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Peut-on vraiment mettre en partage des brevets (et comment) ?

mercredi 7 janvier 2015 à 15:07

On apprend cette semaine qu’afin de populariser les voitures à hydrogène, la firme Toyota a décidé de « partager gratuitement les technologies qu’elle a brevetées dans le secteur de la pile à combustible« . L’article des Echos qui relate cette nouvelle précise que  » le groupe va autoriser tous les constructeurs, ou industriels intéressés par le développement d’une société de l’hydrogène, à utiliser sans licence l’ensemble de ses 5.680 brevets concernant les piles à combustible« .

Cette décision fait écho à celle du constructeur Tesla Motors qui avait fait sensation en juin dernier en annonçant publiquement qu’il renonçait à exercer ses brevets pour favoriser le développement des voitures électriques. Nul doute d’ailleurs que la décision de Toyota est liée à celle de Tesla et qu’elle traduit le fait qu’une course est lancée pour établir le prochain standard dans le domaine des voitures électriques. Mais là où l’on peut se réjouir, c’est que cette compétition s’enclenche sur la base d’une ouverture des droits de propriété intellectuelle et non par le biais d’une « guerre des brevets« , comme on l’a vu faire rage ces dernières années dans le domaine des smartphones et des tablettes. Et l’on commence à voir se dessiner à travers ces nouvelles stratégies de firmes commerciales, la possibilité de bâtir une « économie ouverte« , fonctionnant sur d’autres bases que le capitalisme cognitif dominant.

Pas de moyens pour partager clairement des brevets ?

Néanmoins, lorsque l’on regarde de plus près, la question s’avère en réalité beaucoup plus complexe. Il n’existe pas réellement en matière de brevets d’équivalent des licences libres pour le droit d’auteur, qui permettrait à un titulaire de droits de mettre en partage une de ses inventions. Lorsque Tesla cet été a pris ce virage, certains commentateurs avaient d’ailleurs fait remarquer que l’assimilation de sa démarche à de « l’Open Source » était sans doute abusive. Le billet publié par Elon Musk, le PDG de Tesla, pour annoncer cette décision s’intitulait « Tous nos brevets vous appartiennent », mais lorsqu’on lit bien le texte, on s’aperçoit que la firme ne renonce pas à ses titres de propriété intellectuelle. Musk dit :

Tesla will not initiate patent lawsuits against anyone who, in good faith, wants to use our technology.

Cela signifie que Tesla n’engagera pas de procès envers ceux qui réutilisent ses technologies, mais qu’elle continue à se réserver cette possibilité contre ceux qui n’agiraient pas « de bonne foi« . On pense ici bien sûr aux fameux « Patent Trolls« , ces firmes accumulant des brevets, même les plus fantaisistes, pour menacer ensuite d’autres entreprises de procès et leur extorquer des ententes à l’amiable contre rémunération. Tesla semble donc ici se ménager une sécurité pour agir contre de telles entités, particulièrement nuisibles aux Etats-Unis.

Mais le problème, c’est que la décision de Tesla d’ouvrir ses brevets ne repose que sur une déclaration unilatérale et n’est pas formalisée sous la forme d’une licence, comme cela peut être le cas pour la GNU-GPL ou les Creatives Commons avec des logiciels ou des oeuvres de l’esprit soumises au droit d’auteur. La question se pose alors de savoir s’il est vraiment possible de mettre en partage des brevets et quelle forme pourrait prendre juridiquement une telle décision d’ouverture.

A vrai dire, l’élargissement de la logique des licences libres au-delà du droit d’auteur dans le champ de la propriété industrielle est toujours complexe à penser. J’avais essayé par exemple de montrer que des Creative Commons du droit des marques n’étaient pas complètement impossible à envisager pour créer des « Open Trademarks« . Mais il existe un certain nombre d’obstacles qui rendent l’entreprise plus compliqué que pour le droit d’auteur, beaucoup plus facile à « retourner ».

Le domaine public, sinon rien ? 

Pour les brevets, les exemples que l’on cite le plus souvent renvoient en réalité à des personnes qui ont renoncé à déposer un brevet sur leur invention. C’est le cas par exemple de Tim Berners-Lee pour les technologies du web ou plus récemment du médecin Didier Pittet à propos de la lotion hydro-alcoolique pour se laver les mains, qui sauve des millions de vie chaque année. Dans ce cas, l’inventeur publie sa découverte avant de déposer un brevet, ce qui l’empêche de le faire ensuite et bloque aussi normalement la possibilité pour des tiers de le faire. Il y a alors véritablement renonciation à exercer un titre de propriété sur la création intellectuelle qui reste dans le domaine public. Mais est-ce à dire que le seul moyen valable pour mettre en partage des brevets consiste à ne jamais en déposer et à se tenir écarté de la propriété intellectuelle ? Les exemples de Tesla et à présent de Toyota montrent que l’on n’est pourtant pas dans ce paradigme du domaine public, tout en étant du côté de la mise en partage.

CERN

Le document par lequel le CERN a officiellement placé le WEB dans le domaine public, en 1993.

En même temps, on sent bien le besoin d’un instrument formalisé pour véritablement « ouvrir » des brevets dans un esprit qui soit compatible avec celui du logiciel libre et de l’Open Source, notamment pour éviter de « fausses ouvertures » et garantir des libertés au profit des réutilisateurs. En octobre dernier par exemple, le CNRS en France a annoncé qu’il allait à présent « faciliter l’accès à ses brevets« . Mais on constate en lisant dans le détail ses intentions qu’il n’est réellement pas dans une démarche d’ouverture semblable à celle de Tesla ou de Toyota :

C’est ce verrou qu’entend faire sauter l’organisme public, septième déposant à l’échelle nationale, aujourd’hui à la tête d’un trésor de guerre constitué de 4.535 familles de brevets (pour 1.438 licences actives). Plutôt que d’exiger systématiquement la propriété ou la copropriété de l’invention et le paiement d’une somme en cash avant de concéder une licence, le CNRS veut dorénavant faciliter au maximum la vie de ses chercheurs-entrepreneurs. Que ce soit en mobilisant son réseau de grandes entreprises partenaires (Safran, Saint-Gobain, Solvay, Suez Environnement, Thales…), ou en prenant lui-même une participation dans la start-up en devenir.

Comment dès lors formaliser une ouverture dans le secteur des brevets ?

La Defensive Patent Licence, une proposition pour organiser le partage des brevets

Pourrait-on envisager des licences fonctionnant à l’image des licences libres pour les logiciels sur la base d’un principe non pas d’exclusion, comme c’est le cas avec les brevets actuels, mais d’inclusion des utilisateurs ? C’est précisément ce qu’est en train d’essayer de faire depuis la fin de l’année dernière un projet américain avec la Defensive Patent Licence (DPL), initié par des chercheurs en droit de l’Université de Berkeley aux Etats-Unis et soutenu par l’association de défense des libertés numériques EFF.

dpl

Les principes de fonctionnement de cette licence sont intéressants, car ils diffèrent des licences ancrées dans le droit d’auteur comme la GNU-GPL, tout en partageant leur esprit. Je traduis ci-dessous le texte de présentation de la licence pour en donner une idée :

La plupart des brevets et des licences de brevets sont conçus pour empêcher l’accès du public à la connaissance et la liberté de partager et d’améliorer des inventions brevetées. A l’inverse, la DPL a pour objectif de protéger la liberté de partager et d’améliorer des inventions brevetées, au sein d’une communauté de personnes partageant les mêmes intentions. Elle est aussi conçue pour aider à établir de robustes preuves d’antériorité afin d’empêcher des tentatives ultérieures de breveter les mêmes inventions d’une manière qui restreignent l’accès et la liberté.

Pour rejoindre cette communauté, toutes les personnes ou sociétés désirant le faire doivent garantir à tous le bénéfice de la même liberté au sein de la communauté DPL, à propos de tous leurs brevets (et de tous les brevets futurs qu’ils pourraient obtenir). Cependant, vous n’avez pas besoin de détenir des brevets pour faire partie de la communauté DPL. Vous devez simplement prendre le même engagement et ensuite vous y tenir au cas où vous obteniez un brevet à l’avenir.

Le résultat de cette communauté de partage de brevets est un réseau de brevets qui garantit à chaque membre une licence à coût zéro pour tous les brevets du réseau, tout en laissant ces brevets toujours utilisables contre quiconque ayant choisi de ne pas rejoindre la communauté DPL de partage de brevets.

A la différence des licences ancrées dans le droit d’auteur comme la GNU-GPL, la DPL requiert que la personne ou l’organisation ouvre TOUS ses brevets pour recevoir la possibilité d’utiliser gratuitement les brevets des autres utilisateurs de la DPL. Ceci résulte des différences entre les brevets et le droit d’auteur et de la façon dont les brevets peuvent menacer l’accès à la connaissance et la liberté autrement que le droit d’auteur. En exigeant cela, la DPL exprime un engagement explicite de non-agression au sein d’une communauté de personnes déposant des brevets pour se défendre elles-mêmes, mais ne veulent pas utiliser ses brevets agressivement contre le public.

Au départ, cette communauté de partage des brevets sera sans doute petite, et la rejoindre n’aura que peu d’impact sur les revenus qu’un titulaire de brevets peut obtenir de licences commerciales. Mais à mesure que la communauté grossira, il deviendra de plus en plus attractif de la rejoindre, même pour de grandes sociétés détenant beaucoup de brevets. Le bénéfice pour chaque membre de la communauté grandira au fur et à mesure que davantage de titulaires de brevets la rejoindront pour partager gratuitement leurs brevets avec d’autres membres.

Ce dispositif, qui prolonge ce qui existe déjà au sein de ce l’on appelle les « Pools de brevets« , est intéressant à plus d’un titre. Par rapport à une licence « libre » de logiciel, on voit qu’il maintient un droit d’exclure à géométrie variable. En effet, les brevets ne deviennent réutilisables librement que parmi les membres de l’alliance défensive formée par les utilisateurs de la DPL. Mais les individus ou entreprises ne rejoignant pas cette communauté demeurent exclus. J’y vois la marque d’une exigence de réciprocité qui rapproche la DPL des licences réciproques, comme la Peer Production Licence (PPL), n’ouvrant à une entité le bénéfice de l’usage gratuit d’une ressource partagée que dans la mesure où elle contribue en retour aux Communs. En ce sens, la DPL prolongerait dans le champ de la propriété industrielle ce que la PPL essaie d’enclencher dans celui du droit d’auteur.

Par ailleurs, je trouve aussi intéressante l’idée de ne pas ouvrir complètement l’usage des brevets pour chercher à créer progressivement une masse critique capable d’avoir une incidence sur l’écosystème global, en incitant de plus en plus de porteur de brevets à rejoindre l’alliance. On retrouve aussi l’idée qu’il est important de pouvoir protéger la ressource partagée du retour des enclosures (ici les Patent Trolls), ce qui est la marque des biens communs.

Évidemment, on pourrait objecter que le plus simple est de ne pas déposer du tout de brevet pour laisser les inventions dans le domaine public. Mais que faire du stock énorme des brevets déjà existants, qui vont continuer à être applicables pendant des années ? Et comment faire en sorte que ce soit progressivement une part significative de l’écosystème qui bascule dans l’ouverture, et pas seulement quelques personnalités isolées ? Bref : comment organiser concrètement une transition vers une économie basée sur la connaissance ouverte ?

On imagine que si Tesla ou Toyota choisissaient de rejoindre la communauté de la Defensive Patent Licence, celle-ci commencerait à prendre un essor important et les libertés des utilisateurs seraient mieux garanties. Et pourquoi une entité publique comme le CNRS n’utiliserait-elle pas non plus un tel instrument, de même que les Universités ?

Des licences pour ouvrir les brevets, mauvaise idée ? 

Certains parmi la communauté du Libre estiment cependant que cette idée de la mise en partage des brevets est nocive et que l’on ne peut pas reproduire dans le champ des brevets le retournement accompli pour le droit d’auteur. C’est le cas par exemple de Gérald Sédrati-Dinet, engagé dans le combat contre les brevets logiciels, qui avait laissé ce commentaire sous le billet que j’avais consacré à Tesla :

(…) je serais plus réservé sur le fait que Tesla ait « ouvert » ses brevets. Pas simplement sur la concrétisation juridique de cette ouverture, que tu expliques très bien dans ta réponse au commentaire d’Homlett. Mais avant tout parce que « le seul bon brevet est un brevet mort » (Stallman). L’ « ouverture » de quelques brevets particuliers ne change rien au problème des brevets logiciels, car il en reste des millions, qui entravent tout développement logiciel. Et le fait que Tesla ait déposé en premier lieu ces brevets participe du gonflement de cette bulle, peu importe qu’ils soient maintenant « ouverts ».

Il est impossible de parler de « bien commun » à propos des brevets logiciels. L’accumulation de brevets est plutôt un « mal commun ». Chaque brevet logiciel déposé renforce les effets de maquis. L’initiative « Defensive Patent Licence » est en ce sens contre-productive.

C’est très différent du droit d’auteur, où on peut en effet parler d’enrichissement des biens communs, lorsque des œuvres sont librement partagées. Les brevets n’ont rien à voir avec cela, ce qui constitue le bien commun se trouve ici dans les connaissances scientifiques revendiquées et appropriées par le biais des brevets.

Ce qui est dit ici est incontestable pour les brevets logiciels, mais est-ce le cas pour tout le champ de la propriété industrielle ? La Defensive Patent Licence n’aurait-elle aucun intérêt si des initiatives comme celle de Tesla ou de Toyota venaient à prendre de l’ampleur, pour accompagner le passage vers une économie ouverte ? Je n’en suis pas si sûr.

***

En définitive, ce débat renvoie à un débat plus général qui agite la pensée autour des Communs. La lutte pour le développement des Communs doit-elle se faire contre la propriété, en rejetant complètement sa logique (ce qui dans le champ des brevets revient à laisser les inventions dans le domaine public) ou doit-elle se faire au sein même de la propriété, en réaménageant ses principes de fonctionnement ?

On lira à ce sujet avec intérêt le dernier numéro de la revue en ligne « Les possibles », avec un dossier consacré aux Biens communs qui illustre bien ces tensions, et notamment cet article de Benjamin Coriat où il dit des choses à propos de la licence GNU-GPL, en lien avec l’idée d’un « domaine public protégé », qui me paraissent mutatis mutandis transposables à la Defensive Patent Licence :

Par cet extraordinaire tour de force, Stallman avec la licence GPL (General Public License) a, en y associant le copyleft, non seulement créé un domaine public inviolable, mais aussi un domaine public qui en permanence s’auto-enrichit. Le tout, non en niant le droit de propriété, mais en l’investissant pour le subvertir. Stallman est à l’origine de cette fantastique innovation sociale : par le moyen de contrats privés (des licences d’autorisation, les fameuses licences GPL), garantis par une institution créée pour cela (la Free Software Fondation), il crée du domaine public protégé, du domaine public où aucun free rider ne peut désormais opérer pour spolier les créateurs, ce que l’absence de droits (avant la mise des logiciels sous licence GPL) autorisait.

Mise à jour du 20/02/2015 : Elon Musk a fait de nouvelles déclarations pour préciser que les brevets de Tesla Motors étaient « réellement ouverts », c’est-à-dire réutilisables par quiconque sans avoir à conclure une licence.


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Nouvel accord sur l’exception pédagogique : quelques avancées, mais un dispositif toujours inadapté

lundi 5 janvier 2015 à 06:56

Le1er janvier dernier est paru un nouveau protocole d’accord sur l’utilisation des livres, des œuvres musicales éditées, des publications périodiques et des œuvres des arts visuels à des fins d’illustration des activités d’enseignement et de recherche. Conclu entre le Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, la Conférence des Présidents d’Universités et les représentants des titulaires de droits intéressés, cet accord est important dans la mesure où c’est lui qui va à présent conditionner l’application de l’exception pédagogique introduite dans le droit français en 2006 par la loi DADVSI.

Image par Geralt. Public Domain.

Image par Geralt. Public Domain.

Le dispositif français a jusqu’à présent fait l’objet de vives critiques, en raison de sa rigidité et de sa trop grande complexité. Plusieurs missions d’experts, comme le rapport Fourgous en 2012 ou plus récemment la mission Lescure, avaient d’ailleurs appelé à une réforme du système, notamment pour mieux épouser les usages numériques. En 2013, la loi Peillon est venue retoucher le texte de l’exception dans la loi, mais de manière limitée seulement, sans aller jusqu’à opérer une véritable refonte du dispositif.

Le nouveau protocole contient quelques avancées, notamment une simplification des notions employées et un élargissement des usages autorisés qui sont les bienvenus. Mais l’exception française reste fortement handicapée par la manière dont elle a été conçue à l’origine. Il en résulte des lourdeurs procédurales qui la rendront encore difficilement applicables par les communautés d’enseignants, de chercheurs et d’apprenants. Par ailleurs depuis 2006, la pédagogie sous forme numérique a beaucoup évolué, avec par exemple le développement des MOOC, et dans un tel contexte, l’exception française reste encore trop limitée. Au final, la France demeure en retrait par rapport à d’autres pays, notamment anglo-saxons comme les États-Unis, le Canada ou le Royaume-Uni où des réformes récentes ont créé un contexte plus favorable aux usages pédagogiques et de recherche.

Une simplification bienvenue de la notion « d’extrait »

L’exception figurant dans le Code de propriété intellectuelle permet « la représentation ou la reproduction d’extraits d’oeuvres […] à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche […] ». Mais tout comme c’est le cas avec l’exception de courte citation, la loi ne définit pas la longueur des extraits pouvant être ainsi employés. Dans la précédente mouture de cet accord contractuel, le texte était intervenu pour fixer cette longueur, mais il l’avait fait d’une manière beaucoup trop complexe pour être opératoire. Voyez par exemple la manière dont Michèle Battisti résumait ces dispositions sur son blog  :

Une Oeuvre Conçue à des Fins Pédagogiques ? Pas plus de 4 pages consécutives, pour une partition, 3 pages, pour un ouvrage de formation musicale, mais pour un livre, 5 pages qui, dans le nouvel accord peuvent ne plus être consécutives.  En outre, l’extrait ne doit pas représentent plus de 20 % de la pagination totale pour un ouvrage, pas plus de 10 % pour un périodique, pas plus de 5% pour un OCFP etc.

Dans le nouvel accord, la longueur des extraits n’est plus définie par un nombre de pages maximum, mais par le biais d’une notion plus souple, reposant sur deux critères cumulatifs : « partie ou fragment d’une œuvre d’ampleur raisonnable et non substituable à la création dans son ensemble ». Les enseignants et apprenants pourront donc apprécier en fonction de chaque situation donnée quelle proportion d’une œuvre ils pourront utiliser sous forme d’un extrait, sans être pris dans le carcan rigide d’un nombre de pages et de pourcentages à calculer.

Hélas, la complexité des accords précédents n’est pas complètement évacuée. La loi Peillon a maintenu en effet certaines des limitations incluses dans le texte de l’exception, en particulier l’exclusion des œuvres musicales éditées (les partitions) et des œuvres conçues à des fins pédagogiques (les manuels) de son champ d’application. Comme c’était déjà le cas dans la version précédente, le nouvel accord sectoriel va cependant plus loin que l’exception législative et il permet l’utilisation d’extraits de ces deux types d’oeuvres, mais uniquement dans des proportions fixées de manière détallée, à savoir :

On retombe donc dans la complexité caricaturale qui caractérisait le précédent accord, sachant qu’il est absurde que l’exclusion des manuels et des partitions ait été maintenue dans la loi Peillon si ensuite les titulaires de droits acceptent leur usage dans l’accord sectoriel. La définition souple et abstraite de l’extrait aurait très bien pu leur être appliquée… à quoi bon une telle rigidité ?

Néanmoins, on peut saluer au titre des avancées le fait que la loi Peillon ait ouvert l’usage des « œuvres conçues pour une édition électronique », exclues de la première rédaction législative de l’exception en 2006. Cela signifie que désormais des extraits d’eBooks pourront être utilisés sur la base de l’exception. Et de manière assez surprenante, l’accord considère que l’on peut appliquer aux manuels numériques la nouvelle notion souple d’extrait, et pas la limite de 4 pages appliquée aux manuels papier. Allez comprendre la logique, mais pour une fois cela va dans le sens des usages…

Maintien d’une possibilité d’utilisation des œuvres en intégralité, notamment les images

Les accords sectoriels présentent la particularité d’aller plus loin sur certains points que l’exception législative elle-même. C’est le cas notamment pour ce qui est de la possibilité d’utiliser des œuvres en intégralité, alors que la loi n’évoque que l’usage d’extraits.

Le nouvel accord reprend à ce titre des dispositions salutaires du texte précédent, à savoir la possibilité d’utiliser en classe des œuvres dans leur intégralité (sauf manuels et partitions…). Cette latitude vaut donc pour les livres, revues et journaux, mais hélas pas pour les films et la musique enregistrées. En effet pour ces types d’oeuvres, c’est à deux autres accords sectoriels qu’il faut se reporter, conclus en 2009 et reconduits tacitement en 2015. Or ceux-ci prévoient que la diffusion des films en classe doit être limitée à 6 minutes seulement (sauf émissions TV gratuites, qui peuvent être diffusées en entier) et 30 secondes seulement pour la musique enregistrée. Cela signifie donc qu’un professeur ne peut théoriquement pas passer en intégralité Le Chant des Partisans à ses élèves sans autorisation…

Heureusement, le nouvel accord sectoriel est plus souple en ce qui concerne les images fixes (photos, tableaux, dessins, etc). Il commence par indiquer la notion d’extrait est « inopérante » pour les œuvres des arts visuels, rejoignant la position de la jurisprudence française selon laquelle la citation des images est impossible, même sous la forme de détails. Mais l’accord précise ensuite que des images peuvent être utilisées dans leur intégralité pour les usages couverts par l’exception, à savoir la réalisation de travaux pédagogiques ou de recherche, l’utilisation pour des sujets d’examen ou de concours et l’utilisation lors de colloques, conférences ou séminaires. Le nombre des images doit cependant être limité à 20 par travail pédagogique ou de recherche et leur résolution ne doit pas être supérieure à 400×400 pixels ou 72 dpi (limite risible!).

Ici l’accord anticipe peut-être une évolution qui pourrait s’appliquer de manière plus générale à la citation des images et dont la nécessité se fait de plus en plus fortement sentir.

Des usages numériques un peu étendus, mais toujours du flou en ce qui concerne les MOOCs

Dans les précédents accords, l’usage des œuvres reproduites ou représentées pouvait se faire soit en classe (sur des écrans ou un tableau blanc interactif par exemple), soit sur un intranet ou extranet. Le nouvel accord reprend ces éléments et répercute un des apports de la loi Peillon, qui est venue préciser que ces usages peuvent avoir lieu dans un ENT (Espace Numérique de travail), « destiné majoritairement au utilisateurs directement concernés par l’acte d’enseignement, de formation ou l’activité de recherche ». L’accord précise également que la diffusion numérique peut prendre la forme « d’une diffusion au moyen d’une messagerie électronique, d’un support amovible (notamment clé USB, CD-Rom ou autre), ou dans le cadre d’une visioconférence ».

La restriction de la diffusion à un public directement intéressé à l’acte d’enseignement ou de recherche, qui figure dans la loi, empêche normalement la mise en ligne sur internet de contenus réutilisant des extraits d’oeuvres protégées. Jusqu’à présent, l’accord sectoriel prévoyait toutefois que la diffusion sur Internet était possible en ce qui concernait les extraits ou les images inclus dans des thèses. Le nouvel accord ajoute deux autres hypothèses dans lesquelles la mise en ligne sur Internet sera dorénavant possible : la publication de sujets d’examens ou de concours et les enregistrements de colloques, conférences ou séminaires au cours desquels des extraits d’oeuvres ou des images auraient été montrés au public.

Ces élargissements sont à saluer, mais ils paraissent encore trop limités pour convenir totalement aux nouveaux usages pédagogiques innovants, comme par exemple les MOOCs. Concernant ces derniers, l’accord contient une précision favorable. L’exception ne s’applique plus à présent seulement à des élèves ou à des étudiants rattachés à un établissement donné, mais à des « apprenants » définis de manière souple comme « toute personne qui suit un enseignement, y compris les enseignants et les chercheurs ». Cette définition paraît applicable aux participants à un MOOC, n’ayant pas forcément le statut d’étudiants . Mais que peut-on faire exactement en terme de diffusion dans le cadre d’un MOOC ? C’est plus compliqué à déterminer.

L’accord précise bien que la diffusion de supports contenant des extraits d’oeuvres ou des images protégées peut se faire sur des intranets, des extranets, par des visioconférences ou d’autres dispositifs, du moment où il n’y a pas de rediffusion à « un tiers au public directement concerné par l’acte d’enseignement ou de recherche ». L’exception semble donc applicable pour un MOOC pour lequel la diffusion des contenus s’effectue sur une plateforme dont l’accès est limité à un nombre défini d’inscrits. Cela concerne la mise à disposition de contenus pédagogiques aux apprenants, mais aussi la réalisation par ces mêmes apprenants de travaux incorporant des extraits d’oeuvres ou des images protégées. Mais la diffusion sur Internet de ces mêmes contenus reste prohibée. Une plateforme comme FUN, où les contenus sont accessibles aux seuls inscrits, semble donc cadrer avec ces dispositions, mais pas un site comme la Khan Academy par exemple, où les vidéos pédagogiques sont accessibles directement sur Internet à n’importe quelle personne intéressée.

Il y a donc une marge de manœuvre exploitable pour les Massive Open Online Courses, mais seulement à condition que ceux-ci ne soient pas complètement Open… On aboutit au paradoxe que des enregistrements de conférences données physiquement en présence d’un public peuvent être diffusés sur Internet, mais pas les vidéos utilisée dans le cadre d’un MOOC…

Mais des lourdeurs procédurales toujours dirimantes…

Comme j’ai essayé de le montrer dans ce billet, ce nouvel accord sectoriel contient quelques avancées intéressantes, que l’on aurait aimé pouvoir saluer. Mais hélas, le dispositif reste encore affecté par des lourdeurs procédurales aberrantes, qui peuvent rendre tout le système inapplicable par les communautés d’enseignants, de chercheurs et d’apprenants.

Pour commencer, l’accord prévoit l’obligation ubuesque d’aller vérifier, œuvre par œuvre, sur un moteur de recherche mis à disposition sur le site du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC) si les titulaires de droits ont bien apporté leurs droits aux sociétés de gestion collective signataires de l’accord. Cela signifie donc que toutes les œuvres protégées ne sont pas couvertes par l’exception, mais seulement une partie d’entre elle, impossible à connaître à l’avance. Cette obligation rend le dispositif bien trop lourd pour les utilisateurs (notamment les étudiants et les élèves), alors qu’elle ne repose sur aucune justification juridique crédible. En effet, la loi française a bien prévu depuis 2006 une nouvelle exception au droit d’auteur, impliquant que les œuvres puissent être utilisées à des fins l’illustration de la recherche et de l’enseignement sans autorisation. Il n’y a donc pas lieu de vérifier si les droits d’usage collectif ont été apportés à des sociétés de gestion. Il est assez incompréhensible que le Ministère accepte le maintien de telles exigences sans fondement.

Par ailleurs, l’accord prévoit aussi l’obligation en bout de chaîne pour les établissements de déclarer les œuvres utilisées aux sociétés de gestion collective concernées, afin qu’elles puissent répartir les sommes versées par le Ministère au titre de cette exception. Cela impliquerait donc que chaque professeur, chaque chercheur, mais aussi chaque élève et chaque étudiant qui réutilise une œuvre sur la base de l’exception le signale à l’établissement, avec pour lui l’obligation de tenir un registre à remettre chaque année à ces sociétés. Il est évident qu’aucun établissement ne peut se lancer le montage d’une telle usine à gaz, ni imposer le respect de cette formalité aux communautés qu’il abrite. Sans compter que là encore ces formalités sont inutiles, car des organismes comme le CFC disposent déjà de leurs clés de répartition qu’ils pourraient utiliser pour redistribuer les sommes.

Si de telles lourdeurs persistent, c’est parce que le système français est encore bancal, faute d’avoir clairement opté soit pour une vraie exception gratuite en faveur des usages pédagogiques et de recherche, soit pour une gestion collective obligatoire, comme le préconisait le rapport Lescure.

Encore pâle figure par rapport aux pays anglo-saxons…

Ces difficultés font que la France fait encore pâle figure en matière d’usages pédagogiques et de recherche par rapport aux pays anglo-saxons. Les États-Unis ont depuis longtemps dans leur droit la notion de fair use (usage équitable), largement applicable en contexte pédagogique et de recherche. Le Canada a introduit de son côté en 2013 une exception pédagogique intéressante, car largement ouverte aux usages numériques, mais aussi gratuite. Le législateur canadien a en effet considéré au nom de l’intérêt général que les usages pédagogiques et de recherche des œuvres ne constituaient pas un préjudice infligé aux titulaires de droits et qu’il n’y avait pas de compensation financière à verser. Le Royaume-Uni a fait le même choix en novembre dernier, avec l’élargissement de son exception pédagogique à tous les types d’oeuvres, sans compensation et l’introduction pour promouvoir les usages de recherche d’une exception gratuite pour l’exploration de données.

En attendant avec ce nouvel accord, l’exception française va coûter encore à l’État française 3,4 millions d’euros par an (uniquement pour l’écrit et les images), alors qu’elle reste toujours plombée de défauts importants.


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Les données culturelles deviendront-elles des « données d’intérêt général » ?

mercredi 31 décembre 2014 à 11:33

C’est un point qui n’a pas fait l’objet encore de commentaires particuliers, mais qu’il faudra surveiller attentivement en 2015. A la fin du mois de novembre dernier, le site Contexte publiait un article se faisant l’écho des premiers travaux interministériels concernant la future loi sur le numérique, portée par Axelle Lemaire.

Un des volets de cette loi concernera l’ouverture des données publiques et l’on peut lire chez Contexte que les premiers éléments envisagés pour le texte portent sur les points suivants :

Ouverture des données

Le premier chapitre du texte porte sur la politique d’ouverture des données publiques, avec la transposition de la directive « Public sector information » (PSI) et la réaffirmation des principes d’ouverture, de gratuité et d’interopérabilité.

La Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) deviendrait une véritable autorité des données publiques. Un statut des données dites « d’intérêt général », avec un régime juridique spécifique, serait créé. Cela concerne des secteurs aussi divers que la santé, les transports, l’énergie, la culture ou le logement.

Voir les données culturelles envisagées comme des candidates au statut de données « d’intérêt général » est assez surprenant, mais aussi potentiellement une chose positive. En effet, jusqu’à présent dans la loi française, les données culturelles ont déjà été soumise à un régime juridique spécifique, appelé (à tort) « exception culturelle ». Selon l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, les « établissements, organismes ou services culturels » conservaient la faculté de « fixer les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées ».

Alors que le mouvement de l’Open Data a progressé de manière significative en France depuis plusieurs années, ces dispositions spécifiques ont freiné l’ouverture dans le champ culturel. Elles ont même été source de contentieux en ce qui concerne les données des services d’archives. Finalement, la jurisprudence des tribunaux administratifs a progressivement vidé de son sens cette fameuse « exception culturelle », jusqu’à ce que le Ministère de la Culture lui-même, par une série de rapports, appelle explicitement les établissements culturels à ouvrir leurs données. Mais pour l’instant, force est de constater que ces incitations n’ont pas eu grand effet et que les démarches d’Open Data dans le champ de la Culture en France restent rares, notamment au niveau des grands établissements publics.

L’article de Contexte n’est pas très détaillé, mais on peut penser ci qu’au contraire que ce statut spécifique attaché aux données « d’intérêt général » viserait cette fois à approfondir l’ouverture des données publiques plutôt qu’à la contrarier. Quand on regarde en effet cette première liste, on y trouve des secteurs dans lesquels l’Open Data se heurte encore à un certain nombre de difficultés, que ce soit par du fait de questions de données personnelles (santé), ou du fait que les données sont gérées par des services publics à caractère industriel ou commercial (énergie, transports) ou qu’elles impliquent aussi des personnes privées (logement, transports, énergie).

Dans le secteur de la Culture, si l’on regarde les choses attentivement, où se situe exactement le verrou à l’ouverture ? Il ne résulte à mon sens plus vraiment dans des difficultés techniques ou juridiques, des exemples comme celui de la BnF avec data.bnf.fr ayant prouvé que des réalisations convaincantes étaient possibles. Le blocage réside plutôt dans l’inertie décisionnelle des grands établissements, qui restent encore aujourd’hui en dehors du mouvement d’ouverture (voir l’exemple symptomatique du Centre Pompidou par exemple qui a fait l’effort de produire des données en RDF, sans pour autant les ouvrir…). Faire avaliser par le Parlement que les données culturelles constituent des « données d’intérêt général » pourrait être un excellent moyen de passer outre cette inertie des établissements publics pour les pousser par injonction légale à s’ouvrir.

Un autre argument renforce l’intérêt de ranger les données culturelles parmi les « données d’intérêt général ». La nouvelle directive européenne concernant la réutilisation des informations du secteur public (PSI) va plutôt globalement dans le sens d’un renforcement de l’ouverture des données publiques et elle doit être transposée par la France par le biais de la loi sur le numérique. Mais alors qu’à première vue, cette directive réintègre les données culturelles dans le droit commun, elle risque au contraire de contribuer à perpétuer les particularités qui les affectent. En particulier la directive prévoit encore deux spécificités potentiellement très négatives pour l’ouverture : la possibilité pour les bibliothèques, musées et archives de tarifer la réutilisation des données plus librement que les autres administrations et la possibilité d’accorder des exclusivités commerciales de 10 ans à des entreprises pour la numérisation d’oeuvres du domaine public (à l’image des accords BnF par exemple).

Comment la future loi sur le numérique concilierait-elle ces deux aspects contradictoires ? Reconnaître un statut de « données d’intérêt général » aux données culturelles permettra-t-il d’éviter qu’elles restent soumises à des règles plus restrictives que les autres en matière de réutilisation ? Et quelle sera exactement la portée de ce statut ? Par exemple, par « données de la culture » est-ce que l’on entendra les métadonnées produites par les institutions culturelles ou aussi les contenus numérisés, notamment les oeuvres du domaine public ? Ce sont des questions auxquelles il est difficile de répondre, mais que ceux qui s’intéressent à l’ouverture des données de la culture devraient déjà anticiper afin de peser dans les débats le moment venu.

Par ailleurs, si la liste publiée par Contexte contenait la « culture », on n’y voit pas figurer la recherche. Or on pourrait penser que les données de recherche constituent également des « données d’intérêt général ». La directive européenne présente le défaut de laisser subsister ces données sous le régime dérogatoire qui a soulevé des difficultés en France en ce qui concerne la Culture. Du coup, le levier des « données d’intérêt général » serait sans doute aussi potentiellement intéressant dans ce secteur, afin de favoriser la marche vers l’Open Data.

On pourra noter pour terminer que si certains pays en Europe, comme le Danemark ou les Pays-Bas, ont déjà articulé leur Open Data autour de la définition d’un certain nombre de jeux de « données de base » à ouvrir, la notion de « données d’intérêt général » ne figure pas en tant que telle dans la nouvelle directive européenne sur la réutilisation des informations publiques. Si la France choisit de donner une existence légale à cette notion, il faudra pour cela qu’elle innove.


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Flickr et le chaînon manquant des licences

lundi 29 décembre 2014 à 22:55

Le mois dernier, la plate-forme de partage de photographies Flickr s’est retrouvée prise dans une polémique, suite à l’annonce de l’ouverture de Wall Art : un nouveau service d’impression à la demande de clichés en haute qualité. Le projet proposait une bibliothèque de 50 millions de photographies, parmi lesquelles avaient été incluses celles placées sous licence Creative Commons CC-BY ou CC-BY-SA par les utilisateurs de la plate-forme.

La page d’accueil du service Flickr Wall Art.

Cette annonce a suscité un vent de protestations chez certains utilisateurs ayant employé ces licences, qui estimaient ce partenariat inéquitable. En effet, pour les photographies placées sous « Copyright – Tous droits réservés » ou sous une licence CC interdisant l’usage commercial, Flickr proposait à leurs auteurs un partage des revenus à hauteur de 51 %. Mais pour les images sous licence libre, aucun reversement n’était prévu en faveur des photographes.

Comme l’ont déjà expliqué Next INpact ou Slate, Flickr était absolument dans son bon droit en incluant les photographies sous licence libre dans son service, dans la mesure où la CC-BY ou CC-BY-SA autorisent explicitement l’usage commercial des œuvres. Mais certains utilisateurs se sont pourtant plaints d’avoir « mal compris » la portée des licences ou se sont sentis floués après coup par la nouvelle politique de Flickr.

Le plus intéressant dans cette affaire s’est produit la semaine dernière : Flickr a finalement renoncé à inclure toutes les photographies sous licence libre dans son nouveau service, en préférant essayer de trouver une autre formule de partenariat plus consensuelle. A plus d’un titre, ce dénouement est assez étonnant et il y a à mon sens deux manières de l’interpréter.

On peut d’un côté estimer que cet épisode constitue une mauvaise nouvelle pour la Culture Libre, car elle fragilise un des principes essentiels du fonctionnement des licences libres, en attisant les crispations autour de la question de l’usage commercial, qui plus est dans le domaine particulièrement sensible de la photographie. Mais on peut aussi voir dans cette polémique le signe d’une lacune dans le panel des licences existantes : comme si entre les licences vraiment libres et celles dites « de libre diffusion » (c’est-à-dire interdisant l’usage commercial), il manquait un entre-deux, capable d’apprécier les usages commerciaux de manière plus fine et d’offrir davantage de choix aux créateurs.

Ce « chaînon manquant des licences » pourrait bien se trouver dans les licences « à réciprocité » ou « réciproques » : la Peer Production Licence ou la Reciprocity Commons Licence, dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler sur S.I.Lex. Par rapport aux CC classiques, ces nouvelles licences imposent en effet aux acteurs commerciaux une exigence de réciprocité lorsqu’elles réutilisent des contenus ouverts. De tels instruments permettraient peut-être de restaurer de la sérénité et de la confiance entre les utilisateurs et les plate-formes, en redéfinissant les conditions d’un rapport équitable.

Une mauvaise nouvelle pour la Culture Libre ?

Personnellement, lorsque j’ai pris connaissance de cette affaire, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une très mauvaise nouvelle pour la Culture Libre. En effet, les licences « libres » au sens fort du terme se sont construites, d’abord dans le champ du logiciel, sur l’idée que l’usage commercial devait être autorisé, sans autorisation préalable, ni paiement. Imagine-t-on un instant que les contributeurs de Linux ou ceux de Wikipédia viennent contester à un acteur commercial la possibilité de réutiliser ces ressources construites en commun ? C’est un débat qui paraissait aujourd’hui dépassé.

Creative Commons a de plus récemment publié des statistiques montrant que pour la première fois, le nombre des personnes qui optent pour des licences libres, autorisant l’usage commercial, a dépassé celui de celles choisissant les licences NC. On pouvait donc penser qu’un tournant psychologique dans la perception de l’usage commercial s’était opéré, induisant cet intérêt pour les licences libres. Mais la polémique soulevée par Flickr montre que les choses sont plus complexes, d’autant que Flickr constitue l’une des principales plate-formes sur Internet hébergeant des contenus sous licence Creative Commons.

La plupart des raisons avancées par les opposants au projet Wall Art me paraissent franchement mauvaises. Bon nombre de réactions que l’on peut lire dénoncent le fait que Flickr  « revende » les photographies sous licence libre sans rien verser aux créateurs originaux. Mais l’usage même du terme « revente » est ici biaisé et méconnaît les spécificités de l’environnement numérique. Flickr en effet ne « vend » pas les photographies : il monétise un service autour de ces contenus, sous la forme d’une impression à la demande haute qualité sur support physique.

A aucun moment Flickr n’a cherché à s’arroger de droit exclusif ou de monopole sur ces contenus. N’importe quel autre acteur pourrait proposer le même service ou un service plus innovant à partir de ces photographies sous CC. D’un point de vue « écosystémique », ce que fait Flickr est donc parfaitement sain. Il est abusif à mon sens d’y voir un risque d’enclosure menaçant un bien commun. Flickr ne fait au fond qu’essayer de prolonger pour des contenus culturels un modèle économique qui avait déjà fait ses preuves dans le secteur du logiciel libre : ne pas rechercher à monétiser en elle-même la ressource, par le biais de la vente de droits d’usage, mais développer des services payants à valeur ajoutée autour de celle-ci.

Ce qui est nocif dans l’environnement numérique, ce n’est pas l’usage commercial en lui-même, mais le fait que des acteurs obtiennent une position dominante dans un secteur, en enfermant leurs utilisateurs dans un « jardin clos ». Quand les utilisateurs de Flickr dénoncent ici le fait que l’on « revende » leurs photos, on peut y voir l’écho des manifestations de désapprobation suscitées par le rachat en 2012 d’Instagram par Facebook. Sauf que les deux situations n’ont vraiment rien à voir…

Instagram avait obtenu au fil du temps, par le biais de ses CGU des droits d’usage commercial sur les photographies partagées par ses utilisateurs, qu’il a ensuite transféré à Facebook suite à son rachat. Ces droits n’appartiennent à présent qu’à Facebook et ils servent à renforcer la position déjà ultra-dominante de cet acteur. C’est donc exactement l’inverse en fait de ce que se passe sur Flickr à propos des photos sous licence libre.

Le fait que Flickr ait finalement renoncé à inclure les photos sous Creative Commons BY ou BY-SA dans son service est donc à mon sens une mauvaise nouvelle pour l’écosystème. Il est infiniment plus sain de voir un acteur comme Flickr développer ainsi de nouveaux services réels, plutôt qu’il n’accentue encore sa politique de revenus publicitaires ou d’exploitation des données personnelles.

Mais sa décision peut sans doute aussi être interprétée autrement, comme une manière de satisfaire une demande forte de réciprocité exprimée par une partie de ses usagers.

L’expression d’une demande de réciprocité

Ce que traduit cette polémique, c’est à mon sens moins un « échec des Creative Commons », comme j’ai pu le lire par endroits, qu’une crise de confiance aiguë des internautes envers les grandes plate-formes d’Internet. Échaudés par des années d’abus de la part des GAFA en matière d’exploitation à outrance de leurs données personnelles et de leurs contenus, ils rejettent ici moins l’usage commercial en tant que tel que le fait qu’une compagnie comme Flickr, propriété de Yahoo (rappelons-le) ait fait cet usage commercial.

Or c’est là une des « failles » certainement des Creative Commons, de ne pas avoir une appréhension assez fine de ces usages commerciaux. Silvère Mercier dans un billet publié en 2012 insistait justement sur la nécessité de développer une « approche complexe » des usages marchands des biens communs de la connaissance, en étant capable d’apprécier la nature et le comportement concret des acteurs.

C’est justement le but des licences dites « à réciprocité » de permettre de telles modulations. La Peer Production Licence par exemple, proposée par Dmitry Kleiner autorise l’usage commercial, mais seulement pour des structures organisées sous la forme de coopératives. Sous un tel régime, un acteur comme Flickr, société commerciale classique, n’aurait donc pas pu utiliser les photographies pour un service comme Wall Art sans payer en retour les créateurs.

De manière plus nuancée encore, la Reciprocity Commons Licence – seconde proposition apparue plus tard – prévoit qu’un acteur commercial peut utiliser un bien commun seulement s’il contribue lui aussi en retour aux communs. On insiste donc ici sur la manière dont l’entité commerciale se comporte vis-à-vis de son environnement, pour juger si celle-ci s’inscrit dans une démarche équitable. Dans la formulation initiale de la Reciprocity Commons Licence, la définition de cette exigence de réciprocité était encore assez vague. Mais la réflexion se précise depuis et des propositions intéressantes commencent à voir le jour.

Bastien Guéry notamment est à l’origine du concept de Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE), qui à l’image de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) permettrait d’apprécier si une entreprise respecte un certain nombre d’engagements éthiques vis-à-vis de son environnement. N’est-ce pas finalement avec la polémique soulevé par Flickr ce qui a manqué dans le débat ?

A la recherche d’un nouvel « hybride juste »

D’une certaine manière, cette affaire qui a frappé Flickr me paraît faire écho à la trajectoire du nouveau réseau social Ello, qui avait occupé les médias en octobre dernier. Celui-ci a en effet gagné un grand nombre d’utilisateurs en affirmant qu’il ne revendrait pas les données personnelles de ses utilisateurs. Après que cette affirmation ait été mise en doute, Ello a même décidé d’apporter des garanties supplémentaires en changeant de statut, pour devenir une « Public Benefit Corporation», c’est-à-dire une structure commerciale se fixant par le biais d’une Charte certains principes de fonctionnement en vue d’atteindre un bien public.

Ces épisodes montrent avant tout qu’une partie des internautes se méfient des entités commerciales classiques et cherchent des repères qui leur permettraient d’accorder à nouveau leur confiance aux plate-formes. Dans ce contexte, il me semble que la distinction entre licences libres et licences de libre diffusion devient insuffisante : on ressent aujourd’hui le besoin d’une troisième voie et ce « chaînon manquant des licences » pourrait bien être celui des licences à réciprocité, actuellement en voie de constitution.

Le fait que cette polémique ait concerné Flickr n’est à mon sens pas anodin, car il ne s’agit pas de n’importe laquelle des plate-formes. En 2009, le juriste Lawrence Lessig, père des Creative Commons, avait introduit lors d’une conférence TED le concept « d’hybride juste » pour la désigner. Entre les entités purement commerciales comme Google par exemple et des entités à but non-lucratif comme la fondation Wikimedia, il voyait justement en Flickr un entre-deux intéressant, caractérisé par le fait que bien qu’étant une société commerciale, Flickr avait été l’une des premières à autoriser ses usagers à employer les licences Creative Commons pour partager leurs créations. Même après son rachat par Yahoo, Flickr a toujours cultivé depuis ce caractère « hybride », entre l’économie monétaire classique et l’économie du partage. Ce fut notamment avec l’ouverture de Flickr The Commons qui permet à des institutions culturelles de diffuser des œuvres du domaine public numérisées sans rajouter de nouvelles couches de droits.

D’une certaine manière, si des licences à réciprocité étaient aujourd’hui opérationnelles (ce qui n’est hélas pas encore complètement le cas), Flickr aurait de sérieux arguments à faire valoir pour prouver qu’il s’inscrit bien, par son comportement général, dans cette exigence de réciprocité. Et pour les internautes, il me paraît important de comprendre que l’équité dans l’environnement numérique doit être compris de manière globale, d’un point de vue « écosystémique » et pas seulement comme un retour financier direct pour l’usage commercial, qui remettrait en cause les principes de base de la Culture Libre.

Cette affaire « Wall Art » révèle donc à mon sens l’incomplétude des instruments juridiques actuels et devrait nous inciter à renouveler la réflexion autour des licences.


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L’étrange domaine public payant du Sénégal (et ce qu’il nous apprend)

lundi 15 décembre 2014 à 00:43

Au début du mois, à l’occasion d’une rencontre organisée par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, l’idée est venue à nouveau sur la table d’instaurer un système de domaine public payant. C’est cette fois Marie Sellier, l’actuelle présidente de la Société des Gens de Lettres qui a proposé de créer une taxe prélevée sur les rééditions d’ouvrages du domaine public, destinée à co-financer la retraite des auteurs :

Il s’agirait alors de taxer la vente d’œuvres entrées dans le domaine public, ce qui n’impacterait l’éditeur que de quelques centimes par ouvrage. Un procédé relativement indolore, qui apporterait un financement à la retraite des auteurs.

Depuis 2010, j’ai écrit plusieurs fois sur S.I.Lex pour m’opposer à cette idée du domaine public payant. Plusieurs sociétés d’ayants droit français la défendent (ou du moins s’y intéressent), qu’il s’agisse de la SACD, de l’ADAMI, du Droit du Serf et à présent de la SGDL. Cette fois encore, on invoque la figure tutélaire de Victor Hugo au soutien de cette idée, car il a évoqué le domaine public payant dans plusieurs de ses discours sur le droit d’auteur. Mais j’avais eu l’occasion de montrer en avril dernier que cette référence à Victor Hugo était assez largement usurpée, dans la mesure où ses propositions sur la question étaient beaucoup plus complexes et nuancées que ce que les sociétés d’auteurs nous en racontent aujourd’hui.

Je n’ai pas l’intention de reprendre ici ces arguments et je vous renvoie aux billets cités en lien ci-dessus pour cela. Mais je voudrais ici profiter de cette nouvelle irruption du domaine public payant dans le débat public français pour évoquer un voyage que j’ai fait en mai dernier au Sénégal. Il fut important pour moi, car j’y ai  découvert que ce pays appliquait un système de domaine public payant.

Flag-map_of_Senegal

Flag map of Senegal. Public Domain. Source : Wikimedia Commons.

J’ai eu en effet la chance d’être invité par l’association Kër Thiossane à participer à la quatrième édition du festival Afropixel, consacré aux Biens Communs et à la Culture libre. L’un des événements auquel j’ai pu participer dans ce cadre était une table-ronde dédiée aux licences libres et à leur adoption par les artistes sénégalais. C’est en préparant ce débat qu’avec Primavera de Filippi de l’Open Knowledge Foundation, nous nous sommes rendus compte que la législation sénégalaise contenait des disposition très particulières concernant le domaine public et les oeuvres du folklore. Il était prévu qu’un atelier Public Domain Remix soit organisé ensuite, pour inviter le public à produire des créations dérivées à partir d’oeuvres sénégalaises du domaine public, mais nous avons rapidement constaté que le régime en vigueur rendait une telle activité compliquée et il a même fallu finalement y renoncer.

Il est assez intéressant d’examiner en quoi consiste exactement ce domaine public payant au Sénégal et comment le dispositif fonctionne. Cet exemple montre à mon sens le danger qu’il y aurait à instaurer un tel système en France, y compris avec de bonnes intentions comme celle de contribuer au financement d’une retraite des auteurs. En touchant au domaine public, on porte atteinte aux libertés sous-jacentes dont il est la condition et c’est au final la création elle-même qui en sort diminuée.

Au Sénégal, folklore et domaine public payants

La loi sur le droit d’auteur au Sénégal a connu une réforme importante en 2008, avec notamment la reconnaissance de droits voisins au profit des interprètes et des producteurs. Cette loi (que vous pouvez consulter ici sur le site de l’OMPI) ressemble par beaucoup d’aspects au Code de Propriété Intellectuelle français. Mais, il comporte une quatrième partie, intitulée « Folklore et domaine public payant », que je copie ci-dessous in extenso :

Quatrième Partie -Folklore et domaine public payant

Art.156. Définition du folklore. -Le folklore s’entend de l’ensemble des productions littéraires et artistiques créées par des auteurs présumés de nationalité sénégalaise, transmises de génération en génération et constituant l’un des éléments fondamentaux du patrimoine culturel traditionnel sénégalais.

Art.157. Exploitation du folklore et d’œuvres du domaine public. -1. L’exploitation du folklore ou d’œuvres inspirées du folklore, ainsi que celle des oeuvres tombées dans le domaine public à l’expiration des délais prévus par les articles 51 à 55, donnent lieu à déclaration auprès de la société de gestion collective agréée à cette fin, et au paiement d’une redevance.

2. Le taux de la redevance est fixé par le Ministre chargé de la Culture. Il ne peut excéder 50% du taux des rémunérations habituellement allouées aux auteurs d’après les contrats ou usages en vigueur.

Art.158. Affectation du produit de la redevance. -1. Les sommes provenant de la redevance prévue à l’alinéa précédent sont réparties ainsi: a) Collecte sans arrangement ni apport personnel: 50% à la personne ayant réalisé la collecte, 50% à la société de gestion collective agréée; b) Collecte avec arrangement ou adaptation: 75% à l’auteur, 25% à la société de gestion collective agréée.

2. Les sommes revenant à la société de gestion collective sont consacrées à des fins sociales et culturelles.

Art.159. Procédure. -En cas d’exploitation illicite du folklore ou d’œuvres tombées dans le domaine public, l’Agent judiciaire de l’Etat, sur demande du Ministre chargé de la Culture a qualité pour ester en justice. La procédure de saisie-contrefaçon prévue par les articles 131 et suivants de la présente loi est applicable.

Art.160. Sanctions. -L’exploitation illicite du folklore ou d’œuvres tombées dans le domaine public est punie d’une amende égale à cinq cent mille francs CFA, sans préjudice des dommages et intérêts susceptibles d’être alloués à la partie civile.

D’après ce que j’ai pu apprendre en discutant avec des officiels sénégalais, ce dispositif est plus ancien que la réforme de 2008 et c’est d’ailleurs ce qui permet d’expliquer à l’origine son existence. Avant 2008, il n’existait en effet pas de droits voisins dans la loi sénégalaise (voir ici si vous ne connaissez pas cette notion). Cela signifie que lorsqu’ils reprenaient des oeuvres appartenant au domaine public ou des airs du folklore national, les artistes interprètes sénégalais ne pouvaient prétendre à aucun droit ni rémunération, n’ayant pas la qualité d’auteurs. Cette situation était jugée insatisfaisante, car elle risquait de détourner les artistes sénégalais des oeuvres du patrimoine, qui n’auraient alors plus été diffusées, au profit de créations originales sur lesquelles il était possible de revendiquer un droit d’auteur.

Pour remédier à cet état de fait, on instaura un système de domaine public payant (qui était en fait davantage à cette époque un domaine public « payé », vous allez voir pourquoi). En cas de reprise « tel quel » d’un air traditionnel, les artistes interprètes se voyaient reconnaître des droits, mais 50% des recettes devaient être versées au Bureau du Droit d’auteur. S’il y avait au contraire production d’un nouvel arrangement ou d’un apport personnel, l’artiste pouvait garder 75% des recettes et reverser le reste à l’État, de façon à encourager les réutilisations créatives.

En 2008, la loi a donc été réformée avec l’introduction de droits voisins au bénéfice des artistes interprètes. En toute logique, le système que je viens de décrire ci-dessus aurait dû disparaître, car un artiste réutilisant des airs du patrimoine au Sénégal se voit bien reconnaître désormais des droits, en tant qu’auxiliaire de la création. C’est le cas aussi en France depuis 1985 avec la loi Lang : les musiciens d’un orchestre produisant une interprétation d’un opéra de Mozart bénéficient bien d’un droit voisin, leur ouvrant divers droits à rémunération et ils n’ont rien à payer pour l’usage de cette oeuvre du domaine public. Mais au Sénégal, les deux systèmes vont co-exister : les musiciens auront un droit voisin lorsqu’ils reprennent des airs traditionnels appartenant au domaine public, mais ils devront également s’acquitter des redevances prévues dans cette partie IV de la loi.

Ce qui à l’origine avait été conçu comme un dispositif d’incitation à la diffusion des oeuvres traditionnelles s’est donc transformé par l’effet de ce cumul en une taxe instaurée sur l’usage du domaine public et l’on peut bien parler à présent d’un « domaine public payant ».

Bureaucratisation du domaine public

En 2008, la réforme de la loi sénégalaise a aussi prévu l’instauration de sociétés de gestion collective, alors qu’auparavant les fonctions de collecte et de répartition étaient assurées directement au niveau du Ministère de la Culture, par un Bureau du droit d’auteur comme on en trouve encore dans plusieurs pays d’Afrique. Lorsque j’étais à Dakar en mai dernier, une sorte de « super-SACEM » était en train de se monter, qui doit regrouper les auteurs des différents secteurs de la création : écrit, audiovisuel, musique, etc.

Lorsque l’on lit la partie IV de la loi, on voit que cette société de gestion collective joue un rôle important dans l’administration de ce domaine public payant. Ceux qui désirent réutiliser une oeuvre du domaine public sont d’abord tenus de faire une déclaration auprès de cette société. Ils doivent également s’acquitter d’une redevance, selon les modalités dont j’ai parlé plus haut. La loi est cependant rédigée d’une manière relativement ambigüe, car elle ne semble pas faire de distinction entre les usages commerciaux des oeuvres du domaine public et les usages non-commerciaux. Pour ces derniers, il n’y a pas de recettes générées et donc la redevance devrait être égale à zéro, puisqu’elle est fixée de manière proportionnelle. Mais l’obligation de faire une déclaration tient-elle toujours dans ce cas ? Nous n’avons pas réussi à obtenir de réponse définitive à la question.

Par exemple pour l’organisation d’un atelier Public Domain Remix, nous n’étions pas certains de pouvoir réutiliser des oeuvres du patrimoine culturel sénégalais. Nous avons alors songé à proposer à des artistes locaux de placer volontairement certaines de leurs créations dans le domaine public, par le biais d’une licence comme la Creative Commons Zéro (CC0). Mais là encore, l’articulation avec la loi s’est révélée complexe. Lorsqu’elle parle du domaine public, la loi sénégalaise évoque des oeuvres pour lesquels les droits sont échus à l’issue des 70 ans après la mort de l’auteur. Mais qu’en est-il des oeuvres du domaine public volontaire ? Quand le domaine public est « payant », l’auteur a-t-il encore la possibilité de libérer ses oeuvres de son vivant ? En réfléchissant à la question, nous nous sommes rendus compte que ce régime risquait d’aboutir en réalité à une situation assez ubuesque : les oeuvres versées volontairement dans le domaine public sont sans doute vraiment libres au Sénégal à partir du moment où l’auteur le décide et 70 ans après sa mort. Mais à ce moment où l’oeuvre rejoint le domaine public « classique », alors la loi prend le relai et l’oeuvre devient payante !

Nous avons pu à l’occasion du festival discuter avec des activistes marocains de la Culture libre, qui nous ont expliqué qu’un système similaire existe visiblement au Maroc. Une obligation de déclaration est également due en théorie au Ministère de la Culture pour la réutilisation d’oeuvres du folklore et ils nous ont raconté que cela avait fait échouer un projet de site internet consacré à la mise en valeur d’oeuvres du domaine public.

On le voit, ce système de domaine public payant aboutit dans les faits à une forme de « bureaucratisation » qui annule ce qui est l’intérêt premier de l’existence de domaine public : la possibilité de pouvoir enfin réutiliser les oeuvres sans avoir à demander d’autorisation à quiconque. Et étant orienté vers la collecte de redevances, ce dispositif favorise aussi mécaniquement les réutilisations commerciales au détriment des usages non-commerciaux réalisés par des amateurs qui ne rentrent pas bien dans les « cases » prévues par la loi.

De la redevance au contrôle… 

Mais le plus inquiétant à mon sens avec ce système réside dans le fait qu’immanquablement l’instauration de redevances tend à glisser peu à peu vers une forme de contrôle des usages. La loi sénégalaise n’est en effet pas très claire non plus sur le rôle exact de la société de gestion collective : doit-elle seulement enregistrer les déclarations d’usage des oeuvres du domaine public et vérifier le paiement des redevances ou peut-elle également se prononcer sur le bien fondé des réutilisations ?

Là encore, nous n’avons pas obtenu de réponses très claires à ces questions. Mais on nous a expliqué que la reprise d’oeuvres traditionnelles pouvaient parfois poser problème dans certains contextes. Par exemple, on nous a cité le cas d’un scandale survenu en 2001 à propos du film Karmen, dans lequel un chant religieux musulman avait été utilisé pour accompagner la scène de l’enterrement d’une lesbienne s’étant suicidée. L’affaire avait visiblement suscité des troubles, avec des émeutes aux abords des cinéma, et elle était prise en exemple pour montrer l’intérêt qu’il y aurait à exercer une forme de vérification sur l’usage des oeuvres traditionnelles.

Articulé avec le dispositif de domaine public payant fixé par la loi sénégalaise, une telle volonté aboutirait non plus seulement à une bureaucratisation, mais à une forme de contrôle a priori sur l’usage du domaine public, avec un dérapage possible vers de la censure.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser en apprenant cette histoire que ce film Karmen qui fit scandale au Sénégal était lui-même inspiré de la Carmen de Mérimée et de Bizet. Et Joseph Gaï Ramaka, le réalisateur sénégalais qui est allé puiser dans cette oeuvre du domaine public n’a heureusement pas été obligé d’accomplir des formalités devant une société de gestion collective française, ni de payer une quelconque redevance !

La liberté de création qu’offrent les oeuvres du domaine public est fondamentale, mais il me semble que c’est encore plus vrai pour les oeuvres du folklore (mythes, contes, légendes, etc). Ainsi par exemple, on a vu cet été la maison d’édition Marvel Comics décider de produire de nouvelles histoires de son super-héros Thor, en annonçant que celui-ci serait dorénavant une déesse et non un dieu, comme c’est le cas normalement dans la mythologie scandinave.

Le nouveau Thor sera dorénavant une déesse.

Ce choix a suscité de nombreuses discussions parmi les fans du comics. Mais il n’en reste pas moins que cette adaptation reste libre et on imagine mal une société de gestion collective scandinave pouvoir intervenir pour l’interdire, au motif que selon elle, voir Thor ainsi transformé en déesse du tonnerre dénaturerait le sens original des sagas nordiques !

Pour revenir au Sénégal, il se trouve que le bâtiment dans lequel avait lieu la table-ronde au cours de laquelle nous avons évoqué cette question du domaine public payant était aussi un lieu d’exposition d’artistes-peintres sénégalais contemporains. Or en sortant, je me suis rendu compte que l’un d’eux avait repris dans une de ses toiles la célèbre fresque de Michel Ange, montant la création d’Adam par Dieu.

Michel Ange. La Création d’Adam. Domaine Public.

Sauf que dans sa version, Dieu et Adam étaient devenus deux personnages noirs. Pour faire passer son message, cet artiste a bien détourné une oeuvre patrimoniale. Mais il n’a pu produire justement ce remix qu’en bénéficiant des libertés conférées par le domaine public. Et là encore, une telle réinterprétation aurait-elle été possible s’il avait fallu passer par une société de gestion collective, ne serait-ce que pour produire une déclaration ?

***

Il me semble que nous devrions méditer sur ce genre d’exemples, lorsque nous entendons des représentants d’auteurs – même avec la meilleure intention du monde – proposer d’instaurer un domaine public payant. La valeur du domaine public est dans la liberté qu’il nous donne pour produire de nouvelles oeuvres. S’en servir comme support pour lever des taxes, c’est le vider de son sens le plus profond. Il ne s’agit pas de nier que la situation financière de beaucoup d’auteurs est précaire et qu’elle tend à le devenir de plus en plus. Mais tordre le cou au domaine public n’apportera pas de solutions à cet état de fait. Le domaine public payant est un concept en réalité poussé par des maximalistes du droit d’auteur qui cherchent à faire disparaître cet élément essentiel d’équilibrage du droit d’auteur. Espérons dans l’intérêt même de la création que les auteurs sauront le comprendre…


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