PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Mettre en partage une marque : la Wikimedia Foundation montre que c’est possible

jeudi 13 février 2014 à 20:49

Vous vous souvenez sans doute comment l’an dernier, le Parti Pirate français avait récolté un bad buzz mémorable en déposant une marque à l’INPI. J’avais à ce moment réagi en essayant de réfléchir à la manière dont on pourrait essayer de retourner la logique du droit des marques, pour pouvoir mettre des signes distinctifs en partage de manière contrôlée. Car à vrai dire, la question se pose pour les initiatives qui œuvrent dans le champ de la Culture libre : ouvertes au niveau des contenus par le biais des licences libres qu’elles utilisent ; elles peuvent éprouver le besoin de réguler l’usage de leur marque, mais faut-il pour cela en passer par l’application pure et dure de ce que prévoit le cadre classique de la propriété intellectuelle, au risque de tomber dans la contradiction ?

Le logo de Wikipédia est protégé par le droit des marques (Image par Mypouss. CC-BY. Source : Flickr)

Le logo de Wikipédia est protégé par le droit des marques (Image par Mypouss. CC-BY. Source : Flickr)

Je m’étais alors demandé s’il n’était pas possible d’envisager la création "d’Open Trademarks" : une sorte de "Creative Commons du droit des marques", dans le but de renverser la logique, en réservant seulement certains usages et poser largement des libertés. L’entreprise ne me paraissait pas impossible, même si elle est relativement complexe.

Or il se trouve que la Wikimedia Foundation a annoncé hier sur son blog une nouvelle politique de marque extrêmement intéressante, dans un billet intitulé : "Nous lançons une politique de marque non-conventionnelle en faveur de la coopération ouverte".

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, la Wikimedia Foundation n’est pas propriétaire du contenu de l’encyclopédie collaborative ; elle ne fait que l’héberger et par l’effet de la licence CC-BY-SA sous laquelle il est placé, personne en réalité ne possède de droit de propriété sur le contenu de Wikipédia conçu comme un tout, ce qui en fait un des exemples les plus aboutis de Bien Commun de la Connaissance. Mais la Wikimedia Foundation est par contre titulaire d’un droit de propriété intellectuelle sur la marque Wikipedia, le logo de l’organisation, ainsi que des appellations et des emblèmes des projets satellites de Wikipedia (Wikimedia Commons, Wikisource, etc).

Jusqu’à présent, l’exercice de ces titres de propriété était gouverné par une politique de marque relativement classique (dont l’application avait d’ailleurs pu parfois faire grincer des dents…). Mais la Wikimedia Foundation a décidé de changer d’orientation pour que sa politique de marque "reflète la nature collaborative du projet". L’idée a donc été de produire une politique "centrée sur la communauté" (Community-Centered Trademark Policy) qui me paraît assez proche de l’Open Trademark à laquelle j’avais pu songer.

Cette politique liste trois séries d’usages auxquels s’appliquent des règles différentes.

La première concerne les usages "libres", avec d’une part des usages autorisés par définition, de par le jeu du droit des marques lui-même (faire des liens hypertexte, rapporter des informations, parler d’un site de Wikimedia, créer des oeuvres littéraires, artistiques ou politiques se rapportant à un site Wikimedia) ou certains usages par les membres de la communauté (organiser un édithathon ou un atelier Wikipedia, former de nouveaux contributeurs, produire des produits dérivés portant la marque Wikipédia, mais sans les vendre).

La seconde concerne des usages pour lesquels une licence reste nécessaire, mais selon deux modalités différentes. Pour organiser un événement GLAM (c’est-à-dire lié aux partenariats avec les bibliothèques, archives ou musées) ou un concours de photographies (comme Wiki Loves Monuments), les membres de la Communauté pourront utiliser un système de "Quick Licences", qui consiste à envoyer un mail à une adresse de l’organisation pour la prévenir simplement de la tenue de l’évènement. Pour organiser un évènement plus formel, comme une conférence, pour faire apparaître la marque à la télévision, dans un livre ou au cinéma, ou pour vendre des produits portant cette marque, une licence classique doit être conclue avec la Wikimedia Foundation (on revient alors au jeu classique du droit des marques).

Enfin, il existe une catégorie d’usages que la Wikimedia Foundation interdit, comme par exemple, le fait de créer des sites miroirs qui donnent l’illusion d’être sur le site d’origine (ce qui n’empêche nullement de "forker" Wikipédia, mais pas en s’appropriant sa marque), d’utiliser la marque pour pointer vers des sites qui ne sont pas ceux de Wikimedia ou de donner l’impression que Wikimedia s’associe à des causes sans l’avoir expressément décidé.

On obtient donc une gradation d’usages, du plus ouvert au plus fermé, qui repose en partie sur le même système que ces licences Creative Commons, à savoir accorder des libertés a priori, sans avoir à demander des autorisations préalables, à condition de respecter les principes posés par celui qui accorde la faculté de faire.

On peut relever aussi l’effort réalisé pour traduire graphiquement ces trois cercles d’usages et simplifier les termes employés pour exprimer cette politique, qui là aussi rappelle la démarche des Creative Commons.

marque

Simplification du langage, réduction du nombre de mots, utilisation d’un code- couleurs, autant de moyen de rendre intelligible la politique de marque, qui rappellent les Creative Commons.

On n’est donc pas encore complètement en présence de "Creative Commons du droit des marques", mais la nouvelle politique de Wikimedia constitue ce qui s’en rapproche le plus à ma connaissance. Et ça tombe bien, par cette politique de marque a elle-même été placée sous licence libre, afin de pouvoir être reprise, développée et adaptée. En lui donnant un plus haut niveau d’abstraction et en la simplifiant, on arriverait peut-être à instaurer un système de marque partageable, destinée à favoriser la collaboration ouverte de communautés autour d’un projet. Un tel instrument – des "Open Trademarks" – pourrait sans doute s’avérer utile aux acteurs du mouvement des Biens communs.

En 2013, j’avais participé à un Labolex ouvert par ShareLex à propos des "marques collectives" où nous avions commencé à débroussailler ces questions. La politique de marque de Wikimedia pourrait être une source d’inspiration pour aller plus loin.


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: Biens Communs, Creative Commons, droit des marques, logo, marques, trademark, Wikimedia, wikipédia

Culture du remix, culture du buzz : aspects juridiques de la viralité

mardi 11 février 2014 à 00:11

La semaine dernière, j’ai eu le grand privilège d’intervenir devant la Licence pro "Animation de Réseaux et de Communautés" (@LpTicArc pour les intimes), lancée par Olivier Ertzscheid à l’Université de La Roche-Sur-Yon. Non content de pouvoir participer à la première année de cette formation innovante, Olivier m’avait demandé de traiter un sujet qui me tient particulièrement à coeur, à savoir celui des pratiques transformatives (mashup, remix, détournements, mèmes, etc) et de la dissémination des contenus sur Internet.

Cela a été pour moi l’occasion de synthétiser un certain nombre de billets que j’ai pu consacrer à ces questions, sous la forme d’une présentation que vous pourrez découvrir ci-dessous :

J’en ai aussi profité pour mettre à jour le Pearltrees que j’ai mis en place pour veiller sur le sujet : "Usages transformatifs : quels enjeux juridiques ?"

Pearltrees

Cliquez sur l’image pour accéder au Pearltrees.

Ce sujet de la culture du remix va sans doute rebondir bientôt dans l’actualité, car la mission du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), confiée à la juriste Valérie-Laure Benamou suite aux conclusions de la Mission Lescure, devrait bientôt rendre ses recommandations, en vue de la future loi sur la création qui doit être présentée cette année par le gouvernement devant les Assemblées. J’avais eu l’occasion d’être auditionné par cette mission devant laquelle j’ai défendu l’idée qu’une exception devrait être introduite dans le droit français pour donner une assise juridique à ces pratiques. De vraies marges de manoeuvre existent, notamment pour faire évoluer l’exception de citation dans le sens des usages. A noter que la Commission européenne s’intéresse aussi aux "User Generated Content" dans la consultation qu’elle a lancée à propos de la réforme du droit d’auteur. Ceux qui souhaitent faire bouger les lignes devraient y répondre (avant le 5 mars) pour dire à la Commission qu’il faut faire évoluer la législation en Europe pour que cette dimension essentielle de la créativité soit enfin consacrée et non rejetée du côté de l’illégalité. Aux États-Unis même en ce moment, un livre vert du Département du Commerce a mis sur la table une proposition pour créer un licence obligatoire pour la réalisation d’oeuvres dérivées, ce qui reviendrait à étendre le système qui existe là-bas en matière de reprises. Le projet semble relativement sérieux, puisqu’il a suscité l’opposition d’une partie de l’establisment de la scène musicale américaine (Britney Spears, Steven Tyler, Ozzy Ozbourne, Sting, etc).

En préparant cette intervention, je suis retombé sur les productions de Kutiman, un des créateurs de mashup les plus intéressants, et notamment cette vidéo "This Is Real Democracy", réalisée à partir d’extraits de vidéos amateurs prises sur YouTube et d’images d’actualités. La regarder, c’est comprendre le lien profond qui existe entre cette forme de créativité et l’exercice de la liberté d’expression au 21ème siècle ! Le mashup et le remix sont le blues, le folk et le jazz de notre temps !

Bon courage aux Graines de Community Managers de la LpTicArc pour finir leur année et merci à Olivier Ertzscheid pour cet excellent sujet !

PS : le hasard que l’on vient de me signaler ce superbe "Tintin au Congo à poil" sur Tumblr, qui fait lui aussi directement écho aux liens entre la liberté d’expression et les usages transformatifs.

Cette effeuillage en règle de Tintin répond à l’affaire de l’ouvrage "Tous à poil !" fustigé par Jean-François Copé pour avoir été recommandé aux enseignants. On est donc ici typiquement dans ce que j’appelle "le remix comme moyen d’auto-défense symbolique". Mais si l’on s’y attarde un peu, je suis quasiment certain que cette réalisation ne serait pas considérée par un juge français comme une "parodie dans les lois du genre".

Le propos critique ici est plus flagrant que l’intention humoristique et la reprise du trait d’Hergé est extrêmement fidèle. Il y a tout lieu de penser que l’exception serait écartée au profit de la violation du droit d’auteur.

Et c’est dramatique…


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: buzz, dissémination, droit d'auteur, mashup, mèmes, remix, viralité

Message à Editis : laissez "Le droit à la paresse" dans le domaine public !

mercredi 5 février 2014 à 02:38

Dans un billet précédent, j’avais eu l’occasion de parler des questions soulevées par les systèmes d’application automatisée du droit, ces espèces de "drones juridiques" qui ont été mis en place sur les plateformes de vidéo notamment, comme avec ContentID de Youtube. Mais de tels dispositifs existent aussi dans le domaine du livre numérique et comme vous allez le voir, ils sont susceptibles de provoquer à l’image des robots de Google des dommages collatéraux importants, affectant notamment le domaine public.

Le droit à la paresse de Paul Lafargue, au coeur d’une vilaine affaire de copyfraud (Frontispice du livre de Paul Lafargue, Le droit à la paresse. Source Wikimedia Commons)

L’histoire concerne un maquettiste et typographe du nom d’Alan Hurtig, qui propose gratuitement et sous licence Creative Commons ses créations sur le site "L’outil typographique". Plusieurs utilisent des oeuvres du domaine public comme champ d’expérimentation sur la mise en page et sur la typographie. Je vous recommande par exemple d’aller voir son travail remarquable sur les Chants de Maldoror de Lautréamont ou Un coup de dés n’abolira jamais le hasard de Mallarmé. Or parmi ces réalisations, Alan Hurtig avait également produit une version du célèbre ouvrage Le droit à la paresse de Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, que vous trouverez ci-dessous :

L’idée de cette réalisation consiste à utiliser une police de caractères particulière, l’Auriol, pour mettre en résonance le fond et la forme de l’ouvrage :

Le Droit à la paresse, de Paul Lafargue (1880, 1896), est sans doute le pamphlet le plus violent et le plus réjouissant — le plus fertile, aussi — qu’on ait jamais écrit contre le travail : il n’était pas question de composer ce texte magnifique, grand classique du mouvement ouvrier révolutionnaire, dans une police de labeur

L’Auriol, un caractère « Art nouveau » rempli d’humour, m’a semblé pouvoir convenir à mon dessein : une burlesque série de contresens.

Paul Large étant décédé en 1911, l’ouvrage Le Droit à la paresse est incontestablement dans le domaine public (depuis plus de 30 ans même…) et Alain Hurtig indique sur son site qu’il a récupéré le texte sur le site de l’ABU (l’Association des Bibliophiles Universels), un des pionniers en France dans la mise en ligne de textes retranscrits par des bénévoles à partir des ouvrages papier. On est donc typiquement ici dans un usage des libertés que le domaine public confère pour faire renaître des oeuvres au fil des réutilisations créatives.

Mais vous allez voir que cela n’a pas empêché ce projet de passer des polices de caractères… à la police (privée) du droit d’auteur !

En effet, Alain Hurtig m’a prévenu qu’il avait reçu par mail une demande de retrait du fichier de sa version du Droit à la paresse de la part d’un employé de la société américaine Attributor, agissant pour le compte des éditions Editis-La Découverte, lui reprochant d’avoir violé des droits dont elles seraient titulaires. Attributor est spécialisé dans la mise en place de systèmes automatisés de contrôle d’Internet à partir de catalogues d’oeuvres fournis par des groupes d’édition pour repérer les mises en ligne illégales et envoyer des demandes de retrait. En France, le secteur de l’édition a en effet renoncé à rejoindre le dispositif de la Hadopi, estimant qu’il était trop couteux au vu de la faible ampleur du piratage des livres. De grands groupes comme Hachette ont préféré faire appel à des prestataires comme Attributor pour exercer en leur nom un contrôle sur la Toile, visant en priorité les sites de P2P et de DirectDownload.

Voici les raisons avancées par un responsable d’Hachette en 2012 pour recourir aux services d’Attributor :

L’Hadopi ne couvre pour l’instant que le peer-to-peer. Il sera étendu au téléchargement direct, mais ce n’est pas opérationnel aujourd’hui et on ne sait pas quand cela le sera. On cherchait une entreprise capable de faire du Big Data, de “crawler” le web tout en vérifiant manuellement. Il n’y en avait pas beaucoup, Attributor est l’une des seules sociétés compétentes… On sous-traite du début à la fin, parce que ce n’est pas possible pour un éditeur de couvrir l’immensité du web, à moins de se doter d’un vaste service juridique.

Or d’après cette mésaventure survenue à Alain Hurtig, il semble qu’Editis, le groupe auquel appartiennent les éditions La Découverte, ait décidé également d’employer cette "milice privée" du droit d’auteur, comme l’appelait OWNI. Ici, on se trouve manifestement en présence d’une erreur grossière du système d’Attributor, qui a effectué une demande de retrait sur la réutilisation d’un texte du domaine public, ce qui constitue une forme de copyfraud.

Certes, les éditions La Découverte ont bien à leur catalogue une édition critique du Droit à la paresse de Paul Lafargue, augmenté d’une préface par Gilles Candar et d’une présentation par Maurice Dommanget, ainsi que d’annexes. Il s’agit bien d’une nouvelle édition avec du contenu original sur laquelle La Découverte possède des droits et l’on peut même dire qu’il est légitime et important pour les oeuvres que les éditeurs puissent rééditer ainsi de nouvelles versions des classiques.

Mais cela ne leur donne pas pour autant un pouvoir de contrôle sur le domaine public lui-même, qui ne peut faire l’objet d’une réappropriation exclusive une fois les droits patrimoniaux échus soixante dix ans après la mort de l’auteur. Outre sur le site d’Alain Hurting, le Droit à la paresse figure d’ailleurs sur Wikisource, sur Gallica, sur Internet Archive, chez les Classiques des Sciences Sociales, sur Feedbooks, et tout ça est bel et bien.

Mais que s’est-il passé alors avec la version d’Alain Hurtig ? On peut penser que La Découverte a remis les métadonnées de sa réédition de l’oeuvre à Attributor, dont les dispositifs n’ont ensuite pas été capables de différencier une version augmentée avec contenu original d’une réutilisation créative du texte comme celle de Hurtig. Misère des Robocopyright qui sont incapables d’appliquer la règle de droit dans toutes ses subtilités !

Pourtant dans l’article d’OWNI, un des responsables d’Attributor, Matt Robinson, assurait que ce genre d’erreurs étaient quasi impossible :

Notre système est complètement automatisé, l’information que nous trouvons grâce à notre algorithme est quasiment correcte à chaque fois. Nous croisons ce balayage automatisé avec des vérifications humaines, pour être sûrs qu’il s’agit bien d’une copie illégale d’eBook, et non une simple citation ou un pastiche. Nous ne risquons pas de faire de fausses identifications de piratage, ou pratiquement.

Alain Hurtig a d’ailleurs bien reçu un mail signé par un humain, mais cela n’a pas suffit à empêcher l’erreur et le copyfraud. Mais – et j’ai gardé le meilleur pour la fin – il faut aussi savoir que c’est la deuxième fois en moins d’un an qu’Hurtig reçoit une demande de retrait de ce fichier du Droit à la Paresse de la part d’Attributor ! La première fois, c’était en avril 2013 et la demande était strictement identique. Alain Hurtig s’était alors plaint auprès d’Attributor et d’Editis, qui l’avait envoyé balader et ce n’est qu’en revenant à la charge une seconde fois auprès d’Attributor qu’il a pu finalement obtenir gain de cause, en faisant reconnaître l’erreur. Mais les robocopyright ont visiblement la mémoire courte !

Image par Maksim. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

On notera aussi l’inélégance foncière du procédé, puisque les mails d’Attributor sont rédigés en anglais et qu’ils s’appuient sur la loi américaine (notification au titre du DMCA), ce qui rend d’autant plus difficile la contestation. On appréciera au passage la manière dont les éditeurs français jouent ici sans vergogne du copyright pour protéger le droit d’auteur, alors qu’ils fustigent en temps normal le modèle américain !

Le pire,  c’est que ce type de dommages collatéraux sur le domaine public sont visiblement chose fréquente avec Attributor. En février 2013, une vague de demandes de retrait avait frappé le site Feedbooks qui comporte une section de livres numériques gratuits du domaine public. Hadrien Gardeur avait alors dit son exaspération sur Feedbooks devant la récurrence de ces abus (merci @BlankTextField qui avait compilé sur Storify cette discussion).

Le plus croustillant dans cette affaire est que Le Droit à la Paresse est précisément un texte qui parle de la mécanisation de nos sociétés et de l’impact de l’intervention des machines dans les rapports sociaux, avec une vision positive et même libératrice pour l’humain :

 Aristote prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves. Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accom­plissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté.

Or cette mésaventure arrivée à Alain Hurtig nous dit quelque part l’inverse. Le progrès technologique permet à la fois à ce texte du domaine public de se diffuser aux quatre coins du Monde. Mais dans le même temps, l’application robotisée du droit conduit à des situations aberrantes, qui montre que l’humain devrait toujours rester au cœur de la régulation. Si le Droit à la paresse a ainsi été frappé, c’est en somme à cause d’une Paresse du Droit : de cette solution de facilité mise en place par les titulaires de droits pour développer une police privée du droit d’auteur au lieu de recourir aux voies de justice.

Image par John. Power + Justice. CC-BY-NC. Source Flickr.

Cette affaire rappelle aussi la fragilité du domaine public face à ces formes de copyfraud, qui rappelons-le ne sont rien de moins qu’une forme de piratage et une violation des droits de tous. Dans la proposition de loi pour le domaine public déposée par la députée Isabelle Attard en novembre dernier, il est prévu que des sanctions pénales punissent ceux qui portent atteinte à l’intégrité du domaine public :

Est puni d’un an d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende le fait de porter atteinte à l’intégrité du domaine public en faisant obstacle ou en tentant de faire obstacle à la libre réutilisation d’une œuvre qui s’y rattache ou en revendiquant abusivement des droits sur celle-ci.

Ce serait un moyen légitime de pouvoir contrebalancer ces dérives à armes égales ! Mais en attendant que la loi change, ne laissons pas un créateur comme Alain Hurtig seul face à cette injustice ! Comme moi, diffusez son Droit à la Paresse sur vos sites (le pdf est ici) ! Allez interpeller Editis, La Découverte et Attributor sur Twitter !

Ne laissons pas la guerre absurde menée contre le partage faire du domaine public une victime collatérale !

PS : précision importante apportée par @Dwarf_Power sur Twitter :

Mise à jour : Les éditions La Découverte ont réagi sur Twitter

Cette réponse admet bien qu’il y a eu une erreur, mais elle reste très surprenante, car il paraît difficilement plausible qu’Attributor ait décidé de son propre chef d’exercer un contrôle sur ce titre sans qu’on lui ait fourni les données pour le faire. Et qui plus est qu’ils aient continué à le faire alors qu’un problème était déjà survenu il y a un an…


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: alain hurtig, attributor, copyfraud, Domaine public, droit à la paresse, editis, la découverte, paul lafargue

Comment "Code Is Law" s’est renversé en "Law Is Code"

vendredi 24 janvier 2014 à 00:12

Mercredi dernier, j’ai eu la grande chance d’intervenir à l’invitation de @Skhaen dans le cadre du cycle de conférences "Il était une fois Internet". Ce fut pour moi l’occasion de traiter un thème que je voulais approfondir depuis longtemps : comment "Code Is Law", cette phrase tirée d’un fameux article écrit par Lawrence Lessig en janvier 2000, est en train de se retourner aujourd’hui en "Law Is Code".

binary-code-63529_640

Code binaire. Par Geralt. CC0. Source : Pixabay.


Voici le texte de présentation que j’avais donné pour expliquer le contenu de cette conférence :

En janvier 2000, Lawrence Lessig publiait son fameux article "Code Is Law" – le Code fait Loi – dans lequel il expliquait que sur Internet, la régulation des comportements passait moins par les normes juridiques que par l’architecture technique des plateformes que nous utilisons. Les protocoles et les standards ouverts à l’origine d’Internet, puis du Web, ont longtemps été la garantie d’un exercice effectif de droits fondamentaux, comme la liberté d’expression, largement théoriques auparavant. La nature distribuée du réseau garantissait à tous les émetteurs la possibilité d’échanger des informations et des contenus, sans discrimination. Mais dans le même temps, l’architecture ouverte d’Internet, notamment avec la démultiplication des possibilités de copie qu’elle offre, est entrée en conflit frontal avec les principes de la propriété intellectuelle. De cette tension est née la "guerre au partage", qui de Napster à MegaUpload en passant eMule et The Pirate Bay, a entraîné le droit dans une véritable fuite en avant.

Mais justement parce que le Code d’Internet a été construit sur des bases antagonistes avec celles de la propriété intellectuelle, l’axiome de Lessig tend aujourd’hui à se renverser : "Code Is Law" devient de plus en plus "Law Is Code". Les principes du droit d’auteur peuvent en effet être transcrits en langage machine et interprétés automatiquement par des algorithmes. C’est la logique depuis longtemps à l’oeuvre derrière les DRM (Digital Right Management), première tentative technique d’agir sur le Code pour le mettre en conformité avec la loi. Mais au-delà des DRM, le "Droit de Regard de la Machine" déborde aujourd’hui les simples verrous numériques pour déboucher sur des systèmes de surveillance et de contrôle à grande échelle. ContentID, le Robocopyright de YouTube qui compare constamment les vidéos à des empreintes fournies par les titulaires de droits, donne par exemple une image de ce que peut devenir une application mécanisée du droit d’auteur déployée au niveau de l’une des plus grandes plateformes au monde. Faite à l’origine pour être interprétée et appliquée par des humains, la loi aujourd’hui se machinise ; elle peut entrer "dans le code" et ce mouvement provoque des conséquences susceptibles d’altérer en profondeur l’équilibre des libertés en ligne.

Si "Law Is Code", alors ce n’est plus le "Code qui fait Loi", mais la loi qui est codée, potentiellement à l’intérieur même de standards autrefois ouverts, comme le montre l’intégration récente des DRM dans le HTML5, acceptée par le W3C sous la pression des industries d’Hollywood. La loi SOPA et  l’accord ACTA participaient déjà de la même logique en responsabilisant les intermédiaires techniques (FAI, hébergeurs, moteurs, etc) pour les pousser à filtrer ou bloquer les contenus. Mais après les échecs cuisants  provoqués par la tentative de passage en force de ces textes et devant le constat de l’inutilité des solutions de type Hadopi, ce sont à présent des systèmes automatiques de régulation que les industries culturelles tentent de mettre en place, en coopérant directement sur une base contractuelle avec les grand acteurs d’Internet. Une riposte graduée a par exemple été instaurée en 2012 aux États-Unis par simple négociation entre les principaux FAI et les titulaires de droits. "L’auto-régulation des plateformes " est devenu le nouveau concept à la mode, qui sera certainement au coeur de la future loi sur la création dont l’examen est prévu en France pour 2014. La question est alors de savoir comment préserver le Code originel, garant de l’exercice des libertés sur Internet, pour éviter cette injection robotisée d’un droit négocié entre acteurs privés,  directement au coeur des protocoles et des algorithmes s’appliquant à l’essentiel de nos échanges en ligne.

Ci-dessous la présentation que j’ai utilisée lors de la conférence, qui devrait vous donner une idée de l’argumentaire que j’ai déroulé.

Mise à jour du 19/02/2104 : voici la vidéo complète de la conférence. Merci @Vincib pour la captation et @Skhaen pour le montage !


Classé dans:A propos des libertés numériques Tagged: Code, copyright, droit d'auteur, Law, Lawrence Lessig, libertés numériques

Open Experience : Quels modèles économiques pour l’Open dans l’Art et la Culture ?

mardi 14 janvier 2014 à 11:11

Je me souviens clairement d’une discussion que j’ai eue avec un producteur de films qui soutenait que les licences libres ne pouvaient réellement fonctionner que dans le domaine des logiciels et dans celui des encyclopédies en ligne. En dehors des logiciels libres et de Wikipédia, la création culturelle, qu’il s’agisse de livres, de films, de musique ou de jeux vidéo, présentait selon lui de trop fortes spécificités pour autoriser la mise en place de modèles économiques viables, capables d’assurer une diffusion de l’oeuvre au public et de rémunérer les créateurs.

A money wedding. Par Minatei. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Même si je n’étais pas d’accord, cette conversation m’avait marquée, car elle est le reflet d’un préjugé fréquent à propos du libre ou de "l’Open", selon lequel un créateur qui accepte d’ouvrir ses contenus devrait renoncer à toute forme de monétisation. Or l’observation de la pratique montre que l’Open n’est pas toujours synonyme de "gratuité" et que des modèles économiques convaincants peuvent émerger. C’est sans doute pour  ces raisons que j’ai accepté de me joindre au projet Open Experience, initié par Louis-David Benyayer dans le cadre de Without Model en partenariat avec la Mutinerie à Paris. L’idée consiste à organiser des soirées thématiques pour réfléchir collectivement sur la question des modèles économiques de l’Open, dans différents secteurs (Logiciel, Science, Manufacturing, Data, etc). La première soirée, qui m’a été confiée, aura lieu le 21 janvier prochain et sera consacrée à l’Art et à la Culture.

Une cartographie et 7 modèles économiques

Cet évènement est pour moi l’occasion de dresser une cartographie détaillée des différents modèles économiques repérables dans les différents champs de la création : films/vidéo, musique, livres, photographie, jeux vidéo, télévision, presse. Par "Open", je me suis concentré sur des projets qui placent les créations sous des licences libres ou des licences de libre diffusion, notamment les licences Creative Commons qui sont les plus répandues.

Ce panorama est le résultat de la veille que je conduis en matière d’usage des licences ouvertes depuis plusieurs années :

Open experience

Cliquez sur l’image pour consulter la carte et contribuer !

A la lumière de cette cartographie, on peut constater que de nombreuses expériences existent en matière de création culturelle, au-delà des seuls domaines du logiciel libre et des encyclopédies. Mais les modèles économiques qui sous-tendent la création culturelle en mode ouvert sont manifestement différents de ceux qui existent dans le secteur du logiciel.

Chaque champ de la création (musique, cinéma, édition, jeux vidéos, etc) possède ses propres spécificités, mais on peut repérer quelques modèles récurrents :

La carte heuristique ci-dessus contient de nombreux exemples concrets, avec des liens pour explorer les diverses branches.

Elle vous est proposée en mode wiki afin que vous puissiez y contribuer d’ici au 21 janvier. N’hésitez pas à suggérer d’autres exemples et à participer à l’élaboration de ce panorama !

Les limites de l’open dans l’art et la culture

Au-delà de ce travail de repérage et de classification, un des aspects qui m’a aussi intéressé consiste à repérer les limites ou les blocages rencontrés par la démarche de l’Open en matière de création culturelle. Et là aussi, on se rend compte que ces limites varient grandement selon les secteurs de la création. Dans la musique par exemple, il pourra s’agir de la difficulté à s’articuler avec les systèmes de gestion collective des droits, qui sont très importants pour les créateurs du secteur. Pour le cinéma, les blocages tiennent plutôt au fait qu’il est difficile pour les créations sous licence ouverte de bénéficier des aides à la création, essentielles dans ce secteur et d’entrer dans les circuits de distribution classique, notamment la diffusion en salles. Pour le livre, c’est plutôt l’absence de plateformes centralisées permettent aux auteurs de gagner en visibilité qui fait défaut (il n’existe pas encore de Bandcamp du livre, par exemple). D’autres secteurs, comme la presse ou la photographie se heurtent à des difficultés de monétisation qui affectent de manière générale ces filières sur Internet et qui frappent aussi bien les projets classiques que les projets libres.

Plus largement, on peut repérer que les projets "ouverts" commencent à rencontrer la concurrence de démarches initiées par les filières classiques des industries culturelles, articulant le gratuit et le payant. Or tous les modèles économiques de l’Open reposent en dernière analyse sur des déclinaisons du modèle du Freemium : offrir certaines choses gratuitement pour en monétiser d’autres. Mais aujourd’hui, cette "tactique" se retrouve, parfois à très large échelle, mise en oeuvre par la culture "propriétaire". Par exemple, des sites de streaming musicaux comme Deezer ou Spotify misent largement sur une forme "d’ouverture", qui ne se traduit pas par l’usage de licences libres, mais permettent un usage gratuit très large de contenus. Dans le domaine du jeu vidéos, l’explosion du modèle des Free-to-play repose lui aussi sur une forme d’ouverture, sans pour autant que des jeux très populaires comme League of Legends ou World of Tanks soient en Open Source.

Quelque part, cela montre qu’il existe de l’Open au-delà de l’Open au sens juridique du terme : le chanteur coréen Psy par exemple a crowdsourcé le pas de danse du Gangnam Style et il a volontairement laissé circuler le clip de sa chanson sur YouTube pour la faire gagner en popularité et monétiser cette circulation par le biais de la publicité. Il y a bien ici une forme d’ouverture, alors que l’on reste dans un système classique de "Copyright : tous droits réservés".

L’Open dans le secteur culturel subit donc aujourd’hui une forme de "concurrence" par l’évolution des industries culturelles, qui s’adaptent peu à peu à l’environnement numérique en récupérant sa logique. Sans doute pour trouver un second souffle, l’Open en matière d’art et de culture doit-il aujourd’hui miser sur l’adhésion à des valeurs et notamment le fait de pouvoir tisser grâce à l’ouverture juridique des relations privilégier entre les créateurs et le public ?

Une soirée pour débattre et expérimenter autour de l’Open dans l’Art et la Culture

C’est ce type de questions que nous voulons creuser avec vous à l’occasion de la soirée du 21 janvier, qui aura lieu à La Mutinerie. Au-delà de la présentation de cette cartographie, nous organiserons une table-ronde avec l’auteur de nouvelles Neil Jomunsi, porteur du projet Bradbury et Camille Domange du Ministère de la Culture. Without Model proposera également des ateliers collaboratifs pour inventer des modèles économiques autour de créations ouvertes.

Et il y aura également une surprise, très particulière, autour d’un invité de marque… Je ne vous en dis pas plus que ce tweet !

L’inscription à cette soirée se fait ici. L’entrée est payante pour couvrir les frais et la logistique, mais Without Model propose une invitation à tous ceux qui contribueront concrètement à ce projet (en écrivant un article, animant un événement, donnant une interview, etc).

D’autres soirées Open Experience auront lieu tout au long de l’année 2014, consacrées aux logiciels libres, à l’Open Access et à l’Open Science, à l’Open Design et à l’Open Manufacturing. Restez à l’écoute !

PS : et voici ci-dessous la vidéo de cette première soirée Open Experience :


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: création, Culture, la mutinerie, licences libres, modèles économiques, open, without model