fredrich Hayek. L’utilisation de l’information dans la société. Revue française d’économie, année 1986 [en ligne] : https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1986_num_1_2_1120 Dans d’autres de ses écrits, Elinor Ostrom se montre sceptique par rapport à la capacité des scientifiques à déterminer des limites fiables à l’exploitation des ressources naturelles, surtout lorsque les chercheurs sont utilisés comme caution pour justifier l’intervention des autorités publiques à la place des groupes locaux : « L’aptitude des grandes institutions à porter des jugements scientifiques plus sûrs et à les mettre en œuvre ne s’est donc pas vérifiée dans le domaine des pêches océaniques, qui, sans avoir une dimension planétaire à proprement parler, sont plus étendues que la plupart des ressources territoriales. » In Elinor Ostrom. Agir à plusieurs échelles pour faire face au changement climatique. Octobre 2012, Veblen Institut [en ligne] : https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/agir_contre_changement_climatique_ostrom2.pdf

[23] Voir Pourquoi ce « champignon de la fin du monde » a beaucoup à nous apprendre. Op. cit.

[24] Le champignon de la fin du monde. Op. cit.

[25] Pablo Servigne. Six outils pour faire vivre les biens communs. Reporterre, 30 mai 2013 [en ligne] : https://reporterre.net/Six-outils-pour-faire-vivre-les-biens-communs

[26] Le champignon de la fin du monde. Op. cit.

[27] Voir le sous-titre de l’ouvrage majeur d’Ostrom « Governing The Commons » : The Evolution of Institutions for Collective Action.

[28] A l’inverse, on trouve dans la littérature sur les Communs une telle vision « salvatrice ». Voir par exemple Michel Bauwens. Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer. Les Liens qui libèrent, 2015.

[29] Patrick Bresnihan. The More Than Humans Commons. From Commons to Commoning. in

Space, Power and the Commons: The Struggle for Alternative Futures. Routledge, 2015 [En ligne] : http://www.academia.edu/11778318/The_More-than-Human_Commons_From_Commons_to_Commoning

[30] Voir Elinor Ostrom. Coping with Tragedies of The Commons. Workshop in Political Theory and Policy Analysis, 1998 [En ligne] : https://pdfs.semanticscholar.org/7c6e/92906bcf0e590e6541eaa41ad0cd92e13671.pdf

[31] Sur l’étymologie du mot Commun, voir l’article Communis dans le Dictionnaire des biens communs. PUF, 2017.

[32] Bien que critique eux-aussi vis-à-vis de l’approche d’Ostrom, on retrouve cette même pente « institutionnaliste » dans les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval sur le Commun comme « principe politique », pour qui le Commun représente « l’auto-institution de la société par elle-même ». Voir Pierre Dardot et Christian Laval. Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle. La Découverte, 2015.

[33] Elinor Ostrom a d’ailleurs consacré des travaux plus précis en lien avec la pensée de Hobbes. Voir notamment : Elinor Ostrom, James Walker et Roy Gardner. Covenants With and Without a Sword: Self-Governance is Possible. The American Political Science Review. Vol. 86, No. 2 (Jun., 1992).

[34] On trouve d’ailleurs des échos de ces conceptions « autoritaristes » de Garret Hardin dans les débats actuels sur la « dictature écologique », « la dictature verte » ou « l’éco-fascisme ». Voir : Vers une dictature verte ? Libération, 20 septembre 2008 [en ligne] : https://www.liberation.fr/cahier-special/2008/09/20/vers-une-dictature-verte-fabrice-flipo-maitre-de-conferences-en-philosophie-groupe-de-recherche-etos_80666

[35] Bruno Latour. Nous n’avons jamais été modernes. La Découverte, 1991.

[36] Pour une critique de ces conceptions modernes du contrat social, voir Michel Serres. Le contrat naturel. Le Pommier, 2018.

[37] Philippe Descola, Pierre Charbonnier. La composition des mondes. Flammarion, 2014.

[38] The More Than Humans Commons. Op. cit.

[39] De son côté, Dimitris Papadopulos propose le terme d’Eco-Communs (Eco-Commons) pour traduire ce changement de perspective, ou mieux encore d’Eco-Commoning, traduisant sa volonté de se connecter avec d’autres penseurs comme Peter Linebaugh ou Silvia Federicci, qui préfèrent parler de Commoning plutôt que de Communs. Voir Dimitris Papadopoulos. Wordling Justice / Commoning Matter. Arcade, 2012 [en ligne] : https://arcade.stanford.edu/occasion/worlding-justicecommoning-matter « La continuation de la vie par le « commoning », par la sociabilité immédiate et la matérialité de l’existence quotidienne représente une envolée authentiquement non-humaniste dans un monde où la condition première de l’existence est l’immersion dans les mondes que l’on habite et partage avec les autres personnes, les animaux, les plantes et la terre. Il ne s’agit pas seulement des communs sociaux, mais de communs-dans-le-monde (Worldy Commons), de communs écologiques qui surgissent du processus de « commoning ». Ce monde est d’emblée collectif, partagé par définition, une culture mélangée à la nature, un ordre matériel qui facilite le partage des différents types de communs. Ce n’est qu’ensuite que la question de l’organisation sociale formelle se pose ».

[40] Ce même type de rejet des institutions se retrouve chez de nombreux auteurs souscrivant à la thématique de la « destitution » promue notamment par Giorgio Agamben et qui a essaimé dans des pans entiers de la littérature anti-capitaliste. C’est le cas par exemple dans les écrits du Comité invisible. Pour une critique de cette pensée de la « destitiution » voir Calimaq. Le comité invisible et les Communs : pourrons-nous encore être « amis » ? S.I.Lex, 31 août 2017 [en ligne] : https://scinfolex.com/2017/08/31/le-comite-invisible-et-les-communs-pourrons-nous-encore-etre-amis/

Communs & Non-Humains (1ère partie) : Oublier les « ressources » pour ancrer les Communs dans une « communauté biotique »

jeudi 10 janvier 2019 à 07:30

Cet article est le second d’une série intitulée « Accueillir les Non-Humains dans les Communs ».

Il est recommandé de lire le premier épisode avant celui-ci.

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Image PXHere. CC0

Oublier les « ressources » pour ancrer les Communs dans une « communauté biotique »

La place des ressources dans les modélisations initiales d’Elinor Ostrom

Comme je l’avais indiqué dans l’introduction de cet essai, les Communs sont habituellement définis à partir d’un triptyque utilisé par exemple dans ce rapport de la fondation Heinrich Böll sur les biens communs[1] :

Les biens communs sont constitués de trois briques fondamentales : les ressources, les gens, et enfin les règles et normes qui permettent de lier entre elles toutes ces composantes.

Lorsque l’on cherche l’origine de cette combinaison « Ressource + Communauté + Règles », on se rend compte qu’elle est directement issue des travaux d’Elinor Ostrom sur les « Commons Pool Resources » (CPR), même si celle-ci ne lui donnait pas exactement la même fonction. En effet, il ne s’agissait pas à la base chez Ostrom d’utiliser ces concepts comme des éléments de définition en tant que tels, mais plutôt comme un cadre d’analyse permettant de décrire les variables pesant sur une « situation d’action » impliquant la gestion d’un CPR.

L’approche d’Elinor Ostrom s’inscrit en effet dans le courant de « l’économie institutionnaliste[2] » et elle a pour but d’identifier les cadres normatifs dans lesquels se coule l’action collective et l’incidence des règles mises en place sur les comportements des acteurs. Pour cela, Elinor Ostrom et son entourage réuni au sein de l’Ecole de Bloomington[3] ont mis au point un outil d’analyse spécifique, baptisé Institutionnal Analysis Developpment Framework (IAD Framework ou en français, cadre d’analyse institutionnelle) – que nous appellerons ci-après modèle IAD[4]. Tendant parfois un peu à être relégué au second plan dans la présentation des idées d’Ostrom, il jouait pourtant pour elle un rôle essentiel dans la méthodologie employée pour aborder les Communs[5]. Elle-même utilisait le schéma ci-dessous pour présenter le modèle IAD.

Source : Une troisième voie entre le marché et l’Etat. Editions Quae.

C’est dans la partie gauche que l’on retrouve le fameux triptyque : à savoir 1) des conditions biophysiques et matérielles, 2) les caractéristiques de la communauté et 3) les règles. Ces éléments sont qualifiés dans le schéma de « variables exogènes » qui vont influencer « l’arène d’action » dans laquelle des participants sont confrontés à une « situation d’action » face à laquelle ils doivent effectuer des choix. Le but de cette modélisation est de guider des observations de terrain afin de repérer quels « arrangements institutionnels » (c’est-à-dire quels types de règles) favorisent la coopération des acteurs en fonction d’une situation donnée, de manière à surmonter ou non ce qu’Ostrom appelle des « dilemmes sociaux[6] ».

On remarquera que le terme « ressource » n’apparaît pas explicitement dans le schéma, mais il est en réalité sous-entendu par l’expression « conditions biophysiques et matérielles ». Elinor Ostrom précise en effet que l’examen de ces conditions biophysiques peut « être simplifié par l’identification de la présence d’un des quatre types de biens[7] ». Par cette formule, Elinor Ostrom renvoie à la classification économique des biens initialement élaborée par Paul Samuelson à partir des critères de « rivalité » et d’« excluabilité » (opposition entre les biens privés et les biens publics)[8]. Elle et son mari, Vincent Ostrom, contribuèrent à l’enrichissement de cette typologie en identifiant un autre type de biens, dit « Commons Pool Resource » ou « biens communs », caractérisés par une forte « soustractibilité » et une « excluabilité » difficile à mettre en œuvre[9].

Dans la description qu’Elinor Ostrom fait de l’élément « conditions biophysiques et matérielles », on se rend compte que l’identification d’un « bien » à partir des critères de soustractibilité et d’excluabilité prédomine par rapport à la prise en compte d’autres aspects. Pour évoquer les autres caractéristiques de ces éléments non-humains impliqués dans une situation d’action, Elinor Ostrom parle d’ « attributs additionnels » décrits en ces termes[10] :

Outre l’exclusion et la soustractibilité, la structure des situations d’action est également affectée par une grande variété d’autres caractéristiques qui influent la façon dont les règles se combinent aux conditions physiques et matérielles pour générer des incitations positives ou négatives. Le nombre d’attributs qui peuvent affecter la structure d’une situation est extraordinairement grand et je ne veux même pas commencer à en dresser une liste ici. Le point crucial pour l’analyse institutionnelle est que les règles qui aident à produire des incitations menant à des résultats productifs dans un contexte donné peuvent échouer de façon radicale lorsque le monde biophysique est différent. Comme nos études approfondies sur les ressources en commun l’ont montré l’efficacité des règles peut dépendre de la taille de la ressource, de la mobilité de ces ressources et de leur mode d’utilisation (par exemple eau, faune ou arbres), de l’état des stocks dans le système, de la quantité et de la distribution dans le temps des précipitations, des sols, des pentes et de l’altitude ; et de bien d’autres facteurs.

Ce qui frappe à la lecture de ce passage, c’est la manière dont cette multitude de « caractéristiques » qui définissent en réalité un « écosystème » complexe finissent par être « compressées » les unes sur les autres pour donner une « ressource », principalement saisie à travers les deux variables élémentaires que sont la soustractibilité et l’excluabilité[11]. On aboutit à une forme de réduction « métonymique » où la partie (l’élément extrait à titre de ressource) en vient à prendre la place du tout (l’écosystème) dont elle est issue. Cette manière de procéder conduit en réalité à pré-construire les éléments non-humains en fonction d’une relation purement instrumentale aux humains, alors même que leur influence sur la « situation d’action » est en réalité bien plus riche et complexe que ce qui transparaît en définitive dans le modèle d’analyse.

Cette pente est encore accentuée par la manière dont Ostrom distingue au sein de l’élément « ressource » deux niveaux différents : d’un côté ce qu’elle appelle le « système de la ressource » et de l’autre les « unités de ressources » à prélever (par exemple, des poissons/unités dans un lac/système). Dans ses écrits, la ressource est conçue comme un « stock » capable de générer des « flux » d’unités en vue de leur prélèvement par les humains. Or il est évident que les rapports entre une rivière, une montagne ou une forêt et une communauté d’humains ne peuvent se réduire à cette unique dimension, même lorsque les humains y prélèvent effectivement des éléments nécessaires à leur subsistance ou à leurs activités. Appréhender les « conditions biophysiques et matérielles » à travers le prisme de la « ressource » revient à « prédécouper » la réalité en fonction d’un acte d’extraction. Cette approche contestable transparaît également dans le fait qu’Ostrom désigne les membres de la communauté comme des « appropriators » (appropriateurs) et la « situation d’action » est assimilée à un « problème d’appropriation ». En français, ce terme d’ « appropriators » est fréquemment traduit par « ayants droit » ce qui est encore plus problématique, car cela revient à prolonger sur le terrain juridique l’assymétrie entre Humains et Non-Humains.

« L’arène d’action » aurait eu un tout autre visage si, au lieu de faire graviter tous les acteurs autour de la « ressource », on parlait plutôt d’un « milieu de vie » incluant des « habitants » – humains et non-humains – tissant entre eux un réseau de relations, ne présupposant pas uniquement des rapports d’instrumentalité, mais aussi d’interdépendance. Puisant de son côté dans le vocabulaire marxiste, Anna Tsing désigne par le terme « d’aliénation » le processus par lequel « les hommes ou les choses » deviennent au cours des processus de marchandisation des « ressources mobiles » sans tenir compte des « enchevêtrements qui font un espace de vie »[12]. En ce sens, et malgré l’attention particulière aux situations concrètes qui la caractérise par rapport aux abstractions de l’économie dominante, la démarche ostromienne projette aussi sur les situations qu’elle observe un prisme conduisant, dans une certaine mesure, à « aliéner » les acteurs.

Il en est ainsi parce que l’arrière-plan des concepts économiques employés par Ostrom charrie avec lui un ensemble de « préjugés ontologiques » tendant à faire des choses des « objets indépendants, destinés à l’usage et à l’échange » alors que, comme le rappelle Anna Tsing, dans de nombreuses cultures, « les personnes sont des extensions des choses et les choses des extensions des personnes » (ce que Marcel Mauss avait déjà décrit dans son Essai sur le don[13]). Nous verrons cependant dans la prochaine partie de cet essai que cette critique doit être nuancée, car Elinor Ostrom a cherché vers la fin de sa vie à étendre son modèle d’analyse pour mieux prendre en compte ce qu’elle appelle les « systèmes socio-écologiques » dans lesquelles sont immergés les Communs (sans toutefois, à mon sens, y parvenir complètement).

Un mécanisme de « purification », amplifié par la vulgate des Communs

Comme le remarque très justement Jonathan Metzger[14], on trouve un passage dans l’ouvrage « Governing The Commons » qui illustre parfaitement les ambiguïtés de l’approche d’Elinor Ostrom vis-à-vis des interactions complexes entre humains et non-humains et les risques inhérents à leur appréhension à travers la dichotomie « ressource/communauté ».

Dans la première partie du livre, Ostrom observe en effet qu’une des difficultés dans l’analyse des Commons Pool Resources réside dans le très haut niveau de complexité des différents facteurs à intégrer. Elle compare ce type d’objets aux « organismes » que les biologistes étudient et pour lesquels ils sont souvent obligés d’utiliser des modèles simplifiés, limitant le nombre de paramètres à observer. Immédiatement après cette remarque, elle ajoute cette phrase :

Mon « organisme », c’est un type particulier de situation humaine / My « organism » is a type of human situation.

Or encore une fois, s’agissant essentiellement de forêts, de montagnes, de rivières, parler d’une « situation humaine » peut paraître surprenant, et voir même dérangeant. Peut-être aurait-il été préférable de prendre au pied de la lettre cette métaphore « organiciste », significativement mise entre guillemets dans la phrase comme si la ponctuation marquait ici une réticence à envisager les communs sous la forme d’entités vivantes. C’est pourtant précisément ce qu’ont fait le législateur néozélandais ou les cours de justice d’Inde et de Colombie en acceptant de considérer des rivières ou des montages comme des « entités vivantes » en les dotant de la personnalité juridique.

En réalité, le fait d’assimiler « les conditions biophysiques et matérielles » à de simples « variables exogènes » renvoie à une critique que Bruno Latour adresse dans ses travaux à la notion « d’environnement », qui conduit à rejeter les Non-Humains dans une « Nature » conçue comme extérieure aux humains. A travers ce prisme typique de la modernité, les éléments dits « naturels » deviennent semblables à un décor de théâtre au sein desquels les hommes sont seuls dignes d’être revêtus de la qualité « d’acteurs ». Anna Tsing parle de son côté d’une nature « passive et mécanique », constituant un « arrière-fond » qui autorise à la considérer comme « une ressource apprivoisable et maîtrisable par l’Homme ». S’inspirant des apports du biochimiste James Lovelock, Bruno Latour appelle au contraire à « comprendre le rôle des vivants, leur puissance d’agir, leur agency, dans l’évolution des phénomènes terrestres », en cessant de « désanimer la planète en retranchant la plupart des acteurs qui agissent le long des chaînes de causalité[15] ». Et il propose de substituer à cette « Nature » extérieure les figures complémentaires de « Gaïa » et des « Terrestres », désignant les habitants d’une planète vivante et réactive, n’existant qu’à travers les connexions qui les unissent en un tout, non pas conçu comme un principe déterminant, mais en tant qu’un réseau de relations[16].

Gaïa permet ainsi de complexifier la théorie darwinienne de l’évolution. Celle-ci a longtemps conçu l’environnement comme l’arrière-fond stable auquel s’adapteraient les êtres vivants. Gaïa permet d’insister sur le fait que l’environnement est composé en grande partie d’êtres vivants. Ainsi, chaque être vivant s’adapte à l’environnement, mais il le change également. Rien n’est fixe, tout change, il n’y a pas de décor, il n’y a que des acteurs[17].

Prendre au sérieux ce type de considérations impliquerait que les éléments non-humains, au lieu d’être relégués au rang de « variables exogènes » soient au contraire reconnus dans le modèle IAD comme des acteurs à part entière, au même titre que les éléments humains. Ce qui est loin d’être le cas comme on le voit sur ce schéma d’Ostrom ci-dessous[18] décrivant la « structure interne d’une situation d’action » où l’on voit que toutes les entités non-humaines finissent par être « expulsées » hors du cadre, comme rejetées en coulisse, tandis que les humains restent seuls en scène à jouer un rôle…

Source : Une troisième voie entre l’État et le marché. Editions Quae.

L’approche d’Ostrom est en réalité paradoxale, puisqu’elle porte par définition avec les Commons Pool Resources sur des objets correspondant à ce que Bruno Latour appelle des « hybrides » mêlant inextricablement des éléments humains et non-humains au sein de « réseaux » de petite ou moyenne dimension. Alors que la « Constitution Moderne » repose sur le postulat d’une dissociation entre Nature et Culture, les CPR correspondent à ce que Michel Serres nomme de son côté des « quasi-objets » (ou « quasi-sujets »)[19], à savoir des processus mixtes au sein desquels il n’est pas possible d’isoler ce qui relève des phénomènes humains et des forces naturelles. On peut parler de « quasi-objets » dans le sens où ces assemblages d’humains et de non-humains ne sont plus passifs et possèdent la qualité « d’actants », sans toutefois être reconnus comme des sujets à part entière. La modernité a eu vis-à-vis de ces hybrides une attitude ambivalente, car dans le même temps où elle tendait à les invisibiliser en opérant une distinction stricte entre les objets des sciences naturelles et les sujets des sciences humaines et sociales, le progrès technologique a contribué à leur prolifération incontrôlée au sein de réseaux de plus en plus longs.

Bruno Latour désigne par le terme de « travail de médiation » ou de « traduction » l’action qui permet la constitution de ces hybrides d’humains et de non-humains. A l’inverse, il nomme « travail de purification » l’opération symbolique consistant à rétablir la séparation ontologique stricte entre humains et non-humains, culture et nature, sujets et objets, en conformité avec la « Constitution moderne »[20]. La théorie des Communs est particulièrement intéressante à examiner selon cette grille de lecture. Il s’avère en effet qu’Elinor Ostrom a construit cette théorie à partir de nombreuses études de cas portant sur des Communs situés pour une grande part dans les pays du Sud. Ces recherches impliquaient donc des populations dont les conceptions ne devaient pas (ou du moins pas complètement) relever de l’ontologie « dualiste » ou « naturaliste » caractéristique de la modernité occidentale, bien qu’Ostrom ne fasse jamais entrer en tant que telle cette dimension dans son modèle.

Or les pratiques mises en œuvre par ces acteurs des Communs relèvent à l’évidence d’un « travail de médiation », visant à ce que Bruno Latour appelle « la production réglée d’hybrides » d’humains et de non-humains. Mais dans un second temps, en s’appuyant sur la distinction entre ressource et communauté, le cadre théorique ostromien opère en retour un « travail de purification » aboutissant à la re-séparation des éléments humains et non-humains en deux sphères distinctes en réservant au passage le privilège de « l’agentivité » uniquement aux premiers. Une manifestation frappante de ce travail de purification apparaît à travers le rôle important que jouent dans les recherches conduites par Elinor Ostrom les reconstitutions de situations d’action en laboratoire[21]. Utilisant le cadre de la théorie des jeux, ces expériences conduites sur des échantillons d’humains visent à déterminer des paramètres susceptibles de faire varier leurs choix. Si cette méthodologie a permis de dégager des conclusions intéressantes[22], elle manifeste aussi une volonté presque caricaturale d’isoler les humains des non-humains en coupant symboliquement le réseau de relations qui les unit dans la réalité.

Déjà présente dans les travaux d’Elinor Ostrom, cette dimension de « purification » est redoublée par la manière dont la théorie des Communs se transmet aujourd’hui sous la forme d’une « vulgate » bien plus simplificatrice encore que les écrits initiaux de l’Ecole de Bloomington. C’est dans celle-ci notamment que le fameux triptyque est érigé en éléments de définition des Communs, ce qui – rappelons-le encore une fois – n’était pas à l’origine l’intention d’Ostrom avec son modèle IAD. Cette évolution provient sans doute du fait que la notion de Communs a été étendue par la suite par d’autres auteurs à un grand nombre d’objets (Communs numériques, Communs urbains, Communs sociaux, etc.) au-delà des ressources naturelles initialement étudiées par Ostrom. Or cette extension a poussé à la recherche de « dénominateurs communs » pour conserver à la notion un minimum de cohérence et c’est finalement le triptyque « ressource/communauté/règle » qui en tient lieu aujourd’hui. Si cette manière de présenter les choses est commode sur le plan didactique, elle ne va pas sans un lourd tribut à payer en retour, car ériger la distinction « ressource/communauté » en critères de définition tend à « essentialiser » la coupure entre humains et non-humains.

On trouve une illustration de ces tensions dans le passage suivant, tiré de l’ouvrage de vulgarisation « La Renaissance des Communs » écrit par David Bollier[23] :

Il est d’ores et déjà utile de comprendre que les communs ne sont pas des choses ou des ressources. Il s’agit là d’une erreur fréquente, tant chez les économistes, qui tendent à tout réifier, que chez les acteurs des communs eux-mêmes, lorsqu’ils revendiquent qu’une ressource donnée devrait être gouvernée comme un commun (ce sont ce que j’appelle des « communs en puissance »). Certes, les communs impliquent des ressources physiques ou intangibles de toutes sortes. Mais ils consistent, plus exactement, en la combinaison d’une communauté déterminée et d’un ensemble de pratiques, valeurs et normes sociales mises en œuvre pour gérer une ressource. Autrement dit, un commun, c’est : une ressource + une communauté + un ensemble de règles sociales. Ces trois éléments doivent être conçus comme formant un ensemble intégré et cohérent.

Ce passage témoigne bien des embarras et ambiguïtés qui traversent la pensée des Communs dans son rapport tant aux ressources qu’aux communautés. L’auteur commence en effet par prévenir que les Communs ne sont pas des ressources, tout en terminant par la réaffirmation du fameux triptyque qui réintègre la ressource comme élément de définition des Communs, mais après avoir précisé que celle-ci doit être pensée en relation constante avec une communauté et les règles qu’elle se donne. C’est pourtant précisément cette mise en relation des éléments qui devient extrêmement difficile à opérer une fois que l’on a postulé la séparation entre la ressource et la communauté. Une fois la « rupture ontique » reconduite, il devient quasiment inévitable – en dépit des mises en garde proférées – que ce « pli initial » conditionne tout le reste en rendant insaisissables ces relations que l’on présentait pourtant comme essentielles.

Il existe néanmoins parmi les penseurs des Communs, un courant (minoritaire) qui se montre critique vis-à-vis de l’emploi de la notion même de ressource. C’est le cas par exemple de l’historien anglais Peter Linebaugh qui préfère employer le terme de « commoning[24] » (Faire commun) plutôt que d’envisager les Communs comme des ressources :

Se référer aux communs en tant que ressources naturelles est dans le meilleur des cas erroné et dans le pire, dangereux – les communs sont une activité et, en fait, ils expriment des relations au sein de la société qui sont inséparables des relations avec la nature. Il pourrait être mieux de considérer le mot en tant que verbe, en tant qu’activité, plutôt qu’en tant que nom, en tant que substantif.

On notera en particulier dans cette citation cette idée d’une inséparabilité fondamentale entre les relations au sein de la société et les relations avec la nature (sur laquelle nous reviendrons plus loin). La littérature sur le « commoning » est par ailleurs riche de développements invitant à recombiner les rapports entre communauté et ressource. Valérie Fournier, par exemple, estime que les termes de la relation devraient être inversés, car dans la plupart des Communs qu’elle étudie, elle constate que la principale ressource du groupe réside en réalité dans la communauté elle-même[25]. Les règles institutionnelles établies qu’elle observe visent moins souvent à « optimiser la gestion de ressources » qu’à « produire la communauté » et lui permettre durer dans le temps. Critiquant Ostrom pour s’être focalisée uniquement sur des « situations d’appropriation » ou de « prélèvement », elle analyse de son côté des cas où l’usage collectif d’une « ressource » (comme par exemple un lieu partagé) vise en réalité à développer une communauté[26]. On retrouve ici un écho des écrits sur le don de Marcel Mauss déjà cités plus haut, dans lesquels les « personnes sont des extensions des choses et les choses des extensions des personnes ». De manière assez similaire, Anna Tsing , dans ses analyses privilégiant les « enchevêtrements » de liens d’interdépendance entre humains et non-humains, en vient de son côté à se demander si ce sont bien les humains qui « produisent » des ressources ou si l’on ne doit pas considérer que ce sont les « ressources » qui produisent les communautés qui en dépendent pour leur survie[27].

Ce type de renversements de perspective nous indique une issue intéressante pour sortir de la dichotomie – délétère par bien des aspects – entre ressource et communauté qui hante actuellement la théorie des Communs. Car si la communauté peut être considérée comme la principale ressource d’un Commun et si la ressource produit la communauté autant que l’inverse est vrai, autant alors pousser la logique jusqu’au bout et se débarrasser complètement de cette embarrassante notion de ressource en adoptant une perspective symétrique pour intégrer directement les éléments non-humains au sein de la communauté comme membres à part entière.

Des collectifs d’hybrides à la « communauté biotique »

La théorie de l’acteur-réseau de Michel Callon et Bruno Latour n’emploie pas d’ailleurs le terme de « communauté » – trop prédestinée à accueillir des humains – mais lui préfère celui de « collectifs » pour désigner les associations d’acteurs humains et non-humains rassemblés en un réseau dont il s’agit de mettre en évidence les relations par un processus d’enquête[28]. De son côté, la littérature sur les Communs paraît comme osciller sans cesse entre les deux termes du couple « ressource/communauté », parce qu’elle doit encore s’accommoder d’une rupture ontique alors que la théorie de l’acteur-réseau s’est d’emblée donnée pour objectif de s’en affranchir. Certaines analyses des Communs tendent ainsi à mettre l’accent sur les types de ressources et/ou leur régime de propriété, tandis que d’autres insistent davantage sur la dynamique collective des communautés et la dimension de « l’agir commun »[29]. Mais dans un cas comme dans l’autre, force est de constater que la pensée des Communs semble avoir du mal à se dégager du « Grand Partage » imposé par la « Constitution moderne » et résumé en ces termes par Bruno Latour : d’un côté, « les choses en elles-mêmes » et de l’autre, « les hommes entre eux »[30].

Sortir de cette impasse implique à notre sens d’abandonner purement et simplement la référence à la notion de « ressource », car ce terme restera toujours porteur d’une logique instrumentale et utilitariste induisant une coupure entre humains et non-humains, empêchant au passage de considérer ces derniers comme des « acteurs » à part entière. Il est intéressant à cet égard de remarquer qu’une première étape de « dé-réification » s’est déjà opérée dans la communauté francophone des Communs, lorsqu’autour du milieu des années 2010 un consensus a émergé pour cesser d’employer l’expression « biens communs » et lui préférer celle de « Communs »[31]. Ce changement lexical était principalement motivé par la volonté d’arrêter de considérer les Communs comme des « choses » pour mettre en avant l’importance de la « communauté » et des règles qu’elle se donne. Il s’agissait également d’éviter le terme de « biens » qui présuppose un rapport instrumental et d’appropriation, tout en anticipant souvent une captation par le marché. Cette évolution dans la terminologie a certes permis une première mise distance de la notion de « ressources », mais elle traduisait davantage un mouvement de balancier d’un côté à l’autre de la « rupture ontique » plutôt que son dépassement.

Le cheminement se prolonge aujourd’hui de manière plus intéressante avec des analyses cherchant à penser des « Communs négatifs », c’est-à-dire des objets qui ne peuvent plus justement être pensés comme des « ressources » possédant une « utilité » pour les humains. C’est le cas par exemple pour Alexandre Monnin et Diego Landivar, qui prennent l’exemple des centrales nucléaires désaffectées, dont la nocivité radicale interdit de les considérer comme des « ressources », mais qui nécessiteraient pourtant à leurs yeux une prise en charge collective sous la forme de Communs[32]. Les Communs cessent alors de se limiter aux « choses que tout le monde veut s’approprier » pour s’étendre aux « choses dont personne ne veut, mais qui revêtent une importance cruciale pour le Monde ». On trouve également d’autres analyses où les « Communs négatifs » désignent l’action collective de communautés s’organisant pour faire en sorte que des éléments non-humains – pourtant potentiellement « utiles » ou du moins « utilisables » – cessent d’être employés comme des ressources. On passe alors de communautés d’usage à des « communautés de non-usage », qu’il s’agisse par exemple du mouvement Zéro Déchet critiquant les politiques de recyclage ou du véganisme refusant toute forme d’exploitation animale[33].

A notre sens, cet éloignement progressif vis-à-vis de la ressource doit être conduit à son aboutissement logique, en rayant complètement la notion de « ressource » du lexique de la théorie des Communs.  Ce premier geste devrait être complété par un second, visant à « symétriser » la notion de communauté en y intégrant les entités non-humaines au même titre que les humains. Cette perspective peut être rapprochée de la question des « droits de la nature », en particulier sous la forme dont ils ont été inscrits dans la constitution de l’Etat d’Equateur en lien avec les « droits de la Terre Mère » (Pacha Mama). Ces conceptions remettent en effet en cause les partitions de la modernité occidentale, notamment en ce qui concerne la conception que les populations andines se font de la « communauté » qui, loin d’être réservée aux seuls humains, se présente intrinsèquement sous la forme d’un « collectif hybride »[34] :

Le concept andin de communauté se distingue lui-même de l’acception occidentale. Alors que la communauté est appréhendée en Occident comme une catégorie sociale, qui figure un groupe de personnes ayant des relations étroites les unes avec les autres, ou encore qui se sentent liées à un même territoire, la conception andine est bien plus vaste. Elle englobe en effet les personnes, mais aussi les êtres vivants non humains, tels que les animaux ou les plantes, ainsi que certains éléments non vivants, en particulier les monts et montagnes ou encore les esprits des défunts. Ces communautés sont en outre propres à un territoire donné, qui les définit et auquel il est accordé des attributs spécifiques. Ainsi, les conceptions originelles de la Pacha Mama permettent de la représenter comme une manière de se penser comme faisant partie d’une vaste communauté sociale et écologique, elle-même insérée dans un contexte environnemental et territorial. La Pacha Mama n’est donc pas un simple synonyme, ou une idée analogue à la conception occidentale de la nature : il s’agit d’une vision plus ample et plus complexe.

Parce qu’elles font une place au sacré, ces conceptions peuvent paraître difficiles à accueillir au sein de nos sociétés et de nos systèmes juridiques. Mais les appels à faire une place aux Non-Humains au sein de la communauté se multiplient aujourd’hui, y compris au sein de la pensée occidentale. Ainsi dans leur ouvrage Zoopolis, Will Kymlicka et Sue Donaldson envisagent d’intégrer les animaux domestiques au sein de la communauté politique en leur reconnaissant un statut de citoyens[35]. Dans son célèbre essai « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? », le juriste américain Christopher Stone estimait dès 1972 que des entités comme les forêts devaient se voir reconnaître une capacité d’action en justice par voie de représentation de leurs intérêts par des médiateurs humains[36]. Et le concept de Gaïa proposé par Bruno Latour partage à bien des égards certains des traits « cosmologiques » de la Pacha Mama des populations andines, sans se rattacher aux mêmes racines religieuses[37].

Il existe en réalité une notion déjà ancienne autour de laquelle la théorie des Communs pourrait se recomposer si elle venait à abandonner la référence à l’élément « ressource » : celle de la « communauté biotique » dégagée par le philosophe et forestier Aldo Léopold dans les années 40. Fondateur aux Etats-Unis du courant du Land Ethics (éthique de l’environnement), Aldo Leopold désigne par la notion de « communauté biotique » l’ensemble des êtres vivants et non-vivants existants en interdépendance[38]. Il invite par là à « étendre les frontières de la communauté pour y inclure le sol, l’eau, les plantes, les animaux et, collectivement, la terre ». Ces citations qui suivent, tirés de son ouvrage « Almanach d’un comté des sables[39] » expriment cette idée d’accueillir les Non-Humains au sein de nos communautés :

Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une chose qui nous appartient. Si nous la considérons au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect. Il n’y a pas d’autre moyen si nous voulons que la terre survive à l’impact de l’homme mécanisé, et si nous voulons engranger la moisson esthétique qu’elle est capable d’offrir à la culture.

[…] La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique, c’est tout simplement ceci : cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu’en termes de ce qui est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.

Ce que Leopold appelle à faire au niveau global peut s’opérer également à l’échelle de chaque Commun. Un Commun sera alors considéré comme une « communauté biotique » rassemblant Humains et Non-Humains inclus dans une relation d’interdépendance étroite. On reformulerait ainsi la notion de communauté selon le principe de symétrie, en évitant qu’elle ne serve d’instrument de « purification » jouant dans le sens du « Grand Partage » et de la « rupture ontique ».

Références

[1] Silke Helfrich, Rainer Khulen, Wolfgang Sachs, Christian Siefkes. Biens Communs : la prospérité par le partage. Fondation Heinrich Böll, 2009 [En ligne] : http://bv.cdeacf.ca/EA_PDF/151718.pdf

[2] Voir Fabrice, Flipo. Elinor Ostrom, le retour en grâce des institutions. Mouvements, 13 novembre 2010 [en ligne] : http://mouvements.info/elinor-ostrom-le-retour-en-grace-des-institutions/

[3] Voir l’article Ecole de Bloomington dans le Dictionnaire des biens communs, op. cit.

[4] Ostrom, Elinor. Institutional Analysis and Development: Elements of the Framework in Historical Perspective. In Historical Developments and Theoretical Approaches in Sociology, ed. Charles Crothers, in Encyclopedia of Life Support Systems (EOLSS), 2010 [en ligne] : http://www.eolss.net/Sample-Chapters/C04/E6-99A-34.pdf

[5] On se rend bien compte par exemple de l’importance aux yeux d’Ostrom du modèle IAD à la place qu’elle accorde à ce sujet dans son discours de réception du Prix Nobel. Elinor Ostrom. Prize Lecture : beyond market and state, 2009 [En ligne] : https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2009/ostrom/lecture/

[6] Ces dilemmes sociaux sont en général des déclinaisons du fameux “dilemmes du prisonnier”, c’est-à-dire des situations où les individus, en faisant des choix rationnels du point de vue personnel, aboutissent collectivement à une situation sous-optimale. Voir Martin Beckencamp. Institutions and trust in commons : delaing with social dilemmas. In The Wealth of The Commons, 2012 [En ligne] : http://wealthofthecommons.org/essay/institutions-and-trust-commons-dealing-social-dilemmas

[7] Voir Lecture Prize. Op. Cit.

[8] Voir l’article Bien public dans le Dictionnaire des biens communs. Op. Cit.

[9] Elinor Ostrom. Coping with Tragedies of The Commons. Workshop in Political Theory and Policy Analysis, 1998 [en ligne] : https://pdfs.semanticscholar.org/7c6e/92906bcf0e590e6541eaa41ad0cd92e13671.pdf

[10] Voir Par-delà l’Etat et le marché. Op. cit.

[11] Un exemple de ce type de raccourci dans les écrits d’Ostrom : « A common-pool resource, such as a lake or ocean, an irrigation system, a fishing ground, a forest, the internet, or the stratosphere, is a natural or man-made resource from which it is difficult to exclude or limit users once the resource is provided by nature or produced by humans.” In Coping with Tragedies of The Commons. Op. Cit.

[12] Voir Le champignon de la fin du monde. Op. cit. On notera que cette reformulation du concept d’aliénation opéré par Anna Tsing correspond à un excellent exemple de « symétrisation », puisque que la notion chez Marx ne concerne que les humains, là où Anna Tsing montre que les choses peuvent elles-aussi être « aliénées » au cours du processus de marchandisation.

[13] Marcel Mauss. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. PUF, 2007.

[14] Voir The city is not a menschenpark. Op.cit.

[15] Voir Où atterrir. Op. Cit.

[16] Bruno Latour. Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau régime climatique. La Découverte, 2015.

[17] Thibault De Meyer, « Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2016 : http://journals.openedition.org/lectures/19763

[18]Une troisième voie entre l’Etat et le marché. Echanges avec Elinor Ostrom. Editions Quae, 2017 [en ligne] https://agritrop.cirad.fr/585296/1/9782759225774QUAE.pdf

[19] Voir Michel Serres. Le parasite. Hachette, 1997.

[20] Voir Nous n’avons jamais été modernes. Op. cit.

[21] Voir Elinor Ostrom. Common-Pool Resource Experiments in University Laboratories, In Lecture Prize. Op. cit.

[22] C’est de cette manière notamment qu’Elinor Ostrom identifie le rôle joué par la communication entre acteurs et la confiance pour permettre aux groupes de surpasser les situations de dilemme social.

[23] David Bollier. La renaissance des Communs. Pour une société de coopération et de partage. Editions Charles Léopold Meyer, 2014 [en ligne] : http://docs.eclm.fr/pdf_livre/364RenaissanceDesCommuns.pdf

[24] Voir l’article Commoning dans le Dictionnaire des biens communs. Op. Cit.

[25] Valérie Fournier. Commoning : on the social organization of the commons. M@n@gement 2013/4 (Vol. 16) [en ligne] : https://www.cairn.info/revue-management-2013-4-page-433.htm

[26] Valérie Fournier distingue en effet les cas d’Organizing In Commons (correspondant aux situations d’appropriation ou de prélèvement d’Ostrom) de l’Organizing Of The Commons (production collective de ressources) et d’Organizing For The Communs (production d’un usage collectif de ressources). Dans ce dernier cas, elle y voit « une réciprocité à l’œuvre à travers un processus récursif de création par lequel l’usage en Commun produit le Commun » et où « ce qui se reproduit n’est pas seulement la ressource, mais aussi la communauté ».

[27] Ana Tsing sous-entend cette remarque dans un passage de son ouvrage où elle étudie les relations symbiotiques qui se tissent entre certains termites et des champignons qui leur sont indispensables pour digérer leurs aliments et qu’elles « cultivent » dans des salles de leurs termitières. Tsing observe alors que “s’il est permis de dire que les termites cultivent des mycètes, on peut tout aussi bien affirmer que les mycètes cultivent des termites », avant de faire une comparaison avec certains types de relations que les groupes humains entretiennent avec leurs ressources.

[28] Voir. CALLON, Michel. Sociologie de la traduction : Textes fondateurs [en ligne]. Paris : Presses des Mines, 2006. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pressesmines/1201&gt;

[29] C’est le cas par exemple des analyses de Pierre Dardot et Christian Laval sur le Commun. Voir Pierre Dardot et Christian Laval. Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle. La Découverte, 2014.

[30] Voir Nous n’avons jamais été modernes. Op. cit.

[31] En ce sens, voir SavoirsCom1. Pourquoi nous parlerons désormais de Communs plutôt que de biens communs. 5 novembre 2014 [en ligne] : http://www.savoirscom1.info/2014/11/parler-de-communs/

[32] « Le commun n’est pas constitué uniquement de choses positives. Nous héritons aussi de communs négatifs. Il faut les gérer, et pour cela, se doter de règles de gouvernance, de capacité de visualisation qu’apportent les arts. » Entretien avec Alexandre Monnin enregistré le 21 août 2017 à la Ferme de la Mhotte par Rieul Techer et Sylvia Fredriksson. Note(s) : http://notesondesign.org/alexandre-monnin/

[33] Voir Lionel Maurel. Le Zéro Déchet et l’émergence des « Communs négatifs ». S.I.Lex, 10 juin 2018 [en ligne] : https://scinfolex.com/2018/06/10/le-zero-dechet-et-lemergence-des-communs-negatifs/

[34] Eduardo Gudynas. La Pachamama rompt avec la modernité occidentale – et tant mieux. Reporterre, 19 avril 2012 [en ligne] : https://reporterre.net/La-Pachamama-rompt-avec-la

[35] Will Kymlicka et Sue Donaldson. Zoopolis : une théorie politique du droit des animaux. Alma, 2011.

[36] Christopher Stone. Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Le passager clandestin, 2017.

[37] On pourrait aussi citer à cet égard la divinité immanente de Spinoza, le Deus sive Natura (Dieu, c’est-à-dire la Nature) et toute la tradition philosophique qui s’y rattache dans la pensée occidentale passant par Diderot, Nietzche, Bergson, Einstein, Deleuze, etc.

[38] Catherine Larrère. La communauté biotique : l’héritage d’Aldo Léopold. In Les philosophies de l’environnement. PUF, 1997.

[39] Aldo Léopold. Almanach d’un comté des sables. Flammarion, 2000.

Accueillir les Non-Humains dans les Communs (Introduction)

vendredi 4 janvier 2019 à 09:01

Ce billet est le premier d’une série de cinq ou six que je publierai au rythme d’un par semaine au cours de ce mois de janvier. Le texte complet formera un essai à propos des relations entre les Communs et les Non-Humains, un sujet à mon sens absolument essentiel à prendre en compte pour la théorie des Communs.

***

Que serait un homme sans éléphant, sans plante, sans lion, sans céréale, sans océan, sans ozone et sans plancton, un homme seul, beaucoup plus seul encore que Robinson sur son île ? Moins qu’un homme. Certainement pas un homme.

Bruno Latour

La rivière Whanganui en Nouvelle Zélande, reconnue en 2017 légalement comme une entité vivante et un sujet de droit (Image par James Shook. CC-BY. Source : Wikimedia Commons)

0)    Introduction

Les Communs questionnés par l’émergence des « droits de la nature »

Faut-il reconnaître la Seine comme une « entité vivante[1] » ? La question pourrait paraître à première vue incongrue. C’est pourtant une revendication portée par l’association « La Seine n’est pas à vendre », destinée à ce que le fleuve soit doté d’une personnalité juridique pour faire valoir ses droits en justice, notamment face à des projets d’aménagement qui menaceraient son intégrité. Si une telle idée détonne avec la tradition juridique occidentale, elle peut se prévaloir de plusieurs précédents ailleurs dans le monde. On pense notamment à la reconnaissance en 2017 par la Nouvelle Zélande de la qualité de sujet de droit, d’abord à la rivière Whanganui[2], puis au Mont Taranaki[3], dans le cadre d’un processus de réconciliation avec les populations Maori. La même année, une décision de justice a consacré en Inde le Gange et un de ses affluents, le fleuve Yamuna, comme « des entités vivantes ayant le statut de personne morale[4] » afin d’ouvrir de nouvelles voies d’action pour protéger ces cours d’eau contre la pollution qui les dévaste. Et plus récemment en avril 2018, c’est en Colombie que la Cour suprême, saisie d’une requête par 25 enfants, a attribué la qualité de sujet de droit à la portion de l’Amazonie située sur son territoire[5]. Ces évolutions s’inscrivent un mouvement plus vaste de consécration des « droits de la nature », que l’on trouve depuis 10 ans inscrits dans les constitutions de pays comme la Bolivie ou l’Equateur, en lien avec la figure de la Terre Mère (Pacha Mama) et la notion de Buen Vivir (Bien Vivre)[6]. Son ampleur dépasse les seuls pays du Sud, puisque plusieurs villes aux Etats-Unis ont d’ores et déjà adopté des régulations basées sur la reconnaissance des droits de la nature[7], en écho à des revendications formulées dès les années 70[8].

Des forêts, des rivières, des montagnes dotées de droits opposables devant les tribunaux pour les protéger face aux tentatives d’appropriation et d’exploitation abusives : à première vue, les finalités poursuivies semblent proches de celles qui se trouvent au fondement des Communs et des luttes séculaires menées aux quatre coins du Globe contre les phénomènes « d’enclosure »[9]. La notion de Communs (ou de biens communs) a fait ces dernières années un retour remarqué, depuis l’attribution en 2009 du prix de la Banque de Suède – dit « prix Nobel d’économie » – à la chercheuse américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur la gouvernance des « Commons Pool Resources » (CPR)[10]. Initialement appliquée à la gestion durable des ressources naturelles mises en partage, la notion de Communs s’est déployée depuis dans de nombreux autres champs (Communs de la Connaissance, Communs numériques, Communs sociaux, Communs urbains, etc.). En France, elle fait l’objet d’un intérêt croissant de la part du monde académique, attesté par la parution en 2017 aux Presses Universitaires de France d’un « Dictionnaire des biens communs[11] », regroupant les contributions de plusieurs dizaines de chercheurs issus d’une pluralité de disciplines.

La sphère militante n’est pas en reste et de nombreuses revendications, notamment en matière d’écologie, se font sous la bannière des Communs. On peut songer aux mouvements agissant pour la reconnaissance de l’eau comme bien commun, à des initiatives visant à instituer des forêts ou des bassins versants comme des Communs ou aux combats des paysans pour la préservation des droits d’usage sur les semences traditionnelles[12]. En France, le terme est récemment réapparu à Notre-Dame-des-Landes, dont les habitants ont revendiqué la qualité de « Laboratoire des Communs » pour légitimer la poursuite de l’occupation au-delà de l’abandon du projet d’aéroport[13]. Une tentative est d’ailleurs toujours en cours pour racheter une partie des terres de la ZAD afin de les ériger en propriété collective et poursuivre la « pratique des Communs » sur ce territoire[14]. La connexion avec les « droits de la nature » est ici évidente et elle s’exprime par exemple dans le célèbre mot d’ordre des Zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qui en porte la trace : « Nous ne défendons pas la Nature ; nous sommes la Nature qui se défend ».

Pour autant – et de manière assez surprenante -, les analyses croisant explicitement la thématique des Communs avec celle des « droits de la nature » sont encore assez rares, alors même que leur mise en relation fait surgir des questions importantes et, dans une certaine mesure, perturbantes pour les Communs.

La théorie des Communs traversée par une « rupture ontique » entre Humains et Non-Humains

Si des points de rapprochement semblent exister entre la démarche des Communs et la reconnaissance de droits à des entités naturelles, ces deux approches présentent également des différences profondes du point de vue des « ontologies » ou des « visions du monde » sur lesquelles elles s’appuient[15]. La pensée des Communs n’est pas simple à saisir, car elle est partagée entre de nombreuses branches et courants ne renvoyant pas exactement aux mêmes réalités (d’où un flottement dans la terminologie employée selon les auteurs entre « Les Communs », « Le Commun », « Les Biens communs », « Le Bien commun », « Le Faire commun », « L’Agir commun », etc.)[16]. On peut néanmoins partir de la définition synthétique issue des travaux d’Elinor Ostrom et de l’école dite de Bloomington, telle que proposée notamment par l’économiste atterré Benjamin Coriat : « des ressources en accès partagé gouvernées par des règles émanant de la communauté des usagers, visant à en assurer l’intégrité ou le renouvellement[17] ». Dans cette optique, la caractérisation des Communs repose sur un triptyque « ressource-communauté-règles » fréquemment employé dans la littérature consacrée à ce sujet, comme ici par exemple par la chercheuse néerlandaise Tine de Moor, qui rappelle en outre leur dimension « institutionnelle » [18] :

Quand il est question de biens communs, il faut tenir compte des trois aspects suivants ; un groupe d’utilisateurs, généralement des « prosommateurs », des gens qui sont donc à la fois producteurs et consommateur. Ils prennent des décisions collectives concernant l’utilisation de ressources. Les ressources sont collectives également, en ce sens que leur utilisation dépend de la décision du groupe ; être membre du groupe vous confère des droits d’utilisation.

[…] C’est ainsi qu’émerge une nouvelle institution pour l’action collective. Sa conception et son fonctionnement sont sensiblement différents du marché et de l’État pris comme modèles de gouvernance dans la mesure où l’institution en question est basée sur l’auto-gouvernance, c’est-à-dire l’auto-régulation, l’auto-sanction et l’auto-gestion.

Bien que tendant à faire l’objet d’un relatif consensus[19], cette définition attire aussi un certain nombre de critiques, soulignant que cette manière de conceptualiser les Communs reste ancrée dans une ontologie « dualiste » ou « naturaliste » par le maintien du postulat d’une séparation entre la ressource, d’un côté et la communauté, de l’autre. Cette opposition viendrait reconduire la thèse d’une « présumée continuité ontologique sous-jacente entre les humains » et d’une « discontinuité ontologique entre les humains et les non-humains », débouchant sur une « relation objectivant les non-humains en tant que ressources (naturelles)[20] ». Par Non-Humains, il faut entendre « tout ce avec quoi les humains sont en interaction constante[21] » : animaux, plantes, mais aussi les éléments comme l’eau, l’air, la terre, y compris parfois également les objets et artefacts produits par l’activité humaine. La notion est au cœur d’analyses cherchant à renouveler les approches en dépassant l’opposition traditionnelle entre Nature et Culture, sujets et objets, Humains et Non-Humains. Dans le champ de la sociologie, elle joue notamment un rôle central dans la théorie de l’acteur-réseau développée par Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich qui, à travers une « sociologie de la traduction[22] », pense l’action comme partagée entre des Humains et des Non-Humains, également doués d’« agentivité » (agency)[23]. On la trouve aussi mobilisée par l’anthropologie, notamment dans les travaux de Philippe Descola visant à questionner les représentations occidentales pour donner à voir la diversité des « ontologies », c’est-à-dire des manières de « composer des mondes » travers les continuités et les discontinuités établies entre humains et non-humains[24].

Pour le chercheur suédois Jonathan Metzger[25], le recours au concept même de « ressource naturelle » est éminemment problématique, notamment sous la forme utilisée par Elinor Ostrom dans son ouvrage «Governing The Commons[26] » pour construire la notion de « Commons Pool Resources » (CPR). Cet auteur fait remarquer que les Communs étudiés initialement par Ostrom – systèmes d’irrigation, lacs, forêts, pâturages, réserves halieutiques, etc. – correspondent par définition à des ensembles mêlant inextricablement des humains et des non-humains, incluant « toutes sortes d’animaux, d’organismes, et d’autres types de choses […] jouant un rôle central dans les histoires racontées par le livre, mais finalement regroupés sous l’étiquette passive de « ressources ». Et Metzger de préciser en quoi l’offuscation des éléments non-humains sous ce concept-écran est lourd de conséquences :

L’opérationnalisation des Commons Pool Resources dans la théorie d’Ostrom sous la forme d’une gestion communautaire, c’est aussi « l’utilisation humaine des ressources naturelles ». Les humains d’un côté, tout le reste de l’autre – une division ontologique stricte entre les humains et les non-humains, les commoners et les Communs, les agents et la structure, les extracteurs et la ressource, la culture et la nature, les sujets et les objets, les uns qui utilisent activement et les autres qui sont passivement utilisés.

Pour aller plus loin et reprendre les termes employés par Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage « La fin de l’exception humaine[27] », la démarche d’Ostrom paraît en réalité reconduire la « rupture ontique » entre humains et non-humains caractérisant depuis des siècles la pensée occidentale et ayant acquis à l’époque moderne le statut de paradigme dominant[28]. Elle s’inscrirait encore dans ce que Bruno Latour[29] appelle un « processus de purification » visant à établir deux zones ontologiques absolument distinctes, alors même que les réalités observées par Ostrom sont composées de collectifs « d’hybrides » mêlant humains et non-humains. Or de telles accusations sont graves, car c’est précisément en s’appuyant sur cette thèse de « l’exceptionnalité de l’être humain » que l’Occident s’est doté d’un système de représentations et d’un appareillage idéologique favorisant un extractivisme forcené devenu incontrôlable depuis l’avènement de la révolution industrielle. Une telle dénonciation du dualisme de la pensée occidentale se retrouve notamment chez Arturo Escobar dans son ouvrage « Sentir-Penser avec la Terre[30] » :

La séparation entre nature et culture […] est à la base de l’ontologie moderniste-occidentale qui s’est imposée dans le monde entier par la coercition ou l’hégémonie culturelle. Cette pensée dualiste qui sépare corps et esprit, émotion et raison, sauvage et civilisé, nature et culture, profane et spécialiste, indigène et savant, humain et non-humain en les hiérarchisant, nous empêche de nous concevoir comme faisant partie du monde, nous incitant plutôt à nous vivre dans un rapport d’extériorité instrumentale à ce qui nous entoure.

Un tel « rapport d’extériorité instrumentale » est inhérent à une notion comme celle de « ressources » largement employée dans la littérature sur les Communs. Pour Bruno Latour, le recours à cette notion est en outre caractéristique d’une pensée envisageant les rapports de l’homme à son environnement sous la forme d’un système de production, là où les défis écologiques majeurs auxquels nous faisons face demanderaient de les repenser comme un système d’engendrement, afin de prendre en compte les liens d’interdépendance existants entre l’ensemble des vivants [31] :

[…] lorsque l’économie, dès le XVIIème siècle, a commencé à [appréhender] « la nature », celle-ci ne s’est présenté aux savants que comme un « facteur de production », une ressource justement extérieure, indifférente à nos actions, saisie de loin […]

Le système de production était fondé sur une certaine conception de la nature, du matérialisme et du rôle des sciences ; il donnait une autre fonction à la politique et se fondait sur une division entre les acteurs humains et leurs ressources […]

Le système d’engendrement met aux prises des agents, des acteurs, des animés, qui ont tous des capacités de réaction distincte […] il ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains.

N’y aurait-il donc pas un certain malaise « ontologique » dans la théorie des Communs lié à la manière dont elle répartit les rôles entre Humains et Non-Humains ? Pour Patrick Bresnihan[32], la « rupture ontique » traverse en réalité toute la littérature sur les Communs et elle se manifeste notamment par la manière dont celle-ci distingue, d’un côté, des Communs qui seraient « naturels » ou « matériels » et de l’autre, des Communs « immatériels », que ceux-ci soient « numériques », « de la Connaissance », « culturels » ou « sociaux » :

Le problème inhérent à cette distinction, c’est que nous nous retrouvons avec, d’un côté, une catégorie de Communs qui semble « coupée du social » [asocial] (ne tenant pas compte du travail socialement productif et reproductif des humains impliqués dans le soin des ressources « naturelles » dont ils dépendent) et, de l’autre, une catégorie de Communs qui semble « coupée de la nature » [anatural] (ne tenant pas compte des limites matérielles et des propriétés des corps des Non-Humains impliqués dans la re/production des Communs « sociaux « ). Bien que la distinction entre les Communs matériels/naturels et les Communs immatériels/sociaux puisse être utile sur le plan analytique, elle tend à être surestimée, occultant la continuité et l’inséparabilité entre le matériel et l’immatériel, le naturel et le social.

Reformuler la théorie des Communs à partir d’une ontologie relationnelle ?

Sans doute est-il nécessaire avant d’aller plus loin de ne pas forcir le trait et de reconnaître que les travaux d’Elinor Ostrom ont marqué une étape importante, en ouvrant de nombreuses perspectives par rapport aux thèses de la pensée économique dominante. Contre l’hypothèse d’une Tragédie des Communs popularisée par Garret Hardin à la fin des années 60[33] et élevée peu à peu au rang de dogme, elle a démontré que les groupes humains avaient la capacité – dans certaines conditions qu’elle a contribué à identifier[34] – de gérer de manière durable des ressources naturelles par le biais d’arrangements institutionnels auto-produits par voie délibérative entre les personnes directement concernées. En recourant à la notion de faisceaux de droits (Bundle of Rights)[35], elle a aussi établi que la propriété exclusive et le marché n’étaient pas nécessairement le mode de gestion optimal des ressources, tout comme elle s’est montrée critique vis-à-vis de la centralisation bureaucratique lorsqu’elle conduit à étouffer la capacité des groupes à s’auto-organiser pour produire des règles adaptées à leur situation. Les considérations environnementales ont également été au cœur des préoccupations d’Elinor Ostrom, avec en particulier, à la fin de sa vie, un engagement marqué sur la question du changement climatique qu’elle a intégré à ses analyses en essayant de proposer des leviers d’action articulant le global et le local[36].

Néanmoins en dépit de ces apports décisifs, la pensée d’Ostrom n’est sans doute pas complètement parvenue à rompre avec les fondements ontologiques sur lesquels étaient assises les constructions de ses adversaires. Dès lors, il n’est pas si surprenant que des proximités dérangeantes avec eux soient parfois identifiées[37], y compris d’ailleurs avec les thèses de Garret Hardin qu’Ostrom a sans doute davantage relativisées que réfutées. Pour Ferhat Taylan[38], une des raisons de ces « flottements » vient du fait que les théories d’Ostrom se sont en réalité inscrites dans le paradigme du « développement du Tiers-Monde » marquant les années 70 au cours desquelles la chercheuse a commencé ses travaux de terrain dans les pays du Sud. Son approche des Communs comme « système de gestion de ressources » poserait dès lors avant tout un problème « anthropologique », dans la mesure où les populations qu’elle observait et à partir desquelles elle a élaboré sa théorie ne concevaient pas toujours les éléments naturels comme des « ressources » à côté desquelles des « communautés » auraient été juxtaposées avec l’intention de conduire une « gestion efficace ». Ostrom aurait donc contribué à « plaquer » une grille de lecture rattachée à une ontologie dualiste ou naturaliste sur des pratiques souvent ancrées dans de toutes autres conceptions du Monde, mais sans tenir compte de cette dimension « ontologique » dans ses modèles.

A l’inverse, les évolutions citées au début de cet article, visant à reconnaître la qualité d’« entités vivantes» et de « sujets de droit » à des Non-Humains, sont des émanations des « cosmovisions » propres à des populations autochtones ayant reçu une « traduction » dans le système juridique de leurs États. Elles ont le potentiel d’ouvrir une voie pour dépasser l’ontologie dualiste en embrassant d’autres « manières de composer le monde » évitant de reconduire la « rupture ontique » traversant toujours les travaux d’Ostrom en dépit de ses apports :

[…] ces théories émergentes se distancient de la discontinuité ontologique entre humains et non-humains – discontinuité qui permet la conversion des non-humains en ressources dissociables (d’un point de vue conceptuel et pratique) des communautés humaines qui les utilisent, les reproduisent, et en dépendent. Autrement dit, les communs sont ici conçus comme des touts indissolubles d’humains et de non-humains en développement constant[39]

Là où la notion de ressource induit nécessairement une coupure entre humains et non-humains, d’autres formes de représentation sont possibles à condition de s’ancrer dans une ontologie, non plus dualiste, mais « relationnelle ». Selon Arturo Escobar, l’apport majeur de l’ontologie relationnelle consiste à envisager « toutes les choses du monde [comme] faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent[40] ». Alors que dans l’ontologie dualiste, « nous nous considérons comme des sujets autosuffisants qui sommes face à ou vivons dans un monde composé d’objets également autosuffisants, que nous pouvons manipuler librement », l’ontologie relationnelle repose sur l’idée que « les mondes biophysiques, humains et surnaturels ne sont pas considérés comme des entités séparées ». Dans une telle conception, « la division entre nature et culture n’existe pas et encore moins celle de l’individu et de la communauté : de fait, l’individu n’existe pas, il existe en revanche des personnes en lien permanent avec l’ensemble du monde humain et non-humain ».

La question que je souhaite poser dans cet essai est de savoir si la théorie des Communs est indissociablement liée au paradigme dualiste ou s’il est possible de repartir des éléments dégagés par Elinor Ostrom et ses successeurs de l’école de Bloomington pour la reformuler en fonction d’une ontologie relationnelle. La nécessité de procéder à une telle réinterprétation a déjà fait l’objet de discussions, notamment dans la foulée des travaux de l’anthropologue Anna Tsing et de la notion de « Communs latents » (sur laquelle nous reviendrons plus loin en détail) qu’elle avance pour rétablir une connexion avec les Non-Humains[41]. Dans une interview accordée en 2017[42], elle exprimait ainsi sa dette vis-à-vis des travaux d’Elinor Ostrom, mais aussi le sentiment d’une urgence à en dépasser les limites théoriques :

Elinor Ostrom, et d’autres, ont fait un travail fabuleux en développant la notion de communs. Et je pense qu’il faut que l’on discute des potentiels de ce concept. Pourtant, des critiques sont apparues dans le milieu académique, notamment parce que Ostrom et ses collègues ont tenté de rendre la notion opérationnelle. Quand j’ai présenté la notion de communs latents, mes camarades ont estimé que le concept était discrédité. Mais j’espère qu’il y aura une reprise de la discussion sur ce terme de commun, parce qu’il y a de nombreuses façons d’aborder le sujet. Notamment en étant imaginatif sur la façon de s’en saisir.

De mon côté, j’essaie d’inclure les humains dans la notion de communs, en tant que contributeurs à un écosystème qui inclut aussi les non-humains. Construire un programme politique autour de cela va demander beaucoup de temps et d’imagination. Mais si on ignore le potentiel des communs, on est mal. J’espère que nos meilleurs penseurs vont s’en saisir à nouveau pour l’ouvrir à toutes les possibilités, notamment celle de faire entrer les non-humains dans l’équation. C’est le travail qu’il va falloir faire, si on veut continuer à évoluer dans un monde viable.

Avec les mêmes intentions, d’autres auteurs proposent des notions relativement proches, comme celles d’ « Eco-Communs » (Eco-commons) de Dimitry Papadopoulos[43] ou de « Communs Plus-qu’Humains » (More-Than-Human Commons) de Patrick Bresnihan[44].

Le présent essai constitue une contribution à ce programme de travail ouvert par Anna Tsing, visant à accueillir les Non-Humains dans les Communs et les faire « entrer dans l’équation ». Pour ce faire, je procéderai néanmoins d’une manière différente, car les diverses tentatives de reformulations (Communs latents, Eco-Communs, Communs Plus-qu’Humains) paraissent prendre le parti de s’éloigner assez radicalement de la théorie des Communs formulée par d’Elinor Ostrom, sans toutefois toujours prendre le soin de se confronter directement et en profondeur à ses éléments. Je procèderai de mon côté en passant en revue les briques essentielles de la théorie des Communs (les notions de ressources, communauté, gouvernance, arrangements institutionnels, enclosures, faisceau de droits, propriété, etc.). L’objectif  sera de déterminer si ces différents concepts – aujourd’hui marqués par une « asymétrie » entre humains et non-humains – peuvent être reformulés en suivant le « principe de symétrie[45] » issu de la théorie de l’acteur-réseau, résumé ainsi par Philippe Descola :

[…] l’idée de symétrie, c’est-à-dire […] l’exigence qui consiste à introduire les non-humains sur la scène de la vie sociale autrement que comme des ressources ou un entourage extérieur. Faire de l’anthropologie symétrique, de ce point de vue, cela ne signifie pas expliquer la vie des humains par l’influence des non-humains, mais rendre compte de la composition d’un monde où les uns comme les autres prennent part en tant qu’acteurs – actants dirait Latour – avec leurs propriétés et leurs modes d’action, et constituent donc des objets d’intérêt égal pour les sciences sociales[46].

Arturo Escobar parle de son côté d’« ontologie politique » et de « design pluriversel » à propos de la nécessité de « concevoir (designer) des rencontres entre les mondes à partir de la différence ontologique« [47].

Quatre étapes pour « symétriser » les éléments de la théorie des Communs

Il s’agira d’abord de montrer en quoi la distinction entre ressource et communauté devrait être abandonnée au profit de l’inclusion des Non-Humains au sein d’une « communauté biotique » conçue de manière élargie (I).

Nous montrerons ensuite que les Communs ne devraient pas uniquement être pensés en termes d’arrangements institutionnels, mais aussi sous la forme « d’agencements socio-écologiques » en s’aidant pour cela des apports de la théorie de l’acteur-réseau et de la notion de « Communs latents » d’Anna Tsing qui constitue une première piste pour avancer dans cette direction (II).

Nous revisiterons ensuite la question des « faisceaux de droits » en plaidant pour qu’ils soient redéployés de manière à prendre en compte les Non-Humains, ce qui implique de repenser le lien entre Communs et droits fondamentaux en l’ouvrant sur la dimension des droits bioculturels (III).

Enfin, nous terminerons par la recherche de formes institutionnelles pour les Communs qui soient compatibles avec une ontologie relationnelle – inspirées notamment des récents exemples d’attribution de la personnalité juridique à des éléments non-humains – en cherchant à déterminer dans quelle mesure leur implantation est envisageable dans notre système juridique (IV).

Plan général

0)      Introduction.

Les Communs questionnés par l’émergence des « droits de la nature »

La théorie des Communs traversée par une « rupture ontique » entre Humains et Non-Humains.

Reformuler la théorie des Communs en fonction d’une ontologie relationnelle ?

Quatre étapes pour « symétriser » les éléments de la théorie des Communs.

1) Abandonner les « ressources » pour ancrer les Communs dans une « communauté biotique »

La place des ressources dans les modélisations initiales d’Elinor Ostrom.

Un mécanisme de « purification », amplifié par la vulgate des Communs.

Des collectifs d’hybrides à la « communauté biotique ».

2) En-deçà des arrangements institutionnels, les « agencements socio-écologiques ».

Le tournant inachevé de l’approche par les systèmes socio-écologiques.

Pour une hybridation avec la théorie de l’acteur-réseau.

S’emparer des « Communs latents » d’Anna Tsing.

3) Redéployer le faisceau de droits en l’ouvrant aux droits bioculturels.

Apports et limites de l’approche par les faisceaux de droits (Bundle of Rights).

Pour une refondation symétrique du droit de propriété

Étendre le lien entre Communs et droits fondamentaux en direction des droits bioculturels.

4) A la recherche de formes institutionnelles compatibles avec l’ontologie relationnelle.

Personnification des Non-Humains ou institution d’un principe d’inséparation ?

Du « Parlement des choses » aux Assemblées des Communs

Quelles perspectives d’implantation dans nos systèmes juridiques ?

Conclusion : le rôle des communs symétriques à l’heure du Capitalocène 

***

Le plan et les contenus de cette série de billets sont susceptibles de changer à mesure que je les posterai, en fonction notamment des retours que je recevrai via les commentaires. N’hésitez donc pas à en laisser et à engager la discussion par ce biais.

Remerciements :

Merci à Ferhat Taylan, dont une conférence donnée en 2017 à Cerisy à propos de la rivière Whanganui aura provoqué chez moi le déclic pour m’intéresser à cette question des Non-Humains.

Merci également aux personnes suivantes avec qui j’ai pu échanger de manière très fructueuse ces derniers mois sur ces sujets : Sylvia Fredriksson, Nicolas Loubet, Alexandre Monnin, Laura Aufrère, Silvère Mercier, Pauline Briand, Astrid Girardeau.

Notes et références :

[1] Annabelle Laurent. Faut-il reconnaître la Seine comme une entité vivante ? Usbek & Rica, 15 décembre 2018 [En ligne] :  https://usbeketrica.com/article/faut-il-reconnaitre-la-seine-comme-une-entite-vivante

[2] Victor David. La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna. Revue juridique de l’environnement, 2017/3/. « La personnalité juridique des fleuves n’apparait plus comme une fantaisie mais au contraire reflète une évolution positive traduisant en droit une relation spécifique entre Homme et Nature et ouvre la voie à l’élargissement de cette reconnaissance à d’autres éléments de la Nature, des glaciers de l’Himalaya à l’Océan. »

[3] Eleanor Aigne Roy. New Zealand gives Mount Taranaki same legal rights as a person. The Guardian, 22 décembre 2017 [En ligne] :  https://www.theguardian.com/world/2017/dec/22/new-zealand-gives-mount-taranaki-same-legal-rights-as-a-person On notera néanmoins que cette première décision de justice a été cassée par la Cour suprême indienne quelques mois plus tard, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin. India’s Ganges and Yamuna rivers are “not living entities”. BBC, 7 juillet 2017 [En ligne] : https://www.bbc.com/news/world-asia-india-40537701

[4] Sébastien Farcis. Inde : le statut de personne vivante octroyé aux fleuves Gange et Yamuna. RFI, 28 mars 2017 [En ligne] : http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20170327-inde-gange-yamuna-fleuves-personnes-vivantes-statut

[5] Anastasia Moloney. Colombia’s top court orders government to protect Amazon in landmark case.  Reuters, 6 avril 2018 [En ligne] : https://www.reuters.com/article/us-colombia-deforestation-amazon/colombias-top-court-orders-government-to-protect-amazon-forest-in-landmark-case-idUSKCN1HD21Y

[6] Victor David. La lente consécration de la nature, sujet de droit. Revue juridique de l’environnement, 2012 [En ligne] : https://www.persee.fr/doc/rjenv_0397-0299_2012_num_37_3_5681

[7] Community Environnemental Legal Defense Fund. Advancing Legal Rights Of Nature : Timeline  [En ligne] : https://celdf.org/rights/rights-of-nature/rights-nature-timeline/

[8] Christopher Stone. Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Le passager clandestin, 2017.

[9] Vandhana Shiva. The Enclosure and Recovery of the Commonns. Research Foundation For Science, Technology and Ecology, 1997.

[10] Benjamin Coriat (dir.). Le retour des Communs. Les liens qui libèrent, 2015.

[11] Judith Rochfeld, Fabienne Orsi, Marie Cornu (dit.). Dictionnaire des biens communs. PUF, 2017 [En ligne] : https://www.puf.com/content/Dictionnaire_des_biens_communs

[12] Pour un aperçu de ces appropriations militantes de la notion de Communs, voir David Bollier et Silke Helfrich. Patterns of Commoning. The Commons Strategy Group, 2015 [En ligne] : http://patternsofcommoning.org/.

[13] Baptiste Giraud. Autour de la ZAD, la bataille pour la propriété privée. Reporterre, 17 avril 2018 [En ligne] : https://reporterre.net/Autour-de-la-Zad-la-bataille-politique-de-la-propriete-privee A lire également, De la ZAD aux communaux. Lundi Matin, 15 juin 2015 [En ligne] : https://lundi.am/De-la-ZAD-aux-Communaux-Partie-I

[14] Voir La Terre en commun : https://encommun.eco/

[15] Pour Philippe Descola, les ontologies sont « des systèmes de propriétés des existants, [qui] servent de points d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories de l’identité et de l’altérité ». Voir Philippe Descola. Par-delà Nature et Culture. Gallimard, 2005.

[16] Au sujet de ces questions de terminologie autour des Communs, voir l’introduction du Dictionnaire des biens communs, op. cit.

[17] Le retour des Communs, op. cit.

[18] Tine de Moor. Le moment est venu : les biens communs du passé au présent. Green European Journal, vol. 14, 2016 [En ligne] : https://www.greeneuropeanjournal.eu/le-moment-est-venu-les-biens-communs-du-passe-au-present/

[19] Voir Le portail des Communs. Une introduction à la notion de Communs [En ligne] : http://lescommuns.org/

[20] Mario Blaser, Marisol de la Cadena. Introduction aux Incommuns. Anthropologica 59, 2017.

[21] Philippe Descola. Comment composer avec le monde « non-humain » ? France Culture, 3 janvier 2015 [En ligne] : https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/comment-composer-avec-le-monde-non-humain

[22] Madeleine Akrich, Bruno Latour, Michel Callon. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Presse des Mines, 2006 [En ligne] : https://books.openedition.org/pressesmines/1201?lang=fr

[23]  « faculté d’action d’un être ; sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer ». Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Agentivit%C3%A9

[24] Philippe Descola, Pierre Charbonnier. La composition des mondes. Flammarion, 2014. « Attentif à ce qu’il appelle “une écologie des relations”, [Philippe Descola] dépasse la séparation entre nature et culture pour identifier, au cœur des systèmes de relations existant entre humains et non-humains, quatre types d’ontologie possibles, c’est-à-dire quatre manières de construire un lien entre soi et autrui : le naturalisme, le totémisme, l’animisme et l’analogisme. » https://www.lesinrocks.com/2014/11/18/livres/philippe-descola-les-humains-11536171/

[25] Jonathan Metzger. The city is not a menschenpark. Rethinking the Tragedy of the Urban Commons beyond the human non-human divide. In Urban Commons: Rethinking the City. Routledge, 2015 [En ligne] : https://www.researchgate.net/publication/265693437_The_city_is_not_a_menschenpark_Rethinking_the_tragedy_of_the_Urban_commons_beyond_the_human_non-human_divide

[26] Elinor Ostrom. Governing The Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action. Cambridge University Press, 1991.

[27] Jean-Marie Schaeffer. La fin de l’exception humaine. Gallimard, 2007.

[28] Relèvent notamment de cette « Thèse » des courants de pensée comme le cartésianisme, la philosophie critique, l’idéalisme allemand, la phénoménologie, les philosophies de l’existence, etc.

[29] Bruno Latour. Nous n’avons jamais été modernes. La Découverte, 1991.

[30] Arturo Escobar. Sentir-Penser avec la Terre. Seuil, 2018.

[31] Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. La Découverte, 2017.

[32] Patrick Bresnihan. The More-Than-Human Commons : From Commons to Commoning. In Space, Power and the Commons: The Struggle for  Alternative Futures. Routlege, 2015 [En ligne] : https://www.academia.edu/11778318/The_More-than-Human_Commons_From_Commons_to_Commoning

[33] Garret Hardin, Dominique Bourg. La tragédie des Communs. PUF, 2018.

[34] Elinor Ostrom. 8 design principles for successful Commons. In Patterns of Commoning, op. cit. [En ligne] : https://www.puf.com/content/La_trag%C3%A9die_des_communs

[35] Fabienne Orsi. Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune. Revue de la régulation, 14, 2013 [En ligne] : https://journals.openedition.org/regulation/10471

[36] Elinor Ostrom. Agir à plusieurs échelles pour faire face au changement climatique et d’autres problèmes d’action collective. Institut Veblen, octobre 2012 [En ligne] : https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/agir_contre_changement_climatique_ostrom2.pdf

[37] En ce sens, voir par exemple Olivier Weinstein. Comment comprendre les « communs » : Elinor Ostrom, la propriété et la nouvelle économie institutionnelle. Revue de la régulation, 14, 2013 [En ligne] :  https://journals.openedition.org/regulation/10452

[38] Ferhat Taylan. Droits des peuples autochtones et communs environnementaux : le cas de la rivière Wanghanui en Nouvelle-Zélande. Responsabilité & Environnement, octobre 2018 [En ligne] :  http://annales.com/re/2018/re92/2018-10-5.pdf

[39] a Mario Blaser, Marisol de la Cadena. Op. cit.

[40] Sentir-penser avec la Terre. Op. cit.

[41] Anna Lowenhaupt Tsing. Le champignon de la fin du monde. Survivre dans les ruines du capitalisme. La découverte, 2017.

[42] Guillaume Ledit. Pourquoi ce “champignon de la fin du monde” a beaucoup à nous apprendre. Usbek & Rica, 19 novembre 2017 [En ligne] : https://usbeketrica.com/article/champignon-fin-du-monde-capitalisme-futur-matsutake

[43] Dimitry Papadopoulos. Wordling Justice / Commoning Matter. OC.CA.SION. 2012 [En ligne] : https://arcade.stanford.edu/occasion/worlding-justicecommoning-matter

[44] Patrick Bresnihan. Transforming the fisheries. Neoliberalism, nature and the Commons. University of Nebraska Press, 2016.

[45] Wikipédia. Principe de symétrie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_sym%C3%A9trie « Il s’agit d’étudier comment les pratiques modernes distribuent propriétés naturelles et sociales afin de produire ce monde dans lequel humains et non-humains sommes tous engagés. La nature et la société ne sont pas des entités séparées et on doit décrire leurs actions avec le même langage. »

[46] La composition des mondes. Op.cit.

[47] Sentir-Penser avec la Terre. Op. cit.

Contre le pouvoir des plateformes, établir une portabilité sociale des données

dimanche 23 décembre 2018 à 13:29

L’année 2018 aura été marquée par une longue litanie de scandales impliquant le réseau social Facebook, à tel point que le Guardian en a tiré un Best Of (ou Worst Of…) assez croustillant.

Cette semaine encore, le New York Time a révélé sur la base de documents confidentiels que la plateforme de Mark Zuckerberg avait conclu des accords secrets pour donner accès aux données de ses utilisateurs à des firmes comme Apple, Microsoft, Yahoo ou Amazon, autorisant même Netflix et Spotify à lire des messages privés…

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Facebook et ses partenaires ont essayé depuis de se justifier pour éteindre l’incendie qui commençait à rallumer le hashtag #DeleteFacebook, sans réellement parvenir à convaincre du bien fondé de ces petits arrangements entre amis. Pour autant, même si le nombre d’utilisateurs qui décident de quitter Facebook commence à être relativement significatif (3 millions en Europe sur 2018), on n’assiste pas encore à un exode massif, ce qui ne manque pas d’en étonner certains.

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Le terme de « suicide collectif » paraît ici assez approprié. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : même si collectivement, la nocivité de Facebook apparaît de plus en plus évidente, il reste pour beaucoup d’utilisateurs difficile – à titre individuel – de prendre la décision de quitter la plateforme. Dans une telle situation, l’habituel « Privacy Paradox » est redoublé par un dilemme du prisonnier, car c’est la trame même de nos liens sociaux qui se transforme en filet capturant les utilisateurs du réseau. Quitter la plateforme revient pour l’individu à se couper de relations chargées de sens et d’affects et nul ne souhaite être le premier à franchir le pas (avec le risque d’être aussi le seul).

Nul besoin d’araignée au centre de la toile des plateformes. Les utilisateurs s’y piègent eux-mêmes par la force des relations les unissant les uns aux autres (Image par jevmusic. CC0. Pixabay)

Cette capacité des plateformes à retourner la puissance des liens sociaux contre leurs utilisateurs matérialise un pouvoir de contrainte redoutable contre lequel le droit devrait offrir une protection adéquate.

Or ce n’est pas le cas actuellement, car si le droit envisage la protection des données personnelles des individus pris isolément, il a encore énormément de mal à saisir ces mêmes données dans leur dimension collective. Nos liens sociaux ne font en effet pour l’instant l’objet d’aucune reconnaissance juridique : il n’existe pas même dans les textes de notion qui permettrait de les qualifier. C’est pourtant à cet endroit précis que se situe l’enjeu principal sur lequel il faudrait agir pour desserrer le pouvoir de contrainte des plateformes.

Heureusement, quelques pistes semblent s’ouvrir pour aller dans cette direction, notamment celle de l’établissement d’une « portabilité sociale » des données personnelles, permettant de dépasser les apories du droit à la portabilité tel qu’il est notamment défini dans le RGPD.

Quand le graphe social devient un « Commun du Capital »

Avant d’aller du côté des solutions, je voudrais m’attarder un moment sur ces révélations du New York Time, qui ont le mérite de nous apprendre des choses intéressantes sur le fonctionnement de Facebook. On lit souvent que grâce à l’effet réseau, les positions dominantes dont s’emparent les plateformes numériques sont assises sur les masses de données qu’elles parviennent à accumuler. C’est ce qu’explique par exemple Nick Srnieck dans son ouvrage « Capitalisme de plateforme » :

[…] les plateformes sont, par nature, profondément monopolistiques. « Le fait qu’elles soient idéalement positionnées pour récolter des données implique qu’elles sont en mesure d’accéder à un nombre toujours plus grand d’activités pour extraire leurs données et en générer de la valeur – gagnant du même coup l’accès à d’autres activités. La disponibilité d’une quantité impressionnante de données sur la vie quotidienne des usagers permet aux plateformes d’augmenter leur puissance de prédiction, ce qui accentue encore davantage leur centralisation des données. » Le problème est que les monopoles qu’elles construisent sont donc de plus en plus importants.

Si on suit cette logique, la position de Facebook résulterait du fait qu’il est devenu un « monopole de données ». Mais les choses sont en réalité plus complexes, comme nous le montre bien le scandale de cette semaine. En effet, Facebook n’accumule pas des données personnelles pour s’en réserver l’usage à titre exclusif. Le propre de son fonctionnement est au contraire d’ouvrir le graphe social constitué à partir de l’enregistrement de nos relations à des entreprises-tierces. Contrairement à un contresens largement répandu, Facebook ne « revend pas » les données personnelles à ses partenaires (ce n’est pas un Data broker, même s’il a pu envisager d’adopter ce modèle) : il ouvre à d’autres des droits d’usage sur ce graphe, afin qu’ils puissent effectuer du ciblage publicitaire à partir des catégories figurant dans ce schéma. Et c’est donc indirectement sur la publicité que Facebook génère ses mirobolants profits.

L’une des représentations les plus intéressantes du fonctionnement de Facebook est cette fresque interactive proposée par le chercheur croate Vladan Joler. En son centre, se trouve le fameux « graphe social », produit par les utilisateurs de la plateforme au fil de leurs interactions et ouvert à des acteurs tiers notamment pour effectuer du ciblage publicitaire (cliquez sur l’image pour voir la fresque et zoomer).
Tel l’uranium au coeur d’un réacteur nucléaire, voici le graphe social au centre de la « Fabrique algorithmique de Facebook ». Une sorte de carte « borgésienne » ayant l’ambition de rendre compte de tous les liens entre les personnes, les objets, les lieux, les événements, etc.

L’affaire Cambridge Analytica avait déjà montré que Facebook avait laissé pendant longtemps ses API largement ouvertes aux développeurs-tiers afin de maximiser la valeur d’usage de son graphe et donc son attractivité. Les accès privilégiés octroyés à Apple, Microsoft, Yahoo, Amazon, Netflix ou Spotify dont nous avons appris l’existence cette semaine relèvent de la même logique. En réalité, ce qui a construit la position centrale de Facebook au sein du capitalisme de surveillance, ce n’est pas d’avoir monopolisé le graphe social, mais au contraire d’en avoir fait une ressource partagée sous la forme de ce que l’on pourrait appeler un « Commun du Capital ».

J’ai déjà employé cette expression à propos des liens de dépendance mutuelle qui se sont noués au fil du temps entre le logiciel Linux et les plus grandes firmes du secteur du numérique. L’analogie avec le graphe social de Facebook pourrait paraître forcée, mais elle me semble au contraire assez pertinente. Comme pour Linux, Facebook a développé un modèle économique « autour » d’une ressource partagée sur la base de services à valeur ajoutée. La différence (et elle n’est pas anodine) résidant dans le fait qu’il est le seul à pouvoir proposer ces services publicitaires, là où dans le modèle du logiciel libre les entreprises sont en concurrence les unes avec les autres.

Néanmoins, on est bien avec le graphe social de Facebook face à ce que les économistes appellent un « bien de club » mutualisé entre des acteurs sur la base d’arrangements institutionnels. Le problème, c’est que Facebook a la maîtrise du périmètre dans lequel il accepte de partager cette ressource fondamentale. On sait par exemple grâce à des documents révélés par le Parlement britannique que Mark Zuckerberg a délibérément choisi de couper l’accès à Vine à sa plateforme, parce qu’il trouvait que cet acteur devenait un concurrent trop gênant dans le secteur de la vidéo.

Dépasser les apories de la portabilité publique et de la portabilité individuelle des données

Le graphe social de Facebook ressemble à ce que l’on appelle en droit de la concurrence une « infrastructure essentielle », que les autorités publiques ne doivent normalement pas laisser tomber sous le contrôle exclusif d’un seul acteur. On voit bien d’ailleurs que Facebook a tout à fait conscience de la dimension infrastructurelle que revêt son graphe de données, sauf qu’il prétend aussi jouer le rôle d’un régulateur ouvrant ou fermant l’accès à cette ressource à un écosystème extérieur. Mais il le fait, bien entendu, en fonction de ses propres intérêts et non pas de l’intérêt général.

Pour remédier à cet état de fait, certains proposent des formes de « portabilité publique », c’est-à-dire un droit conféré à la puissance publique d’imposer aux plateformes l’ouverture et le partage de leurs données. Certaines de ces propositions sont assez radicales, comme celle d’Evgeny Morozov pour qui les États devraient se voir attribuer une forme de propriété publique sur le réseau des données de leur population afin de concéder des licences d’usage aux entreprises privées contre le paiement d’une redevance. Dans une version moins « collectiviste », on connaît la notion de « données d’intérêt général » qui ressemble à une forme « d’expropriation pour cause d’utilité publique », permettant à l’État d’obliger les acteurs privés, dans certains secteurs jugés stratégiques, à lui remettre ou à mutualiser des données. On retrouve par exemple de telles idées dans le rapport Villani sur l’intelligence artificielle, qui emploie lui aussi l’expression de « communs de données » :

La puissance publique doit amorcer de nouveaux modes de production, de collaboration et de gouvernance sur les données, par la constitution de « communs de la donnée ». Cela devra passer par une incitation des acteurs économiques au partage et à la mutualisation de leurs données, l’État pouvant ici jouer un rôle de tiers de confiance. Dans certains cas, la puissance publique pourrait imposer l’ouverture s’agissant de certaines données d’intérêt général.

Le gros problème de ces propositions de « portabilité publique » des données, c’est qu’elles nécessitent de pouvoir faire confiance à l’État comme arbitre et entité régulatrice. Or l’ordo-libéralisme à tendance autoritaire dans lequel nous basculons de plus en plus nettement fait qu’il est très problématique d’envisager des modèles de « collectivisation » des données personnelles de la population, même sous des formes moins radicales que celles envisagées par Evgeny Morozov. S’agissant de surveillance de masse, les États ne sont en effet pas en reste par rapport aux GAFAM et pire encore, on voit se mettre en place une connivence de plus en plus étroite entre ces acteurs pour orchestrer une censure sur la base même du graphe social enregistré par les plateformes (voir notamment ce qui est en train de se préparer au niveau du Règlement européen Anti-terroriste). Pour un acteur comme Facebook, il suffit pour cela d’ouvrir ses API aux services de renseignement (ou au fisc ?) en plus de ce qu’il fait déjà pour des entreprises tierces. La notion de données d’intérêt général est intrinsèquement porteuse de ce risque de dérives, car l’intérêt général a toujours été le masque du Léviathan.

Au XXIème siècle, le corps des Léviathans (qu’ils soient publics ou privés) est constitué de données.

Face à ce que la portabilité publique peut avoir d’inquiétant, on trouve la portabilité individuelle des données personnelles, qui a été érigée au rang de droit par le RGPD (et la loi République numérique avant lui). Il s’agit d’après la CNIL d' »[offrir] aux personnes la possibilité de récupérer une partie de leurs données dans un format ouvert et lisible par machine. Elles peuvent ainsi les stocker ou les transmettre facilement d’un système d’information à un autre, en vue de leur réutilisation à des fins personnelles« . Ce droit est parfois présenté comme une forme de « contrepouvoir » laissé aux mains des consommateurs pour faire jouer la concurrence dans l’environnement numérique en leur laissant la possibilité de reprendre leurs données pour les transférer dans un nouveau service jugé plus intéressant.

Le problème, c’est que pour toutes les plateformes sur lesquelles les individus tissent des liens sociaux au travers des interactions numériques, la force même de ces relations joue de manière à les dissuader de faire usage de ce droit à la portabilité des données personnelles. Comme bien d’autres aspects du RGPD, ce droit est conçu en prenant en compte la dimension « granulaire » des données personnelles, mais non leur dimension « réticulaire ». Il en résulte une forme de trompe-l’oeil, que les plateformes ont elles-mêmes bien compris, puisque des acteurs comme Google, Twitter, Microsoft ou Facebook ont conclu entre elles une alliance dans le cadre du Data Transfert Project afin de mettre en place un outil (en Open Source, bien sûr !) destiné à faire favoriser l’exercice du droit à la portabilité des données.

Pour Laurent Chemla, c’est avant tout le signe que les GAFAM considèrent comme parfaitement inoffensif le droit à la portabilité du RGPD (et je serais assez d’accord avec lui sur ce point) :

Le RGPD (et la loi Lemaire avant lui) a inventé un « droit à la portabilité des données ». Haha.

Tu sais : le truc qui va te permettre d’exporter tes données personnelles depuis Facebook vers… euh. Ah. Merde.

Ah si : tu vas pouvoir exporter tes contacts et ta mailbox Gmail chez un autre fournisseur d’email. Oui, tu pouvais déjà, mais maintenant c’est un droit ! Donc c’est cool. Wait.

Il y a plus d’un milliard d’utilisateurs de Gmail, largement contraints souvent parce qu’il faut une adresse Gmail pour activer un téléphone Android. Google s’en fiche bien si quelques dizaines de millions vont voir ailleurs : ceux-là continueront forcément à échanger avec la très grande majorité qui sera restée. Et donc à fournir des données à Google. Or c’est de données que se nourrit Google, pas d’utilisateurs. Google s’en cogne, que tu « portes tes données » ailleurs, soyons sérieux.

Les GAFAM s’en cognent même tellement qu’ils sont en train de finaliser un joli logiciel libre qui va permettre à tout le monde de porter ses données personnelles chez un autre géant que le géant précédent.

TROP BIEN.

Du coup, comment sortir de cette impasse manifeste entre portabilité publique et portabilité individuelle des données ? Réponse : en inventant une portabilité « sociale » des données personnelles.

Établir une « portabilité sociale » des données personnelles

Une telle proposition fait partie de celles que La Quadrature du Net a émise en vue de repenser les règles de responsabilité des intermédiaires dans le sillage de la réflexion de ces derniers mois sur la Directive Copyright. On la trouve notamment détaillée dans une tribune publiée par Arthur Messaud sur le site de l’association. L’idée de départ consiste à sortir de la vision trompeuse selon laquelle des plateformes comme Facebook seraient de simples « hébergeurs passifs » pour identifier un « pouvoir de contrainte » imposé à leurs utilisateurs. Celui peut se manifester par le fait que les plateformes ne sont pas « neutres » vis-à-vis des contenus qu’elles diffusent, car elles les hiérarchisent en utilisant des procédés algorithmiques. Mais ce pouvoir s’exprime aussi par leur faculté à capter nos liens sociaux et à les retourner contre nous :

Le « pouvoir de contrainte » des géants pourrait être ce critère permettant de délimiter leur nouveau statut. Ce « pouvoir » apparaît lorsque les utilisateurs d’une plateforme ne peuvent pas la quitter sans subir des « conséquences négatives », ce qui permet à la plateforme d’imposer les règles de son choix. Dans notre exemple précédent, ces « conséquences négatives » étaient la perte des liens humains tissés sur la plateforme. Pour mesurer la gravité de cette perte, ces liens peuvent être appréciés selon la taille de la plateforme, sa durée d’existence et son fonctionnement, par exemple.

Or le propre du droit est de rééquilibrer les rapports de force en les transformant en rapports de droit. Face à ce pouvoir de contrainte des plateformes portant sur la trame même de nos liens sociaux, le droit doit venir imposer à cet endroit des protections, sous la forme d’une interopérabilité obligatoire :

En pratique, pour ne pas perdre nos liens tissés sur les géants, nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à les utiliser. C’est une chose qui peut être corrigée si les géants deviennent « interopérables » avec d’autres services : s’ils nous permettent de continuer de parler avec nos « amis Facebook » sans être nous-même encore inscrits sur Facebook.

Techniquement, cette « interopérabilité » passe par l’application de « standards de communication » : un langage partagé par plusieurs services afin de communiquer entre eux. Par exemple, le standard ActivityPub propose un standard pour « réseaux sociaux décentralisés » – et nous y voyons l’espoir concret de l’essor d’un Web décentralisé. De plus, appliquer de tels standards serait une façon de rendre effectif le « droit à la portabilité » créé par le RGPD (à l’article 20) et qui, sans interopérabilité entre plateformes, peine pour l’instant à démontrer son utilité.

Concrètement, nous pourrions quitter un géant (par exemple Twitter) pour migrer vers un autre service (Mamot.fr, le service décentralisé de micro-bloging Mastodon proposé par La Quadrature). Depuis ce nouveau service, nous pourrions continuer de recevoir et d’envoyer des messages aux personnes restées sur le géant (Twitter), sans rompre nos liens avec elles.

C’est ainsi que pourrait naître une portabilité « sociale » – et non plus seulement individuelle – des données personnelles. Chaque individu garderait le choix de migrer ou non d’une plateforme à une autre ou vers des services fédérés comme Mastodon, mais ce choix serait grandement facilité par le fait qu’il n’impliquerait plus de rompre les liens tissés avec les autres utilisateurs. Ce qui importe, ce n’est pas tant que les données personnelles soient portables que le deviennent nos connexions au graphe social. Une plateforme comme Facebook ne pourrait ainsi plus garder « captifs » les groupes qui sont aujourd’hui encastrés en son sein. Ce serait aussi une manière de faire en sorte que le graphe social ne soit plus un « Commun du Capital », mais qu’il puisse redevenir un Commun au sens propre du terme, dans la mesure où nous pourrions collectivement décider d’en reprendre peu à peu le contrôle en faisant migrer nos communautés vers des services décentralisés.

Cliquez sur l’image pour voir la vidéo.

On arrive par ce biais à une forme de « portabilité collective des données personnelles », mais sans avoir besoin d’une intervention de la puissance publique, ni même d’instances chargées de représenter la volonté des groupes. On évite ainsi d’avoir à se passer du consentement des individus, tout en permettant à ces derniers de l’exercer dans un nouveau cadre plus propice à l’émancipation personnelle et collective, justement parce que le droit ainsi reconfiguré reconnaîtrait pour la première fois l’importance de protéger nos liens sociaux, au-delà des seules données personnelles.

Repenser la protection des données autour de la notion de « subordination d’usage »

Il y a dans ces réflexions de premières bases autour à partir desquelles c’est l’ensemble du droit à la protection des données qui pourrait être repensé. La notion de « pouvoir de contrainte » liée à la faculté d’infliger des « conséquences négatives » aux individus est centrale, car c’est elle qui déclencherait des protections juridiques particulières. En février dernier, dans l’article « Pour une protection sociale des données personnelles« , Laura Aufrère et moi avions donné à ce pouvoir de contrainte le nom de « subordination d’usage », notamment parce que cette appellation permet de faire des ponts intéressant avec le droit social et le droit du travail.

Un rapprochement peut ainsi être établi avec le jugement récent de la Cour de Cassation qui a accepté de requalifier en salarié un livreur de la plateforme Take Eat Easy, alors que celle-ci entendait lui imposer un statut de travailleur indépendant. L’entreprise prétendait en effet que ces travailleurs restaient libres d’organiser leurs tâches sans qu’elle ne leur adresse d’ordre formel matérialisant un lien de subordination. Mais pour la première fois en France, la Cour a accepté d’aller au-delà des apparences pour identifier un « pouvoir de direction, de contrôle et de sanction« , mis en œuvre à travers les différentes injonctions algorithmiques auxquelles une plateforme de ce type soumet ses livreurs. Et cela déclenche en retour l’application du régime protecteur de salarié, destiné précisément à contrebalancer le rapport de forces inhérent à la situation de subordination.

La gouvernementalité algorithmique est le nouveau visage de la subordination du travail au XXIème siècle. Et la subordination d’usage devrait être le pivot de la protection des données personnelles (Image par Môsieur J. CC-BY. Source : Wikimedia Commons)

Même s’il ne l’exprime pas exactement ainsi, le droit des données personnelles repose sur des principes assez similaires. Le RGPD précise en effet qu’un « consentement libre » ne peut servir de base légale à un traitement de données que s’il est recueilli sans menacer la personne qui l’exprime de « conséquences négatives » en cas de refus. Il s’agit là aussi une mesure de protection visant à éviter que le consentement ne soit retourné contre les personnes soumises à un rapport de forces défavorables pour les faire participer à l’affaiblissement de leurs propres droits.

Ce que propose la Quadrature du Net en matière d’interopérabilité obéit à cette même logique : les plateformes exercent un pouvoir de contrainte sur leurs utilisateurs en leur imposant de rompre leurs liens sociaux au cas où ils voudraient quitter leur service. Il s’agit bien d’une « conséquence négative », nécessitant l’intervention du droit dans un sens protecteur et cela devrait se matérialiser par une obligation d’interopérabilité imposée à la plateforme pour permettre l’exercice d’une « portabilité sociale » des données : pouvoir partir, mais sans perdre les liens sociaux qui ont été noués.

Entre un livreur de Deliveroo ou un utilisateur de Facebook, il existe bien entendu des différences sensibles (et il ne s’agit pas de requalifier par exemple ce dernier en salarié, ce qui n’aurait pas de sens). Mais la subordination d’usage à laquelle ces individus sont soumis matérialise aussi un continuum de situations où la justice impose que des protections juridiques adaptées soient déployées.

Open Data et protection des données personnelles : vers une conciliation raisonnable (ou pas)

mardi 18 décembre 2018 à 07:14

«Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.» C’est le titre d’une pièce d’Alfred de Musset, mais aussi une bonne manière d’introduire aux tiraillements juridiques qui peuvent résulter des injonctions contradictoires, d’une part, à l’ouverture des données publiques et, d’autre part, à la protection des données personnelles.

Depuis 2016 et la loi République numérique, les administrations sont (en théorie…) soumises à une obligation d’Open Data par défaut, leur imposant de publier en ligne et de rendre librement réutilisables les informations qu’elles produisent ou collectent. Mais dans le même temps, la règlementation sur la protection des données personnelles est devenue plus rigoureuse, notamment depuis l’entrée en vigueur en mai dernier du RGPD (Règlement Général sur la Protection des données). Entre ces deux termes, il n’y a pas lieu de choisir, car la libre réutilisation des données publiques, tout comme le droit à la vie privée, constituent des principes d’égale valeur qu’il convient de concilier, et non de sacrifier l’un à l’autre. C’est toute la noblesse – mais aussi la difficulté – du droit d’arriver à trouver les bons équilibres en de pareilles situations.

Une donnée peut-elle être ouverte et fermée à la fois ? Une question difficile à résoudre à laquelle la réglementation apporte un commencement de réponse… (image par 3dman_eu. CC0. Pixabay)

Jusqu’à présent, la « clef de conciliation » se trouvait énoncée à l’article 6 de la loi République numérique, de cette manière :

Sauf dispositions législatives contraires ou si les personnes intéressées ont donné leur accord, lorsque les documents et les données mentionnés aux articles L. 312-1 ou L. 312-1-1 comportent des données à caractère personnel, ils ne peuvent être rendus publics qu’après avoir fait l’objet d’un traitement permettant de rendre impossible l’identification de ces personnes.

La logique était la suivante : si des documents sont publiés par une administration, les informations qu’ils contiennent deviennent ipso facto librement réutilisables, en passant par défaut dans le principe d’Open Data. Donc pour protéger la vie privée et les données personnelles, l’article 6 vient préciser que les documents ne doivent pas être publiés par les-dites administrations, lorsqu’ils contiennent des données à caractère personnel, à moins qu’une loi ne le prévoit expressément ou que les personnes y aient consenti ou que l’on ait appliqué un traitement aux documents pour les anonymiser. Cette dernière obligation est énoncée selon des termes stricts, puisque les administrations sont soumises à une obligation de résultat, le traitement des documents devant aboutir à l’impossibilité effective de ré-identifier des personnes.

Ces principes paraissent relever du bon sens, mais pour avoir déjà été confronté concrètement à ces règles dans le cadre d’un projet d’Open Data, je peux témoigner qu’elles sont au contraire redoutablement complexes à manier. Il ne suffit pas en effet d’enlever les noms des personnes apparaissant dans un fichier pour procéder à une anonymisation réelle, car la réidentification peut aussi s’opérer par croisement de données, par inférence ou par corrélation. Il est en réalité difficile de savoir si des données permettent ou non d’identifier des personnes, ce qui fait régner un certain flou peu propice à la prise de décision. Par ailleurs, il arrive que les traitements à appliquer à des jeux de données pour protéger des données personnelles finissent par en mutiler le sens. Et parfois, ce sont même les noms et prénoms qui paraissent indispensables à diffuser pour que les données gardent leur intérêt.

Heureusement, l’article 6 prévoyait une disposition supplémentaire pour aider à dénouer ces contradictions :

Une liste des catégories de documents pouvant être rendus publics sans avoir fait l’objet du traitement susmentionné est fixée par décret pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.

Cette mesure était très attendue et il aura fallu plus de deux ans avant que le gouvernement ne l’adopte (no comment…), mais au final, ce fameux décret est paru la semaine dernière au journal officiel. Pour en saisir la portée exacte, il est intéressant d’aller lire le billet publié par la mission Etalab pour accompagner sa publication, ainsi que l’avis rendu par la CNIL en mars dernier sur le projet de décret.

Est-on finalement parvenu à une conciliation raisonnable entre Open Data et protection des données personnelles ? Je fais monter encore un peu le suspens et vous saurez mon avis si vous allez au bout de la lecture de ce billet… ;-)

Sous le signe du droit à l’information du public

Le décret est organisé d’une manière particulière. Il procédé en listant une série de champs (organisation de l’administration ; organisation de la vie économique, associative et culturelle ; organisation et exercice des professions règlementées ; enseignement et recherche ; organisation et exercice des activités sportives ; organisation et exercice de la vie politique ; organisation et exercice des activités touristique ; formalités en matière d’urbanisme ; certaines catégories de documents d’archives).

Dans chacun de ces domaines, le décret énonce des séries de documents qui pourront être publiés sans faire l’objet d’une opération d’anonymisation. Etalab les liste de cette manière dans son billet :

Mais en réalité, le décret instaure des principes plus généraux qui ne se résument pas à cette liste à la Prévert. Chaque catégorie de document est en effet introduite par cette formule « Les documents nécessaires à l’information du public« , suivie de « et notamment« , puis d’un ou plusieurs exemples de documents concernés.

Cela signifie que c’est la notion de « documents nécessaires à l’information du public » qui sert de pivot pour déterminer les documents pouvant être publiés sans anonymisation, qui sont donc plus larges que les seuls exemples cités à titre indicatif par le décret. D’où l’importance de savoir comment interpréter cette nouvelle catégorie, mais la CNIL a heureusement fixé quelques orientations dans son avis.

La Commission a en effet relevé que la première version du décret utilisait l’expression « documents permettant au public d’être informé« , qui lui a paru trop générique. Elle a estimé que « l’emploi de cette dernière formulation est de nature à compliquer l’appréhension du périmètre matériel du texte qui mériterait d’être circonscrit aux seuls documents nécessaires à l’information du public« . Le gouvernement l’a suivi et il faut donc en déduire que l’expression « documents nécessaires à l’information du public » doit recevoir une interprétation restrictive, basée sur un réel critère de nécessité et pas de simple utilité. La CNIL pose cette limite, car elle estime que « le dispositif règlementaire soumis pour avis à la commission ne devrait pas devenir le vecteur de publication par défaut des documents contenant des données à caractère personnel« . L’anonymisation reste donc bien la règle et la publication de documents administratifs comportant des données personnelles, l’exception.

L’articulation apparente avec l’Open Data par défaut

Le règlement n’emploie pas le terme de « réutilisation » et on pourrait penser à première vue qu’il n’a pas de lien avec la question de l’Open Data, étant donné qu’il ne parle que de publication de documents sans anonymisation. Mais l’avis de la CNIL nous montre que ces deux aspects sont bien articulés :

la loi pour une République numérique susvisée est venue modifier le régime juridique applicable à l’accès aux documents administratifs autour d’un principe général suivant lequel, sauf dispositions législatives contraires, tout document communicable est publiable en ligne et librement réutilisable. Si ces nouvelles dispositions témoignent de la volonté du législateur de passer d’une logique de communication à la demande à une logique d’offre à la réutilisation, ce dernier a réservé un sort particulier aux documents administratifs comportant des données à caractère personnel, de façon à préserver l’équilibre entre l’objectif de transparence et l’impératif de protection des personnes.

Etalab va aussi dans ce sens puisqu’il décrit l’effet du décret en ces termes, en employant explicitement le mot « Open Data » :

La publication en open data des différentes catégories de documents listées dans ce nouveau décret permettra d’accroître la transparence et l’efficacité de l’action publique, tout en permettant le développement de nouveaux services numériques.

On aurait donc envie de penser que les catégories de documents concernés par ce décret (ceux contenant donc des documents « nécessaires à l’information du public« ) passent donc bien dans le principe d’Open Data par défaut, ce qui impliquerait la garantie d’une liberté de réutilisation.

Mais les choses sont hélas plus compliquées.

Des données de Schrödinger, ouvertes et fermées à la fois…

C’est la CNIL qui est venue semer le trouble avec des restrictions dans son avis, qui viennent brouiller la lisibilité des principes énoncés par le décret. Elle aboutit même à mon sens à de très étranges « données de Schrödinger », ouvertes et fermées à la fois !

La CNIL nous dit par exemple que les documents publiés sans anonymisation pourront faire l’objet d’une indexation dans des bases de données pour favoriser leur découverte et leur accès. Mais elle pose une limite en recommandant aux administrations de ne pas permettre leur indexation par des moteurs de recherche extérieur, en mettant en oeuvre des mesures de sécurisation appropriées :

Ces mesures peuvent consister, par exemple, en l’utilisation de règles d’indexation à destination des moteurs de recherche correctement définies (fichier« robots.txt ») ou de mécanismes visant à s’assurer que l’émetteur d’une requête concernant un document est bien un internaute et non un programme informatique (dispositif de« captcha »précité).

Or ces restrictions ne sont tout simplement pas conformes aux principes même de l’Open Data, tels que consacrés d’ailleurs par la loi République numérique, qui impose normalement de diffuser des données « lisibles par les machines« . On imagine le casse-tête dans la gestion des portails d’Open Data, puisqu’il faudrait être en mesure d’ouvrir l’indexation extérieure à certaines portions des sites, tout en fermant les autres lorsqu’elles contiennent des documents avec des données non anonymisées…

Par ailleurs, la CNIL ajoute des restrictions supplémentaires, liées au respect des droits des personnes sur leurs données personnelles :

la commission rappelle que toute réutilisation des données à caractère personnel, notamment à des fins commerciales, devra être conciliée avec le droit d’opposition des personnes concernées. La réutilisation des données devra ainsi respecter la volonté des personnes concernées telle qu’exprimée lors de la collecte. Elle recommande ainsi aux administrations de mettre en œuvre des dispositifs permettant aux réutilisateurs d’identifier précisément les documents pour lesquels des droits d’opposition à certaines réutilisations ont été enregistrés par le responsable du traitement initial.

Là encore, on comprend assez mal la logique qui sous-tend ce passage. La loi République numérique nous disait en effet que le décret allait intervenir pour permettre aux administrations de diffuser des documents avec des informations personnelles sans se baser sur leur consentement, comme c’est la règle de principe. Mais s’il faut respecter à ce point le droit d’opposition des personnes, en leur permettant même de limiter les finalités pouvant être suivies en cas de réutilisation, cela ne nous fait-il pas retomber en définitive dans quelque chose de très proche du consentement préalable ?

Certes, le décret présente l’intérêt de permettre la publication des données sans anonymisation, mais l’Open Data n’est pas affaire uniquement de publication, mais de libre réutilisation. Or sur ce point, l’avis de CNIL va rendre les choses extrêmement complexes pour les réutilisateurs, car ils ne pourront pas se fier uniquement à ce que des données ont été publiées par une administration pour en déduire qu’elles sont librement réutilisables.

Et je trouve que la CNIL déforme par là l’intéressante notion de « documents nécessaire à l’information du public« , car la satisfaction de cette nécessité passe certes par la publication initiale des documents par l’administration, mais aussi par des réutilisations subséquentes, qui peuvent amplifier et simplifier l’accès à cette nécessaires information.

Du côté de la Recherche et de la Culture

Je termine avec des précisions concernant deux secteurs qui m’intéressent particulièrement : ceux de la recherche et de la culture.

Pour la recherche, le décret est formulé de manière intéressante, car pour les autres secteurs, le texte prend le soin de préciser que les catégories de documents doivent concerner « l’organisation ou l’exercice » de certaines activités (par exemple : « Les documents nécessaires à l’information du public relatifs aux conditions d’organisation et d’exercice des activités sportives« ). Mais pour la recherche et l’enseignement, le décret est plus large et il se contente de dire que les catégories de documents visées doivent se rapporter simplement à ces deux secteurs. Cela ouvre sans doute des potentialités intéressantes en matière de Science Ouverte, qu’il faudrait néanmoins prendre le temps de creuser.

Pour ce qui est de la culture, le décret est par contre assez décevant. Un point est consacré spécifiquement aux documents d’archives et la CNIL y consacre aussi des développements dans son avis (que je ne vais pas développer, car il me faudrait trop de temps). Mais le champ de la culture n’est pas évoqué en tant que tel et c’est une sérieuse limitation. La CNIL l’avait d’ailleurs relevé dans son avis :

(…) la commission observe que plusieurs catégories de documents, bien que manifestement susceptibles de contenir des données à caractère personnel nécessaires à l’information du public, ne sont pas mentionnés dans le projet de décret, tels que la culture (catégorie absente) et de l’enseignement et de la recherche (catégorie restreinte aux seuls résultats des examens et concours). Elle rappelle qu’à défaut de figurer dans le présent projet de décret, de tels documents ne pourront faire l’objet d’une communication sans anonymisation préalable, quand bien même leur publication sous une forme non anonymisée présenterait un intérêt réel pour le public.

On peut s’étonner notamment que seules les archives soient mentionnées et pas d’autres établissements culturels, comme les bibliothèques ou les musées, qui détiennent aussi des documents comportant des données à caractère personnel (comme les catalogues de bibliothèques ou les inventaires d’oeuvres des musées). Il faudrait donc en déduire que ces informations devraient être anonymisées, alors que de grands projets d’Open Data existent déjà en France, notamment pour les données des bibliothèques

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Je dirais donc que la conciliation raisonnable entre Open Data et protection des données personnelles n’est pas encore complètement advenue, et c’est dommage, car ce décret était dans la bonne voie grâce à la notion de « documents nécessaires à l’information du public« .