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Droit d’auteur sur les données personnelles : les plateformes le contourneraient facilement

samedi 21 juin 2014 à 17:51

Cette semaine, j’ai publié un billet pour souligner que le Conseil National du Numérique, dans son rapport sur la neutralité des plateformes s’était prononcé contre l’idée d’instaurer un "droit d’auteur sur les données personnelles". Certains estiment en effet que pour lutter contre l’exploitation abusive des données personnelles par les grandes plateformes sur Internet, un moyen efficace consisterait à créer un nouveau droit de propriété intellectuelle, à l’image de celui dont les auteurs bénéficient sur leurs créations. Dans mon billet, je me suis surtout placé du point de vue des principes, en essayant de montrer que les données relèvent d’un droit de la personnalité et qu’il serait très inopportun de les faire passer sous un régime de propriété.

Copyright is for losers. Banksy.

Mais il y a aussi des raisons techniques, que je n’ai pas eu le temps d’aborder dans mon billet, qui font qu’un droit d’auteur des données personnelles constitueraient certainement une piètre protection pour les individus vis-à-vis des plateformes. En effet, à l’heure actuelle, les utilisateurs des grands services en ligne comme Facebook ou Instagram leur confient non seulement des données personnelles, mais aussi des créations protégées par le droit d’auteur. Il peut s’agir par exemple de photographies ou de textes partagées sur ces réseaux, considérés comme des "oeuvres de l’esprit" dès lors que ces réalisations atteignent un degré de mise en forme suffisant.

Or les plateformes en ligne savent déjà parfaitement gérer ce type d’objets par l’intermédiaire de leurs Conditions Générales d’Utilisation (CGU), de manière à se faire céder de la part des usagers des droits suffisants pour utiliser et même exploiter commercialement ces oeuvres, sans que le droit d’auteur ne constitue un obstacle, ni ne garantisse un retour financier aux internaute.

Si l’on prend le cas de Facebook par exemple, voici la clause relative aux questions de propriété intellectuelle que l’on retrouve dans les CGU de la plateforme et que les utilisateurs sont réputés accepter automatiquement lors de leur inscription (on retrouve ce type de clauses, à peu près à l’identique, chez l’ensemble des grands services en ligne) :

Pour le contenu protégé par les droits de propriété intellectuelle, comme les photos ou vidéos (propriété intellectuelle), vous nous donnez spécifiquement la permission suivante, conformément à vos paramètres de confidentialité et des applications : vous nous accordez une licence non-exclusive, transférable, sous-licenciable, sans redevance et mondiale pour l’utilisation des contenus de propriété intellectuelle que vous publiez sur Facebook ou en relation avec Facebook (licence de propriété intellectuelle). Cette licence de propriété intellectuelle se termine lorsque vous supprimez vos contenus de propriété intellectuelle ou votre compte, sauf si votre compte est partagé avec d’autres personnes qui ne l’ont pas supprimé.

Le droit d’auteur est basé sur le principe du consentement préalable, mais les CGU des plateformes s’appuient justement sur le consentement des utilisateurs pour obtenir de leur part une licence couvrant des usages très larges. L’effet de ces clauses contractuelles est subtil, car il n’aboutit à ce que les individus se dessaisissent de leurs droits au profit des plateformes, mais ils créent ce que j’avais appelé dans cette présentation une "propriété-fantôme" qu’elles pourront ensuite utiliser :

La cession des droits peut en effet s’opérer à titre exclusif ou non exclusif. Le premier cas correspond par exemple à celui d’un contrat d’édition classique, dans lequel un auteur va littéralement transférer ses droits de propriété intellectuelle à un éditeur pour publier un ouvrage. L’auteur, titulaire initial des droits patrimoniaux, s’en dépossède par la cession exclusive et il ne peut plus les exercer une fois le contrat conclu. Avec les CGU des plateformes, les droits ne sont pas transférés, mais en quelque sorte "répliqués" : l’utilisateur conserve les droits patrimoniaux attachés aux contenus qu’il a produit, mais la plateforme dispose de droits identiques sur les mêmes objets.

Conséquence : rien n’empêche l’utilisateur de reproduire ou diffuser ailleurs un contenu posté sur la plateforme, mais il ne peut s’opposer à ce que celle-ci fasse de même, voire ne conclue des accords avec un tiers, y compris à des fins commerciales. C’est une chose qui arrive d’ailleurs chaque fois qu’une plateforme est rachetée : grâce à la cession non-exclusive concédée par les utilisateurs, il est possible de vendre les contenus hébergés à un tiers (c’est le sens de la formule "sublicenseable rights" que l’on retrouve dans les CGU).

L’histoire des grandes plateformes en ligne est faite de ces reventes des contenus produits par leurs utilisateurs. Ce fut le cas par exemple lorsque le Huffington Post a été vendu à AOL en 2011 avec l’ensemble du contenu des blogs produits par ses usagers qui faisaient son originalité. Plusieurs de ces blogueurs avaient intenté une action collective pour se plaindre de ne pas avoir eu de retour financier à l’occasion de cette transaction, mais la justice américaine les a déboutés. Twitter de son côté a revendu son contenu à plusieurs firmes spécialisées dans le data mining en s’appuyant sur les clauses figurant dans ses CGU. Le même phénomène s’est reproduit à l’occasion du rachat d’Instagram par Facebook en 2012 et lors de celui de Tumblr par Yahoo! en 2013.

Si un droit d’auteur était instauré sur les données personnelles, il y a tout lieu de penser que les plateformes s’adapteraient instantanément à une telle évolution de la règlementation en soumettant ces données aux mêmes clauses que celles qui concernent les contenus produits par les utilisateurs soumis au droit d’auteur.

Le droit d’auteur, dans son versant patrimonial, s’avèrerait donc sans doute une piètre protection pour les utilisateurs des grandes plateformes. Mais ne peut-on pas imaginer instaurer "un droit moral" sur les données personnelles ?

C’est une hypothèse qui m’a été avancée par certains lecteurs du billet que j’ai écrit cette semaine. Le droit moral présente en effet la particularité par rapport aux droits patrimoniaux d’être inaliénable (incessible). Il présente par ailleurs certaines analogies avec la protection des données personnelles : le droit de paternité renvoie quelque part à la notion de donnée nominative permettant d’identifier une personne. Les auteurs ont d’ailleurs le droit de rester anonymes ou de publier sous pseudonyme pour protéger leur identité. Le droit à l’intégrité des oeuvres ressemble au droit de rectification dont bénéficient les individus sur leurs données personnelles. Le droit de retrait présente quant à lui des analogies avec le droit à l’oubli qui vient d’être consacré par la Cour de Justice de l’Union Européenne.

L’analogie paraît tentante, mais elle relève à mon sens encore d’une pure métaphore. Les oeuvres et les données personnelles sont de nature différentes : nous ne sommes pas "auteurs" de nos données personnelles, au même titre que les créations que nous produisons. Par ailleurs, il serait tactiquement très habile de la part de ceux qui souhaitent aligner le régime des données personnelles sur la propriété intellectuelle de le faire en commençant par introduire une forme de droit moral. Celui est paré en France d’une "aura" qui le rend éminemment respectable. Mais d’un point de vue technique encore une fois, force est de constater que le droit moral existe déjà sur les oeuvres que nous dispersons sur les plateformes en ligne et que cela ne semble guère les perturber.

Et une fois que la propriété intellectuelle aurait mis un pied sur le terrain des données personnelles, il serait sans doute aisé ensuite de "patrimonialiser" peu à peu ce secteur. Le droit à l’image d’une certaine manière, même s’il n’a rien à voir avec le droit moral, a subi petit à petit au fil de la jurisprudence une telle dérive.


Classé dans:A propos des biens communs Tagged: CGU, données personnelles, droit d'auteur, droit moral

Le CNNum s’est prononcé contre l’instauration d’un droit de propriété privée sur les données personnelles

jeudi 19 juin 2014 à 17:34

Le Conseil National du Numérique a publié la semaine dernière un rapport la neutralité des plateformes, proposant une série de mesures pour "réunir les conditions d’un environnement numérique ouvert et soutenable". Ces travaux ont fait l’objet d’un certain nombre de critiques, en raison du caractère parfois flou du concept de "neutralité des plateformes", mais le rapport n’en contient pas moins des aspects intéressants.

propriété

Propriété privée… Par Audesou. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Le texte du CNNum contient notamment un passage consacré au statut juridique des données personnelles, qui n’a pas vraiment fait l’objet jusqu’à présent de commentaires , alors qu’il revêt à mon sens une grande importance. Pour le CNNum, le concept de neutralité des plateformes se traduit en effet par le respect de cinq exigences :

C’est ce cinquième et dernier point qui va ici retenir notre attention. Il renvoie à la page 37 du rapport, dans une partie portant sur "les bases de la répartition équitable de la valeur des données". Sans ambiguïté aucune, le Conseil se prononce contre l’idée d’instaurer un droit de propriété privée sur les données personnelles comme moyen de parvenir à une meilleure régulation de l’environnement numérique :

Exclure l’hypothèse de la propriété : en principe, l’information n’est pas propriétaire, mais les moyens pour sa production et son enrichissement peuvent l’être. La reconnaissance d’un droit de propriété sur les données personnelles aux individus est souvent avancée comme moyen de rééquilibrer les pouvoirs avec les entités collectrices.

Le Conseil invite à exclure cette option :

  • Parce qu’elle renvoie à l’individu la responsabilité de gérer et protéger ses données, renforce l’individualisme et nie le rapport de force entre consommateurs et entreprises ;
  • Parce qu’elle ne pourrait que générer des revenus anecdotiques pour les usagers et susciter à l’inverse un marché de la gestion protectrice des données numériques ;
  • Parce qu’elle déboucherait à un renforcement des inégalités entre citoyens en capacité de gérer, protéger et monétiser leurs données et ceux qui, par manque de littératie, de temps, d’argent ou autre, abandonneraient ces fonctions au marché.

A quoi cette idée de propriété privée sur les données personnelles renvoie-t-elle exactement et pourquoi la prise de position du CNNum est-elle importante ?

La montée en puissance d’une conception patrimoniale des données personnelles

La question de l’exploitation abusive des données personnelles est aujourd’hui devenue essentielle. Elle explique en grande partie le déséquilibre de l’environnement numérique au profit de grandes plateformes comme Google, Facebook et bien d’autres "capitalistes nétarchiques", capables de monétiser l’attention des internautes en captant leurs données personnelles. Il en résulte un développement inquiétant du "travail gratuit" fourni par les individus à ces grands acteurs du web sans contrepartie, ce qui provoque un transfert de valeur inéquitable leur permettant de renforcer leur position dominante.

Pour lutter contre cette forme nouvelle d’exploitation, certains avancent que la solution la plus efficace consisterait à instaurer un droit de propriété au sens propre sur les données personnelles au profit des individus, afin de leur permettre de mieux les contrôler et éventuellement de les monétiser pour organiser un retour de la valeur vers ceux qui en sont la source. On retrouve par exemple de telles thèses chez l’américain Jaron Lanier, auteur de l’ouvrage "Who owns the future ?", qui préconise de mettre en place un système de micro-paiement généralisé permettant aux individus de monétiser leurs données personnelles :

je préconise un système universel de micropaiement. Les gens toucheraient une rémunération – fût-elle minime – pour l’information qui n’existerait pas s’ils n’existaient pas.

Cette idée circulait déjà dans les années 1960, avant même que l’Internet soit inventé. C’est juste un retour aux origines. Si on arrivait à savoir combien les entreprises sont prêtes à payer pour avoir des informations, cela serait utile… Les gens pensent que le montant serait infime. Mais si on regarde en détail, c’est faux. Les données concernant M. Tout-le-Monde ont beaucoup de valeur. Cela serait un soutien économique puissant pour la nouvelle classe moyenne. Chaque donnée individuelle aurait une valeur différente. Certaines seraient plus cotées parce qu’elles sortent de l’ordinaire.

Ce genre de thèses se heurtent actuellement au statut juridique des données personnelles et de l’information. Les données personnelles des individus ne sont en effet pas considérées comme des propriétés, mais comme un droit attaché à la personne humaine et au respect qui lui est dû. C’est ainsi que la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, d’inspiration humaniste, les a conçues et cette philosophie est également présente au niveau européen. Par ailleurs, les informations en elles-mêmes échappent au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle. Elles appartiennent par défaut au domaine public structurel, même si l’instauration d’un droit des bases de données à partir des années 90 en Europe a tendu à les soumettre peu à peu à une logique propriétaire qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis.

La métaphore dangereuse de la propriété intellectuelle

Toujours est-il que les tenants de cette nouvelle approche "patrimoniale" des données personnelles ont besoin d’un fondement juridique assimilable à une propriété pour être mesure de mettre en œuvre leurs conceptions. Et un certain nombre d’entre eux sont en train de soutenir que l’on devrait mettre en place un droit de propriété intellectuelle sur les données personnelles, voire même un droit d’auteur.

C’est le cas par exemple en France de Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock et auteur de l’ouvrage "la souveraineté numérique". Dans cette interview par exemple accordée en février dernier au site LesEchos.fr, Pierre Bellanger exprimait sans ambages ce projet de créer un droit de propriété sur les données personnelles :

Aujourd’hui ces données sont ce qu’on appelle « res nullius », c’est-à-dire qu’en droit elles ne sont propriété de personne. Il faut rappeler que le pères fondateurs des Etats-Unis, lorsqu’ils ont rencontré les indiens, ont décrété que comme ils n’avaient pas de titres de propriété, leurs terres étaient « terra nullius ». Donc méfions-nous quand nos données sont « res nullius » et qu’il y a des intérêts impériaux en face [...]

Nous avons à faire ce que Beaumarchais a fait lorsqu’il a créé le droit d’auteur : nous avons à rendre les gens propriétaires de leurs données, c’est-à-dire propriétaires de leurs traces numériques sur le réseau. Il y a un certain nombre de moyens qui permettent de le faire, tout un écosystème de logiciels qui accompagne cette idée de propriété des données, et c’est quelque chose sur lequel on peut s’appuyer.

Invité sur Place de la Toile en avril dernier, Pierre Bellanger a repris et développé ces thèses, allant jusqu’à affirmer que nous serions les "auteurs de nos données personnelles", comme nous le serions d’oeuvres que nous aurions créées. Ce type d’approches est en réalité complètement métaphorique : la conception patrimoniale des données personnelles emprunte le détour du droit d’auteur parce que c’est le moyen de se raccrocher à la notion de propriété, via la propriété intellectuelle. Parfois, la métaphore est un peu plus fine, comme chez Laurent Chemla, un autre tenant de cette conception patrimoniale, qui imagine plutôt de créer un droit voisin sur les données personnelles ou une nouvelle forme de droit sui generis, comme celui qui existe sur les bases de données.

Au-delà des divergences d’approches, ces conceptions s’accordent sur le fait que la transformation des données personnelles en propriétés serait un moyen efficace de résoudre le problème d’exploitation abusive pointé plus haut. Chez Pierre Bellanger, la rhétorique employée s’apparente même à celle d’une "Tragédie des Communs". Bellanger explique que les données personnelles sont actuellement des "res nullius", c’est-à-dire des "choses sans maître" et que cette absence de propriété favorise leur sur-exploitation par les grandes plateformes du web, au détriment de la "souveraineté numérique des individus". Comme Garett Hardin l’avait fait dans les années 60 en prenant l’exemple de l’exploitation des terres, Bellanger explique que seul un régime d’appropriation privée des données peut constituer une régulation efficace.

Extension du domaine de la propriété imaginaire

Or il y a tout lieu de penser que le recours à la propriété privée en matière de données personnelles aboutirait à un résultat exactement inverse de celui avancé par les promoteurs de cette approche "patrimoniale". Le propre de la propriété est d’être cessible et transférable : c’est même sa fonction première en tant qu’institution sociale. Si l’on prend l’exemple du droit d’auteur, il faut rappeler qu’il a été inventé non par des auteurs, mais par des intermédiaires – les imprimeurs libraires de l’Ancien Régime - qui avaient besoin de cette fiction juridique pour se faire céder les droits sur les oeuvres de la part des auteurs. Loin d’être un mécanisme de protection des auteurs, la propriété intellectuelle est avant tout un système permettant l’organisation d’une chaîne de transferts des droits au profit d’intermédiaires économiques. Cette tendance qui existait dès l’origine du droit d’auteur n’a fait que se renforcer avec l’évolution technologique et le numérique n’y a pour l’instant rien changé.

Image par Christopher Dombres. CC-B6. Source : Flickr.

Cette logique "d’intermédiation", inséparable de celle de la propriété transférable, est déjà à l’oeuvre dans le domaine des données personnelles. Des firmes sont déjà en train de se positionner auprès des individus comme des tiers capables de gérer leurs données de manière sécurisée et de les "placer" sur des plateformes afin de les monétiser, un peu comme des courtiers d’affaires. Cette tendance est décrite et critiquée par Valérie Peugeot dans un article fondamental sur la question "Données personnelles : sortir des injonctions contradictoires" :

Ce scénario de la propriété sur les données est poussé par des acteurs qui y voient une opportunité d’affaires plus qu’une sortie par le haut dans une économie numérique en recherche d’équilibre. On voit ainsi apparaître des entreprises qui promettent aux internautes une monétisation directe de leurs données en les louant à des tiers (ex : Yesprofile). Ces acteurs ont pour l’heure un positionnement ambigu : ils promettent simultanément une reprise de contrôle sur les données par l’utilisateur et une source de revenus. S’ils partagent avec les acteurs du VRM (Vendor Relationship Management) le premier objectif, la promesse financière les en démarque. Cette promesse financière semble illusoire, les simulations montrant un taux de retour de quelques euros, mais ce n’est pas la question essentielle. Dans cette approche, la régulation ne passe que par un modèle commercial, entre entités en situation d’asymétrie informationnelle et de rapport de force, ce qui se traduit inévitablement au désavantage du consommateur/utilisateur.

yes

Yes Profile : "votre profil vaut de l’argent" ; "créez votre Profil propriétaire" ; "gagnez de l’argent en louant votre profil" ; "mettez vous-même vos données à la location". L’auto-marchandisation des données personnelles est déjà en marche…

On voit donc qu’en agitant devant les individus le miroir aux alouettes d’une rémunération pour l’exploitation de leurs données, la conception patrimoniale des données personnelles risque surtout de faire émerger une nouvelle classe d’intermédiaires dans l’environnement numérique, à même de générer des revenus conséquents sur la base d’une nouvelle exploitation. Loin d’aboutir à une "souveraineté" retrouvée, le détour par la propriété mènerait les individus sous la coupe d’autres intermédiaires et précipiterait encore davantage le mouvement de marchandisation des données personnelles.

En réalité, la conception patrimoniale des données personnelles repose sur un individualisme méthodologique, typiquement libéral, postulant que la meilleure façon de gérer un écosystème consiste à laisser les acteurs individuels prendre des décisions à leur niveau. Or c’est précisément cette approche réductrice que le CNNum conteste à juste titre dans son rapport. Le problème des données personnelles est essentiellement systémique et c’est à ce niveau qu’il faut se placer pour tenter de le résoudre.

Par ailleurs, le concept même de propriété intellectuelle a fait l’objet de profondes remises en cause. Nombreux sont ceux comme Richard Stallman qui estiment que la propriété intellectuelle n’est qu’une une propriété "imaginaire". Le concept même de propriété est profondément inadapté lorsqu’il est appliqué à des créations immatérielles, comme les oeuvres, les marques ou les inventions. Déjà trompeuse pour ces objets, la métaphore de la propriété le serait encore davantage si elle était étendue aux données personnelles. Il est infiniment préférable que les données personnelles continuent comme actuellement à relever d’un droit de la personnalité et à être attachées au respect dû à la personne humaine.

Cela ne signifie pas bien entendu que la réglementation des données personnelles soit aujourd’hui parfaite et qu’il ne faille pas la faire évoluer pour répondre aux mutations de l’environnement numérique. Le récent débat au Parlement européen autour du nouveau règlement sur les données personnelles a permis d’obtenir des avancées et le vote au Brésil en avril dernier de la Marco Civil da Internet montre sans doute une voie à suivre. Mais que cette réglementation soit amenée à évoluer ne signifie pas que l’on doive en modifier le fondement juridique. Surtout pas même…

Vers un troisième mouvement d’enclosures ?

La montée d’une conception patrimoniale des données personnelles constitue un mouvement inquiétant et un nouveau sursaut d’une idéologie propriétaire pourtant en crise profonde. Si l’on prend un peu de recul historique, on peut voir en effet que chacun des grands mouvements d’enclosures a été précédé par l’affirmation de nouveaux droits de propriété au profit des individus et présentés comme un progrès. Ce fut le cas lors du premier mouvement des enclosures qui a frappé les terres à partir du 12ème siècle pour culminer dans l’Angleterre du 18ème siècle par une féroce "guerre des forêts" qui a démantelé les biens communs traditionnels et les droits d’usages coutumiers bénéficiant aux plus pauvres au profit de nouvelles classes de propriétaires. Le "second mouvement des enclosures", pour reprendre les mots du juriste James Boyle, a ensuite commencé à partir du 19ème siècle et a concerné cette fois la connaissance, avec l’avènement du droit d’auteur, puis de la propriété intellectuelle. Avec l’allongement continu de la durée et de la portée de ces droits sur les créations immatérielles, il a réduit d’autant les droits fondamentaux dont bénéficiait le public sur les biens communs de la Connaissance. Ce mouvement a aussi abouti à la formation de puissants intermédiaires : éditeurs scientifiques, industries du divertissement, puis grandes firmes du "capitalisme cognitif". Bien plus que les auteurs, ces acteurs sont les grands bénéficiaires de la "propriété intellectuelle" qu’ils sont les seuls à pouvoir transformer en une rente.

Keep out ! Par Richard Elzey. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Après les terres et la connaissance, l’affirmation d’un droit de propriété sur les données personnelles aurait sans doute pour effet de précipiter l’avènement d’un troisième mouvement d’enclosures, encore plus grave que les précédents, car il frapperait directement à travers les données personnelles la substance même de nos vies. Loin d’être un frein à la marchandisation dont elles sont déjà l’objet à travers les rouages de l’économie de l’attention, ce droit de propriété n’en serait que l’aboutissement final et la consécration légale.

 Mais à l’opposé de cette approche propriétaire, certains envisagent au contraire d’employer à propos des données personnelles la même méthode que celle qui a permis de rendre les logiciels libres inappropriables : celle d’une gestion en commun, envisagée sous la forme de "faisceaux de droits" (bundle of rights). Voyez à nouveau l’article de Valérie Peugeot cité plus haut :

La troisième piste, qui déborde le cadre stricte des données personnelles pour s’intéresser aux données numériques en général, consiste, en s’inspirant des travaux d’Elinor Ostrom et de l’école de Bloomington autour des biens communs, à développer une sphère de données en Communs, c’est-à-dire de données qui peuvent être considérées comme une ressource collective, et qui n’entrent ni dans le régime des biens gérés par la puissance publique strico sensu, ni dans un régime de marché. Ce régime de Communs repose sur une gestion par une communauté de la ressource considérée, qui organise ses règles de gouvernance, en s’appuyant sur un « faisceau de droits » (bundle of rights »). Ces faisceaux de droits rendent possibles des régimes de propriété partagée. Un faisceau de droits c’est un ensemble de relations sociales codifiées autour de quelque chose à protéger comme le rappelle Silvère Mercier. Ils permettent de penser les usages indépendamment de la notion de « propriété », et d’adapter les règles de droit pour servir au mieux les usages en protégeant les ressources mises en partage. La grande force des Communs est d’ouvrir une troisième voix à côté de la propriété privée et de la propriété publique, un espace dans lequel des ressources, ici des données, ne sont pas soumises à un régime de droits exclusifs, mais peuvent être réutilisées selon certaines conditions fixées par la communauté qui en a la gestion et qui veille à leur protection. Il ouvre un espace protégé dans lequel les individus et les collectifs peuvent choisir de placer leurs données.

Appliquer la logique des licences libres aux données personnelles ?

Silvère Mercier dans un billet consacré à la question mettait l’accent sur la nécessité d’inventer un nouveau régime juridique pour organiser une gestion des données personnelles en communs :

Ni privé, ni public comment penser des données personnelles en biens communs? Car c’est une piste peu étudiée : celle de faire de ces fameuses données personnelles des biens communs, quelque chose qui appartient à tous et à personne. Ne pas les sanctuariser par la loi, ni les commercialiser sans vergogne mais bien de repenser autour de leurs usages un faisceau de droits. Il ne s’agit pas de refuser de leur appliquer un régime de propriété mais d’en repenser la nature. Et s’il fallait inventer des creative commons des données personnelles, des privacy commons? Reste à définir une gouvernance partagée de cette ressource commune. La question est effroyablement complexe et je ne prétends bien sûr pas la résoudre ici…

Quelques éléments me semblent importants à prendre en compte pour tenter de clarifier ce sur quoi pourrait porter un faisceau de droits. Il nous faut comprendre la différence essentielle entre les données d’un individu et le graphe qui est exploité. Facebook et Google n’ont que faire des données prises séparément, c’est pourquoi le fait le de permettre à l’utilisateur de télécharger ses données est tout sauf une solution. Non ce qui est décisif, c’est le graphe, le croisement de ces données, les relations entre elles via des algorithmes et des vocabulaires de types de relations (ontologies).

Peut-on imaginer que le graphe social résultant de l’entrecroisement de nos données personnelles puisse être placé sous une licence libre, comme peut l’être un logiciel ou Wikipédia, garantissant à la fois qu’il soit utilisable dans le respect de certaines conditions essentielles et inappropriable ? Il faudrait pour cela créer de nouvelles licences, qui ne trouverait pas leur fondement dans une forme de propriété intellectuelle, mais bien dans le régime actuel des données personnelles envisagées comme droit de la personnalité.

Mozilla a imaginé des "Privacy Icons", qui peuvent être une source d’inspiration pour construire des "Privacy Commons". Ils sont cités d’ailleurs dans le rapport du CNNum.

Or certains ont déjà travaillé sur de telles pistes pour envisager un "privacyleft" à l’image du copyleft des logiciels libres. Le juriste Thomas Saint-Aubin avait ainsi présenté en 2012 sur InternetActu un projet "Design your privacy", comportant un jeu de licences permettant aux individus de déterminer les conditions de réutilisation de leurs données personnelles :

La licence est donc une concession de droits d’usages à un réutilisateur, sur les données personnelles d’un individu. Il lui concède un droit personnel, non exclusif et non transférable, de réutilisation de ses données pour les finalités et les moyens présélectionnés par ses soins. Cette opt-in (c’est-à-dire cette option d’adhésion qui a fait l’objet d’un consentement préalable) est temporaire et révocable unilatéralement par l’utilisateur en opt-out (accord tacite, sans consentement préalable).

[...] Les variantes de la licence permettent à l’internaute de distinguer le régime de réutilisation des données couvertes par une anonymisation ou par une pseudo-anonymisation des données nominatives. Il doit pouvoir veiller aux conséquences du recoupement des données en les interdisant le cas échéant, notamment lorsque ces traitements sont susceptibles de l’identifier. En toute hypothèse, sur ses données nominatives ou pseudonymisées, il dispose d’une sorte de privacyleft lui permettant de revenir à tout moment sur ses permissions accordées.

***

Face à l’offensive d’une conception propriétaire des données personnelles, de tells pistes sont sans doute aujourd’hui à réinvestir et à creuser pour matérialiser l’idée d’un "faisceau de droits" sur les données personnelles permettant de les gérer en commun. Bien entendu, il ne s’agit pas de la seule voie pour parvenir à un assainissement de l’écosystème numérique. Le rapport du CNNum contient une série de propositions intéressantes de ce point de vue, concernant par exemple la notion de "facilité essentielle" pour une meilleure application des règles de la concurrence aux grandes plateformes ou l’idée d’instaurer une "obligation générale de loyauté à laquelle les site seraient soumis vis-à-vis de leurs utilisateurs.

Le CNNum s’est prononcé contre l’instauration un droit de propriété sur les données personnelles et il a sans doute eu raison de le faire, mais il faudra rester vigilant pour éviter que cette idée ne se fraye pas un chemin jusque dans la loi sur le numérique que prépare actuellement le gouvernement.

 

 


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Du brevet comme arme de guerre au don comme acte de paix

samedi 14 juin 2014 à 12:38

Cette semaine, Elon Musk, le PDG de la compagnie Tesla Motors spécialisée dans la construction de voitures électriques, a fait sensation en publiant un billet "All Our Patent Belong To You", annonçant que sa société renonçait à exercer des poursuites à l’encontre de ceux qui utiliseraient ses technologies. Dans son billet, Musk explique vouloir appliquer la philosophie de l’Open Source au domaine des brevets, pour stimuler l’innovation dans le secteur des voitures électriques et favoriser ainsi leur développement au niveau mondial :

Nous pensons que Tesla, d’autres compagnies fabriquant des voitures électriques et le monde bénéficieront tous d’une plateforme technologique commune, évoluant rapidement.

Le leadership en matière de technologie n’est pas défini par des brevets,  à propos desquels l’histoire a montré qu’il offrait peu de protection face à un concurrent déterminé, mais plutôt par la capacité d’une entreprise à attirer et à motiver les meilleurs ingénieurs. Nous pensons qu’appliquer la philosophie de l’Open Source à nos brevets va renforcer plutôt que diminuer la position de Tesla de ce point de vue.

"Le mur des brevets" au siège de Tesla Motors, sur lequel l’entreprise affichait les titres de propriété obtenus sur ses inventions (The Tesla Patent Wall at HQ, now set free. CC-BY. Par Melirius. Source : Wikimedia Commons)

Salué très largement depuis quelques jours, ce geste en faveur de l’ouverture est loin d’être anodin dans un contexte où la logique propriétaire des brevets est de plus en plus souvent remise en cause. Il annonce peut-être l’avènement d’une autre voie possible,  vers une "économie des Communs" au centre de nombreuses réflexions et expérimentations aujourd’hui.

De la Guerre des brevets à la création d’un nouveau bien commun

La décision de Tesla en faveur de l’ouverture détonne par rapport à la "Guerre des brevets" sans merci que se livrent depuis plusieurs années les géants de l’économie numérique comme Apple, Samsung ou Google dans le domaine de la téléphonie mobile et des systèmes d’exploitation. Elle contraste également avec la situation du système des brevets aux États-Unis, dont la cohérence est mise à mal par la multiplication des Patent Trolls, ces firmes amassant des brevets souvent fantaisistes sans rien produire et qui vivent en menaçant d’autres entreprises de procès.

La dérive du système des brevets en une image : plus de 60% des procès aux États-Unis sont intentés chaque année par des Patent Trolls, ce qui nuit gravement à l’innovation que les brevets sont censés promouvoir et récompenser.

En renonçant à exercer ses brevets, Tesla Motors crée de facto un bien commun, dans lequel une communauté d’acteurs va pouvoir aller puiser pour innover à leur tour, en développant une technologie d’avenir. Elon Musk explique dans son billet que Tesla conservait auparavant ses brevets à titre défensif, pour éviter qu’une grosse compagnie automobile ne brevète de son côté une technologie pour se l’approprier. Mais Tesla a finalement renoncé à cet usage du brevet comme arme de guerre, même à titre défensif. Son constat est que les technologies pouvant servir à construire des voitures électriques sont sous-utilisées, y compris par les gros constructeurs qui ne se sont pas engagés de manière significative dans ce créneau.

En ouvrant ses brevets, Tesla choisit de se débarrasser de la peur d’être "pillé" pour opter pour le don, en créant la possibilité de faire advenir dans le secteur des voitures électriques une nouvelle forme économie.

Vers une nouvelle "économie de paix" ?

Cette attitude rejoint ce que l’auteur Thierry Crouzet appelle "économie de paix" qu’il oppose à "l’économie de prédation", dans son dernier ouvrage "Le Geste qui sauve". Il y explique comment le médecin suisse Didier Pittet a choisi de ne pas déposer de brevet sur la formule du gel hydro-alcoolique servant à se laver les mains sans eau, afin qu’il puisse se diffuser à grande échelle et à moindre coût. Par cette décision, l’usage de cette solution s’est répandu dans les hôpitaux partout dans le monde, y compris dans les pays du Sud, en permettant de lutter contre les maladies nosocomiales et de sauver des millions de vies tous les ans. Un résultat qui n’aurait pu être atteint si la formule avait été brevetée et exploitée par un laboratoire pharmaceutique avec une exclusivité.

Dans son livre, Thierry Crouzet montre remarquablement que l’acte de don n’est pas un geste anti-économique. Au contraire, il permet l’avènement d’une nouvelle économie, refondée sur des principes qui remplacent la compétition par la coopération et la recherche du profit par des valeurs à atteindre. Les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent aujourd’hui la solution hydro-alcoolique inventée par Didier Pittet ont une activité économique liée à la vente du produit, mais ils se sont également rassemblés en un consortium destiné à promouvoir l’hygiène des mains pour sauver des vies. La mise en partage de la ressource alimente donc un cercle vertueux, dont le livre de Crouzet, publié en Creative Commons et traduit en six langues avec le soutien de ce consortium, est aussi une manifestation directe.

Pour lui, "Tout innovateur, et en fait chacun de nous, doit aujourd’hui se demander s’il se place dans l’économie de prédation ou dans l’économie de paix." En réalité, c’est un choix auquel les inventeurs ont été confrontés depuis longtemps.

Petite histoire du don en matière de brevets

Les actes de don comme ceux qu’ont réalisés Elon Musk ou Didier Pittet sont rares dans l’histoire, mais ils ont eu à chaque fois des retentissements importants. On peut par exemple remonter à 1839, date à laquelle l’État français a racheté le brevet sur le daguerréotype, pour en "doter libéralement le monde entier" et libérer cette technologie. C’est une chose peu connue, mai Pierre et Marie Curie ont également renoncé à déposer un brevet sur la méthode d’extraction du radium, afin de permettre à la recherche et à l’exploitation économique de cet élément de se développer. Pour financer ses recherches, Marie Curie préféra recourir à des souscriptions, ce qui en fait une des précurseurs du crowdfunding en plus de l’Open Source ! Dans la même veine que Didier Pittet, on peut également citer l’exemple du chercheur américain Jonas Salk qui choisit en 1955 de ne pas breveter le vaccin de la polio qu’il avait découvert. Par ce geste, on estime qu’il renonça à l’équivalent de 7 milliards de dollars. Mais à un journaliste qui lui demandait qui détenait le brevet sur cette invention, il répondit "Il n’y a pas de brevet. Pouvez-vous breveter le soleil ?".

 Plus proche de nous et de la décision de Tesla, Thierry Crouzet rappelle dans son livre la décision fondamentale du CERN et de Tim Berners-Lee de ne pas breveter en 1993 l’invention des technologies à la base du web pour les laisser dans le domaine public. Aujourd’hui menacées, les caractéristiques fondamentales d’Internet et ensuite du Web découlent pourtant de cet acte originel de don, qui les ont constitués en biens communs. L’histoire aurait été complètement différente si les protocoles constitutifs du réseau avaient été initialement brevetés.

Ainsi par ces actes ponctuels d’ouverture, une "économie de paix" a pu subsister par îlots en dépit d’une pression croissante à la privatisation et à l’exploitation systématique de la connaissance : "le deuxième grand mouvement d’enclosure" selon les mots de David Bollier. Mais la question est aujourd’hui de savoir s’il est possible de conjurer cette tendance pour envisager un passage à l’échelle vers une économie construite autour de la connaissance ouverte.

Crise de l’idéologie propriétaire et économie de la connaissance ouverte

Le geste de Tesla Motors intervient alors que certains réfléchissent à la possibilité de conduire une transition dans l’économie au niveau global autour des pratiques de partage de la connaissance, afin de constituer une "économie des Communs". C’est le cas par exemple du chercheur Michel Bauwens, président de la Peer-To-Peer Foundation pour lequel "les entreprises devraient être structurellement incitées à se comporter comme des dauphins et pas comme des requins". Actuellement en Équateur, Bauwens coordonne le projet de recherche FLOK (Free Libre And Open Knowledge) soutenu par le gouvernement local, qui vise à étudier la possibilité de reconfigurer une économie nationale autour de la Connaissance Ouverte plutôt que de la propriété intellectuelle.

Au vu de la situation économique actuelle, ces conceptions peuvent paraître utopiques ou déconnectées de la réalité, mais la décision de Tesla est là pour montrer que les choses sont peu à peu en train de bouger. Cet évènement marque une nouvelle étape dans la "crise de l’idéologie propriétaire" sur laquelle est fondée l’économie libérale et le retour des Communs, longtemps éclipsés.

Il sera intéressant d’observer comment le secteur économique de la production des voitures électriques se reconfigure suite à la décision de Tesla d’ouvrir ses brevets. On peut penser que ce domaine est particulièrement propice à l’application des principes de l’Open Source. En 2010, le projet Wikispeed avait déjà montré l’efficience du travail collaboratif et du partage des connaissances pour la production automobile. Voyez ce qu’en dit cet article :

 Le fabriquant de voitures modulables et open-source Wikispeed a fait le pari de construire un modèle innovant sur la base des pratiques Peer-to-Peer. Ainsi, il aura fallu trois mois et 80 personnes d’une douzaine de pays sans aucun capital financier pour conceptualiser et produire une voiture de sport à seulement 24000$, constructible sur un modèle lego et produite localement, à la demande. Le délai d’une entreprise traditionnelle est lui de cinq ans.

Et au-delà de l’efficacité, l’expérience collaborative de Wikispeed a aussi montré que ce mode de production permettait d’intégrer des considérations éthiques et environnementales au sein du processus industriels, car contrairement aux logiques d’obsolescence programmée, la voiture Wikispeed a d’emblée été conçue pour pouvoir facilement être réparée à partir de pièces reproductibles, dans le respect des principes du développement durable.

***

La décision de Tesla constitue donc sans doute un jalon important dans une série de mutations qui annoncent graduellement une révolution industrielle fondamentale. Elle montre que les principes qui étaient à la base du logiciel libre peuvent se prolonger en direction de la production matérielle.

Le projet FLOK cité plus haut a d’ailleurs dans cette optique consacré l’un de ses "Policy Papers" à la question du Free Hardware, qui fait largement écho à la décision de Tesla d’ouvrir ses brevets, notamment par le lien établi entre innovation ouverte et  préoccupations environnementales :

Le développement des technologies, accompagné d’un ajustement des styles de vie individuelle, par exemple le recyclage ou l’économie d’énergie, va accroître la préservation des ressources naturelles, pour aboutir à un développement technologique durable. L’Open Harware est une pratique dans laquelle les designs sont partagés grâce à des licences au sein de communautés. Ces designs peuvent être utilisés par des fabricants, qui peuvent réaliser et vendre les produits, éventuellement en tirer profit, mais sans rente à payer dérivant d’un droit de propriété intellectuelle.

Dans l’optique d’un développement technologique durable, l’ouverture est au centre de la valeur. L’innovation, la collaboration et la communauté sont les éléments clés dans le contexte de ressources partagées et de connaissance ouverte. L’accélération de la production de connaissances est un des buts principaux à atteindre pour aboutir à la production de matériels libres et durables, avec la possibilité de les partager et de diffuser la connaissance dans les communautés. Une des raisons d’ancrer le développement soutenable dans le hardware en Open Source réside dans le fait qu’il permet d’accélérer l’innovation et la production. L’innovation ne doit pas être privatisée. Les licences de partage appliquées au design assure que toute innovation produite collaborativement pourra bénéficier à tous les membres d’un écosystème ouvert et partagé.

Ce sont à peu de choses près les mêmes mots que ceux employés par Elon Musk.


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Let Copyright Go : Disney plus tolérant vis-à-vis des créations par les fans ? (mais il y a une raison)

dimanche 1 juin 2014 à 23:05

Disney s’est souvent distingué par le passé par sa conception particulièrement maximaliste de la propriété intellectuelle. Alors que pendant longtemps ses premiers succès ont été réalisés en piochant dans les oeuvres du domaine public, Disney à la fin des années 90 a fait pression sur le congrès américain pour étendre la durée de protection du copyright de 20 ans, afin de ne pas perdre le contrôle sur le personnage de Mickey. Et plus récemment, Disney faisait aussi partie des industries du divertissement qui ont poussé en 2012 la loi SOPA aux États-Unis, heureusement arrêtée par une mobilisation citoyenne en raison des dangers qu’elle présentait pour les libertés. Mais rien n’est immuable et les choses sont peut-être en train graduellement d’évoluer, plutôt dans le bons sens pour une fois.

La Reine des neiges aurait-elle réussi l’exploit de "dégeler" Disney à propos des créations par les fans ?

Un article très intéressant d’Andrew Leonard, paru la semaine dernière sur le site américain Salon, explique en effet comment Disney est peut-être pour la première fois en train de lâcher du lest sur la défense du copyright, à propos du film d’animation "La Reine des neiges" (Frozen en anglais). Cette production constitue pour Disney un véritable phénomène, puisqu’il s’agit du film d’animation le plus lucratif de l’histoire avec plus d’un milliard de dollars de recettes engrangées. Naturellement, un tel succès a été à l’origine d’une intense production de contenus par les fans, notamment sur YouTube. La chanson phare du dessin animé, "Let It Go", s’est vendue à plus de 2,7 millions de copies et elle a été visionnée 91 millions de fois sur YouTube. Mais dans le même temps, il existe sur la plateforme plus de 60 000 versions de cette chanson créées par les fans, ayant généré 60 millions de vues.

Alors que Disney s’est montré sévère par le passé vis-à-vis de YouTube, il semble que la firme a choisi cette fois de laisser circuler les contenus sans les bloquer, y compris lorsque ces vidéos amateurs sont monétisées par le biais de publicités, alors que le système de filtrage ContentID lui permettrait de le faire. Et cette tolérance est d’autant plus intéressante que YouTube a récemment durci de son propre chef les règles concernant le respect du droit d’auteur sur sa plateforme, restreignant fortement la possibilité de réutiliser des contenus protégés.

Ce revirement de la part d’un acteur comme Disney est intéressant, mais comme vous allez le voir ci-dessous, il n’est pas uniquement motivé par un accès subi de générosité. La raison est plutôt à rechercher dans la manière dont Disney a investi pour mieux maîtriser l’écosystème particulier de YouTube et tirer partie des créations par les fans. Cette nouvelle configuration offre une bouffée d’oxygène pour les usages transformatifs des oeuvres et montre qu’une conception plus souple du droit d’auteur pourrait être mise en oeuvre. Mais elle pose aussi toujours des difficultés à cause du rôle central que YouTube continue à jouer dans le dispositif.

Des créations par les fans, parfois très lucratives… 

Le point le plus intéressant de l’article d’Andrew Leonard consiste à montrer que l’énorme succès de la Reine des neiges a créé un véritable écosystème sur YouTube. Un nombre important de chaînes tenues par des amateurs ont subitement été "boostées" pour avoir posté une vidéo en lien avec l’univers du film d’animation. C’est le cas par exemple de la chaîne Steamfairie où l’internaute Kota Wade a publié plusieurs vidéos en lien avec la Reine des neiges. Une reprise de la chanson "Let It Go" a atteint plus de 8 millions de vues  et un tutoriel de maquillage pour imiter Elsa, l’un des personnages du film de Disney, a généré 2 millions de vues. Kota Wade confesse que grâce à ce coup d’accélérateur les revenus publicitaires qu’elle tire de sa chaîne lui permettent à présent de vivre de cette activité.

Ce cas est loin d’être isolé. Plusieurs vidéos parmi les innombrables reprises et parodies de "Let It Go" ont atteint des nombres de vues se chiffrant en millions. Avec parfois des choses assez surprenantes comme cette kitchissime reprise métal à la guitare électrique, comptant… 4,5 millions de vues !

Il serait intéressant de pouvoir savoir quel montant total ces créations dérivées réalisées par des fans ont permis de générer. Ce qui est certain, c’est que Disney a choisi de ne pas réagir et de laisser en apparence ces flux monétaires aller vers les internautes. Mais vous allez voire que cela est sans doute à mettre en relation avec les investissements que Disney a réalisé dans la "machinerie" cachée de YouTube

Investir dans la "machinerie cachée" de YouTube

YouTube constitue en effet un écosystème fascinant, dont les rouages ne sont pas tous immédiatement apparents. En effet, beaucoup de chaînes sont en réalité chapeautées par des "Multi-Channel Networks", comme Machinima par exemple, à qui elles proposent de s’affilier en leur rendant en échange de multiples services pour promouvoir et monétiser plus efficacement leurs contenus, notamment au niveau de la gestion des droits.

Or en avril dernier, Disney a acquis pour la rondelette somme de presqu’un milliard de dollars Maker Studios, l’un des plus importants Networks de YouTube rassemblant plus de 50 000 chaînes. A titre de comparaison, Disney a racheté Star Wars à Georges Lucas pour 4 milliards de dollars, soit quatre fois plus seulement que Maker Studios, ce qui montre la valeur de ces réseaux sur YouTube.

Concrètement, cela signifie que Disney est désormais à même de profiter de la monétisation des vidéos amateurs reprenant des contenus protégés, sans entrer en guerre ouverte avec les internautes. S’affilier au Network de Disney offrira une "protection" aux chaînes qui feront ce choix, en échange d’une ponction d’une partie des recettes publicitaires générées. Disney a donc d’autant plus intérêt à laisser les contenus circuler. Il sera intéressant d’ailleurs de voir si la politique de tolérance initiée avec La Reine des neiges se poursuivra avec Maléfique, qui vient de sortir sur les écrans, ou plus encore avec l’épisode VII de Star Wars qui devrait générer des masses de contenus amateurs.

Ce choix de racheter un Network est également intéressant, parce que l’on avait eu l’impression en fin d’année dernière, lorsque la "Copyright Apocalypse" s’était produite sur YouTube qu’un bras de fer avait été engagé par la plateforme contre ces intermédiaires. Le choix avait été fait par YouTube de faire perdre leur immunité aux chaînes affiliées à ces Networks, en laissant brusquement son système de filtrage ContentID passer sur leurs vidéos. Mais le fait aujourd’hui de voir Disney racheter un tel Network montre que les choses sont plus complexes et que ces réseaux ont sans doute un rôle encore à jouer pour faire l’interface entre les producteurs de contenus et les internautes.

Reconfiguration en cours dans la monétisation des contenus

La nouvelle stratégie de Disney n’est qu’un épisode dans des mouvements plus vastes qui affectent les processus de monétisation des contenus sur YouTube. La plateforme semble d’ailleurs tiraillée entre plusieurs directions contradictoires. Il semble en effet de plus en plus certain que YouTube s’achemine vers le passage à une offre payante de grande ampleur en ce qui concerne la musique, avec une formule d’abonnement en streaming qui devrait bientôt arriver. L’évolution vers cette formule génère d’ailleurs au passage de fortes tensions avec les producteurs indépendants, qui sont sommés de rejoindre ce système ou être expulsés de l’offre gratuite, ce qui les feraient disparaître de la plateforme.

D’un autre côté, d’autres producteurs d’oeuvres protégées outre Disney, sont en train d’essayer de renouer des relations plus pacifiques avec les internautes amateurs réutilisant leurs contenus dans leurs vidéos. C’est le cas par exemple de Nintendo, qui a annoncé cette semaine vouloir mettre en place une formule de partage des revenus avec les Youtubeurs, avec une formule d’affiliation officielle. Mais la proposition semble plus maladroite que celle de Disney, car Nintendo voudrait imposer aux internautes une autorisation préalable de réutilisation des contenus, ce qui sera sans doute trop contraignant pour contenir la créativité des fans sur YouTube.

Mais l’annonce la plus fracassante cette semaine a été le fait de YouTube lui-même. La plateforme semble vouloir développer un système permettant aux fans de financer directement un créateur sur YouTube en lui versant des sommes pour le soutenir. Une telle solution offrirait la possibilité à des créateurs de s’affranchir de la publicité pour toucher un revenu, en passant par une relation directe avec le public, comme certains essaient déjà de le faire par exemple par le biais de solutions comme la plateforme de crowdfunding Tipeee.

Avec la force de frappe dont dispose YouTube, il serait en mesure par ce biais de mettre en place une forme de mécénat global, système de financement mutualisé de la création dont certains avaient rêvé, mais qui n’était pas censé être implémenté par un acteur privé en situation de position dominante comme YouTube.

Et c’est là que le bât blesse à nouveau. Certes la politique de tolérance mise en place par un acteur comme Disney est à première vue positive, car elle offre une marge de manoeuvre aux pratiques transformatives et aux créations par les fans, en leur permettant même de dégager des revenus à partir de ces activités, en sortant de la guerre de tranchée stérile contre le "piratage".

Mais en prenant du recul, toutes ces évolutions ne font à chaque fois que renforcer la position de quasi-monopole de YouTube et son caractère presque incontournable pour tous les acteurs de la chaîne de la création, avec à la clé toujours plus de centralisation et de contrôle pour lui.

C’est la raison pour laquelle il serait infiniment préférable que la loi consacre les usages transformatifs des oeuvres par le biais d’une exception au droit d’auteur et que des formes publiques de financement mutualisé de la création voient le jour, à l’image de la contribution créative.


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Domaine public payant : Victor Hugo n’aurait pas voulu ça !

mercredi 30 avril 2014 à 07:22

Victor Hugo a joué un rôle important dans l’évolution du droit d’auteur à la fin du XIXème siècle, en participant à la fondation de la Société des Gens de Lettres et en initiant le mouvement qui conduisit en 1886, un an après sa mort, à la signature de la Convention de Berne. En 1878 lors d’un Congrès International Littéraire, Hugo prononça deux discours (1,2) dans lesquels il défendit l’idée d’instaurer un domaine public payant. Cette idée, qui revient périodiquement dans le débat sur l’évolution du droit d’auteur, consiste à mettre en place une redevance sur l’exploitation commerciale des oeuvres du domaine public, alors même que la durée de protection des droits patrimoniaux est échue. Plusieurs conceptions différentes de ce système existent, divergeant notamment quant à l’affectation des sommes ainsi récoltées, mais toutes aboutissent à la suppression d’une des libertés fondamentales rendues possibles par le domaine public : celles de puiser dans le fonds commun des oeuvres anciennes pour les rééditer, les adapter et les exploiter à nouveau en alimentant ainsi le cycle continu de la création.

hugo

Victor Hugo, par Auguste Rodin. Photo par B.S. Wise. CC-BY-NC. Source : Flickr.

La question du domaine public payant est revenue sur le devant de la scène en France lors des auditions conduites par la mission Lescure. La SACD notamment, par le biais de son directeur général Pascal Rogard, avait alors réclamé la mise en place de redevances sur l’exploitation des oeuvres du domaine public audiovisuel. Mais la mission Lescure n’a pas retenu cette idée et au contraire, son rapport final a même recommandé d’introduire une définition positive du domaine public dans le Code de propriété intellectuelle pour en renforcer la protection. Il semble bien d’ailleurs que le Ministère de la Culture travaille toujours sur cette piste en vue de la future loi sur la Création.

Mais cela n’est visiblement pas suffisant pour désarmer les revendications des sociétés de gestion collective qui agissent toujours pour remettre le domaine public payant sur le devant de la scène. Le 17 avril dernier, l’ADAMI (société représentant les artistes-interprètes) a ainsi organisé une table ronde lors de ces rencontres européennes, intitulée "Domaine public : la règle ou l’exception ?". Les échanges ont largement porté sur cette question du domaine public payant, défendue par plusieurs orateurs à la tribune. Et en introduction de ce débat, une lecture du fameux discours de Victor Hugo a été donnée par l’acteur Pierre Santini, pour convoquer l’esprit du grand homme au soutien de cette idée.

L’intégralité du débat est accessible en vidéo sur le site de Romaine Lubrique, et vous pouvez lire un compte-rendu sur Next INpact, ainsi qu’une belle réaction chez l’auteur Neil Jomunsi. Je voudrais moi aussi contribuer à ce débat en essayant de retourner au plus près des propos de Victor Hugo, pour essayer de discerner quelle était vraiment sa position sur ce sujet. Car comme c’est hélas souvent le cas, on ne cite ces discours que par morceaux et par bribes, qui finissent par en mutiler le sens. Victor Hugo se retrouve alors "embrigadé" du côté du domaine public payant tel que l’entendent les sociétés de gestion collective actuelles, alors que sa pensée sur la question était beaucoup plus nuancée que l’on veut bien nous le faire croire. La réalité ne correspond pas aux images d’Épinal que l’on cherche à nous faire avaler, à l’image des propos à l’emporte pièce et des simplifications historiques grossières dont un personnage comme Pascal Rogard s’est fait une spécialité :

Avant Hugo, certains ont aussi cherché à faire de Jean Zay un champion du domaine public payant, mais j’ai déjà eu l’occasion de montrer que c’était faux et qu’au contraire, Jean Zay souhaitait étendre le domaine public en l’anticipant. Pour Victor Hugo, les choses sont différentes : il défend bien l’idée d’un domaine public payant, mais il partage pourtant certains points communs avec  Jean Zay  dans la mesure où il réclamait l’instauration d’un "domaine public immédiat". Nos très chères sociétés de gestion collective se gardent bien de rappeler cela et je serais très étonné qu’elles soutiennent une telle proposition, pourtant fort judicieuse ! Par ailleurs, Victor Hugo assignait un but précis au domaine public payant : non pas constituer une rente perpétuelle au profit des ayants droit des auteurs, mais servir au financement des jeunes créateurs pour les aider à prendre leur essor.

Et il faut bien reconnaître qu’Hugo, par une de ces fulgurances dont il est coutumier, touchait là à une question absolument essentielle, peut-être même la question la plus importante que nous devons nous poser à propos de l’avenir de la création. Quels moyens une société doit-elle consacrer pour favoriser en son sein l’émergence de nouveaux créateurs ? Or si l’idée d’un domaine public payant pouvait peut-être avoir du sens à la fin du XIXème siècle, vous allez voir qu’il n’en est plus de même aujourd’hui, notamment parce que la proportion de créateurs effectifs et potentiels dans la société s’est grandement accrue. Internet a mis dans les mains de la population des moyens de création à une échelle sans précédent dans l’histoire, ce qui bouleverse complètement la donne. Dans ces conditions, le domaine public payant serait inefficace et même l’une des pires choses à faire. A moins que l’on ne cherche à conserver l’émergence de nouveaux auteurs sous contrôle étroit, ce qui est derrière leurs discours "généreux" constitue le but réel des sociétés de gestion collective.

Une grande idée : le "domaine public immédiat" de Victor Hugo

Quand on lit les discours de Victor Hugo sur le domaine public payant (et notamment celui-ci), on se rend compte que Victor Hugo est sans doute en réalité l’auteur des plus belles pages qui soient sur le domaine public et le défenseur remarquable d’une conception équilibrée entre les droits d’auteur et les droits du public, directement héritée de l’esprit de la Révolution française. Il prône certes un domaine public payant, mais il demande aussi l’instauration d’un "domaine public immédiat", en faisant une nette distinction entre les droits de l’auteur de son vivant et ceux qui appartiendront ensuite à ses descendants après sa disparition. Son idée est que les droits des héritiers doivent être réduits à un droit à toucher une redevance pour l’exploitation de l’oeuvre, mais qu’ils ne devraient pas pouvoir exercer un contrôle sur l’oeuvre, que n’importe quel éditeur devrait pouvoir exploiter sans autorisation. Hugo demande donc pour les héritiers la transformation du droit exclusif en un simple droit à une rémunération. C’est particulièrement lumineux dans ce passage magnifique :

L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.

Les législateurs ont attribué à l’héritier du sang une faculté qui est pleine d’inconvénients, celle d’administrer une propriété qu’il ne connaît pas, ou du moins qu’il peut ne pas connaître. L’héritier du sang est le plus souvent à la discrétion de son éditeur. Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’héritier de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public payant, immédiat.

Comme j’avais eu l’occasion de le dire au sujet des propositions que Jean Zay avait voulu introduire en 1936 dans son projet de réforme du droit d’auteur, on est en présence ici d’un "domaine public anticipé", puisque certains des effets du passage des oeuvres dans le domaine public sont déclenchés alors même que les droits patrimoniaux n’ont pas encore couru sur toute leur durée.

Mais sur cette voie, Hugo va plus loin encore. Il estime en effet que le droit moral ne doit pas perdurer au-delà de la mort de l’auteur, car ses descendants n’ont pas de titre à agir en son nom après sa disparition.

L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société. L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société [...] Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité [...] Mais dès que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais.

Voilà une conception ô combien audacieuse et qui serait parfaitement salutaire, quand on voit par exemple comment des ayants droit comme ceux d’Hergé sont capables d’abuser du droit "moral" pour exercer une censure systématique sur les usages d’une oeuvre qu’ils n’ont pas créée !

Domaine public immédiat, liberté d’exploitation de l’oeuvre aussitôt l’auteur disparu et limitation de la portée dans le temps du droit moral : voilà qui change singulièrement la figure de Victor Hugo par rapport à la caricature qui nous en est généralement servi. On comprend mieux dès lors que Victor Hugo ait pu prononcer des citations comme celle qui suit, figurant dans cet autre discours sur le domaine public payant :

Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.

Mais un domaine public payant et une redevance d’usage perpétuelle…

Là où Hugo et Jean Zay diffèrent cependant, c’est que ce dernier envisageait une période de 10 ans après la mort pendant laquelle les descendants de l’auteur pourraient continuer à contrôler l’exploitation de l’oeuvre, puis une période de "domaine public anticipé" pendant laquelle l’exploitation deviendrait libre à condition de verser une redevance, jusqu’à l’expiration des droits patrimoniaux (50 ans après la mort de l’auteur), moment auquel l’oeuvre serait entrée dans le domaine public "complet", tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Hugo de son coté envisage les choses autrement : son domaine public anticipé est "immédiat", dès la disparition de l’auteur les descendants perdent le droit d’autoriser et d’interdire (et même l’exercice du droit moral), mais ils conservent un droit à la rémunération en cas d’exploitation commerciale. Et ce droit serait "perpétuel", sans limite dans le temps, ce qui fait que l’oeuvre n’entrerait jamais plus dans un "domaine public complet" :

Supposons le domaine public payant, immédiat, établi.

Il paie une redevance. J’ai dit que cette redevance devrait être légère. J’ajoute qu’elle devrait être perpétuelle.

Hugo introduit encore par la suite une distinction. Pour lui, seuls les héritiers directs doivent pouvoir bénéficier de cette redevance, c’est-à-dire le conjoint et la première génération d’enfants, mais pas les suivantes :

S’il y a un héritier direct, le domaine public paie à cet héritier direct la redevance ; car remarquez que nous ne stipulons que pour l’héritier direct, et que tous les arguments qu’on fait valoir au sujet des héritiers collatéraux et de la difficulté qu’on aurait à les découvrir, s’évanouissent.

L’idée ici encore paraît judicieuse, car elle évite que le droit d’auteur ne se transforme en une rente perpétuelle au profit des descendants successifs, qui finissent par avoir un lien de plus en plus ténu avec le créateur original. Par ailleurs, cela montre qu’aux yeux d’Hugo, le droit d’auteur est certes une propriété, mais d’une nature différente de celle de la propriété des biens physiques qui, elle, se transmet sans fin dans le temps aux descendants.

Chez Hugo, la redevance sur l’exploitation est perpétuelle, mais après la disparition des descendants directs, elle est réaffectée vers un but social, celui de l’aide aux jeunes créateurs :

Rien ne serait plus utile, en effet, qu’une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l’appui leur a manqué, le pain leur a manqué [...] Mais supposez que la littérature française, par sa propre force, par ce décime prélevé sur l’immense produit du domaine public, possède un vaste fonds littéraire, administré par un syndicat d’écrivains, par cette société des gens de lettres qui représente le grand mouvement intellectuel de l’époque ; supposez que votre comité ait cette très grande fonction d’administrer ce que j’appellerai la liste civile de la littérature. Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les œuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits !

Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?

Les mots qui expriment cette idée sont beaux et l’intention l’est aussi. J’ai déjà dit plus haut qu’elle me paraît parfaitement légitime.  Mais la mise en oeuvre d’un tel système aboutirait au démantèlement du concept même de domaine public et à celui de la liberté dont il est le support. Il n’est pas moins légitime que les générations futures puissent aller puiser dans les oeuvres anciennes en toute liberté pour produire de nouvelles créations dérivées  y compris en faisant un usage commercial. Cette circulation des oeuvres est un des moteurs essentiels de la création et de la transmission des oeuvres dans le temps. Il a d’ailleurs été prouvé que l’exploitation commerciale du domaine public jouait un rôle de premier plan dans la diffusion des oeuvres anciennes. Elle génère aussi de l’activité économique qui profite de manière indirecte à la société toute entière et favorise l’innovation créatrice.

Victor Hugo a raison de vouloir soutenir les jeunes créateurs, mais il se trompe dans le moyen pour y parvenir. C’était sans doute déjà le cas à la fin du XIXème siècle, mais cela le serait plus encore aujourd’hui.

D’autres financement mutualisés sont possibles pour soutenir la création

L’intention de Victor Hugo n’était pas d’aligner le fonctionnement du droit d’auteur sur le droit de propriété privée personnelle, mais au contraire d’instaurer avec cette redevance un nouveau droit social, affecté aux jeunes créateurs. On est en réalité devant une forme de financement mutualisé pour la création, alimentant un "fonds curatorial" dont Victor Hugo souhaite confier la gestion à une société d’auteurs (La SGDL par exemple).

A l’époque de Victor Hugo, rien de tel n’existait et les auteurs ne pouvaient compter pour vivre que sur les revenus du produit de l’exploitation de leurs oeuvres. Mais les choses ont changé depuis et le temps a montré que l’on pouvait mettre en place des financements mutualisés sans passer par une redevance sur le domaine public. C’est le cas par exemple aujourd’hui pour la redevance pour copie privée, perçue sur les supports vierges et certains matériels, dont les sommes perçues sont reversées aux sociétés de gestion collective avec 25% consacré au financement d’actions culturelles. Pour ce qui concerne le livre, une partie de la redevance pour copie privée est redirigée vers le Centre National du Livre qui s’en sert notamment pour soutenir la création d’oeuvres par des auteurs. Toujours au chapitre de la mise en place de "droits sociaux" pour les auteurs par le biais de financements mutualisés, on peut citer les rémunérations versées par les bibliothèques au titre du droit de prêt public, qui alimentent en partie une caisse de retraite pour les auteurs. Il y a certainement beaucoup de choses à redire sur la manière dont ces fonds sont gérés actuellement par les sociétés de gestion collective, mais ces dispositifs montrent que l’on peut mettre en place des soutiens à la création sans passer par un domaine public payant. Victor Hugo n’a pas vu cela.

Victor Hugo parle en outre d’un "immense produit du domaine public" et d’un "vaste fonds littéraire", mais il y a tout lieu de penser que le produit de cette redevance sur le domaine public serait sans doute modeste et assurément complexe et coûteux à prélever, avec une faible rentabilité à la clé. Victor Hugo dit aussi qu’"il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés", mais qu’aurait-il dit alors s’il avait vu l’époque actuelle ! Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans un autre billet, nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation de profusion des auteurs, les moyens de création ayant été mis entre les mains d’une part de plus en plus large de la population. L’aspiration à la création est immense, comme le révèlent les chiffres. Un sondage récent indiquait par exemple que 64% des français sont prêts à publier un ouvrage sur Internet. Ce mouvement de fond se donne à voir dans la profusion des pratiques créatives amateurs sur Internet, au développement du phénomène de l’auto-édition ou à la multiplication des YouTubeurs. Nous sommes ainsi graduellement en train de passer d’une société ouvrière à une société "oeuvrière", selon la belle expression créée par Jérémie Nestel. Voilà la vraie révolution induite par le numérique dans le champ de la Culture et ce nouvel état des choses nous oblige à penser une économie de l’abondance des contenus, mais surtout de l’abondance des auteurs, et c’est face à cette explosion que le domaine public payant se révèlerait complètement inadapté.

Inventer de nouveaux financements pour la création dans une société oeuvrière

Comme je l’ai dit plus haut, le produit d’une redevance levée sur l’exploitation du domaine public serait sans doute peu élevé et complexe à récolter. Sans doute les sociétés de gestion collective y voient-elles un moyen commode de prolonger la croisade contre la gratuité qu’elles mènent par ailleurs pour des raisons idéologiques, mais en terme de financement concret pour les jeunes créateurs, il ne s’agirait nullement d’une solution crédible.

Le vrai défi est de savoir comment donner les moyens à une part croissante de la population de développer des compétences créatives, en y consacrant le temps nécessaire et en lui donnant accès à des canaux de diffusion appropriés pour toucher un public. Les transformations qui affectent nos sociétés sont si profondes que certains réfléchissent à des solutions beaucoup plus globales de financement, comme Bernard Stiegler qui envisage une extension du statut d’ intermittent du spectacle à tous les "contributeurs" :

Dans cette perspective, il ne faut surtout pas détruire le statut d’intermittent du spectacle mais au contraire… le généraliser, en proposant à tout le monde un revenu contributif de base. Je puis alors alterner et passer d’un statut où je suis en train de développer mes capacités à un statut de mise en production de ces capacités acquises (comme pour l’intermittence).

Et pour lui, un tel système pourrait constituer une alternative au droit d’auteur :

Le statut d’intermittent apparaît donc comme une solution à la question du droit d’auteur si on le généralise. En accordant un revenu contributif à l’auteur, on n’a plus besoin de cette rente patrimoniale bourgeoise que représente le droit d’auteur aujourd’hui.

Dès lors, il faut être non pas défensif, mais offensif : non pas défendre le statut d’intermittent auprès de la société du spectacle, mais partir à l’attaque de la société avec ce statut d’intermittent.

Les propositions de contribution créative que porte La Quadrature du Net constitue une autre piste de financement qui est pensée pour être applicable aux créateurs amateurs comme professionnels, et qui permettrait aux auteurs postant des contenus en ligne de dégager progressivement un revenu. La question de l’adaptation des politiques culturelles à la situation de prolifération des auteurs est au cœur des préoccupations de Philippe Aigrain dans sa réflexion sur le finacement de la création :

Contribuer demande du temps, des compétences dont l’acquisition demande également du temps et souvent de l’argent, et parfois des moyens de production. Si nous rejetons l’hypothèse du maintien de la rareté des copies [...] ou de l’institution d’une pure logique de l’accès [...], quels sont les nouveaux mécanismes qui peuvent accompagner la mise en place d’une société culturelle de beaucoup vers tous ? [...]

Quels nouveaux mécanismes peuvent compléter les financements publics alimentés par l’impôt, l’investissement privé et la distribution des revenus marchands ? Les réponses se situent dans différentes formes de mutualisation [...]  : la mutualisation volontaire du financement et de la rémunération participative [crowdfunding], la mutualisation organisée par la puissance publique à l’échelle d’une société et gérée par les contributeurs [contribution créative] et enfin le revenu minimal d’existence.

On le voit, la question des droits sociaux devant être institués pour aider les nouveaux créateurs dans une société comme la notre est cruciale. Hugo la posait déjà au XIXème siècle avec raison, mais les termes de l’équation ont complètement changé aujourd’hui. Le domaine public payant qui aurait peut-être apporté une pierre à l’édifice en 1880 ne constitue plus du tout un moyen crédible de répondre aux besoins de notre époque. Pire, il pourrait être instrumentalisé par les titulaires de droits pour servir des fins complètement opposées à celles que visait Hugo.

Un instrument de violence symbolique au service de la reproduction d’une "caste"

Si le domaine public payant était institué aujourd’hui sous la forme qu’envisageait Victor Hugo, nous aurions donc un fonds, sans doute limité, qui passerait entre les mains d’une société d’auteurs professionnels – mettons la SGDL – et dont l’attribution à des "jeunes créateurs" serait laissée à la discrétion de cette structure. Que se passerait-il alors ? Comment une telle société pourrait-elle choisir dans la profusion des nouveaux auteurs potentiels ceux qui mériteraient de recevoir des moyens supplémentaires pour émerger ? Une société comme la SGDL comporte essentiellement des auteurs insérés dans les rouages traditionnels de l’édition, c’est-à-dire une catégorie d’auteurs bien particulière et nullement représentative de la multitude des créateurs empruntant de nouvelles voies sur Internet. Comment penser qu’une telle société pourrait agir autrement qu’en privilégiant des auteurs proches de ses membres ? On aboutirait mécaniquement à une "reproduction" par co-optation, permettant à une certaine élite appuyée par l’État d’assurer dans le temps sa propre perpétuation. Un véritable système de violence symbolique organisée verrait le jour, adoubant quelques nouveaux entrants d’une qualité "d’auteur" dont ils seraient les maîtres. Voilà à quoi servirait essentiellement le sacrifice de la liberté offerte par le domaine public ! Le domaine public payant servirait au final à alimenter et à aggraver un système de caste culturelle ! Et ne doutons pas un seul instant que les sociétés de gestion collective qui défendent actuellement cette idée en sont tout à fait conscientes !

Rien ne serait en fait plus redoutable pour la diversité de la création qu’un tel système qui servirait non pas à financer "les jeunes créateurs", mais "certains jeunes créateurs" seulement. Ces messieurs de la SGDL iraient-ils financer par exemple des Neil Jomunsi ou des Pouhiou dont ils ignorent sans doute jusqu’à l’existence ? Tous ces auteurs qui choisissent en ligne la voie de l’indépendance, soyons assurés qu’ils seraient exclus des fruits de ce domaine public payant…

Cette semaine, j’ai été frappé par la lecture de ce billet publié par Thomas Meunier, un auteur indépendant, dans lequel il explique pourquoi "cela vaut la peine" de créer librement en ligne en publiant ses écrits directement sur la Toile :

Si nous diffusons notre art en indépendant, parfois nous nous disons : « A quoi bon gaspiller mon énergie à diffuser, et promouvoir mon œuvre moi-même alors qu’un producteur ou un éditeur peut le faire mieux que moi ? ». Parce que l’indépendance redonne le pouvoir aux créatifs. Parce que l’indépendance transmet l’idée que chacun peut produire sa propre culture. Que nous n’avons pas besoin d’être cooptés, que nous pouvons nous adresser au public directement plutôt que d’attendre qu’un tiers donne son aval parce qu’il possède le culot, l’argent, le diplôme ou le média de masse.

Si nous fabriquons notre art nous-même, parfois nous nous disons : « A quoi bon gaspiller mon argent à fabriquer moi-même quelque chose qu’une chaîne de production ferait pour moi mieux, plus vite et moins cher ? ». Parce qu’en fabriquant notre art nous-même, nous réinventons l’art, un art déconnecté de la notion d’économie d’échelle, de standards, de règles. Nous participons à l’idée que chacun peut produire une œuvre d’art, quelque soit ses compétences, son milieu, son matériel, son argent.

Voilà exactement ce que veulent étouffer ceux qui poussent cette idée de domaine public payant. Ils cherchent à faire coup double : faire disparaître la gratuité du domaine public au nom de la conception maximaliste de la propriété intellectuelle qu’ils défendent et instaurer une source rare de financement pour les jeunes créateurs, afin que ceux-ci demeurent tout aussi rares et triés sur le volet !

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Voilà pourquoi il faut s’opposer avec la dernière énergie à cette idée fétide de domaine public payant. Que penserait Victor Hugo de ceux qui instrumentalisent ainsi sans vergogne aujourd’hui sa pensée ? Quand je me replonge dans les discours de Victor Hugo, je suis certain qu’il se réjouirait profondément de voir la capacité d’écrire plus largement répandue aujourd’hui que jamais grâce à Internet :

Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout ; enseignez, montrez, démontrez ; multipliez les écoles ; les écoles sont les points lumineux de la civilisation.

Victor Hugo était un chantre de l’abondance. Dans "Ceci tuera cela", ce chapitre extraordinaire de "Notre Dame de Paris", il a écrit les plus beaux mots qui soient pour décrire la rupture introduite par l’imprimerie dans l’histoire :

Quand on cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l’ensemble des produits de l’imprimerie jusqu’à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l’humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l’avenir ? C’est la fourmilière des intelligences. C’est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L’édifice a mille étages, Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s’entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l’art fait luxurier à l’oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles.

Fourmilière des intelligences, ruche des imaginations… Qu’aurait dit Victor Hugo s’il avait vu l’avènement d’Internet, qui permet pour la première fois à toutes ces intelligences de se connecter et qui est la réalisation même du plein potentiel du domaine public pour la diffusion de la connaissance ? Quand Benjamin Bayart dit si justement "L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire", il marche dans les pas de Hugo.

Ne laissons surtout pas Victor Hugo à des Pascal Rogard et à tous ceux qui se rêvent en fossoyeurs du domaine public ! Son héritage ne leur appartient pas. Le domaine public payant d’Hugo n’était pas la bonne solution, mais il restait noble ; le leur n’en est plus qu’une caricature grossière et cynique.

 


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