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Ce que copier veut dire (Retour de Copy Party)

vendredi 15 mars 2013 à 18:09

La Copy Party n’est pas morte !

Un an presque jour pour jour, après la tenue de la première Copy Party à la Roche-sur-Yon, une nouvelle édition avait lieu jeudi 14 mars à la médiathèque de Rezé, près de Nantes.

Copy this, Copy that. Par Leeks. CC-BY-NC. Source  : Flickr

Copy this, Copy that. Par Leeks. CC-BY-NC. Source : Flickr

Cet événement s’inscrivait dans le cadre du cycle [Lire + Ecrire] numérique, mis en place par Guénäel Boutouillet et Catherine Lenoble, avec le soutien de la Région des Pays de Loire.

Cette session du 14 mars présentait l’originalité de prolonger une Copy Party à la bibliothèque par un atelier d’écriture portant sur le thème de la copie. Les participants étaient invités, à partir d’un des documents reproduits lors de la Copy Party, à produire leurs propres textes en réfléchissant aux notions de réinterprétation et d’intertextualité. La consigne de l’atelier jouait de la contrainte légale comme d’un levier pour la création :

Réécrire ce document – sans le paraphraser : c’est à dire : si c’est une image, l’écrire sans insert d’images ; si c’est du texte, l’écrire sans rien en citer ; l’écrire autre ; n’en révéler, dans le corps du texte, aucun élément contextuel trop éclairant (notice, auteur, date). L’écrire en un bloc justifié.

En préambule de la journée, les organisateurs m’avaient invité à mettre la Copy Party en perspective et j’ai choisi de m’interroger sur le statut juridique et la signification de l’acte de copie aujourd’hui. Voyez la présentation ci-dessous :

Cette Copy Party était la quatrième à avoir lieu depuis l’année dernière. Outre celle de la Roche-sur-Yon (appelons-là « The Mother Of All Copy Parties » ;-), une seconde s’est tenue au Lycée Rabelais à Fontenay le Comte en décembre 2012.

Une des infographies produites par les documentalistes du Lycée Rabelais pour leur Copy Party (CC-BY-NC-ND)

Une des infographies produites par les documentalistes du Lycée Rabelais pour leur Copy Party (CC-BY-NC-ND)

Une troisième s’est déroulée en janvier dernier à Bruxelles, organisée par l’association GSARA.

copy party

Dans le premier cas, il s’agissait de se servir de la Copy Party comme d’une occasion pour sensibiliser des lycéens aux questions juridiques liées à la copie, par le biais d’ateliers pédagogiques. Dans le second cas, la Copy Party était plutôt conçue comme un happening et elle s’est prolongée par une table-ronde avec des représentants de sociétés de gestion collective, autour des questions de droit d’auteur et de financement de la création à l’heure du numérique (à écouter cette émission de Radio Panik, consacrée à cette Copy Party en Belgique).

La Copy Party de Rezé était de son côté couplée avec un atelier d’écriture, dont les résultats sont déjà en ligne sur le site de [Lire + Ecrire] numérique. Les témoignages des participants sont particulièrement intéressants :

Copie d’un livre de cuisine :

En m’inscrivant à cette journée professionnelle intitulée Copy-Party, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir copier. Une vaste étendue de possibilités dans un établissement comme la médiathèque Diderot de Rezé. Quel espace choisir?  Quel sujet?  De la fiction?  Du doc? Et quel(s) document(s)? Je n’ai pas cherché à creuser car je me suis dit que le choix s’imposerait tout naturellement le jour J face aux étagères. A la fin de la conférence de Lionel Maurel, on y était. Enfin, il fallait se lancer! J’ai commencé par me diriger vers l’espace MST, multimédia sciences et techniques optant pour le documentaire. Là, après quelques hésitations, j’ai sorti du rayon Cuisine, un document.  Très vite, je suis allée à la page qui m’intéressait. Étant en possession d’un vin que je conserve pour le servir avec un plat approprié mais qui n’est pas celui qui vient immédiatement à l’esprit, j’ai joint l’utile à l’agréable dans cet acte  de copie. Outre la page de la recette,  j’ai photographié les 1ère et 4ème de couv ainsi que les références de l’ouvrage: date de parution et maison d’édition.  Je garde donc trace  de ma source. J’emprunterai peut-être ce document lors d’une prochaine visite. Peut-être pas!

Copie d’un livre pour enfants :

Située au deuxième étage et accessible par un escalier en béton, la bibliothèque des enfants regorgeait d’un nombre impressionnant de livres. Lequel choisir? Je commençais par déambuler dans cet espace et me retrouvais de façon assez fortuite devant une collection de contes [...] Cette version était assez surprenante. Épuré, le graphisme était géométrique. Les chiffres répondaient aux lettres dans une harmonie de couleurs primaires. Cette présentation apportait en somme un souffle  très contemporain à cette oeuvre. J’en fis une copie instantanément. Je détenais mon premier livre copié à usage strictement personnel que je destinais à ma nouvelle bibliothèque de travail virtuelle. Je disais adieu à mes réticences et savourait le bonheur de cette révolution numérique en marche!

Le cadre impressionnant de la Médiathèque de Rezé, avec sa coque de métal (Par calimaq. CC-BY)

L’enseignement que je tire de cet évènement, c’est qu’il paraît important d’inscrire la Copy Party dans une démarche plus vaste et d’en faire le support d’une action de médiation culturelle. La première Copy Party de La Roche-sur-Yon avait pour objet de tester le concept. Toutes celles qui ont suivi, n’ont pas été « copiées » à l’identique, mais déclinées et adaptées selon les besoins des organisateurs et leurs projets propres.

C’est exactement ce que j’ai voulu démontrer dans ma présentation : « Ce que copier veut dire ». Contrairement à ce que l’on veut trop souvent nous faire croire, copier, ce n’est pas voler ou tricher, mais apprécier, partager et réinventer pour créer à son tour.

Et c’est comme cela depuis la nuit des temps… Notre époque est la première à perdre le sens de cette vérité profonde.

Bravo et merci à Guénaël Boutouillet, Catherine Lenoble et toute l’équipe de la Médiathèque de Rezé pour s’être appropriés le concept de Copy Party de si belle manière !

A qui le tour ?

PS : depuis la parution de ce billet, plusieurs contacts avec d’autres personnes voulant organiser de nouvelles Copy Parties. A suivre !


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Tout un symbole : le fameux « Bibliothécaire » d’Arcimboldo sous Public Domain Mark

lundi 11 mars 2013 à 17:44

C’est sans doute l’une des représentations les plus célèbres du métier de bibliothécaire, que celle réalisée par le peintre Arcimboldo pour l’Empereur Maximillien II. Toutes les personnes qui exercent cette profession (et moi le premier !) ont dû éprouver une certaine fascination pour cette image…

biblio

Le Bibliothécaire. Par Arcimboldo. Domaine public.

L’original de ce tableau est conservé actuellement au Château Skokloster en Suède et j’ai eu l’excellente surprise de constater qu’une version numérisée en haute définition avait été mise en ligne sous Public Domain Mark.

arcim

Sous le portrait, la Public Domain Mark.

Cela signifie que l’établissement certifie que l’oeuvre appartient bien au domaine public et choisit de la diffuser sans ajouter de nouvelles couches de droits, en respectant son intégrité juridique.

Le Château Skokloster s’est associé à deux autres grandes institutions patrimoniales de Suède – l’Armurerie Royale et le Hallwyl Museum – pour mettre en ligne plus de 40 000 images, en utilisant des licences ouvertes, comme les Creative Commons ou la Public Domain Mark. Dans un récent communiqué de presse, Le directeur Magnus  Hagberg, qui dirige le regroupement des trois institutions, justifie ce choix en rappelant que la numérisation de ces oeuvres est financée par de l’argent public et qu’il est donc logique que ces contenus soient diffusés de manière ouverte. Il insiste sur l’importance des usages pédagogiques et de recherche qui vont pouvoir ainsi être libérés et met en avant un partenariat avec Wikimedia Commons pour augmenter la diffusion de ces oeuvres.

Une banque d’images permet la recherche au sein de ces documents, dont plus d’un quart sont en haute définition (et cette proportion est appelée à augmenter au fil des mises en ligne).

A titre de comparaison avec les pratiques françaises, on peut constater qu’un autre portrait d’Arcimboldo, L’Automne conservé au Louvre, est diffusé avec une mention de Copyright « Tous droits réservés ».

arcim louvreLa mention exacte que l’on lit sous le tableau est « Musée du Louvre /A. Dequier – M. Bard », les deux noms renvoyant sans doute à ceux des photographes qui sont intervenus pour réaliser le cliché du tableau. Le Louvre considère que cette reproduction constitue une « nouvelle oeuvre », pouvant faire l’objet d’un droit d’auteur, et se fait céder les droits par les photographes pour les exploiter ensuite à son tour. C’est ainsi que peut renaître une couche de droits d’auteur sur le domaine public et que le copyfraud trouve sa voie…

Sur le site de la banque d’images suédoise, le nom du photographe – Samuel Uhrdin – qui a fait la reproduction du tableau d’Arcimboldo figure également, dans les métadonnées associées du fichier. Il s’agit d’une reconnaissance du travail technique effectué par ce professionnel, mais cela ne conduit pas à de nouveaux droits et c’est tout à fait cohérent avec la philosophie même du droit d’auteur, qui protège seulement l’originalité dans la création.

nom photographe

Un autre point est également intéressant dans la manière dont ces institutions suédoises gèrent les droits associés à ces images. Pour les clichés d’objets tridimensionnels, comme ceux qu’abritent le Musée de l’Armurerie, ce n’est pas la Public Domain Mark qui a été utilisée, mais des licences Creative Commons (CC-BY- et CC-BY-SA). Le fait ici de reconnaître un droit d’auteur aux photographes n’est pas constitutif d’un copyfraud, car contrairement à un tableau en deux dimensions, où la reproduction ne peut pas faire naître d’originalité, la photographie d’une sculpture ou d’un objet laisse davantage de place aux choix de la personne qui prend le cliché. C’est d’ailleurs la position que défend la Wikimedia Foundation pour le chargement des images dans Wikimedia Commons, alors qu’elle rejette l’idée qu’un copyright puisse être appliqué sur la photographie d’un tableau.

Ici le choix du musée suédois a été de reconnaître les droits des photographes, mais de mettre les photos des objets sous licence libre, ce qui favorise très largement les usages. Cette politique permet de disposer sous licence CC-BY-SA de véritables trésors nationaux, comme cette armure du Roi de Suède, Gustav 1er.

armure

Il faut se réjouir de voir de nouvelles institutions publiques s’emparer de la Public Domain Mark. Et pour revenir au Bibliothécaire d’Arcimboldo, c’est un symbole particulièrement fort, de voir cette icône rendue au domaine public, à un moment où bien des bibliothèques – et non des moindres -  semblent avoir perdu le sens de leur devoir envers la diffusion de la connaissance.

Et pour se convaincre de l’importance de laisser grandes ouvertes les portes de la réutilisation, voyez cette vidéo, qui mélange différents tableaux, dont les fameuses têtes composées d’Arcimboldo, pour composer une histoire sous forme de mashup.

PS : merci @BlankTextField de m’avoir signalé la mise en ligne de ces images en Suède.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: arcimboldo, bibliothèque, bibliothécaire, Domaine public, Louvre, musée, Numérisation, Public Domain Mark, rmn, suède

Du domaine public comme fondement du revenu de base (et réciproquement ?)

samedi 9 mars 2013 à 16:50

J’ai déjà eu l’occasion de parler récemment du revenu de base, dans un billet consacré à la rémunération des amateurs, mais je voudrais aborder à nouveau la question en lien avec un autre sujet qui m’importe : le domaine public.

A priori, il semble difficile de trouver un rapport entre le revenu de base et le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle – à savoir l’ensemble des créations qui ne sont plus ou n’ont jamais été protégées par le droit d’auteur.

Revenu de base, revenu de vie, revenu inconditionnel, dividende universel, salaire à vie, etc : ces différentes appellations renvoient (d’après Wikipedia) au concept d’un « revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie« , tout au long de leur existence. La mise en oeuvre d’un tel projet est susceptible d’entraîner des transformations très profondes du système économique, parce qu’il déconnecte le revenu et l’emploi. Elle modifierait notamment notre rapport au « temps libre » (otium), en augmentant notre capacité à nous consacrer bénévolement aux tâches qui nous semblent en valoir la peine.

Human reasons to work by freeworldcharter.org

L’idée peut paraître doucement utopique, mais la présentation ci-dessous par Stanislas Jourdan, un des militants français les plus actifs en faveur du revenu de base, vous permettra de mieux vous familiariser avec ce concept, ainsi qu’avec ses différentes modalités concrètes de mise en pratique. Vous verrez qu’il possède une longue histoire et qu’il est défendu par de nombreux acteurs, de tous bords politiques.

Le domaine public comme fondement du revenu de base ?

Jusqu’à présent, j’avais commencé à m’intéresser au revenu de base, comme une des pistes possibles pour le financement de la création, susceptible d’accompagner une réforme en faveur du partage non-marchand des oeuvres sur Internet. C’est sous cette forme que le revenu de base figure dans le programme proposé par La Quadrature du Net (à côté d’autres formes de financement mutualisés, comme la contribution créative ou le crowdfunding), ainsi que dans celui du Parti Pirate.

Mais en approfondissant la question, on se rend compte que la notion de domaine public, compris comme bien commun de la connaissance, est souvent avancée comme un des fondements possibles du revenu de base :

L’allocation universelle peut aussi être justifiée comme un dividende monétaire ou crédit social reçu par chacun lié à la propriété commune de la Terre et à un partage des progrès techniques…

Un billet, paru récemment sur le site Revenu de base et intitulé « Nous profitons tous du travail des morts« , détaille cette idée selon laquelle un revenu devrait être versé à tous au titre d’une propriété partagée du savoir :

Si l’ingénieur ou l’ouvrier d’aujourd’hui ont un salaire trois fois supérieur respectivement à l’ingénieur et à l’ouvrier des années 1950, serait-ce parce qu’ils produisent chacun 3 fois plus de richesse que leur homologue des années 1950 ? Et si oui, serait-ce parce que le travailleur d’aujourd’hui est trois fois plus travailleur, trois fois plus ingénieux et donc trois fois plus méritant que le travailleur d’hier ?

Il faut répondre oui à la première question et non à la deuxième. Oui le travailleur d’aujourd’hui est trois fois productif. Mais non, ce n’est pas lié à son propre mérite, au fait qu’il travaillerait trois fois plus ou qu’il serait trois fois plus ingénieux.

Si l’ingénieur et l’ouvrier sont plus productifs, c’est justement grâce au travail que leurs homologues ont réalisé depuis les années 1950 : grâce aux routes, aux chemins de fer et autres infrastructures construites depuis lors, aux machines qui font gagner du temps au travailleur et qui ont été mises au point et fabriquées par les travailleurs du passé, et surtout grâce aux savoirs et aux innovations réalisées par les scientifiques et les inventeurs depuis plus de deux siècles.

[...] ces savoirs et ce capital physique sont un capital commun qui ne saurait être approprié par une minorité sans compensation versée aux autres. Cet argument rejoint celui de Thomas Paine, pour qui l’accaparement des terres productives par des producteurs capitalistes en Angleterre entre le XVIème et le XVIIIème siècle (le mouvement des enclosures) doit donner lieu à une compensation versée à tous, la terre étant un bien commun.

On se situe ici davantage sur le terrain de la propriété industrielle (les inventions et les procédés techniques) que sur celui de la propriété littéraire et artistique (les oeuvres de l’esprit et les créations qui forment au fil du temps le patrimoine culturel). Mais dans un autre article plus ancien, intitulé « Pourquoi les pirates devraient défendre le revenu de base« , Stanislas Jourdan fait un lien plus précis entre le projet de dividende universel et la notion de domaine public, au sens de la propriété intellectuelle :

Les Pirates dénoncent la prétendue évidence selon laquelle le piratage serait néfaste à la culture. Ils dénoncent aussi les lois Hadopi et autres, qu’ils estiment inefficaces et surtout liberticides. Mais il y a quelque chose de plus puissant encore derrière leur justification du partage de la culture.

Le fondement philosophique qui justifie l’idée que les œuvres devraient être réutilisables et partageables, c’est que la création même de ces œuvres repose sur d’autres créations antérieures relevant souvent du domaine public ou simplement d’influences d’autres artistes. De fait, les protections actuelles que confèrent la propriété intellectuelle constituent en réalité un droit illimité d’exploitation mercantile de tout un champ de ressources relevant du domaine public et d’autres œuvres non rémunérées. Le système profite ainsi à une minorité tandis que la majorité des auteurs sont oubliés.

Le revenu de base part du même principe : aucun entrepreneur ne peut prétendre créer de valeur tout seul dans son coin. En vérité, tout ce qu’une entreprise ou un individu crée, il le fait en se reposant sur des productions antécédentes ou parallèles qu’il exploite souvent gratuitement.

Ce raisonnement rejoint de nombreuses analyses que j’ai pu développer dans ce blog depuis des années à propos du processus de la création. Toute création intellectuelle s’enracine dans un fonds pré-existant de notions, d’idées et de références pré-existantes qui en forment la trame et que le créateur va synthétiser et « précipiter » pour produire son oeuvre, en leur imprimant une marque particulière. Chaque écrivain, chaque peintre, chaque musicien est profondément tributaire des créateurs qui l’ont précédé et toute oeuvre par définition peut être considérée comme un remix. Pierre-Joseph Proudhon, dans les Majorats littéraires, tenait déjà en 1868 un discours similaire :

Voilà un champ de blé : pouvez-vous me dire l’épi qui est sorti le premier de terre, et prétendez-vous que les autres qui sont venus à la suite ne doivent leur naissance qu’à son initiative ? Tel est à peu près le rôle de ces créateurs, comme on les nomme, dont on voudrait faire le genre humain redevancier.(…) En fait de littérature et d’art, on peut dire que l’effort du génie est de rendre l’idéal conçu par la masse. Produire, même dans ce sens restreint est chose méritoire assurément, et quand la production est réussie, elle est digne de récompense. Mais ne déshéritons pas pour cela l’Humanité de son domaine : ce serait faire de la Science, de la Littérature et de l’Art un guet-apens à la Raison et à la Liberté.

Le droit d’auteur et la propriété intellectuelle en général ont pour effet de dissimuler cette « dette » que tous les créateurs ont vis-à-vis de leurs anciens, en liant le bénéfice de la protection à la création d’une oeuvre de l’esprit « originale« . A l’origine, la durée relativement courte des droits (10 ans seulement dans la première loi en France sur le droit d’auteur) garantissait l’équilibre du système et faisait en sorte que le monopole temporaire reconnu à l’auteur restait l’exception par rapport au domaine public, qui était l’état « naturel » de la création et de la connaissance.

Extrait de « Tales from the public domain : Bound by law »

La dérive du droit d’auteur au cours des 19ème et 20ème siècle, avec l’extension continue de la durée des droits, a provoqué une forme d’expropriation du domaine public au profit d’acteurs (de plus en plus éloignés des auteurs) qui ont pu accaparer cette valeur à titre exclusif. La situation est si dégradée actuellement que par le biais du copyfraud, le domaine public fait l’objet d’attaques répétées qui en réduisent continuellement l’étendue et la portée. Pour reprendre les mots de Proudhon, l’Humanité s’est fait déshériter de ce qui lui appartenait. Disney par exemple a pu puiser sans vergogne dans le fonds des contes du domaine public pour bâtir son succès, mais il a exercé par la suite un lobbying extrêmement puissant pour étendre la durée des droits par le Mickey Mouse Act et neutraliser ainsi le domaine public pendant des décennies aux Etats-Unis. Ainsi fut brisé un élément fondamental du Contrat Social.

Entre les défenseurs du domaine public et ceux du revenu de base, on retrouve donc cette même idée que chaque génération contribue par sa créativité propre à enrichir le patrimoine commun de l’Humanité, mais qu’aucune d’entre elles, ni aucun groupe ou individu en son sein, ne peut prétendre s’arroger une propriété définitive sur ces richesses. Ce principe de justice temporelle est très bien exprimé par Stéphane Laborde, auteur d’une Théorie Relative de la Monnaie, par le biais du concept d’un flux temporel humain, dont on doit prendre conscience pour comprendre pleinement la philosophie du revenu de base :

[...] la tentation est grande pour les vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs. L’histoire est pleine de ces violations des principes fondamentaux, qui conduisent inévitablement à des insurrections à terme.

Le domaine public exprime l’idée que nous possédons tous à titre collectif des droits positifs sur la Culture, comme le dit Philippe Aigrain. Pour compenser la spoliation dont nous faisons l’objet du fait de la propriété intellectuelle, il est juste que chacun reçoive à vie un revenu de base pour assurer sa subsistance et lui permettre de participer à son tour à la création.

Le mensonge fondamental de la propriété intellectuelle.  Le droit d’auteur ne protège pas les générations futures, mais au contraire, il permet aux générations présentes de prendre en otage celles du futur (Extrait de « Tales from the Public Domain. »)

Sans revenu de base, pas de véritable domaine public ?

Si le domaine public, entendu comme bien commun de la connaissance, peut être considéré comme un fondement possible pour le revenu de base, on peut se demander si l’inverse n’est pas également vrai : l’instauration du revenu de base ne doit-elle pas être considérée comme la condition d’existence d’un véritable domaine public ?

Cette idée, a priori assez surprenante, a été récemment formulée par l’auteur et blogueur Thierry Crouzet, dans un billet intitulé : « Le revenu de base comme jardin d’Eden« . Dans ce texte, Thierry Crouzet interpelle différentes communautés  :  développeurs de logiciels libres, militants des biens communs, adeptes du crowdfunding, etc, pour essayer de leur faire prendre conscience qu’aucune modification en profondeur du système n’est possible, tant qu’un revenu de base n’est pas instauré.

Paradis. Lucas Cranach. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Concernant le logiciel libre par exemple, il tient ces propos, assez décapants :

Sans monnaie libre reposant sur un revenu de base, il ne peut exister de logiciel réellement libre. Sans monnaie libre, les développeurs dépendent pour leur subsistance d’une monnaie privative telle que l’euro. Une économie du partage n’est possible que grâce à des monnaies équitablement partagées, et crées. La priorité de tous les développeurs devrait être de mettre au point la technologie ad hoc, plutôt que de perdre du temps à cloner des produits commerciaux.

Et il ne se montre pas plus tendre avec le crowdfunding par exemple :

Cette technique de financement par le don communautaire restera marginale. Elle profite avant tout aux créateurs de plateformes, qui ponctionnent les échanges, et qui dans leur plan marketing se pressent de mettre en évidence quelques success-stories. Mais une société ne repose pas que sur des stars. Son économie doit profiter à tous. Le crowdfounding n’a aucune chance de fonctionner à grande échelle dans un système monétaire reposant sur la rareté.

A la fin de son billet, il ajoute un passage, qui fait le lien avec le domaine public, en appelant ces différentes communautés à agir de concert :

Communiquer est le maître mot. Et il faut commencer, dès à présent, entre des acteurs de champs encore disjoints, mais qui n’engendreront des transformations profondes que les uns avec les autres. Pas de libre, de domaine public, de gestion sereine des biens communs, sans revenu de base et réciproquement. S’enfermer, refuser la transversalité, c’est encore une fois se condamner et faire le jeu des apôtres de la rareté.

A la première lecture, ce point de vue peut paraître difficilement compréhensible, car le domaine public semble exister indépendamment du revenu de base. Au bout d’une durée de principe de 70 ans après la mort de leur créateur, les oeuvres entrent automatiquement dans le domaine public, revenu de base ou pas.

Mais peut-on dire encore que le domaine public existe réellement aujourd’hui, autrement que comme un concept théorique ? Comme j’ai eu l’occasion si souvent de le déplorer, il est extrêmement difficile de trouver du domaine public « à l’état pur », réellement réutilisable sans restrictions, notamment sous forme numérique. L’essentiel des acteurs impliqués dans la numérisation du patrimoine, qu’ils soient privés comme Google ou publics, comme les musées, bibliothèques ou archives, profitent du passage sous forme numérique pour faire renaître des droits sur le domaine public, ce qui équivaut à une forme d’expropriation conduisant morceau par morceau au démantèlement de la notion.

Philippe Aigrain explique pourquoi ces comportements privateurs pervertissent complètement le sens de l’acte de numérisation :

Ce n’est que dans un univers totalement absurde qu’un simple transfert ou une capture numérique aboutirait à une résultat qui lui ne serait pas dans le domaine public. Le coût de la numérisation ou les précautions nécessaires n’y changent rien. Au contraire, c’est lorsqu’une œuvre a été numérisée que la notion de domaine public prend vraiment tout son sens, puisqu’elle peut alors être infiniment copiée et que l’accès ne fait qu’en augmenter la valeur. L’acte de numérisation d’une œuvre du domaine public est un acte qui crée des droits pour tout un chacun, pas un acte au nom duquel on pourrait nous en priver.

Même à la Bibliothèque numérique du Vatican. Un gros filigrane en travers des manuscrits numérisés. Copyright All Right Reserved… Tu ne voleras point…

Les seules structures qui respectent intrinsèquement l’intégrité du domaine public ne sont ni privées, ni publiques. Elles sont du côté des communautés attachées à la construction et au maintien de biens communs numériques. Il s’agit de projets portés par des organisations à but non lucratif, comme la fondation Wikimedia, Internet Archive ou le projet Gutenberg, qui s’attachent à diffuser la connaissance sans l’encapsuler sous de nouvelles couches de droits.

Or ces structures, si l’on observe bien leurs principes de fonctionnement, ne peuvent développer leur action que si des communautés d’individus décident de contribuer bénévolement à leurs projets, en y consacrant de  leur temps et de leurs compétences. Ces organisations restent donc dépendantes d’une économie de la contribution, qui ne pourra véritablement exploser que si les individus sont à même de consacrer leur temps libre aux causes qu’ils soutiennent. Et c’est ici que l’on retombe sur le revenu de base, car c’est sans doute la seule solution pour permettre à ces structures de passer à l’échelle en ce qui concerne la numérisation du domaine public. Pourtant la technologie permettrait sans doute déjà de décentraliser l’effort de numérisation au sein de petites unités, travaillant de manière collaborative, sur le modèle des FabLAbs ou des HackerSpaces.

En l’absence d’une telle réforme de grande ampleur, des organisations comme la fondation Wikimedia, Internet Archive ou le projet Gutenberg sont condamnées à n’avoir qu’une action à la marge, certes utile, mais insuffisante pour modifier le système en profondeur. Leurs moyens financiers restent tributaires des dons que les individus peuvent leur verser ou des dotations de grandes entreprises-mécènes, ce qui les maintient dans la dépendance du système global.

En ce qui concerne le domaine public, l’action de ces structures est bien entendu fondamentale, mais l’essentiel de l’effort de numérisation lui-même reste le fait des Etats ou s’opère de plus en plus dans le cadre de partenariats public-privé. Avec la crise financière que nous traversons, de moins en moins d’Etats seront enclins à consacrer des fonds à la numérisation de leur patrimoine. S’ils le font, ils chercheront à mettre en place des retours financiers, en portant atteinte à l’intégrité du domaine public. Et les partenariats public-privé conduiront également à un résultat désastreux, comme l’a bien montré l’exemple catastrophique de la BnF. Le secteur public, tout comme le privé, est imprégné d’une logique propriétaire, qui le transforme en un danger mortel pour le domaine public lorsqu’il oublie le sens de sa mission.

Pour sortir de la spirale actuelle, il faudrait que les actes de numérisation eux-mêmes puissent être pris en charge par des structures dédiées à la production de biens communs de la connaissance. Certains envisagent la mise en place de Partenariats Public-Communs pour remplacer les partenariats public-privé et il s’agit sans doute d’une idée féconde à creuser. Internet Archive prend déjà en charge une partie de la numérisation des oeuvres du domaine public, tout comme les communautés d’utilisateurs dans le cadre du projet Gutenberg ou de Wikisource transcrivent collaborativement les textes anciens. Mais les résultats atteints aujourd’hui correspondent seulement à une portion limitée, comparé à la masse des oeuvres du domaine public qu’il resterait à faire passer sous forme numérique.

Seul un passage à l’échelle de l’économie de la contribution permettrait à de tels partenariats Public-Communs d’émerger, mais on voit mal comment cela pourrait être possible sans l’avènement d’un revenu de base.

Domaine public et revenu de base : deux exemples de recoupements

Deux exemples récents semblent assez révélateurs des limites du système actuel et de la nécessité de coupler le combat pour la défense du domaine public à celui en faveur du revenu de base.

Le mois dernier, la fondation Internet Archive a par exemple annoncé qu’elle allait désormais rémunérer certains de ses employés en BitCoins et l’organisation a appelé à ce qu’on lui verse des dons dans cette monnaie alternative. Cette évolution est très intéressante, car elle montre comment une structure tournée vers la gestion d’un bien commun numérique peut tirer partie d’un système de monnaie  décentralisée comme Bitcoin.

Bitcoin constitue un dispositif de création monétaire en P2P qui montre qu’une monnaie peut émerger en dehors de l’action des Etats. Acceptée par WordPress et même par des marchands de pizzas,  elle peut être vue comme une brique intéressante pour bâtir une économie des biens communs.  Mais beaucoup d’observateurs, dont Stéphane Laborde et Stanislas Jourdan que j’ai déjà cités plus haut, mettent en garde contre le fait que le projet BitCoin possède beaucoup de défauts et n’est qu’une sorte de succédané à un revenu de base, qui ne peut être assis que sur une monnaie libre. Pour un acteur comme Internet Archive, BitCoin peut constituer temporairement un appoint en complément des dons classiques qu’il reçoit. Mais fondamentalement, une telle structure aurait bien plus intérêt à ce qu’un revenu de base soit instauré.

Un autre exemple tiré de l’actualité récente met en lumière également le lien entre le domaine public et le revenu de base. L’Open Knowledge Foundation a lancé en 2011 un  projet excellent intitulé The Public Domain Review. Il s’agit de favoriser la redécouverte de trésors du passé numérisés, par le biais d’articles de présentation. Cette démarche de médiation est cruciale pour faire en sorte de replacer les oeuvres du domaine public sous les feux de l’attention, en les réinjectant dans les flux et les réseaux. De ce point de vue, le travail accompli par The Public Domain Review est remarquable, mais il n’est bien sûr pas gratuit et l’initiative n’a pu se lancer que grâce au financement initial par une fondation.

Arrivé au bout de ce premier apport, The Public Domain Review est contraint de lancer un crowdfunding pour pouvoir continuer à exister. Le site a besoin de 20 000 dollars pour tenir jusqu’en 2014 et il fait appel à la générosité des internautes pour pouvoir rassembler cette somme. Sans doute, The Public Domain Review va-t-il réussir à atteindre cet objectif, mais comme le dit plus haut Thierry Crouzet, le crowdfunding n’est pas une solution miracle. Dans une société sans revenu de base, il ne peut avoir qu’un impact marginal, puisque les capacités de financement des individus restent toujours limitées par la rareté de la monnaie.

Le travail d’éditorialisation accompli par The Public Domain review est intéressant, mais il ne représente qu’une goutte d’eau par rapport à l’océan des oeuvres du domaine public qu’il faudrait mettre en valeur. Si le revenu de base existait, les individus disposeraient d’une marge de manoeuvre beaucoup plus grande pour financer de tels projets par le biais du crowdfunding ou pour y contribuer directement en donnant de leur temps. Sans cela, l’action n’est-t-elle pas condamnée à rester symbolique ?

Extension du domaine de la lutte

Cette réflexion sur les liens entre le revenu de base et le domaine public me paraît fondamentale.

Jusqu’à présent, je me suis battu pour le domaine public essentiellement sur un plan légal. J’ai proposé en ce sens une Loi pour le Domaine Public, qui aurait pour effet d’empêcher que des enclosures ne soient posées sur ce bien commun de la connaissance. Une telle réforme aurait à n’en pas douter un effet bénéfique de protection, mais il est clair que ce combat ne peut se limiter au seul terrain du droit et qu’il faut le croiser avec d’autres, pour qu’émergent les conditions de possibilités d’un passage à l’échelle de l’économie collaborative.

Récemment, j’ai participé à un atelier organisé par Hack Your Phd et Without Model autour du thème « Quel modèle économique pour une bibliothèque libre et ouverte ? ». L’exercice était intéressant, mais il a surtout montré deux choses. Si l’on veut que le résultat de la numérisation reste bien libre et ouvert, en respectant l’intégrité du domaine public, il faut que les Etats en assument le financement sans demander de contreparties, ce qui est problématique dans le contexte actuel. L’autre voie consiste à faire appel aux contributions volontaires, mais en l’état, elles paraissent insuffisantes au regard de la tâche immense à accomplir. La Bibliothèque libre et ouverte se heurte à une impasse.

Jusqu’à présent, je restai assez dubitatif concernant l’idée d’un revenu de base, car je pensais qu’il fallait nécessairement que ce soit les Etats qui le mettent en place, et les chances qu’un tel projet soit voté me paraissaient infimes. Une initiative citoyenne européenne en faveur du revenu de base a cependant été lancée en janvier 2012 et elle vient de recevoir le feu vert de la Commission européenne pour récolter un million de signatures.

Mais l’exemple de BitCoin prouve que les Etats peuvent en fait être contournés, par l’émergence d’une monnaie complètement décentralisée et créée entre pairs. Stéphane Laborde a lancé un projet nommé OpenUDC, qui permettrait de mettre en place un dividende universel sur la base d’une monnaie véritablement libre.

Pas de revenu de base sans domaine public, mais pas de domaine public sans revenu de base. C’est la conclusion à laquelle j’arrive et il est sans doute temps d’étendre le domaine de la lutte…


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Numérisation à la BnF : vers une petite licence nationale entre amis ?

mercredi 6 mars 2013 à 14:50

Des informations continuent à paraître, à propos des partenariats public-privé de numérisation de la BnF, qui correctement recoupées, laissent entrevoir de nouveaux prolongements particulièrement contestables, dans une affaire qui en compte déjà beaucoup.

La BnF, Proquest, le Ministère de la Culture, l’ABES en pleine réflexion autour du meilleur emploi des Investissements d’avenir… (Le tricheur à l’as de carreau. Georges de la Tour. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Où l’on évoque une licence nationale pour la base Proquest

Il y a deux semaines, la direction de la BnF a organisé une rencontre avec les principales associations de bibliothécaires et de documentalistes (IABD, ABF, ADBS, ADBU, Bibliopat), qui avaient exprimé leur désapprobation à propos de ces partenariats.

Cette réunion a fait l’objet d’un compte-rendu publié par l’IABD le 26 février, dans lequel elle reste sur une ligne ferme à propos du partenariat entre la BnF et Proquest, relatif à la numérisation d’un corpus d’ouvrages anciens.

L’Interassociation n’a visiblement pas été convaincue par les arguments avancés par la direction de la BnF, puisqu’elle « réaffirme l’absurdité du principe de remboursement d’un emprunt de l’État par des établissements publics d’enseignement supérieur et des collectivités territoriales » et « attire l’attention sur les conséquences d’un financement insuffisant par les puissances publiques pour la numérisation des œuvres du domaine public ou d’œuvres dites indisponibles, ce qui conduit à utiliser les collections publiques comme gisement pour des commercialisations exclusives« .

D’autres informations ont cependant filtré à propos de de cette réunion qui montrent que, malgré la désapprobation manifestée par les professionnels du secteur, la BnF  semble chercher à présent d’autres voies pour vendre la base de données Proquest en France. Le procédé consisterait visiblement à  obtenir qu’une licence nationale soit conclue avec l’ABES dans le cadre du projet ISTEX.

Sur le blog RJ45 tenu par Daniel Bourrion, on trouve en effet un autre compte rendu de cette réunion, rédigé cette fois par l’ADBU, qui montre que la piste de la licence nationale est clairement envisagée.

La direction de la BnF a en effet été questionnée par les associations sur les « étrangetés » du partenariat français avec Proquest, qui est le seul en Europe à ne pas prévoir d’accès libre et gratuit dans le pays d’origine des ouvrages, et voici ce qu’elle a répondu :

En attendant 2023-2028, la BnF a souligné que les accords prévoient (il serait probablement plus juste d’écrire : vont désormais prévoir) qu’en cas d’abonnement à la base EEB de Proquest, une ristourne sera automatiquement consentie aux clients français, correspondant à la part des documents BnF dans la base (environ 40%). Cette solution est clairement en retrait par rapport aux accords jusque-là conclus à l’étranger par Proquest, mais la BnF justifie ce fait par le délai de 10 ans glissants pour la mise à disposition des fonds dans Gallica, contre 15 habituellement. Elle a en outre avancé qu’un achat en licence nationale, dans le cadre d’ISTEX, lui semblait un bon moyen de donner rapidement satisfaction aux usagers de l’ESR.

Cette réponse n’a visiblement pas convaincu les représentants de l’ADBU :

L’ADBU n’a pas manqué de souligner :
- que ce montage déséquilibrait le PPP en faveur du partenaire privé : si BnFPartenariats ne tirerait aucun revenu d’une licence nationale (les fonds numérisés en provenance de la BnF entraînant une ristourne équivalente pour les bibliothèques françaises), ce ne serait bien évidemment pas le cas de Proquest. La réponse de la BnF est que c’est essentiellement sa clientèle nord-américaine qui permettra à Proquest de garantir son retour sur investissement, plutôt que sa clientèle européenne ;
- que les modalités d’instruction de l’ISTEX ne garantissaient pas que la base EEB soit retenue parmi les produits à acheter prioritairement, ou à acheter tout court.

Mais si, une petite licence nationale, et tout le monde sera gagnant !  (La diseuse de bonne aventure. Georges de la Tour. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons)

Baroque et absurde

La négociation d’une licence nationale pour cette base Proquest constituerait un procédé particulièrement baroque pour monétiser cette ressource.

Les licences nationales constituent en effet un mode d’acquisition permettant de mettre à disposition de l’ensemble de la communauté nationale une ressource, plutôt que d’avoir à la négocier établissement par établissement. Il s’agit à la base d’un moyen conçu pour peser face à de gros éditeurs scientifiques pour l’accès aux résultats de la recherche. En France, ces licences nationales ont commencé à voir le jour sous l’égide de l’ABES et la démarche doit être poursuivie dans le cadre du projet ISTEX, financé par le biais des investissements d’avenir.

Appliquée à la base Proquest, une licence nationale conduirait au résultat absurde qu’une numérisation, financée en partie par le biais des investissements d’avenir, serait remboursée par d’autres crédits issus des mêmes investissements d’avenir… Par ailleurs, une telle solution reviendrait à faire financer un projet Culture par des crédits du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Bref dans tous les cas, comme le souligne l’ABDU dans son compte rendu, le serpent budgétaire se mord la queue et la charge du remboursement retombe toujours sur les deniers publics, tandis que le partenaire privé peut tranquillement faire son beurre au passage…

Dans cette affaire, la BnF n’a pas pu (ou n’a pas voulu) négocier avec Proquest une solution d’accès gratuit en France, alors que c’est le cas partout ailleurs en Europe. Une solution de type licence nationale permettrait d’opérer un « replâtrage » dans l’urgence face aux critiques, en élargissant l’accès à d’autres établissements français, mais seulement au prix d’un trou supplémentaire creusé dans les finances publiques.

Institutionnalisation du copyfraud

L’ADBU a déjà émis de sérieux doutes sur la viabilité de cette solution, mais n’y a -t-il pas un risque que la piste de la licence nationale ne soit quand même exploitée ?

Lorsque l’on passe en revue les différentes positions émises par les représentants des professionnels des bibliothèques, on peut en effet  s’étonner de voir que l’une d’entre elles est très nettement en retrait par rapport aux autres : celle du consortium Couperin, qui est pourtant la structure chargée de négocier l’acquisition des ressources électroniques pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur.

Par ailleurs, si l’on regarde pour quel type de ressources les quatre premières licences nationales ont été conclues par l’ABES, on constate que l’une d’elle couvre déjà l’un des produits développés par Proquest (Early English Books) à partir de contenus récupérés dans des bibliothèques. Deux autres (Eighteenth Century Collections Online de Gale Cengage et Les classiques Garnier numériques) correspondent également à des corpus du domaine public, qui sont ainsi revendus à des bibliothèques.

Une seule licence nationale, celle conclue avec l’éditeur Springer pour l’acquisition pérenne d’archives de périodiques et d’ouvrages scientifiques, correspond vraiment à ce que l’on attend de ce procédé, à savoir faciliter l’accès par les chercheurs aux résultats de la recherche. Dans cette hypothèse, le recours à la licence nationale permet bien de rééquilibrer le rapport de forces entre bibliothèques et éditeurs. Mais lorsque cet argent public sert à acheter des ressources que des bibliothèques vendent à d’autres bibliothèques par l’intermédiaire d’un acteur privé, n’y a-t-il pas distorsion profonde de la logique des licences nationales et cela ne revient-il pas à institutionnaliser le copyfraud, en lui fournissant des débouchées commerciaux ?

Ajoutons maintenant à tout ceci, que lors des dernières journées des pôles associées qui ont eu lieu la semaine dernière, il a été annoncé que la BnF allait rejoindre le consortium Couperin. Un problème fondamental d’impartialité ne va-t-il pas se poser, puisque le vendeur se trouverait alors faire partie de la même structure que les acheteurs potentiels ?

La question suivante mérite donc certainement d’être posée : l’affaire des accords BnF va-telle piteusement se terminer par une petite licence nationale, négociée entre amis ?


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Les données culturelles, absentes de la feuille de route du gouvernement sur l’Open Data

dimanche 3 mars 2013 à 09:52

En marge de son séminaire numérique, le gouvernement a publié jeudi une feuille de route en matière d’ouverture et de partage des données publiques.

Ce texte comporte plusieurs éléments intéressants, qui viennent concrétiser la mesure n°15 annoncée lors du séminaire gouvernemental sur le numérique : « Faire de l’ouverture des données publiques le levier de la modernisation de l’activité publique ».

Le gouvernement a fixé le cap en matière d’Open Data, mais les données culturelles ne sont même pas sur la carte… (Boussole. Par Claude Robillard. CC-BY. Source : Flickr)

Pourtant, même si l’on peut se réjouir que le nouveau gouvernement poursuive l’effort d’ouverture des données, il reste un sujet désespérément absent du radar : celui des données culturelles.

La feuille de route fixe ainsi pour objectif de travailler à l’ouverture de « jeux de données stratégiques » et la mission Etalab se voit confier la tâche d’organiser dès 2013 six débats thématiques et ouverts, afin d’identifier et de publier de nouveaux jeux de données dans les secteurs suivants : santé, éducation, dépenses publiques, logement, environnement, transports.

Nul doute que ces domaines sont importants, mais qui peut nier que le champ de la culture revêt un caractère stratégique, surtout dans un pays comme la France ? On notera également que la question des données de la recherche ne figure pas non plus dans cette liste. La raison de l’exclusion de ces deux sujets résulte certainement du fait que la réutilisation des données culturelles et de recherche est régie par un régime dérogatoire dans la loi du 17 juillet 1978, dénommé (assez improprement d’ailleurs) « exception culturelle ».

L’absence des données culturelles de la feuille de route du gouvernement pour l’Open Data est particulièrement fâcheuse et contestable, car des débats ont d’ores et déjà lieu à propos de ce régime particulier et des blocages qu’il entraîne. Un rapport Open GLAM, publié en 2012 par Creative Commons France, Wikimedia France, Veni, vidi, libri et soutenu par SavoirsCom1, avait notamment  insisté sur la nécessité de réintégrer les données culturelles dans le régime de droit commun de la réutilisation des informations publiques, pour en finir avec cette exception.

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Par ailleurs, un avis publié par l’ancienne formation du Conseil National du Numérique en juin 2012 avait émis la même idée et plaidé en faveur d’un effort particulier dans l’ouverture des données culturelles :

Le sous-développement en France de l’«open data» des donnés culturelles peut s’expliquer d’une part par le régime d’exception dont elles font l’objet, et d’autre part par des confusions relatives aux questions de propriété intellectuelle [...]

Dans tous les cas, il ne semble pas proportionné de créer un régime d’exception à tout le secteur culturel s’il n’est justifié que par des cas très particuliers, qui restent d’ailleurs à définir précisément. Le CNNum propose donc d’intégrer les données culturelles dans le régime de réutilisation commun.

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Par ailleurs, un débat public et ouvert aurait été particulièrement bienvenu sur la question, car la situation est en train de devenir dangereusement pathogène. Dans le secteur des archives, de multiples procès ont éclaté devant les tribunaux administratifs, entre des archives départementales et la société NotreFamille.com. Les premiers jugements rendus à propos de ces affaires sont particulièrement contradictoires : certains tendent à neutraliser la fameuse exception culturelle, tandis que d’autres s’appuient sur le droit des bases de données pour justifier l’interdiction de la réutilisation, ce qui peut fragiliser dans son ensemble le mouvement d’ouverture des données , et pas seulement dans le secteur culturel.

Mais c’est surtout la position du Ministère de la Culture sur cette question qui devrait pouvoir être débattue. La réponse à une question parlementaire avait montré à l’automne dernier que le Ministère restait arc-bouté sur le principe de l’exception culturelle et Aurélie Filippetti avouait même sans vergogne que la France agissait au niveau européen pour maintenir la possibilité de monétiser les données culturelles :

[la France] a plaidé pour que ce régime tienne pleinement compte des spécificités de ce secteur et de son économie, qui se caractérise par des besoins élevés d’investissement dans des opérations de numérisation complexes. La France a par conséquent demandé une exemption large et souple au principe de tarification au coût marginal pour les musées, archives et bibliothèques.

La conjonction de ces crispations judiciaires et de cette politique de monétisation conduit, comme le rappelait le CNNum, à un sous-développement de l’Open Data culturel par rapport aux autres secteurs. La feuille de route du gouvernement indique que chaque Ministère doit procéder à l’identification de nouveaux jeux de données à libérer en mars prochain, mais l’enjeu dans le secteur de la culture se situe avant tout au niveau des établissements culturels, qui peuvent s’abriter derrière l’exception culturelle pour ne pas ouvrir leurs données.

Dans ces conditions, faut-il désespérer ou se résigner ?

Il reste quelques pistes exploitables, d’après cette feuille de route, qui pourraient concerner les données culturelles, même si celles-ci ne sont pas directement nommées.

Le texte parle en effet d’élargir la stratégie d’ouverture des données publiques « à tous les établissements publics« , ainsi qu’aux « missions de service public à caractère industriel et commercial« . Ces formulations sont suffisamment larges pour s’appliquer aux bibliothèques, musées et archives nationales, ainsi qu’à un acteur stratégique comme la RMN.

Plus encore, la feuille de route indique que le gouvernement souhaite conduire une évaluation des modèles économiques des redevances existantes, en auditant les coûts et les recettes associées. Il faut vraiment espérer que cette démarche d’évaluation sera aussi conduite dans le périmètre du Ministère de la Culture, pour qu’on évalue enfin ce que rapporte effectivement la monétisation des données culturelles et si cela justifie le maintien d’un régime d’exception aussi marqué. Je suis prêt à mettre ma main à couper que ce n’est pas le cas !

Enfin, la feuille de route mentionne que des modifications de la loi du 17 juillet 1978 seront sans doute effectuées dans la foulée de la parution de la nouvelle directive européenne sur les informations du secteur public (PSI). Mais là encore, sur le chapitre des données culturelles, les signaux qui nous parviennent sont contradictoires et il n’est pas certain que la nouvelle directive apporte des améliorations significatives.

La route de l’ouverture des données culturelles en France promet d’être encore longue et difficile… Même la Hadopi a ouvert plus vite ses données que 99% des musées, bibliothèques et archives ! A part ça, tout va bien…


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